La capitale du Cairhien, baptisée du même nom que le royaume, s’étendait sur une série de collines, le long de la rivière Alguenya. Lorsque Rand la vit pour la première fois, sous le soleil de midi, il en approchait par le nord.
Elricain Tavolin et ses cinquante soldats lui donnaient toujours l’impression d’être des gardiens plutôt qu’une escorte. À dire vrai, plus ils avançaient vers le sud et plus ces hommes s’étaient refermés sur eux-mêmes. Depuis la traversée d’un ultime pont, sur la rivière Gaelin, ils ne faisaient plus le moindre effort pour dissimuler leur malaise. Loial et Hurin semblant ne pas s’en inquiéter, Rand essayait de les imiter.
Sur la rivière, le trafic des bateaux et des barges était incessant, en particulier à l’endroit où s’alignaient d’énormes entrepôts et silos à grain. Mais Cairhien elle-même, loin de cette agitation anarchique, semblait être une cité à la configuration très géométrique – un parangon d’ordre et d’harmonie niché derrière de hauts murs gris qui formaient eux aussi un carré aux dimensions parfaites. Dans un tel monument élevé à la gloire de la symétrie, il semblait normal que toutes les tours fassent la même hauteur, soit quelque chose comme vingt fois celle de la muraille d’enceinte. Pourtant, même de si loin, Rand pouvait voir très clairement que leur sommet manquait.
À l’extérieur du mur d’enceinte, le long des trois côtés qui ne donnaient pas sur l’eau, s’étendait un labyrinthe anarchique de rues et de maisons grouillant de monde et de véhicules. La Ceinture, d’après ce que Hurin avait dit à Rand. À l’origine, un « village-marché » se dressait devant chaque porte de la ville. Avec le temps, les trois entités n’en avaient plus fait qu’une, monstre tentaculaire dont la croissance semblait promise à n’avoir pas de fin.
Quand Rand et ses compagnons s’engagèrent dans ces rues non pavées, Tavolin ordonna à quelques-uns de ses soldats de passer devant et de brailler afin d’effrayer assez la foule pour qu’elle consente à s’écarter. Le résultat ne fut pas très spectaculaire – blasés, les passants dégageaient le chemin lentement et sans daigner regarder qui les dérangeait ainsi – mais la colonne réussit à progresser.
Au milieu de cette improbable cité hors de la cité, Rand sentit son moral remonter en flèche. Si les habitants de la Ceinture formaient une population plutôt loqueteuse, ils affectionnaient les couleurs vives et leur joyeux vacarme, tout incessant qu’il fût, semblait être une façon de rendre hommage à la vie. À tous les coins de rue, des colporteurs vantaient leur marchandise et les boutiquiers, ne voulant pas être en reste, donnaient de la voix pour inviter les badauds à venir admirer leurs étals. Au milieu de la foule, des rémouleurs, des barbiers, des marchands de fruits et d’autres professionnels (ou professionnelles), moins facilement identifiables, proposaient leurs fantastiques services aux passants. S’échappant de plusieurs bâtiments, des échos de musique accompagnaient agréablement le sourd murmure de la multitude. Au début, Rand pensa qu’il s’agissait d’auberges, mais il changea vite d’idée. À la porte de ces établissements, les enseignes montraient simplement des musiciens, des acrobates et des jongleurs. De plus, l’absence de fenêtres excluait qu’il puisse s’agir d’auberges, de tavernes ou de quelconques débits de boissons.
Si gros qu’ils fussent, la plupart des bâtiments de la Ceinture étaient en bois. Beaucoup semblaient récents, mais d’une facture qui laissait à désirer. Un détail plutôt gênant quand une structure faisait quelque chose comme six ou sept étages. Au passage, Rand remarqua que certaines oscillaient légèrement. Mais les gens qui y entraient ou en sortaient ne paraissaient pas s’en émouvoir outre mesure.
— Des paysans…, marmonna Tavolin, révulsé. Regardez-les tous, corrompus par des influences étrangères. Ils ne devraient pas être là !
— Et où devraient-ils être ? demanda Rand, volontairement provocateur.
L’officier le foudroya du regard, puis il talonna son cheval et alla cravacher un peu la foule histoire de se passer les nerfs.
Hurin tapota le bras de Rand pour attirer son attention.
— C’est à cause de la guerre des Aiels, seigneur, dit le renifleur. (Il regarda autour de lui, s’assurant qu’aucun soldat n’était assez près pour l’entendre.) Beaucoup de fermiers étaient trop effrayés pour retourner chez eux, près de la Colonne Vertébrale du Monde. Tous ou presque sont venus ici. Voilà pourquoi Galldrian achète d’énormes quantités de grain au royaume d’Andor et à Tear. Les fermes de l’Est n’envoient plus rien, puisqu’elles n’existent plus ! Mais il vaut mieux ne pas évoquer ce sujet en présence des gens du cru, seigneur. Ils ont tendance à prétendre que la guerre n’a jamais eu lieu – ou au moins qu’ils l’ont gagnée.
Malgré la cravache de Tavolin, la colonne fut obligée de s’arrêter pour laisser passer un étrange défilé. Précédés par une demi-douzaine de musiciens, des pantins géants fixés à de longues perches avançaient au pas sous les vivats de la foule. Animées à distance par de géniaux marionnettistes, ces caricatures de rois et de reines évoluaient au milieu d’un bestiaire à la fois fantaisiste et poétique. Un lion ailé et une chèvre à deux têtes debout sur les pattes arrière, les banderoles rouges jaillissant de leur gueule indiquant qu’ils devaient cracher du feu, ouvraient la marche devant un hybride d’aigle et de chat et d’autres monstres de ce genre. Rand repéra même un corps d’homme surmonté d’une tête d’ours qu’il prit pour la représentation d’un Trolloc.
— Les gens qui ont fabriqué ces pantins n’ont jamais vu l’ombre d’un Trolloc, grommela Hurin. La tête est trop grosse et le corps trop maigrichon. Ces imbéciles ne croient sûrement pas à l’existence des Trollocs, seigneurs. Pour eux, ce sont des créations de l’esprit, comme leurs autres pantins ridicules. Les seuls monstres dont les habitants de la Ceinture reconnaissent l’existence, ce sont les Aiels !
— C’est carnaval ? demanda Rand.
À part le défilé, il n’y avait aucun signe de festivités, mais quelle autre explication pouvait-il y avoir ?
Le défilé passé, Tavolin ordonna à ses hommes de repartir.
— Ni plus ni moins que chaque jour, Rand, répondit Loial.
Alors qu’il marchait à côté de son cheval, toujours lesté du coffre enveloppé dans une couverture, l’Ogier attirait presque autant de regards que les pantins. Sur son passage, certaines personnes allaient même jusqu’à applaudir, comme s’il faisait partie de la parade.
— Le roi Galldrian distrait ses sujets afin qu’ils se tiennent tranquilles. Pour que les trouvères et les autres artistes acceptent de se produire dans la Ceinture, il leur verse le Bonus du Roi, une prime en pièces d’argent. C’est également lui qui finance les courses de chevaux qui ont lieu chaque jour un peu plus bas le long de la rivière. Il y a des feux d’artifice presque toutes les nuits… (L’Ogier ne cacha pas sa révulsion.) Selon l’Ancien Haman, Galldrian est une honte pour l’humanité.
L’Ogier sursauta comme s’il mesurait l’énormité de ce qu’il venait de dire. Regardant autour de lui, il constata, soulagé, qu’aucun soldat n’avait entendu.
— Des feux d’artifice, oui…, approuva Hurin. Les Illuminateurs ont construit un complexe capitulaire ici. Le même qu’à Tanchico, d’après ce qu’on dit. Lors de mes séjours précédents, je n’ai pas eu le temps de m’intéresser aux merveilles de la pyrotechnie…
Pour sa part, Rand n’avait jamais vu un feu d’artifice assez élaboré pour requérir la présence d’un seul Illuminateur. Selon les rumeurs, ces spécialistes quittaient Tanchico uniquement sur la demande de têtes couronnées désireuses de s’offrir une fête à grand spectacle.
Décidément, Cairhien était une bien étrange ville.
Une fois franchie l’entrée principale rigoureusement carrée de la cité, Tavolin ordonna une halte. Puis il mit pied à terre devant un bâtiment de pierre lui aussi carré bâti contre la muraille. Muni de meurtrières en guise de fenêtres, ce corps de garde était défendu par une lourde porte bardée de fer.
— Un moment, seigneur Rand, dit l’officier.
Confiant ses rênes à un soldat, il s’engouffra dans la bâtisse.
Les cavaliers se placèrent sur deux longues rangées, comme pour mieux contrôler les mouvements de leurs « protégés ». Méfiant, Rand se demanda ce qu’ils feraient si Loial, Hurin et lui tentaient de leur fausser compagnie. Puis il profita du répit qui s’offrait à lui pour étudier la capitale.
Cairhien la géométrique était l’exact contraire de la turbulente Ceinture. Ici, les rues pavées, assez larges pour qu’on les croie peu fréquentées alors qu’elles grouillaient de monde, se croisaient à angle droit. Comme à Tremonsien, les collines étaient divisées en terrasses qui s’alignaient les unes après les autres en une parfaite symétrie. Des chaises à porteurs fermées, certaines arborant l’emblème d’une maison noble, se laissaient courtoisement dépasser par des coches ou des carrosses qui ne roulaient jamais à toute allure. Privilégiant les tenues sombres – n’étaient quelques rayures de couleur vive, de temps en temps, sur la veste ou la robe –, les citadins marchaient en silence. Rand remarqua que le nombre de rayures était directement proportionnel à l’assurance – voire à l’arrogance – des passants. Cela dit, aucun d’eux ne riait ni ne s’autorisait un sourire. Sur les terrasses, tous les bâtiments étaient en pierre, leur décoration d’une sobriété aussi géométrique que le reste de la cité. Bien entendu, pas un colporteur n’encombrait les rues rutilantes, et les boutiques, signalées par de minuscules pancartes, n’exposaient pas leur marchandise à l’extérieur.
Rand vit enfin les tours de plus près. Perchés sur de grands échafaudages, des ouvriers ajoutaient des pierres au sommet tronqué de ces flèches. À croire que leur « croissance » était destinée à ne jamais finir.
— Les Tours Sans Sommet de Cairhien, murmura Loial, attristé. Il fut un temps où elles étaient assez hautes pour porter ce nom, car elles se perdaient dans les nuages… Lorsque les Aiels conquirent la ville, à l’époque de ta naissance, ces tours brûlèrent, se craquelèrent et s’effondrèrent. Rand, je ne vois pas d’Ogiers parmi les maçons. Ils n’aiment pas travailler ici, parce que les gens détestent les « fioritures », mais, lors de mon dernier passage, j’ai vu des compatriotes à moi…
Tavolin sortit enfin, un autre officier à ses côtés. Deux fonctionnaires les suivaient. L’un portait un lourd registre à reliure de cuir et l’autre un plateau lesté d’un encrier et de plusieurs plumes. Comme Tavolin, le second officier avait le front tondu, mais la calvitie semblait avoir fait plus de dégâts dans sa chevelure que le rasoir du barbier. Les deux militaires regardèrent Rand, tournèrent la tête vers le coffre attaché sur la selle du cheval géant, puis braquèrent de nouveau les yeux sur le jeune homme.
Sans jamais demander ce qui se cachait sous la couverture, Tavolin avait souvent lorgné l’étrange paquet…
Le lieutenant chauve, lui, ne cacha pas l’intérêt qu’éveillait en lui l’épée de Rand. Après avoir présenté son collègue – un certain Asan Sandair –, Tavolin joua les hérauts :
— Le seigneur Rand de la maison al’Thor, originaire du royaume d’Andor, son domestique, Hurin, et l’Ogier Loial, qui nous vient du Sanctuaire Shangtai.
Le fonctionnaire ouvrit le registre posé à plat sur ses bras, et Sandair y écrivit les noms que Tavolin venait de lui indiquer.
— Vous devrez vous présenter à ce corps de garde demain à la même heure, seigneur Rand, dit Sandair. (Il laissa au second fonctionnaire le soin de verser du sable sur l’encre, afin qu’elle sèche plus vite.) Et nous communiquer dès à présent le nom de l’auberge où vous entendez descendre.
Rand sonda les rues de Cairhien, puis il se retourna vers la gentille anarchie de la Ceinture.
— Puis-je avoir le nom d’un bon établissement à l’extérieur des murs ?
Hurin approcha de son « seigneur » et lui parla à l’oreille :
— Ce ne serait pas convenable… Si tu séjournes dans la Ceinture – du jamais vu pour un seigneur –, les autorités penseront que tu mijotes quelque chose.
Rand vit immédiatement que le renifleur avait raison. Sandair en était bouche bée et Tavolin, moins démonstratif, plissait pensivement le front. Tenté de leur dire qu’il n’avait rien à faire de leur Grand Jeu, Rand se retint de justesse :
— Très bien, nous prendrons des chambres en ville. Pouvons-nous y aller ?
— Bien entendu, seigneur Rand…, souffla Sandair. Mais pour l’auberge ?
— Quand nous en aurons choisi une, je vous le ferai savoir… (Rand tira sur les rênes de Rouquin.) Je dois trouver une jeune dame de chez vous… (Le message de Selene s’était froissé dans sa poche, comme pour se rappeler à son bon souvenir.) Elle se nomme Selene, elle a environ mon âge et elle est si belle qu’on se damnerait pour elle. J’ignore le nom de sa maison.
Les deux officiers se regardèrent, puis Sandair lâcha :
— Je vais enquêter, seigneur, et je pourrai peut-être vous en dire plus demain, quand vous reviendrez.
Rand salua l’officier, puis il conduisit Loial et Hurin dans la cité. Même à cheval, les étrangers n’intéressaient pas grand monde, ici. Y compris un Ogier comme Loial. À Cairhien, chacun se mêlait de ses affaires et se fichait de celles des autres.
— Hurin, tu crois qu’ils vont mal prendre ma requête au sujet de Selene ?
— Qui peut savoir, avec ces gens ? On dirait que pour eux tout a un rapport avec le Daes Dae’mar.
Rand haussa les épaules. Dans une cité pareille, il avait hâte de se trouver une veste bien banale, histoire qu’on cesse de le prendre pour ce qu’il n’était pas.
Même s’il connaissait mieux la Ceinture que la ville, Hurin avait sa petite idée sur les auberges intra-muros. Il choisit un établissement curieusement nommé Au Défenseur du Mur du Dragon. L’enseigne montrait un roi ou un prince – couronne oblige – le pied posé sur la poitrine d’un ennemi vaincu, la pointe de son épée lui titillant la glotte.
Un serviteur vint prendre en charge les chevaux des trois voyageurs. Dès qu’il croyait qu’on ne le voyait pas, le type coulait des regards intrigués à Rand et à Loial. Rand s’en inquiéta un peu, puis il se ressaisit, car tout le monde ne pouvait quand même pas jouer au Grand Jeu. Et s’il se trompait, qu’avait-il à faire de ces enfantillages, au fond ?
La salle commune de l’auberge était propre comme un sou neuf. De rares clients buvaient ou conversaient aux tables installées avec la même rigueur géométrique que les rues et les bâtiments. L’arrivée de nouveaux voyageurs éveilla peu d’intérêt. Pourtant, Rand ne put se défaire du sentiment que tout le monde l’épiait. Bien qu’il ne fît pas très froid, un petit feu brûlait dans la cheminée.
L’aubergiste, un type grassouillet aux manières mielleuses, arborait une seule rayure verte sur le devant de sa veste anthracite. En avisant ses nouveaux clients, il sursauta, et Rand ne put pas l’en blâmer. Le coffre toujours enveloppé dans les bras, Loial avait dû baisser la tête pour passer la porte. Hurin était chargé comme un baudet, et la veste rouge de Rand ne collait pas du tout avec la mode en vigueur à Cairhien.
Cela dit, lorsqu’il mesura la qualité du vêtement – et eut repéré l’épée au héron –, l’homme surmonta sa surprise et arbora un sourire commercial du plus bel effet.
Il s’inclina, se tordant les mains nerveusement – de la comédie, Rand l’aurait juré.
— Seigneur, pardonne ma réaction, mais je… Un instant, je t’ai pris pour… Allons, toutes mes excuses ! Mon cerveau n’est plus ce qu’il était. Tu voudrais des chambres, seigneur ? (L’aubergiste salua Loial d’une révérence moins appuyée.) Je me nomme Cuale, seigneur…
Il m’a pris pour un Aiel, songea Rand, agacé.
Il aurait donné cher pour quitter Cairhien mais, si Ingtar devait les retrouver un jour, il n’y avait pas de meilleur endroit. Sans même parler de Selene, qui lui avait donné rendez-vous en ville…
L’aubergiste annonça qu’il faudrait un peu de temps pour préparer les chambres, car on devrait mettre deux lits bout à bout pour Loial. Alors que Cuale multipliait les excuses hypocrites et les sourires fats, Rand demanda s’il n’était pas possible d’avoir une chambre pour trois.
L’aubergiste ne cacha pas que cette idée le scandalisait. Toujours dans l’idée de caresser dans le sens du poil des gens qu’il jugeait bizarres, Hurin rappela son seigneur aux « convenances ». Du coup, tout le monde se mit d’accord sur une chambre pour le seigneur et une autre pour sa suite – avec une porte communicante, bien entendu.
Une fois à l’étage, il s’avéra que les deux chambres n’étaient guère différentes – l’une étant en plus grand le fidèle reflet de l’autre. Comme de juste, la plus vaste était destinée au seigneur, la piétaille devant se contenter de s’entasser là où on le lui disait. Impressionné par la taille du fauteuil, dans son fief, et du coin toilette, Rand lorgna d’un air inquiet la grande armoire sculptée qui occupait tout un mur. Si un meuble de ce poids vous basculait dessus, on pouvait sûrement dire adieu à la vie !
Du côté lit de la chambre, deux fenêtres donnaient sur la rue.
Dès que l’aubergiste consentit à le laisser en paix, Rand ouvrit la porte communicante et invita ses compagnons à le rejoindre.
— Cette ville me rend fou, leur dit-il. Tout le monde nous regarde comme si nous allions voler l’argenterie… Je retourne dans la Ceinture, au minimum pour une heure ou deux. Au moins, les gens savent rire, là-bas. Lequel d’entre vous veillera sur le Cor en premier ?
— Je suis volontaire, dit Loial. Une occasion de lire un peu tranquillement ne se refuse pas. Je n’ai pas vu d’Ogiers, d’accord, mais le Sanctuaire Tsofu n’est pas loin d’ici, et il envoie peut-être quand même des maçons…
— Tu n’aurais pas plaisir à les rencontrer ?
— Rand, je… Eh bien, la dernière fois, ils m’ont bombardé de questions. Pourquoi j’étais seul à l’Extérieur, et tout ce qui s’ensuit… Si le Sanctuaire Shangtai leur a envoyé un message à mon sujet… Franchement, je préfère me reposer ici en lisant.
Rand oubliait souvent que son ami avait fait une « fugue » pour découvrir le grand monde. À quatre-vingt-dix ans, ce n’était pas commun…
— Et toi, Hurin ? Dans la Ceinture, on entend de la musique et les gens rient aux éclats. Je parie que le Grand Jeu n’y est pas très en vogue.
— Je n’en jurerais pas, seigneur… Merci de l’invitation, mais je vais la décliner. Dans la Ceinture, il y a tant de bagarres – et de tueries – que l’air empeste, si tu vois ce que je veux dire. Un seigneur comme toi ne risque rien, parce que les soldats voleraient à son secours, mais… Eh bien, si ça ne te dérange pas, j’irai plutôt boire une chope dans la salle commune.
— Hurin, tu n’as pas besoin de ma permission, et tu le sais très bien.
— Si tu le dis, seigneur, fit le renifleur avant d’esquisser une révérence.
Rand en soupira d’accablement. S’ils ne quittaient pas très vite Cairhien, Hurin prendrait l’habitude de le gratifier de courbettes pour un oui ou pour un non. Quand Mat et Perrin verraient ça, ils en feraient toute une affaire, c’était couru.
— J’espère que rien ne retardera Ingtar. S’il n’arrive pas très bientôt, nous devrons rapporter le Cor à Fal Dara. (Rand toucha le message de Selene, dans sa poche.) Il le faudra, même si ça ne me dit rien… Loial, je viendrai te relever, afin que tu puisses visiter la ville.
— Je préfère ne pas prendre ce risque…, dit l’Ogier.
Hurin accompagna Rand. Dès qu’ils furent dans la salle commune, Cuale vint s’incliner devant le « seigneur », lui présentant un plateau où reposaient trois missives scellées. Pour ne pas contrarier l’aubergiste, Rand s’en empara. Au toucher, il reconnut du parchemin d’excellente qualité.
Donc, hors de prix…
— De quoi s’agit-il, Cuale ?
L’aubergiste s’inclina de nouveau.
— Des invitations, bien entendu, seigneur… Envoyées par trois maisons nobles.
Sur une ultime courbette, l’obséquieux personnage s’éclipsa.
— Qui diantre m’enverrait une invitation ?
Rand examina les messages. Autour de lui, pas un client n’avait levé la tête, mais il aurait pourtant juré que tous l’espionnaient. Observant de plus près les invitations, il ne reconnut pas les sceaux. Et aucun n’était celui de Selene, avec le croissant de lune et les étoiles…
— Qui, seigneur ? Mais tout le monde ! (Hurin aussi semblait mal à l’aise, comme s’il se sentait épié.) Les gardes, à la porte de la ville, ont sûrement parlé de l’arrivée d’un seigneur étranger. Il y a aussi les serviteurs, l’aubergiste… Ici, les informations sont une denrée très recherchée, comme les fruits et les légumes ailleurs dans le monde. Les gens savent à qui les proposer pour en tirer le meilleur bénéfice.
Avec une grimace dégoûtée, Rand approcha de la cheminée et y jeta les invitations, qui s’embrasèrent aussitôt.
— Je ne joue pas au Daes Dae’mar, dit-il assez fort pour que tout le monde l’entende. (Personne ne tourna la tête vers lui, pas même Cuale.) Votre Grand Jeu ne m’intéresse pas. Je suis ici pour attendre des amis, c’est tout…
Hurin prit le bras du jeune homme et lui parla à l’oreille :
— Seigneur Rand, s’il te plaît, ne refais plus jamais ça !
— Comment ça ? Tu crois que je vais en recevoir d’autres ?
— J’en suis certain ! Seigneur, tu me fais penser à Teva, le jour où il a perdu patience parce qu’un frelon bourdonnait à ses oreilles. Il a flanqué un grand coup de pied dans le nid, avec le résultat que tu imagines. Tu viens de convaincre tout le monde, dans la salle commune, que tu es impliqué jusqu’au cou dans le Grand Jeu. Si tu le nies, vont-ils penser, c’est que ton rôle est capital. Ici, chaque seigneur et chaque dame y participe…
Le renifleur baissa les yeux sur ce qui restait des invitations, dans la cheminée.
— En plus, tu t’es attiré l’inimitié de trois maisons. Pas des grandes, sinon elles n’auraient pas agi si vite, mais des maisons nobles quand même. Il faudra répondre aux nouvelles invitations que tu recevras, seigneur. En les déclinant, si tu veux, mais réponds. Les gens liront des intentions cachées dans tes refus – et dans tes acceptations, d’ailleurs. Cela dit, si tu les déclines ou les acceptes toutes, ça…
— Je ne veux rien avoir affaire avec ça, dit Rand. Dès que possible, nous quitterons cette ville.
Glissant les mains dans ses poches, Rand sentit sous ses doigts la missive de Selene. La sortant, il la défroissa sur le devant de sa veste.
— Dès que possible, oui… Va boire ta chope, Hurin !
Rand sortit à grandes enjambées, furieux sans trop savoir contre quoi. Cairhien et son Grand Jeu ? Selene et sa façon de lui fausser compagnie ? Moiraine pour l’ensemble de son œuvre ? Car tout était sa faute ! Y compris cette histoire de « seigneur », puisqu’elle lui avait volé ses vêtements pour les remplacer par des tenues de noble aux poches pleines. Même à présent, alors qu’il se pensait libéré des Aes Sedai, l’une d’entre elles influençait sa vie à distance. Oui, à distance, sans même avoir besoin de lui traîner dans les pattes !
Connaissant le chemin, Rand sortit de la cité par la porte principale. Un soldat le repéra – avec sa taille et sa fichue veste, ce n’était pas trop difficile – et entra en trombe dans le corps de garde, mais il ne s’en inquiéta pas. Les rires et la musique qui montaient de la Ceinture l’attiraient comme un aimant.
En ville, sa tenue attirait tous les regards. Dans la Ceinture, elle passait inaperçue, un changement fort bienvenu. Une bonne moitié des passants portaient des vêtements sombres, comme de l’autre côté du mur, mais les autres arboraient joyeusement du rouge, du bleu, du vert et du jaune. Alors que certains accoutrements masculins n’avaient pas grand-chose à envier aux costumes bigarrés des Zingari, la plupart des femmes n’étaient pas en reste avec leur robe brodée, leur écharpe multicolore ou leur châle imprimé. Dans leur grande majorité, ces beaux atours étaient en piteux état et allaient plutôt mal aux gens, comme s’ils avaient été coupés à l’origine pour d’autres personnes. Mais, dans cette masse, la veste atrocement distinguée de Rand devenait invisible comme un poisson au milieu d’un banc de congénères.
À un moment, Rand dut s’arrêter pour laisser passer une autre parade de pantins. Tandis que les musiciens jouaient du tambourin en faisant des cabrioles, un Trolloc à tête de sanglier, avec les défenses idoines, affronta un des personnages couronnés. Après quelques passes d’armes caricaturales, le monstre s’écroula pour la plus grande joie des spectateurs.
Ils ne meurent pas si facilement que ça, dans la vraie vie…, pensa Rand, agacé.
S’arrêtant devant la porte ouverte d’un des grands bâtiments sans fenêtres, il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Très surpris, il découvrit une vaste salle – à ciel ouvert en son centre – entourée de balcons et munie d’une grande estrade à une extrémité. De sa vie il n’avait jamais vu une chose pareille. Grouillant dans la salle et sur les balcons, des spectateurs suivaient les divers numéros qui se succédaient sur l’estrade. En passant devant d’autres bâtisses similaires, Rand aperçut des jongleurs, des musiciens, des acrobates et un trouvère. Vêtu de la traditionnelle cape multicolore, l’homme déclamait d’une voix puissante – le Haut Chant – un des récits de La Grande Quête du Cor.
Rand passa très vite son chemin, parce que ce spectacle ravivait en lui les souvenirs de Thom Merrilin. De tristes réminiscences, hélas… Thom, un ami très cher, et qui était mort pour lui…
Pendant que je détalais comme un lapin !
Dans un autre bâtiment, une femme en robe blanche faisait disparaître des objets rangés dans un premier panier pour les faire réapparaître dans un second. Enfin, tous se désintégraient dans ses mains en un nuage de fumée. Fasciné, son public la regardait en poussant des cris émerveillés.
— Deux pièces de cuivre, mon bon seigneur ! lança le rabatteur posté devant cet établissement. Deux pièces pour voir à l’œuvre l’Aes Sedai.
— Je crains de ne pas en avoir envie…
Rand jeta un dernier coup d’œil à la magicienne, qui venait de faire apparaître une colombe entre ses mains.
Aes Sedai ? Non, merci, j’ai eu ma dose…
Saluant le type de la tête, il continua son chemin.
Il fendait la foule, se demandant ce qu’il allait voir maintenant, lorsqu’une voix profonde jaillit d’un encadrement de porte surmonté d’une pancarte à l’effigie d’un jongleur. Des notes de harpe accompagnaient le discours exalté :
— … le vent glacé, dans la passe de Shara, où s’alignent des sépultures sans pierre tombale. Pourtant, chaque année, au moment de la Fête du Soleil, sur ces cairns apparaît une unique rose – une larme de cristal faisant office de rosée sur les pétales. Une fleur déposée là par la main de Dunsinin, fidèle au marché conclu par Rogosh à l’Œil d’Aigle.
Cette voix… Comme hypnotisé, Rand entra au moment où un tonnerre d’applaudissements saluait la prestation du trouvère.
— Deux pièces de cuivre, mon seigneur ! lança un rabatteur qui aurait pu être le frère jumeau du précédent. Deux pièces pour voir…
Rand sortit quelques pièces de sa bourse et les jeta à l’importun. Hébété, il avança ensuite vers l’estrade sur laquelle l’artiste saluait son public, sa harpe au creux d’un bras et sa main libre écartant sa cape multicolore comme s’il voulait capturer les applaudissements pour les écouter plus tard, à tête reposée. Très grand, mince et plus tout jeune, ce trouvère arborait des bacchantes aussi blanches que sa chevelure de neige. Lorsqu’il se redressa, ses yeux bleus se posèrent sur Rand… et devinrent ronds comme des soucoupes.
— Thom…, murmura le jeune homme, sa voix inaudible au milieu des vivats de la foule.
Sans cesser de fixer Rand, Thom lui indiqua une petite porte, sur le côté de l’estrade. Puis il salua de nouveau, s’enivrant de gloire comme d’autres auraient pu prendre un bain de soleil.
Rand gagna la porte, la poussa et entra dans un petit couloir au bout duquel trois marches donnaient accès à l’estrade. Dans cette antichambre de la scène, un jongleur s’entraînait avec des balles de couleur et six acrobates se livraient à des exercices d’assouplissement.
Thom descendit les marches en boitillant, comme si sa jambe droite ne se pliait plus aussi bien qu’avant. Il jeta un coup d’œil au jongleur et aux acrobates, et lâcha, dédaigneux :
— Le public s’intéresse seulement à La Grande Quête du Cor… Avec ce qui se passe en Haddon Mirk et au Saldaea, Le Cycle de Karaethon pourrait être très demandé, mais il n’en est rien. Si ça continue, je finirai par me payer moi-même pour changer d’antienne… (Thom examina Rand des pieds à la tête.) Tu as l’air de prospérer, mon garçon. (Il tapota le col de la chemise de soie du jeune homme et eut une moue approbatrice.) Oui, on dirait que tout va bien pour toi.
Rand ne put s’empêcher de sourire.
— En quittant Pont-Blanc, j’aurais juré que vous… que tu étais mort, Thom ! Bon sang ! je suis si content de te revoir ! J’aurais dû rebrousser chemin pour t’aider…
— Une erreur énorme que je te félicite de ne pas avoir commise, mon gars ! (Le trouvère baissa le ton, même s’ils étaient désormais seuls dans le petit couloir.) Ce Blafard ne s’intéressait pas à moi. Il m’a un peu esquinté la jambe, puis il s’est empressé de vous poursuivre, Mat et toi. En revenant, tu aurais signé ton arrêt de mort. (Il marqua une pause, l’air pensif.) Moiraine a dit que j’étais toujours de ce monde, pas vrai ? Elle est avec toi ?
Rand secoua la tête. À sa grande surprise, Thom semblait déçu.
— C’est dommage, en un sens… C’est une femme de qualité, même si elle appartient aux… (Le trouvère sembla juger inutile de mettre les points sur les « i ».) Donc, c’était Mat ou Perrin qu’elle traquait… Je ne veux pas savoir lequel. Ce sont deux braves garçons, le reste ne m’intéresse pas…
Rand se sentit très mal à l’aise. Quand Thom lui brandit sous le nez un index osseux, il sursauta comme s’il s’agissait d’une lame.
— En revanche, je veux savoir ce qu’il est advenu de mes instruments ! Si tu les as encore, il faut me les rendre, mon garçon ! Ceux qui les remplacent ne conviendraient pas à un cochon médiocrement doué pour la musique.
— J’ai toujours la harpe et la flûte, Thom. Je vais te les apporter, c’est promis ! Je n’en reviens pas de te voir en vie ! Et pourquoi n’es-tu pas à Illian, dans ce cas ? La Grande Quête du Cor recommence, et il y a ce fabuleux prix pour le trouvère qui racontera le mieux les histoires du cycle. Tu mourais d’envie de concourir.
— Après ce qui s’est passé à Pont-Blanc ? Si j’allais à Illian, je n’y ferais pas de vieux os. Même si j’avais pu atteindre le bateau avant qu’il appareille, les marins de Domon auraient raconté dans tout Illian que j’étais poursuivi par des Trollocs. Et s’ils ont vu le Blafard, ou l’ont entendu, avant que leur capitaine fasse larguer les amarres… La plupart des Illianiens ne croient pas aux Trollocs et aux Demi-Humains. Mais ceux qui y croient voudraient savoir pourquoi ils poursuivaient un trouvère. Et ces gens-là sont assez nombreux pour que j’évite de respirer le même air qu’eux.
— Thom, j’ai tant de chose à te raconter.
— Plus tard, mon garçon… (Le trouvère échangea un regard avec le rabatteur posté au bout du couloir, au niveau de la porte d’entrée.) Si je ne retourne pas sur scène, il va envoyer le jongleur, et le public cassera les fauteuils avant cinq minutes. Viens me rejoindre à La Grappe de Raisin, un peu au-delà de la porte de Jangai. J’ai une chambre dans cette auberge… Tout le monde saura t’indiquer le chemin, ne t’en fais pas. J’y serai dans une heure environ. Il faudra bien qu’une seule histoire suffise à mon public ! (Il se retourna et entreprit de gravir les marches, le dos de nouveau bien droit.) Et n’oublie pas ma harpe et ma flûte !