24 De nouveaux amis et d’anciens ennemis

Dans les couloirs de la Tour Blanche, Egwene suivait une Acceptée en admirant les tapisseries et les peintures qui ornaient des murs aussi immaculés à l’intérieur du bâtiment qu’à l’extérieur.

Egwene saisit l’occasion qui lui était donnée de mieux étudier la tenue de l’Acceptée. En gros, il s’agissait d’une robe blanche identique à celle qu’elle portait, n’étaient les sept étroites bandes de couleur qui rehaussait l’ourlet et les manches. Depuis la veille, Nynaeve arborait une tenue semblable, et ça ne paraissait pas la combler de joie, pas plus, à vrai dire, que la bague d’or – un serpent qui se mordait la queue – qui signalait son grade au sein de l’ordre. Dans les rares occasions où elle avait aperçu la Sage-Dame, Egwene l’avait trouvée refermée sur elle-même, le regard voilé comme si elle avait vu des choses qui lui faisaient regretter de ne pas être née aveugle.

— Par là, dit l’Acceptée en désignant une porte.

Petite et maigrichonne, Pedra était à peine plus âgée que Nynaeve. Du genre « pète-sec », elle se révélait d’un commerce plutôt désagréable.

— On te ménage parce que c’est ton premier jour, mais présente-toi dans l’arrière-cuisine quand le gong sonnera 10 heures, et pas une minute plus tard.

Egwene acquiesça courtoisement mais, dès que Perdra eut le dos tourné, elle se fit un plaisir de lui tirer la langue. Même si Sheriam venait tout juste d’ajouter son nom dans le registre des novices – l’événement remontait à la veille –, Egwene s’était déjà forgé une certitude : elle n’éprouvait aucune sympathie pour l’acariâtre Perdra.

Ouvrant la porte, elle entra dans une petite pièce d’aspect banal aux murs blancs comme il seyait dans la tour. Assise sur un banc de pierre, une jeune femme aux cheveux blonds tirant sur le roux leva les yeux pour étudier la nouvelle venue.

— Je me nomme Elayne, annonça-t-elle simplement.

Du même âge qu’Egwene et vêtue comme elle d’une robe de novice sans le moindre charme, Elayne avait une dignité et une assurance naturelles qui la faisaient paraître plus vieille… et mieux habillée. Voire élégante, si ce mot avait un sens pour une novice condamnée en toutes circonstances au dénuement et à la modestie.

— Toi, tu es Egwene, de Champ d’Emond, un village du territoire de Deux-Rivières. (Le ton d’Elayne laissait entendre que ces informations n’avaient rien d’insignifiant, mais elle passa pourtant très vite dessus.) Pour aider une nouvelle novice à prendre ses repères, on lui affecte toujours une fille qui est là depuis quelque temps. Mais assieds-toi, je t’en prie.

Egwene prit place sur l’autre banc, en face d’Elayne.

— Puisque je fais enfin partie des novices, j’espérais qu’une Aes Sedai prendrait en charge ma formation. Mais ce matin, Perdra m’a réveillée deux heures avant l’aube pour m’obliger à balayer les couloirs. Et, après le déjeuner, je devrai faire la vaisselle…

Elayne eut une moue dégoûtée.

— Je déteste ça ! C’est nouveau pour moi, et… Bon, inutile de s’appesantir là-dessus. Tu auras une formation, ne t’inquiète pas. À partir d’aujourd’hui, tu suivras des cours du petit déjeuner jusqu’à 10 heures, puis du déjeuner jusqu’au début de soirée. Si tu te montres très réceptive – ou particulièrement lente à apprendre – on t’ajoutera peut-être des séances du dîner jusqu’au coucher. Mais en règle générale, ce moment-là est réservé aux corvées vespérales. (Elayne plissa soudain le front.) Tu es née avec l’aptitude de canaliser, pas vrai ? (Egwene acquiesça.) Oui, je l’ai senti. Moi aussi, je suis dans ce cas. Ne sois pas déçue si tu ne t’en es pas aperçue. Avec le temps, tu sauras reconnaître le don chez les autres femmes. Moi, j’ai eu l’avantage de grandir auprès d’une Aes Sedai.

Qui donc peut grandir auprès d’une sœur ? se demanda Egwene.

Elle voulut poser la question, mais Elayne ne lui en laissa pas le temps.

— Dans le même ordre d’idées, ne t’en fais pas si tu n’arrives à rien au début. Avec le Pouvoir de l’Unique, je veux dire… La plus simple réalisation demande un peu de temps. Ici, la patience est une vertu qu’il faut savoir acquérir… C’est du moins ce que répète souvent Sheriam Sedai, et elle ne rate pas une occasion d’enfoncer le clou. Avise-toi de courir quand elle te dit de marcher, et tu te retrouveras convoquée dans son bureau avant d’avoir pu battre des cils.

— J’ai déjà suivi quelques cours, révéla Egwene en s’efforçant de rester modeste.

Elle s’ouvrit au saidar – c’était très facile, désormais – et sentit une douce chaleur envahir son corps. Désireuse d’épater son interlocutrice, elle décida d’exécuter son « tour » le plus spectaculaire. Tendant la main, elle fit apparaître au-dessus une petite boule de lumière – hélas vacillante, parce qu’elle n’arrivait pas à faire mieux, mais c’était déjà ça.

Très sereine, Elayne tendit elle aussi la main. Un gros globe brillant apparut au-dessus de sa paume. Sa lumière vacillait aussi mais, après quelques secondes, une aura ténue mais bien visible enveloppa toute sa silhouette.

Surprise, Egwene poussa un petit cri et ne put maintenir sa misérable boule de lumière.

Dans un éclat de rire, Elayne fit disparaître la boule et l’aura.

— Tu as vu ce qui brillait autour de mon corps ? C’était pareil autour de toi, et j’ai distingué une aura pour la première fois de ma vie. Sheriam Sedai m’a dit que ça finirait par arriver… Pour toi aussi, c’est une expérience inédite ?

Egwene acquiesça et rit de bon cœur avec sa nouvelle amie.

— Je t’aime bien, Elayne. Et je crois que nous allons nous entendre à merveille.

— J’en ai l’intuition aussi, Egwene… Tu viens de Champ d’Emond, donc… Connais-tu un garçon appelé Rand al’Thor ?

— Je le connais, oui…

Soudain, Egwene se remémora une histoire que lui avait racontée Rand. Une fable au sujet d’une chute dans un jardin, du haut d’un mur, et d’une rencontre avec…

Dire qu’elle n’en avait pas cru un mot !

— Tu… Vous-vous…, bégaya Egwene. Vous êtes la Fille-Héritière du royaume d’Andor !

— Oui, mais ça n’est pas une raison pour me vouvoyer… Si Sheriam Sedai savait que j’en parle avec quelqu’un ici, je me retrouverais dans son bureau avant d’avoir compris ce qui m’arrive.

— Tout le monde parle du bureau de Sheriam Sedai comme si c’était un donjon. Même les Acceptées… Est-elle si terrible que ça ? Moi, je l’ai trouvée plutôt bienveillante.

Elayne hésita. Puis elle répondit à voix basse, sans regarder Egwene :

— Une badine repose en permanence sur son bureau. Quand on refuse d’apprendre les règles à la manière des gens civilisés, aime-t-elle à dire, elle est toute disposée à procéder autrement… Le règlement du noviciat comporte tellement d’articles qu’il est difficile de ne pas en violer quelques-uns de temps en temps.

— Mais c’est affreux ! Je ne suis pas une enfant, et toi non plus ! Pas question de subir ça !

— Egwene, nous sommes des enfants, en réalité. Les Aes Sedai sont de véritables adultes, et les Acceptées, des jeunes filles assez éduquées pour qu’il soit inutile de les surveiller en permanence. Les novices, en revanche, doivent être protégées, défendues et guidées sur la voie qu’il leur est obligatoire de prendre. Comme des enfants, elles ont besoin d’être punies lorsqu’elles se rendent coupables de transgressions. Sheriam Sedai présente les choses ainsi. Tu ne seras jamais punie parce que tu as du mal à apprendre. En revanche, si tu braves des interdits… Parfois, il est difficile de s’en empêcher, je l’avoue. Il arrive que l’envie de canaliser le Pouvoir soit aussi forte que celle de respirer. Mais, en revanche, casser des assiettes parce que tu rêvasses en faisant la vaisselle, te montrer impolie avec une Acceptée, parler à une Aes Sedai avant qu’elle s’adresse à toi ou quitter la Tour Blanche sans permission… Tout ça n’est pas bien, voilà tout. Ici, la seule vraie règle, c’est de faire de son mieux à tout moment. Il n’y a pas d’autre possibilité…

— On dirait que ces femmes essaient de nous donner envie de partir…

— Ce n’est pas ça du tout, même si ton sentiment n’est pas absurde… Egwene, en ce moment, il y a quarante novices dans la tour. Quarante seulement, et sept ou huit au maximum deviendront des Acceptées. Sheriam affirme que c’est insuffisant. Aujourd’hui, il n’y a plus assez d’Aes Sedai pour faire face aux différentes missions. Mais la Tour Blanche ne peut pas abaisser ses critères de sélection. Les Aes Sedai ne prendront jamais pour sœur une femme qui n’a pas les compétences, la force et la motivation requises. Elles ne remettront en aucun cas la bague et le châle à une candidate qui ne maîtrise pas assez le Pouvoir, qui risque de se laisser intimider dans une situation délicate ou qui rebrousserait chemin sur une route trop sinueuse. Pour le Pouvoir, la formation et les diverses épreuves sont de bons instruments de mesure. Pour la force et la motivation, c’est plus compliqué… Si tu veux abandonner, personne ne te retiendra. Tu seras libre de partir après avoir appris le minimum indispensable pour ne pas mourir bêtement…

— Je comprends… Sheriam nous a déjà tenu un discours de ce genre. Mais le manque d’Aes Sedai… Eh bien, cette idée ne m’a jamais traversé l’esprit.

— Sheriam Sedai a une théorie… Selon elle, nous avons fait subir à l’humanité une sélection artificielle. Tu sais ce que ça signifie pour le bétail ? Éliminer du troupeau les individus qui présentent des caractéristiques jugées indésirables.

Egwene hocha la tête, un rien agacée. Aucun éleveur de moutons ne méconnaissait cette méthode essentielle pour augmenter la qualité de la laine et de la viande.

— En traquant depuis trois mille ans les hommes capables de canaliser, toujours selon Sheriam, l’Ajah Rouge contribue à la raréfaction de cette aptitude au sein de l’humanité. Si j’étais toi, je ne ferais pas référence à cette thèse devant une sœur rouge. Sheriam Sedai a dû livrer un grand nombre de joutes verbales à cause de ça, et nous ne sommes que d’humbles novices.

— Je tiendrai ma langue.

Elayne marqua une courte pause avant de demander :

— Comment va Rand ?

Egwene eut d’abord le cœur serré par la jalousie – Elayne était remarquablement jolie – mais la peur balaya cette réaction un peu infantile. Se souvenant du récit de Rand au sujet de la rencontre dans le jardin, elle fut aussitôt rassurée. Elayne ne pouvait pas savoir que le jeune berger de Champ d’Emond était en mesure de canaliser le Pouvoir.

— Egwene ? s’impatienta la Fille-Héritière.

— Il va aussi bien que possible… (Enfin, je l’espère, parce que sait-on jamais, avec ce grand idiot ?) La dernière fois que je l’ai vu, il partait à cheval avec des soldats du Shienar.

— Des soldats ? Il m’a dit qu’il était berger… (Elayne secoua pensivement la tête.) Je pense à lui aux moments les plus incongrus… Elaida estime qu’il est très important, d’une façon ou d’une autre… Elle ne l’a jamais dit clairement, mais elle l’a fait rechercher, et elle était furieuse qu’il ait quitté Caemlyn en douce…

— Elaida ?

— Elaida Sedai, la conseillère de ma mère. Elle appartient à l’Ajah Rouge, mais Morgase semble l’apprécier quand même.

Egwene en eut la bouche sèche comme du vieux parchemin.

Une sœur rouge qui s’intéresse à Rand ?

— Je ne sais pas où il est… Il est sorti du Shienar, et je doute qu’il ait l’intention d’y retourner.

Elayne eut un regard un peu réprobateur.

— Egwene, même si j’apprenais où il est, je ne le dirais pas à Elaida. Que je sache, il n’a fait aucun mal, et je crains qu’elle envisage de l’utiliser… De toute façon, je ne l’ai plus vue depuis le jour de notre arrivée, une meute de Capes Blanches à nos basques… Les Fils de la Lumière campent toujours près du pic du Dragon, d’ailleurs… (Elayne se leva d’un bond.) Mais parlons de choses plus gaies ! Il y a ici deux autres personnes qui connaissent Rand, et je voudrais t’en présenter une.

La Fille-Héritière prit son amie par la main, la tira sur ses pieds et l’entraîna hors de la pièce.

— Deux filles ? Il s’agit de deux filles ? On dirait que Rand en rencontre beaucoup…

Elayne tourna la tête et dévisagea bizarrement Egwene.

— Hum… Oui… Je vois… Une des filles, Else Grinwell, est une fichue paresseuse. Je doute qu’elle reste ici très longtemps. Elle néglige ses tâches domestiques et elle se défile toujours pour aller voir les Champions s’entraîner à l’épée. Elle m’a dit que Rand était venu chez son père, un fermier, avec un ami à lui nommé Mat. Grâce à eux, elle a découvert que le monde ne se limitait pas au village voisin, et elle a foncé à Tar Valon pour devenir une Aes Sedai !

— Les hommes…, marmonna Egwene. Rand a pris un air de chien battu parce que j’ai osé danser avec un joli garçon, mais lui…

La jeune fille s’interrompit parce qu’un homme venait de débouler dans le couloir, devant Elayne et elle. Dès qu’elle le vit, la Fille-Héritière serra plus fort la main de son amie.

À part sa façon d’apparaître, un peu abrupte, l’homme n’avait rien d’inquiétant. D’âge moyen, il était grand et plutôt beau avec ses longs cheveux noirs bouclés. Mais ses épaules étaient voûtées et une profonde tristesse voilait son regard. Il ne fit pas un pas en direction des deux jeunes femmes, se contentant de les regarder jusqu’à ce qu’une Acceptée vienne se camper à ses côtés.

— Tu ne devrais pas être là…, lui dit-elle sans agressivité.

— J’avais envie de marcher, répondit l’inconnu d’une voix aussi triste que son regard.

— Tu peux aller prendre l’air dans le jardin, qui ne t’est pas interdit. Le soleil te fera du bien.

L’homme eut un rire amer.

— Avec deux ou trois d’entre vous pour m’espionner ? Vous avez peur que je trouve un couteau, voilà tout ! (Voyant l’air effaré de l’Acceptée, l’homme rit de nouveau, de bon cœur, cette fois.) Pour moi, femme ! Pour moi ! Allons, conduis-moi dans ton jardin, et vers ton nid d’espionnes.

L’Acceptée tapota le bras de l’homme, et ils s’en furent.

— Logain…, dit simplement Elayne quand ils furent hors de vue.

— Le faux Dragon !

— Il a été apaisé, Egwene… Aujourd’hui, il n’est pas plus dangereux que n’importe quel homme… Mais je me souviens du temps, très proche, où il a fallu six Aes Sedai pour l’empêcher de canaliser le Pouvoir et de nous tuer toutes.

La Fille-Héritière en frissonna rétrospectivement.

Egwene frissonna aussi, mais ça n’avait rien de rétrospectif. Ainsi, c’était ça que l’Ajah Rouge infligerait à Rand ?

— Faut-il obligatoirement les apaiser ? demanda-t-elle.

Elayne en restant bouche bée, Egwene se hâta d’expliquer sa position :

— Je pense que les Aes Sedai pourraient trouver une autre solution… Anaiya et Moiraine disent toutes deux que les plus grandes réalisations de l’Âge des Légendes furent le fruit de la collaboration entre des hommes et des femmes capables de canaliser. Il y aurait peut-être un moyen de recommencer.

— Ne dis jamais ça tout haut devant une sœur rouge ! Egwene, elles ont essayé. Trois cents ans durant, après la construction de la Tour Blanche… Si elles ont renoncé, c’est parce qu’il n’y avait rien à trouver. Viens, je veux te présenter Min. Par bonheur, elle n’est pas dans le jardin où Logain va se promener…

Quand elle vit la jeune femme, Egwene comprit pourquoi son nom lui avait paru familier. Dans le jardin où la conduisit Elayne, un étroit cours d’eau serpentait et un petit pont l’enjambait pour le simple plaisir des yeux. Assise en tailleur sur le muret de ce pont, Min portait des vêtements d’homme, comme d’habitude. Avec ses cheveux coupés très court, elle aurait pu passer pour un garçon – anormalement beau, cependant. Une veste grise reposait près d’elle, sur le chaperon du muret.

— Je te connais, dit Egwene. Tu travaillais dans cette auberge, à Baerlon…

Une brise légère faisait onduler l’eau, sous le pont, et des oiseaux chantaient dans les hautes branches des arbres.

— Et toi, fit Min, tu étais avec les gens qui ont incité les Suppôts des Ténèbres à flanquer le feu à l’établissement. Non, ne culpabilise pas ! Le messager qui est venu me chercher a remis assez d’or à maître Fitch pour qu’il se reconstruise au moins deux auberges !

» Bonjour, Elayne. Tu n’es pas en train de suer sur tes leçons ? Ou sur des casseroles ?

Une plaisanterie entre amies, à l’évidence – et le grand sourire d’Elayne en attesta.

— Je vois que Sheriam n’a pas réussi à te faire mettre une robe.

Min eut un rire espiègle.

— Je ne suis pas une novice… (Elle imita à merveille la soumission.) Oui, Aes Sedai… Non, Aes Sedai… Puis-je balayer un autre parquet, Aes Sedai ? (Elle reprit sa voix normale.) Moi, je m’habille comme ça me chante !

Elle se tourna vers Egwene :

— Comment va Rand ?

La jeune fille fit la moue.

Ce garçon devrait porter des cornes de bélier, comme certains Trollocs !

— J’ai été navrée que l’auberge brûle, et je suis heureuse de savoir que maître Fitch peut la reconstruire… Que fais-tu à Tar Valon ? À t’entendre, tu n’es sûrement pas là pour devenir une Aes Sedai…

Amusée, Min arqua un sourcil et ne répondit pas.

— Egwene aime beaucoup Rand, expliqua Elayne.

— Je sais…

Tandis que Min la dévisageait, Egwene crut lire de la tristesse – ou de la mélancolie – dans son regard.

— Pour te répondre, Egwene, je suis ici parce qu’on m’a demandé de venir. En me donnant le choix entre chevaucher ou voyager dans un sac, pieds et poings liés.

— Toujours ta tendance à exagérer ! lança Elayne. Sheriam Sedai a lu la lettre et, selon elle, c’était une « requête ».

» Egwene, Min voit des choses, et c’est pour ça qu’elle est ici. Les Aes Sedai veulent savoir comment elle fait, car ça n’a pas de lien avec le Pouvoir.

— Une requête, ricana Min. Quand une Aes Sedai « requiert » la présence de quelqu’un, ça équivaut à l’ordre d’une reine, avec une centaine de soldats pour le faire appliquer…

— Tout le monde voit des choses…, dit Egwene.

— Pas comme Min, la détrompa Elayne. Elle voit des auras autour des gens. Et des images les concernant.

— Pas tout le temps, corrigea Min. Et pas avec tout le monde…

— Grâce à ces images, elle peut faire des prédictions… Entre nous, je ne suis pas sûre qu’elle dise toujours toute la vérité. Selon elle, je devrai partager mon mari avec deux autres femmes, et cette perspective ne me dit rien. Quand je me suis plainte, elle a répondu que ce n’était pas sa vision non plus d’un mariage idéal. Mais elle a prédit que je serais reine avant même de savoir qui j’étais. Parce que, en me regardant, elle a vu l’image de la couronne de Roses du royaume d’Andor…

Malgré elle, Egwene s’entendit demander :

— Que vois-tu lorsque tu me regardes ?

— Une flamme blanche et… Eh bien, pas mal de choses, mais je ne sais pas ce que ça veut dire.

— C’est sa phrase préférée, ironisa Elayne. En rapport avec moi, elle voit une main coupée – pas la mienne – et elle prétend aussi ignorer le sens de ce présage.

— C’est la pure vérité, affirma Min. Pour être franche, j’ignore même s’il s’agit vraiment d’un présage.

Entendant des pas sur le gravier, les trois jeunes femmes se retournèrent pour découvrir deux garçons torse nu, leur chemise et leur veste pliées sur un bras. La poitrine lustrée de sueur, chacun tenait dans sa main libre une épée glissée dans un fourreau.

Egwene ne put s’empêcher de fixer l’un des deux : le plus bel homme qu’elle ait jamais vu, sans contestation possible. Grand et mince mais solidement bâti, il se déplaçait avec la souplesse et la grâce d’un chat. S’avisant soudain qu’il était en train de lui baiser la main – elle n’avait même pas eu conscience qu’il la lui prenait –, la jeune fille tenta de se rappeler sous quel nom il venait de se présenter.

— Galad…, murmura-t-elle, se souvenant enfin.

Il était plus vieux qu’elle et que Rand.

Penser au berger de Champ d’Emond ramena la jeune fille à la réalité.

— Moi, je me nomme Gawyn, dit l’autre jeune homme, souriant. La première fois, tu sembles ne pas avoir entendu…

Min sourit aussi et salua les deux escrimeurs. Pour une raison inconnue, Elayne se rembrunit.

Galad ne paraissant pas décidé à la lâcher, Egwene dégagea sa main.

— Si le devoir te le permet, Egwene, dit Galad, j’aimerais beaucoup te revoir. Nous pourrions nous promener ensemble dans les jardins. Et, si on t’autorise à quitter la tour, pique-niquer hors de la ville serait agréable.

— Ce serait… très agréable, oui…

Min et Gawyn souriaient toujours bêtement. Elayne, en revanche, faisait de plus en plus grise mine. Pour rompre le charme, Egwene tenta de penser à Rand.

Mais Galad est si beau !

Elle sursauta, craignant d’avoir parlé à haute voix.

— En attendant, je te salue bien bas… (Parvenant enfin à détourner les yeux d’Egwene, Galad s’inclina brièvement devant la Fille-Héritière.) Chère sœur…

Sur ces mots, vif comme l’éclair, il s’éloigna, traversant le petit pont en trois enjambées.

— Celui-là, souffla Min, il fait toujours ce qu’il juge bien… Sans se soucier de qui il blesse.

— Chère sœur ? répéta Egwene.

Elayne semblait un peu moins maussade, mais elle était loin d’avoir recouvré sa bonne humeur.

— Je pensais que… Eh bien, à te voir froncer les sourcils, j’ai cru…

Que tu étais jalouse ! Et je ne suis pas encore persuadée du contraire.

— Je ne suis pas sa sœur, lâcha Elayne. Je refuse de l’être !

— Notre père était aussi le sien, dit Galad, il est inutile de vouloir le nier. Sauf si tu prétends traiter mère de menteuse ? Mais pour ça il te faudrait plus de courage que nous en avons à nous deux.

Pour la première fois, Egwene s’aperçut que Gawyn avait les mêmes cheveux que sa sœur, la sueur et la poussière en plus.

— Min a raison, insista Elayne. Galad n’a pas la plus petite part d’humanité en lui. À ses yeux, la loi passe avant la pitié, la compassion ou… Il n’est pas plus humain qu’un Trolloc !

— Tu en es sûre, ma sœur ? demanda Gawyn. À la façon dont il regardait Egwene, on pourrait douter de ton jugement…

Voyant que sa sœur et la jeune villageoise le foudroyaient du regard, Gawyn leva les mains pour mettre un terme aux hostilités.

— De plus, à l’épée, c’est le type le plus doué que je connaisse. Il suffit qu’un Champion lui montre une passe d’armes, et voilà qu’il la maîtrise. J’ai sué sang et eau pour assimiler la moitié de ce qu’il maîtrise naturellement.

— Et le savoir bon escrimeur te suffit ? demanda Elayne. Décidément, les hommes sont tous pareils. Egwene, tu dois avoir deviné, mais ce grand idiot à moitié nu est mon frère Gawyn.

» Au fait, Prince de l’Épée, Egwene connaît Rand al’Thor. Elle vient du même village que lui.

— Vraiment ? Dis-moi, jeune dame, est-il vraiment né à Deux-Rivières ?

Egwene se força à acquiescer avec détachement.

Que sait-il exactement ?

— Bien entendu… Je le sais, puisque j’ai grandi avec lui.

— Bien entendu, oui, répéta Gawyn. Un garçon tellement bizarre… Un berger, à l’en croire. À le voir et à l’entendre, on ne s’en douterait pas. Un cas à part… Ici et chez nous, j’ai rencontré beaucoup de gens, et presque tous le connaissaient. Certains ignoraient son nom, mais la description ne prêtait pas à confusion. Chaque fois, ce gaillard avait bouleversé la vie de mon interlocuteur. Je me souviens d’un vieux fermier venu à Caemlyn pour voir Logain – une étape sur le chemin qui l’a conduit jusqu’à Tar Valon. Quand les émeutes ont éclaté, le vieil homme est resté pour défendre notre mère. Selon lui, la rencontre d’un jeune voyageur lui a fait comprendre que la vie ne se limitait pas à sa ferme. Bien entendu, il s’agissait de Rand al’Thor ! On pourrait croire qu’il est ta’veren… Elaida s’intéresse beaucoup à lui. Elayne, tu crois qu’avoir croisé son chemin modifiera la place que nous occuperons dans la Trame ?

Egwene dévisagea ses deux nouvelles amies. Sans aucun doute, elles ne pouvaient pas savoir que Rand était bel et bien ta’veren… Jusque-là, elle n’avait pas réfléchi aux implications de cet état de fait. Rand avait la malchance d’être en mesure de canaliser le Pouvoir, voilà tout ce qui l’avait frappée. Mais un ta’veren forçait les gens à changer, qu’ils le veuillent ou non. Et à agir… En d’autres termes, il chamboulait leur vie.

Egwene désigna les deux jeunes femmes puis déclara :

— Je vous aime bien et je voudrais devenir votre amie.

— Et moi la tienne, dit Elayne.

Cédant à une inspiration, elle enlaça Egwene. Min sauta du muret et vint se mêler à ces effusions sous le regard quelque peu effaré de Gawyn.

— Nous sommes liées, toutes les trois, dit Min, et nous ne devons pas permettre à un homme de s’interposer entre nous. Même pas lui !

— Pourrais-je savoir ce qui se passe ? demanda Gawyn.

— Tu ne comprendrais pas…, lui répondit sa sœur.

Les trois jeunes femmes éclatèrent de rire avec un bel ensemble.

Gawyn se gratta la tête, puis il la secoua.

— En tout cas, si Rand al’Thor a un rapport avec tout ça, n’en parlez pas devant Elaida. Depuis notre arrivée, et à trois reprises, elle m’a soumis à un interrogatoire en règle, comme un Confesseur des Capes Blanches. Je crains qu’elle n’ait pas pour Rand…

Le jeune homme s’interrompit, car une femme approchait à grands pas. Une sœur rouge, à en juger par les franges de son châle.

— « Dites le nom du Ténébreux, cita Gawyn, et voilà qu’il apparaît ! » Je n’ai aucune envie d’entendre un sermon sur la nécessité de remettre ma chemise une fois sorti de la cour d’entraînement. Je vous souhaite une bonne matinée à toutes les trois…

Alors qu’elle traversait le pont, Elaida eut un regard dédaigneux pour le jeune Prince de l’Épée. Jolie plus que belle, selon les critères d’Egwene, l’Aes Sedai avait le visage sans âge commun à toutes ses collègues – à part celles qui venaient tout juste d’être admises dans l’ordre.

Quand Elaida la regarda, Egwene vit dans ses yeux une dureté hors du commun. Depuis toujours, la jeune fille pensait à Moiraine comme à une main de fer dans un gant de velours. Elaida ne s’était pas embarrassée du velours, de toute évidence…

— Elaida, dit Elayne, je te présente Egwene. Elle est née avec la graine du Pouvoir en elle, comme moi. Ayant déjà suivi des cours, elle est aussi avancée que moi. Elaida, tu m’écoutes ? Que t’arrive-t-il ?

L’Aes Sedai n’esquissa pas l’ombre d’un sourire.

— À Caemlyn, petite, je suis la conseillère de ta mère, la reine Morgase. Mais nous sommes dans la Tour Blanche, et une novice ne tutoie pas une sœur.

Min tenta de se défiler, mais Elaida la retint de la voix :

— Reste ici, car il faut que je te parle !

— Elaida, dit Elayne, ébahie, je te connais depuis toujours. Pour que je puisse y jouer en hiver, tu faisais fleurir le jardin, quand j’étais petite.

— Là-bas, tu étais la Fille-Héritière. Ici, tu es une novice qui dois montrer du respect à toutes les Aes Sedai. Un jour, tu feras partie des grands de ce monde. En attendant, nous t’apprendrons l’humilité.

— Oui, Aes Sedai, si vous le dites…

Egwene n’en crut pas ses oreilles. Si quelqu’un l’avait réprimandée ainsi en public, elle aurait explosé de colère.

— Maintenant, filez, toutes les deux ! lança Elaida à la Fille-Héritière et à Egwene. (Entendant sonner le gong, elle vérifia la position du soleil dans le ciel.) Dix heures ! Dépêchez-vous, si vous ne voulez pas vous faire tirer les oreilles ! Elayne, après tes corvées, va voir la Maîtresse des Novices dans son bureau. Sans parler du tutoiement, pour s’adresser à une Aes Sedai, une novice attend d’y être invitée. Maintenant, courez ! Vous allez être en retard !

Soulevant leurs jupes, les deux jeunes femmes détalèrent. Tournant la tête vers sa nouvelle amie, Egwene vit qu’elle avait le rouge aux joues – de colère, pas de contrition. Mais elle semblait aussi plus déterminée que jamais.

— Je deviendrai une Aes Sedai…, souffla-t-elle, comme si elle jurait de relever un défi.

Dans son dos, Egwene entendit Elaida déclarer :

— J’ai cru comprendre, petite, que tu as été amenée ici par Moiraine Sedai…

La conversation allait-elle dériver jusqu’à Rand ? La jeune fille aurait aimé s’attarder pour le découvrir, mais c’était l’heure des corvées, et il ne fallait pas traîner.

— Je deviendrai une Aes Sedai, souffla-t-elle à son tour.

Elayne coula un regard complice à son amie. Puis elles coururent en silence.


Quand Min s’éloigna du pont, sa chemise d’homme lui collait à la peau. Les conséquences d’une bonne suée due à l’interrogatoire serré d’Elaida. Encore perturbée, la jeune femme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que l’Aes Sedai ne la suivait pas. Mais il n’y avait personne en vue.

Comment Elaida savait-elle que la convocation venait de Moiraine ? Min aurait juré que personne, à part Sheriam, ne connaissait la vérité. Et cette série de questions au sujet de Rand ? Rester impassible n’avait pas été un jeu d’enfant, lorsqu’elle avait dû affirmer qu’elle ne le connaissait pas, n’ayant même jamais entendu son nom. Mentir à une Aes Sedai n’avait rien d’aisé, il fallait le reconnaître.

Que lui veut-elle ? Et Moiraine, pourquoi s’intéresse-t-elle à lui ? Qui est-il en réalité ? Au nom de la Lumière ! je ne veux pas tomber amoureuse d’un homme rencontré une seule fois – et un fichu berger, qui plus est !

— Moiraine, que la Lumière t’aveugle ! Sors de ta cachette, où qu’elle soit, dis-moi pourquoi tu m’as fait venir et permets-moi de repartir au plus vite.

Bien entendu, nul ne répondit à Min, à part un oiseau dont le chant doux et mélancolique lui serra le cœur.

Très mal à l’aise, elle partit en quête d’un endroit où se remettre de ses émotions.

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