Assise en tailleur sur son lit, l’ourlet de sa longue robe blanche glissé sous ses jambes, Egwene « jonglait » avec trois petites boules de lumière. En principe, elle n’aurait pas dû se livrer à cet exercice hors de la présence d’une Acceptée – au moins. Mais Nynaeve, qui faisait présentement les cent pas devant la cheminée, ne portait-elle pas la bague au Serpent des Acceptées ? Et l’ourlet de sa robe blanche n’était-il pas orné de plusieurs bandes de couleur ? D’accord, elle n’était pas encore autorisée à enseigner. Mais surveiller une novice ?
De toute façon, au cours des treize dernières semaines, Egwene avait découvert qu’elle était incapable de résister à l’appel du saidar. Comme l’odeur d’un parfum ou la douceur de la soie, il l’attirait irrésistiblement. Et, une fois qu’elle était en contact avec lui, comment s’interdire de canaliser le Pouvoir ou au minimum d’essayer ? Les échecs étaient au moins aussi fréquents que les succès, mais ça faisait une motivation de plus.
Egwene s’inquiétait souvent de cette « passion de canaliser » qui s’était emparée d’elle. D’autant qu’elle se sentait morne et fatiguée lorsqu’elle se retenait. Malgré les avertissements de femmes qui en savaient beaucoup plus long qu’elle, la jeune fille ne pouvait se contrôler, et ça n’avait rien de rassurant. Parfois, elle regrettait d’être venue à Tar Valon. Mais ses angoisses ne la bloquaient jamais très longtemps, pas plus que la possibilité d’être prise sur le fait par une Aes Sedai ou toute autre Acceptée que Nynaeve.
Dans sa chambre, elle ne risquait pas grand-chose. Perchée sur le tabouret à trois pieds, Min était là aussi, mais il n’y avait aucun souci à se faire de son côté. Ravie de s’être fait deux excellentes amies à Tar Valon, elle ne gâcherait sûrement pas tout en dénonçant Egwene.
Comme toutes les chambres de novice, celle-ci était minuscule et dépourvue de fenêtres. Trois pas suffisaient à Nynaeve pour aller d’un mur à l’autre. Sa propre chambre était beaucoup plus grande mais, faute d’avoir tissé des liens avec les autres Acceptées, elle rendait visite à Egwene chaque fois qu’elle avait besoin de parler à quelqu’un – ou de se taire en compagnie, comme aujourd’hui…
Dans la cheminée, la flambée parvenait à combattre victorieusement la fraîcheur de l’automne. Egwene avait des doutes sur les performances de ce foyer en hiver, mais, en attendant, tout allait bien.
Un petit bureau complétait le mobilier de l’austère chambre. Les vêtements d’Egwene pendaient à des crochets, sur les murs, et ses affaires reposaient sur la courte étagère qui surplombait le bureau. En général, les novices étaient beaucoup trop occupées pour passer du temps dans leur chambre. Mais c’était un jour de congé – seulement le troisième depuis l’arrivée à la Tour Blanche des deux villageoises de Champ d’Emond.
— Else regardait Galad avec des yeux bovins, ce matin, tandis qu’il s’entraînait avec les Champions…
Min adorait distiller ce genre de nouvelle tout en se balançant sur deux des trois pieds du tabouret.
La trajectoire des boules de lumière fut un instant moins précise au-dessus des mains d’Egwene.
— Elle peut regarder qui elle veut… En quoi est-ce censé m’intéresser ?
— En rien, bien entendu… Si on oublie son côté un peu trop formel, ce garçon est beau comme un dieu. Un vrai régal pour les yeux, surtout quand il est torse nu.
Les boules de lumière tournèrent soudain beaucoup plus vite.
— Avec ou sans chemise, Galad ne m’intéresse guère…
— Je te taquine, dit Min, et ce n’est pas gentil de ma part. Mais tu aimes le regarder – inutile de me foudroyer ainsi des yeux ! –, comme toutes les résidantes de la Tour Blanche, à part les sœurs rouges. Certaines Aes Sedai, surtout parmi les vertes, viennent suivre les entraînements. Pour voir comment s’en sort leur Champion, prétendent-elles, mais on n’aperçoit pas le bout de leur nez quand Galad n’est pas là. Même les cuisinières et les servantes viennent se rincer l’œil.
Les boules de lumière s’immobilisèrent. Egwene les contempla un moment, puis elle les fit disparaître… et éclata de rire.
— Il est agréable à regarder, pas vrai ? Même quand il marche, on jurerait qu’il danse… (Egwene rosit un peu.) Je ne devrais pas le fixer ainsi, je sais, mais il m’est impossible de m’en empêcher.
— C’est pareil pour moi, avoua Min, et, du coup, je « vois » comment il est.
— S’il est vraiment bon, que… ?
— Egwene, Galad est si « bon », comme tu dis, qu’il te ferait t’arracher les cheveux. Pour servir une grande cause, il n’hésiterait pas à blesser quelqu’un – sans même remarquer à qui il fait du mal. Et, s’il s’en apercevait, il attendrait de sa victime qu’elle le comprenne… et pense même qu’il a bien agi.
— Tu parles en connaissance de cause, j’imagine…
Egwene savait à quel point le don de « voyance » de son amie était fiable. Min ne disait pas tout sur ce qu’elle voyait – et elle ne voyait pas toujours tout non plus – mais les preuves suffisaient pour qu’on ne mette pas sa parole en doute.
Egwene jeta un coup d’œil à Nynaeve, qui marchait toujours de long en large en marmonnant, puis elle fit réapparaître ses boules de lumière et recommença à jongler.
— Bon, fit Min, autant que je te le dise… Galad s’est à peine aperçu de la présence d’Else. Sauf pour lui demander si tu comptais te promener dans le jardin sud, ce soir, puisque c’est un jour de congé. J’en ai eu le cœur serré pour elle…
— La malheureuse…, soupira Egwene tandis que les boules dansaient la gigue au-dessus de ses mains.
Min rit de bon cœur.
Quand la porte s’ouvrit à la volée, Egwene poussa un petit cri et fit promptement disparaître la preuve de sa transgression. Par bonheur, il s’agissait seulement d’Elayne.
La Fille-Héritière referma la porte, retira sa cape et l’accrocha à un portemanteau.
— La rumeur n’en était pas une… Le roi Galldrian est mort. Nous sommes face à une guerre de succession.
— Guerre civile ou de succession… Des noms absurdes pour la même horreur… (Min soupira.) Ça vous dérange si on parle d’autre chose ? La guerre au Cairhien… La guerre sur la pointe de Toman. Le faux Dragon de Saldaea est capturé, mais la paix n’est pas revenue à Tear. Mais que croire de toutes ces rumeurs ? Hier, j’ai entendu une cuisinière dire qu’Artur Aile-de-Faucon marchait sur Tanchico. Artur !
— Je croyais que tu ne voulais pas en parler…, souffla Egwene.
— J’ai vu Logain, annonça Elayne. Assis sur un banc, dans la cour intérieure, il pleurait comme un enfant. Quand il m’a vue, il s’est enfui. Je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir de la peine pour lui.
— Mieux vaut que ce soit lui qui pleure plutôt que nous toutes, dit Min.
— Je sais qui il est… Ou, plutôt, qui il était. Mais c’est terminé, et j’ai de la peine pour lui.
Egwene recula contre le mur.
Rand…
Évoquer Logain la faisait penser à Rand. Depuis des mois, elle n’avait plus rêvé de lui, en tout cas pas comme sur la Reine de la Rivière. Anaiya l’obligeait toujours à consigner ses songes par écrit, et les Aes Sedai les étudiaient, y cherchant des présages ou un lien avec des événements réels. Mais il n’y avait rien au sujet de Rand, sinon qu’il manquait à Egwene, d’après Anaiya. Pourtant, la jeune fille avait l’impression qu’il n’était plus vraiment là, à croire qu’il avait cessé d’exister. Comme ses rêves, il avait disparu peu de temps après qu’Egwene fut arrivée à la Tour Blanche.
Et je pense à la démarche si élégante de Galad, se dit Egwene, un peu amère. Rand doit aller bien. S’il avait été capturé et apaisé, ce serait arrivé à mes oreilles…
Cette idée fit frissonner la jeune fille. Penser que Rand puisse être apaisé… L’imaginer en train de pleurer comme un gosse, ou d’implorer la mort, à l’instar de Logain.
Elayne s’assit en tailleur à côté de son amie.
— Si tu t’es amourachée de Galad, dit-elle, n’attends aucune sympathie de ma part. Au contraire, je demanderai à Nynaeve de te faire boire une des horribles potions dont elle parle sans cesse. (Elle jeta un coup d’œil à l’ancienne Sage-Dame, qui semblait ne pas s’être aperçue de son arrivée.) Quelle mouche la pique ? Ne me dis pas qu’elle soupire aussi après Galad ?
— Si j’étais vous, souffla Min en se penchant vers ses amies, je ne lui chercherais pas des noises… Irella, une Acceptée maigre comme un clou, lui a dit qu’elle était maladroite comme une vache et encore moins douée pour le Pouvoir… Nynaeve lui a flanqué une taloche. (Elayne fit la grimace.) Bien entendu, elle a été convoquée dans le bureau de Sheriam, et depuis elle est impossible à vivre.
Apparemment, Min n’avait pas suffisamment baissé le ton, car Nynaeve rugit comme si on venait de lui mordre le mollet. Sans crier gare, la porte se rouvrit et une tempête miniature s’engouffra dans la chambre. Ce vent ne dérangea pas la literie d’Egwene, se contentant se faire basculer en arrière Min et son tabouret. Aussitôt après, le calme revint et Nynaeve s’immobilisa, l’air déconfite.
Egwene se précipita vers la porte et jeta un coup d’œil dehors. Le soleil de midi finissait de faire s’évaporer les dernières flaques d’eau de l’orage nocturne. Dans le déambulatoire au sol encore humide qui faisait le tour de la Cour des Novices, toutes les portes des chambres étaient fermées. Les jeunes femmes qui avaient profité du jour de congé pour s’amuser dans le jardin faisaient probablement la sieste. Donc, personne n’avait été témoin de… l’incident.
Egwene referma la porte et alla reprendre place auprès d’Elayne.
— Je suis navrée, Min, dit Nynaeve en tendant la main à sa victime pour l’aider à se relever. C’est mon mauvais caractère, parfois… Bien sûr, je ne te demande pas de me pardonner. Si tu veux me dénoncer à Sheriam, je comprendrai. Au fond, je l’aurai bien cherché…
Egwene regretta d’avoir été témoin de ce mea-culpa. Parfois, la Sage-Dame se montrait susceptible sur ce genre de chose. Cherchant une échappatoire – un moyen de convaincre Nynaeve qu’elle était trop concentrée sur autre chose pour s’être souciée de ses mésaventures –, Egwene entra de nouveau en contact avec le saidar et recommença à jongler avec ses boules de lumière. Elayne se joignit à elle, une aura lumineuse, au-dessus de ses mains, annonçant l’apparition de trois boules identiques aux siennes.
Les deux novices entreprirent de jongler en duo et de dessiner dans l’air des figures de plus en plus complexes. Leur technique n’étant pas encore parfaite, il arrivait de temps en temps qu’une boule disparaisse, puis revienne à l’existence une seconde après, sa taille ou sa couleur légèrement modifiées.
Le Pouvoir de l’Unique emplissait Egwene de vie. Ses sens affûtés, elle captait le léger parfum de rose du savon qu’Elayne utilisait pour ses ablutions matinales. Elle avait également conscience du plâtre des murs et du marbre du sol, sentant leur existence aussi clairement que celle du lit où elle était assise. Enfin, elle entendait la respiration de Nynaeve et de Min, qui conversaient à voix basse.
Et, bien sûr, elle ne ratait pas une miette de leur dialogue.
— Puisqu’on parle de pardonner, dit Min, si tu te montrais indulgente aussi ? Tu es soupe au lait, et moi j’ai la langue trop leste. Bref, je te pardonne si tu me pardonnes.
Avec des déclarations de clémence qui semblaient sincères, les deux jeunes femmes s’étreignirent.
— Mais si tu recommences, plaisanta Min, il est bien possible que je te flanque une taloche !
— La prochaine fois, riposta du tac au tac Nynaeve, je te lancerai quelque chose dessus… (Avisant du coin de l’œil ce que faisaient les deux novices, elle se rembrunit.) Arrêtez ça tout de suite, ou quelqu’un va pour de bon finir dans le bureau de Sheriam. Deux « quelqu’un », même…
— Nynaeve, tu ne ferais pas ça !
Voyant le regard que lui lançait l’ancienne Sage-Dame, Egwene rompit tout contact avec le saidar.
— Très bien, je crois à tes menaces… Inutile de les mettre à exécution.
— Il faut bien qu’on s’entraîne, pourtant ! protesta Elayne. On nous en demande plus chaque jour. Sans exercice, nous ne serons jamais à la hauteur.
Si sereine qu’elle parût, la Fille-Héritière s’était détournée du saidar tout aussi vite que son amie.
— Qu’arrivera-t-il si vous puisez trop de Pouvoir et qu’il n’y ait personne pour vous arrêter ? demanda Nynaeve. J’aimerais que vous soyez plus craintives… Comme moi, par exemple. Vous croyez que je ne sais pas comment c’est ? Le saidar est là en permanence, et on désire le sentir couler à flots en soi. Souvent, c’est uniquement grâce à la peur que je résiste. Je sais que je risque de finir en cendres, mais ça n’apaise pas mon désir… Vraiment, j’aimerais que vous soyez plus craintives.
— Je suis terrifiée…, soupira Egwene. Mais ça ne change rien. Et toi, Elayne ?
— Moi ? La seule chose qui me terrifie, c’est faire la vaisselle ! Et on dirait que cette corvée me tombe dessus tous les jours…
Egwene lança son oreiller sur la Fille-Héritière. Elayne récupéra le projectile et riposta. Mais sa joie enfantine ne convainquit personne, pas même elle.
— Bon, d’accord… J’ai si peur que mes dents s’entrechoquent en permanence. Elaida m’avait prévenue que je serais terrorisée au point de vouloir m’enfuir avec les Gens de la Route. À l’époque, je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire… Un homme qui traiterait ses bœufs comme ces femmes nous traitent serait rejeté par la communauté… Je suis fatiguée tout le temps. Je me lève épuisée et je me couche à bout de forces. Parfois, j’ai si peur de canaliser le Pouvoir dans mon demi-sommeil que je…
Baissant les yeux, Elayne n’acheva pas sa phrase.
Egwene n’en eut pas besoin pour savoir ce qu’elle voulait dire. Leurs chambres se trouvaient côte à côte et il y avait dans la cloison un petit trou, invisible quand on ne savait pas que chercher, qui permettait aux deux amies de converser après l’extinction des feux. Dans la Cour des Novices, presque toutes les cloisons étaient percées ainsi…
Du coup, Egwene entendait souvent son amie pleurer, le soir avant de s’endormir. Et elle aurait parié qu’Elayne avait aussi eu écho de ses propres sanglots…
— Les Gens de la Route sont une solution séduisante, dit Nynaeve, mais fuir ne changera rien à la réalité. On ne peut pas échapper au saidar.
L’ancienne Sage-Dame semblait ne pas beaucoup aimer ce qu’elle disait…
— Que vois-tu donc, Min ? demanda Elayne. Allons-nous devenir de puissantes Aes Sedai, ou finirons-nous nos jours en faisant la plonge ? Ou encore…
La Fille-Héritière s’interrompit, comme si elle répugnait à évoquer la troisième possibilité. L’exclusion. Être jetée hors de la tour. Deux novices avaient subi ce sort depuis l’arrivée d’Egwene. On parlait d’elles à voix basse, comme si elles étaient mortes.
— Je n’aime pas utiliser mon don sur des amies, dit Min, très mal à l’aise. Les sentiments altèrent mes conclusions, parce que j’essaie de faire plaisir aux gens et… De toute façon, en ce qui vous concerne, rien n’a changé que je puisse… (Elle battit des cils, puis plissa le front.) Voilà du nouveau !
— Quoi donc ? demanda Nynaeve.
Min hésita un peu avant de répondre.
— Du danger… Vous êtes toutes menacées. Ou vous le serez bientôt. Je ne peux rien préciser, mais c’est bien de danger qu’il s’agit.
— Vous voyez ? triompha Nynaeve. Vous devez être prudentes. Et moi aussi. Promettez-moi de ne plus canaliser le Pouvoir sans qu’il y ait quelqu’un pour vous guider.
— Je ne veux plus parler de ce sujet, dit Egwene.
— Oui, passons à autre chose, la soutint Elayne. Min, si tu consentais à mettre une robe, je suis sûre que Gawyn te proposerait une promenade dans les jardins. Il t’a remarquée, je le sais, mais tes vêtements d’homme l’ont un peu refroidi.
— Je m’habille comme je veux, et je ne changerai pas pour les beaux yeux d’un seigneur, fût-il ton frère. (La réponse rituelle de Min, car ce n’était pas la première fois que ce sujet venait sur le tapis.) Parfois, il est très pratique de passer pour un garçon.
— Il suffit de te regarder deux fois pour savoir que tu n’en es pas un, fit Elayne avec un grand sourire.
Egwene trouva l’atmosphère pesante. La Fille-Héritière jouait les boute-en-train, Min refusait d’entrer dans son jeu et Nynaeve semblait sur le point de les gratifier d’un nouveau sermon.
Lorsque la porte s’ouvrit pour la troisième fois, la jeune fille se leva d’un bond pour la refermer, reconnaissante de cette diversion. Mais, avant qu’elle ait pu saisir la poignée, une Aes Sedai aux yeux noirs et aux cheveux blonds tressés entra dans la chambre.
Egwene ne put dissimuler sa surprise. Pour commencer, elle ignorait que Liandrin était revenue à la Tour Blanche. Ensuite, quand une Aes Sedai voulait les voir, c’étaient en principe les novices qui se déplaçaient. La visite d’une sœur ne pouvait rien augurer de bon.
Dans la chambre désormais bondée de monde, Liandrin prit le temps d’ajuster sur ses épaules son châle aux franges rouges. Si Min ne broncha pas, Elayne se leva aussi. À contrecœur, Nynaeve esquissa une révérence en même temps que les deux jeunes filles. Quand on avait un passé de Sage-Dame, s’habituer à subir l’autorité des autres n’était pas facile. À dire vrai, Egwene doutait que Nynaeve y parvienne un jour.
Liandrin dévisagea l’ancienne Sage-Dame.
— Que fais-tu dans le quartier des novices, mon enfant ?
— Je rends visite à des amies, répondit Nynaeve.
Avant d’ajouter comme si les mots lui arrachaient la gorge :
— Liandrin Sedai…
— Les Acceptées n’ont pas d’amies parmi les novices. Tu devrais le savoir, mon enfant. Mais je ne suis pas mécontente de te trouver ici. (L’Aes Sedai désigna Elayne et Min.) Toutes les deux, dehors !
— Je reviendrai tout à l’heure, dit Min en se levant – très lentement, pour défier Liandrin, qui ne parut même pas s’en apercevoir.
Elayne jeta un coup d’œil inquiet aux deux villageoises de Champ d’Emond, puis elle fit une révérence sans conviction et s’éclipsa.
Liandrin continua à dévisager Nynaeve et Egwene. Mal à l’aise, la jeune fille commença à sauter d’un pied sur l’autre. Sa compagne, en revanche, resta de marbre, même si ses joues se colorèrent un peu.
— Vous venez du même village que les garçons qui voyageaient avec Moiraine, n’est-ce pas ?
— Vous avez des nouvelles de Rand ? demanda Egwene.
Voyant que l’Aes Sedai la foudroyait du regard, elle balbutia :
— Excusez-moi, Liandrin Sedai… Un instant, j’ai oublié mon statut…
— Alors, vous avez des nouvelles de nos amis ? lança Nynaeve.
Contrairement aux novices, les Acceptées avaient le droit de s’adresser directement aux sœurs.
— Tu t’inquiètes pour eux ? Eh bien, tu as raison, parce qu’ils sont en danger. Et, toutes les deux, vous pourriez les aider.
— Comment savez-vous qu’ils sont en danger ? demanda l’ancienne Sage-Dame sans prendre de gants avec la sœur.
Liandrin fit la moue, mais son ton resta serein.
— Même si tu ne le sais pas, Moiraine a envoyé à la Tour Blanche plusieurs lettres vous concernant. Moiraine Sedai se fait du souci pour vous et pour vos jeunes amis. Ces garçons sont en danger. Voulez-vous les aider, oui ou non ?
— Oui ! s’écria Egwene.
— Quel danger ? demanda Nynaeve. Et pourquoi voulez-vous les aider ? (Elle regarda avec insistance les franges rouges du châle de Liandrin.) Et je pensais que vous n’aimiez pas Moiraine Sedai…
— Ne te prends pas pour ce que tu n’es pas, mon enfant ! Une Acceptée n’est pas une sœur. Comme une novice, elle doit écouter et obéir quand une Aes Sedai s’adresse à elle. (Blême de colère, Liandrin prit une grande inspiration pour se calmer.) Un jour, j’en suis sûre, tu te mettras au service d’une cause. Alors, tu apprendras à collaborer avec les gens que tu n’apprécies pas, si c’est dans l’intérêt de ton idéal. Sache que j’ai travaillé avec bien des femmes que je n’aurais pas voulu avoir dans la même pièce que moi si on m’avait laissé le choix. Pour sauver tes amis, ne ferais-tu pas de même ?
Nynaeve acquiesça à contrecœur.
— Mais nous ne savons toujours pas quel danger menace nos amis, Liandrin Sedai.
— Le vent mauvais souffle du mont Shayol Ghul. On continue à les traquer, si j’ai bien compris. Si vous venez avec moi, le danger sera moins grand. Ne me demandez pas pourquoi, car je ne peux pas vous le dire, mais j’affirme qu’il en va bien ainsi.
— Nous viendrons, Liandrin Sedai ! s’écria Egwene.
— Où ça ? demanda Nynaeve.
Egwene lui jeta un regard agacé.
— Sur la pointe de Toman.
Egwene en resta bouche bée.
— Un conflit est en cours là-bas, dit Nynaeve. Les armées d’Artur menacent nos amis ?
— Tu gobes toutes les rumeurs, mon enfant ? Même si celle-là était vraie, suffirait-elle à te dissuader de venir ? Je croyais que ces garçons t’étaient chers.
À voir son rictus, on comprenait que Liandrin ne partageait pas ce sentiment.
— Nous viendrons, dit Egwene. (Nynaeve voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.) Nous irons ! Si Rand a besoin de nous – idem pour Mat et Perrin – nous ne lui ferons pas faux bond !
— Bien sûr, dit Nynaeve, mais j’ai quand même une question : Pourquoi nous ? Que pouvons-nous faire de plus que Moiraine ? Ou que vous, Liandrin ?
Liandrin blêmit un peu plus, si c’était possible. Nynaeve avait oublié le « Sedai », un crime de lèse-majesté.
— Vous venez tous du même village, répondit pourtant l’Aes Sedai rouge d’un ton mesuré. D’une façon que je ne comprends pas totalement, vous êtes liées à eux… C’est tout ce que je peux vous dire. Alors, viendrez-vous, ou non ?
Liandrin attendit une réponse et parut sincèrement soulagée lorsque ses deux interlocutrices acquiescèrent.
— Très bien… Rendez-vous demain, une heure avant l’aube, à la lisière nord du bosquet ogier. Venez avec vos chevaux et tout ce qu’il vous faudra pour voyager. Et, bien sûr, pas un mot à quiconque !
— Nous ne sommes pas autorisées à quitter la tour de nous-mêmes, rappela Nynaeve.
— Ma permission devra vous suffire ! N’en parlez à personne d’autre. Les espionnes de l’Ajah Noir sont partout dans la Tour Blanche.
Egwene poussa un petit cri. Nynaeve aussi, mais elle se ressaisit plus vite que la jeune fille.
— Je croyais que toutes les Aes Sedai niaient l’existence de… ce que vous venez de nommer.
Liandrin eut un rictus amer.
— Beaucoup le font, mais Tarmon Gai’don approche, et il n’est plus possible de se cacher la tête dans le sable. L’Ajah Noir incarne l’exact contraire des valeurs défendues par la Tour Blanche. C’est terrible, mais c’est ainsi. Il existe et sert le Ténébreux. N’importe quelle sœur peut en être membre en secret. Si vos amis sont poursuivis par les Ténèbres, pensez-vous que l’Ajah Noir vous laisserait les aider, s’il pouvait vous neutraliser ? Ne parlez pas de tout ça, sinon, vous risquez de ne pas vivre assez longtemps pour atteindre la pointe de Toman.
» Une heure avant l’aube… Ne me décevez pas.
Sur ces mots, Liandrin sortit et claqua la porte derrière elle.
Egwene se laissa tomber sur son lit.
— Nynaeve, elle appartient à l’Ajah Rouge. Si elle découvre la vérité au sujet de Rand…
— Elle ne peut pas la connaître… Mais j’aimerais savoir pourquoi une sœur rouge veut aider les garçons et accepte de collaborer avec Moiraine. J’aurais juré qu’aucune de ces deux-là n’aurait donné d’eau à l’autre, si elle l’avait trouvée en train de mourir de soif.
— Tu penses qu’elle ment ?
— C’est une Aes Sedai… Je parierais ma plus belle épingle en argent – contre une framboise ! – que chacun de ses mots était exact. Mais je me demande si nous avons bien entendu ce qu’elle disait…
— L’Ajah Noir…, murmura Egwene. Elle en a parlé, il n’y a pas d’erreur possible.
— Pas la moindre, non… Et nous voilà dans l’impossibilité de demander conseil à quelqu’un. À qui se fier, désormais ?
Min et Elayne entrèrent en trombe et refermèrent à la hâte la porte derrière elles.
— Vous y allez vraiment ? demanda Min.
Elayne désigna le petit trou, dans la cloison.
— Nous étions dans ma chambre, et nous avons tout entendu.
Egwene et Nynaeve échangèrent un regard angoissé. Qu’avaient donc entendu leurs deux amies ?
Si elles ont compris ce que nous disions de Rand à demi-mot…
— Vous devez garder le secret, dit Nynaeve. J’imagine que Liandrin a obtenu la permission de Sheriam, pour nous deux, mais si ce n’est pas le cas et qu’on nous cherche partout demain matin, vous ne devrez rien dire !
— Rien de plus facile, déclara Min, puisque je pars avec vous ! Ici, je perds mon temps à expliquer des choses que je ne comprends pas moi-même à des sœurs marron qui font semblant de saisir ce que je dis. Dès que je pars me promener, la Chaire d’Amyrlin en personne me tombe dessus pour me demander ce que je « vois » au sujet de toutes les femmes que nous croisons. Et, quand cette femme veut quelque chose, pas question de la décevoir ! J’ai exercé mes talents sur une bonne moitié de la Tour Blanche, mais elle en veut toujours plus. J’attendais un prétexte pour filer, et le voilà !
Visiblement, Min n’était pas susceptible de changer d’avis.
Egwene se demanda pourquoi son amie n’était pas partie beaucoup plus tôt, si les choses en étaient là. Pourquoi avoir attendu de pouvoir les accompagner ?
— Je viens aussi, dit Elayne.
— Mon enfant, dit gentiment Nynaeve, Egwene et moi sommes des villageoises, comme les trois garçons… Toi, tu es la Fille-Héritière du royaume d’Andor. Si tu disparaissais de la Tour Blanche, ça pourrait provoquer une guerre.
— Ma mère ne déclarerait pas la guerre à Tar Valon, même si les Aes Sedai me faisaient sécher et me fumaient, ce qu’elles ont peut-être bien l’intention de faire. Si vous partez toutes les trois à l’aventure, n’imaginez pas que je resterai ici à faire la vaisselle, à briquer le parquet et à écouter une Acceptée me passer un savon parce que mes flammes n’ont pas exactement la couleur qu’elle désirait… Gawyn en crèvera de jalousie, quand il saura ! (Elayne sourit et tendit la main pour tirer doucement sur les cheveux d’Egwene.) En plus, si tu ne mets pas trop le grappin sur Rand, j’aurai peut-être une chance de te le subtiliser.
— J’ai peur qu’il ne soit pour aucune de nous…, dit tristement Egwene.
— Dans ce cas, nous trouverons la fille qu’il a choisie, et nous lui empoisonnerons la vie ! Mais comment aller voir ailleurs quand on a le choix entre toi et moi ? Allons, souris, Egwene ! Je sais que c’est chasse gardée ! Mais je me sens… comment dire ? Libre ! Il ne m’est jamais rien arrivé d’excitant ! Pour un temps, nous ne nous endormirons plus en pleurant, mon amie ! Et si je me trompe, eh bien, nous convaincrons le trouvère qui chantera nos exploits d’omettre ce léger détail !
— C’est de la folie, lâcha Nynaeve. Nous partons pour la pointe de Toman. Tu as entendu les nouvelles et les rumeurs. Ce sera dangereux, et…
— J’ai également entendu ce que Liandrin a dit au sujet de l’Ajah Noir… Si c’est vrai, en quoi suis-je en sécurité ici ? Si ma mère se doutait de l’existence de cette… organisation… elle préférerait me savoir au milieu d’une bataille plutôt qu’entre ces murs.
— Mais, Elayne…
— Il n’y a qu’un moyen de m’empêcher de venir : prévenir la Maîtresse des Novices. Je nous imagine déjà toutes les trois dans son bureau. Toutes les quatre, plutôt, puisque Min serait de la fête. Alors, vous allez alerter Sheriam Sedai ? Non ? Dans ce cas, je viens avec vous !
Nynaeve leva les bras au ciel.
— Min, tu réussiras peut-être à la convaincre…
La jeune femme cessa de dévisager Egwene et secoua la tête.
— Non, parce que je pense qu’elle doit venir avec nous. Désormais, je vois plus clairement le danger qui vous menace. Pas assez clairement pour le définir, mais il est évident que c’est lié à la décision de partir. La situation étant devenue plus nette, mes visions gagnent en précision.
— Ce n’est pas une raison pour qu’elle vienne, objecta Nynaeve.
Min secoua de nouveau la tête.
— Elle est liée aux garçons autant que toi, Nynaeve, Egwene ou moi. Elle est impliquée dans cette affaire – dans la Trame, comme dirait probablement une Aes Sedai.
Elayne parut stupéfaite – et fascinée, également.
— Que veux-tu dire, Min ?
— Je ne peux pas être plus explicite… Parfois, j’aimerais ne rien voir du tout. De toute façon, les gens ne sont jamais satisfaits de ce que j’ai vu…
— Si nous y allons toutes, dit Nynaeve, il serait temps de mettre au point un plan.
Si opposée qu’elle soit à une décision, Nynaeve avait l’habitude, une fois les choses arrêtées, de s’occuper activement du côté pratique des opérations. Que devaient-elles emporter ? Quel temps ferait-il lorsqu’elles arriveraient sur la pointe de Toman ? De quelle façon sortir leurs quatre chevaux des écuries sans éveiller les soupçons ?
En écoutant l’ancienne Sage-Dame, Egwene ne put s’empêcher de penser au danger qu’avait vu Min. Et aux risques que courait Rand. Pour sa part, elle n’en connaissait qu’un, mais il lui faisait froid dans le dos.
Allons, tiens le coup, espèce de grand dépendeur d’andouilles ! Je vole à ton secours, et tout va s’arranger.