42 Falme

Lorsqu’elle aperçut les deux femmes reliées par une laisse argentée – apparemment, elles se dirigeaient vers le port –, Nynaeve tira Elayne dans une ruelle étroite, entre la boutique d’un marchand de vêtements et l’atelier d’un potier. Autant que possible, les deux fugitives évitaient comme la peste les étranges binômes de Seanchaniennes.

Dans la rue principale, les citadins s’écartèrent encore plus vite que sur le passage des soldats de la force occupante. Et plus rapidement, même, que devant les palanquins des nobles étrangers – avec le mauvais temps, les rideaux étaient tirés, et on ne savait jamais à qui on avait affaire.

Pourtant capables de harceler n’importe qui, les peintres des rues eux-mêmes ne proposèrent pas aux deux femmes un portrait au fusain ou au pinceau. Alors que la sul’dam et sa damane fendaient la foule, Nynaeve ne put s’empêcher de faire la grimace. Après des semaines passées à Falme, ce spectacle la hérissait toujours autant. Comment pouvait-on infliger une telle humiliation à une femme ? Même Moiraine et Liandrin ne méritaient pas ça…

Encore que, pour Liandrin, j’aie comme un doute…

Parfois, au milieu de la nuit, dans la petite chambre « odorante » qu’Elayne et elle louaient au-dessus d’une poissonnerie, l’ancienne Sage-Dame se réveillait en songeant à ce qu’elle ferait à Liandrin, si elle lui mettait la main dessus. Suroth avait également droit à ses « attentions », mais dans une moindre mesure, car, après tout, on ne pouvait pas attendre d’un adversaire qu’il vous fasse du bien.

Souvent ravie par son inventivité, Nynaeve, lors de ces rêveries nocturnes, avait été une fois ou deux choquée par sa propre cruauté.

Alors qu’elle continuait à suivre du regard les deux femmes, ses yeux tombèrent sur un homme squelettique, au bout de la rue, que la foule ne tarda pas à lui dissimuler de nouveau. Un visage étroit, un grand nez saillant… Le type portait sur ses vêtements une tunique en velours typiquement seanchanienne, mais il n’avait pourtant pas l’air d’un compatriote de Suroth. Pourtant, le serviteur qui l’accompagnait avait une moitié du crâne rasée, un signe qui ne trompait ni sur son origine ni sur le haut rang de son maître. Mais, à la connaissance de Nynaeve, les habitants de Falme n’avaient pas adopté la mode et les traditions seanchaniennes.

On aurait dit Padan Fain… Mais que ferait-il ici ?

— Nynaeve, murmura Elayne, on va encore rester ici longtemps ? Le marchand de pommes regarde son étalage comme s’il lui manquait quelque chose, et je ne voudrais pas qu’il pense à vérifier ce que j’ai dans les poches.

Les deux jeunes femmes portaient une longue veste en peau de mouton retournée ornée sur la poitrine de lignes ondulées rouge vif. Un vêtement typique de la campagne, mais tout à fait passe-partout à Falme, où on trouvait beaucoup de gens venus des villages et des fermes isolées. Parmi une population si hétéroclite, les deux fugitives n’avaient eu aucun mal à passer inaperçues. Nynaeve avait défait ses tresses, et sa bague au Serpent avait rejoint sur la cordelette de cuir qu’elle portait autour du cou la chevalière offerte par Lan.

Tournant la tête, Nynaeve vit que la poche d’Elayne était pleine à craquer.

— Tu as volé des pommes ? demanda l’ancienne Sage-Dame en tirant sa jeune compagne dans la rue. Elayne, nous ne sommes pas obligées de faire ça. En tout cas, pas encore…

— Vraiment ? Combien d’argent te reste-t-il ? Ces derniers jours, à l’heure des repas, tu as un peu trop souvent prétendu ne pas avoir d’appétit.

— C’est la stricte vérité, mentit Nynaeve en tentant d’oublier son estomac vide.

Tout coûtait beaucoup plus cher qu’elle l’avait prévu. D’après les citadins, cette inflation était galopante depuis l’arrivée des Seanchaniens.

— Donne-moi une pomme, puisque c’est comme ça…

Le fruit qu’Elayne tendit à son amie était petit et tout ratatiné, mais son goût se révéla délicieux.

— Comment as-tu… ? demanda Nynaeve, s’interrompant soudain comme si une mouche l’avait piquée. (Elle força Elayne à la regarder dans les yeux.) As-tu… ? Aurais-tu… ?

Au milieu de tant de gens, comment formuler une chose pareille ? Heureusement, Elayne comprit à demi-mot.

— Un tout petit peu… Pour détourner l’attention du marchand, j’ai fait tomber l’étalage de melons pourris – tu as vu comment ils étaient tachés – et, quand il a entrepris de les ramasser, j’en ai profité…

Et la jeune inconsciente, comme le constata Nynaeve, n’avait même pas l’élémentaire grâce de rougir ou de paraître embarrassée.

Mordant une pomme à belles dents, l’ancienne Sage-Dame haussa les épaules.

— Inutile de me regarder comme ça… Je me suis assurée qu’il n’y avait pas de damane dans les environs. Moi, si j’étais prisonnière, je n’aiderais pas mes geôlières à trouver d’autres victimes. Cela dit, les citadins eux aussi se comportent comme s’ils étaient depuis toujours les larbins des gens qui les ont terrassés par la force.

Elayne jeta aux passants un regard méprisant. Dans une rue de Falme, il était toujours possible de suivre l’itinéraire d’un Seanchanien, y compris un soldat de première classe, en se fiant aux « ondes de courbettes » qui lui faisaient comme une traîne.

— Ils devraient résister… se battre pour reconquérir leur liberté.

— Comment, contre un tel ennemi ?

Une patrouille approchait justement, venant du port. Comme tout le monde, les deux fugitives durent s’écarter du chemin et manifester leur révérence. Nynaeve parvint à s’incliner avec grâce et naturel, un sourire imbécile sur les lèvres. Elayne mit beaucoup moins de bonne volonté dans sa courbette, et elle ne put ravaler une moue peu amène.

La patrouille se composait de vingt Seanchaniens des deux sexes montés sur de banals chevaux. Nynaeve se félicita de ce dernier point, car elle supportait mal de voir des guerriers perchés sur des monstres à trois yeux. Cela dit, deux ignobles créatures tenues au bout d’une longe accompagnaient les soldats. Des sortes d’oiseaux sans ailes à la peau parcheminée, leur bec crochu arrivant à peu près à hauteur de la tête des cavaliers. À voir leurs interminables pattes aux muscles longilignes, ces abominations devaient pouvoir galoper plus vite que n’importe quel cheval.

Après le passage des occupants, Nynaeve se redressa lentement. Autour d’elle, beaucoup de citadins produisaient un effort louable pour ne pas fuir à toutes jambes. À part les Seanchaniens, personne ne supportait vraiment de voir leurs monstres déambuler dans les rues…

— Elayne, souffla l’ancienne Sage-Dame alors que les deux femmes reprenaient leur chemin, si nous sommes capturées, avant qu’on nous tue – ou qu’on nous inflige je ne sais quelle autre punition – je jure de supplier à genoux qu’on me laisse te rouer de coups avec la plus solide massue que je dénicherai ! Si tu ne peux pas apprendre la prudence, il est peut-être temps que je te renvoie à Tar Valon – ou même chez toi, à Caemlyn. Enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin d’ici.

— Mais je suis prudente ! J’ai vérifié qu’il n’y avait pas de damane dans le coin. Tu peux en dire autant ? Je t’ai vue canaliser le Pouvoir alors qu’il y en avait une en face de toi.

— Oui, mais j’ai fait ce qu’il fallait pour qu’elle ne me regarde pas, et sa sul’dam non plus…

Pour y parvenir, elle avait dû ravaler la colère que lui inspirait la vue d’une femme enchaînée…

— Et ça n’est arrivé qu’une fois. Avec un minuscule filet de Pouvoir…

— Un minuscule filet ? Pendant trois jours, alors que les soldats retournaient la ville pour trouver la coupable, nous avons dû nous cacher dans cette chambre puante. C’est ça que tu appelles de la prudence ?

— Je devais savoir s’il est possible d’ouvrir ces maudits colliers !

Nynaeve avait l’intime conviction que c’était faisable. Pour en obtenir la preuve, elle devrait encore essayer une fois – au moins – et cette idée ne l’enthousiasmait pas. Alors qu’elle aurait cru, comme Elayne, que les damane brûlaient d’envie de s’échapper, c’était la prisonnière elle-même qui avait donné l’alarme.

Poussant une brouette qui cahotait sur les pavés, un rémouleur dépassa les deux femmes en criant qu’il aiguisait aussi bien les ciseaux que les couteaux.

— Ils devraient résister…, marmonna Elayne. Mais on dirait qu’ils ferment les yeux dès qu’une chose désagréable concerne un Seanchanien… Des autruches avec la tête dans le sable !

Nynaeve se contenta de soupirer. Elle partageait en partie la position d’Elayne, mais que faire ? Au début, elle avait supposé que la soumission des Falmiens n’était pas sincère. Mais, s’il existait une résistance clandestine, où se cachait-elle ? Afin de libérer Egwene et Min, elle avait lancé des sondes prudentes auprès de plusieurs citadins. La seule idée qu’on puisse envisager de s’opposer aux Seanchaniens ayant fait blêmir plus d’un interlocuteur, elle avait renoncé avant de s’attirer de gros ennuis.

Pour être franche, Nynaeve ne voyait pas comment les gens auraient pu résister.

Des monstres et des Aes Sedai… Qui peut se dresser face à de tels adversaires ?

Devant les deux femmes, à une courte distance, se dressaient cinq grandes maisons de pierre qui formaient un ensemble. Une rue avant de les atteindre, Nynaeve repéra près de la boutique d’un tailleur une ruelle d’où elle pourrait surveiller une partie des portes du pâté de maisons. De là, il serait impossible de les voir toutes, mais il n’était pas question de laisser Elayne se charger d’une partie de la tâche, car elle était bien trop imprévisible. D’autre part, approcher davantage aurait été dangereux, car, sur le toit de la grande maison d’en face, la bannière au faucon d’or du haut seigneur Turak battait fièrement au vent.

Les cinq bâtiments abritaient exclusivement des femmes – pour l’essentiel, des sul’dam et des damane, les premières sortant parfois seules alors que les secondes n’apparaissaient jamais sans leur geôlière. Puisque les Seanchaniens avaient installé ici les quartiers des damane, Egwene devait y être gardée. Et Min aussi, probablement, si elle ne s’était pas fondue dans la foule de Falme, comme la Fille-Héritière et l’ancienne Sage-Dame. En ville, on racontait une multitude d’histoires sur des jeunes filles raflées dans les rues ou dans les villages et conduites dans une des cinq maisons. Quand d’aventure elles en ressortaient, toutes portaient un collier…

S’asseyant sur une caisse, près d’Elayne, Nynaeve lui subtilisa une poignée de petites pommes. Dans ce coin de la ville, les citadins se faisaient plutôt rares. Sachant tous ce qu’étaient ces maisons, ils les évitaient, comme ils se tenaient le plus loin possible des écuries que les Seanchaniens avaient réquisitionnées pour leurs monstres. Grâce à cette fréquentation réduite, il n’était pas difficile de garder un œil sur les portes, entre deux passants.

Les deux femmes ne risquaient pas d’attirer l’attention. Depuis la chute de Falme, il n’était pas rare de voir des miséreux manger dehors. Et ça ne risquait pas de s’arranger, vu la façon dont tournaient les choses…

En mâchant distraitement une pomme, Nynaeve repensa une fois de plus à son plan. Réussir à ouvrir un collier – si c’était possible – ne servirait à rien si elle ne parvenait pas à retrouver Egwene.

À cette idée, la pomme parut soudain acide sur la langue de l’ancienne Sage-Dame.


Par l’étroite fenêtre de sa minuscule chambre sous les combles – une parmi les dizaines qui s’alignaient les unes après les autres le long d’un interminable couloir –, Egwene apercevait le jardin où les sul’dam promenaient leur damane tenue en laisse. À l’origine, il s’agissait de plusieurs jardins, mais les Seanchaniens avaient abattu les murs de séparation avant de réquisitionner le pâté de maisons pour y loger leurs damane.

Alors que les arbres étaient tout déplumés, les Aes Sedai enchaînées continuaient à prendre régulièrement l’air, qu’elles en aient envie ou pas.

Dans le jardin, justement, Renna conversait avec une de ses collègues. Tant qu’Egwene la verrait, elle ne risquerait pas que sa sul’dam entre par surprise et la prenne en flagrant délit…

Bien sûr, une autre sul’dam pouvait faire irruption dans la chambre. Il y en avait beaucoup plus que de damane, et toutes voulaient porter le bracelet le plus souvent possible – pour être « complètes », ainsi qu’elles le disaient. Renna se chargeant toujours de former Egwene, c’était elle, quatre fois sur cinq, qui portait son bracelet. Mais, si une autre sul’dam venait, aucun obstacle ne l’empêcherait d’entrer. Aucun verrou ne défendait les chambres des damane, si exiguës qu’un lit, une chaise et une petite table suffisaient amplement à les remplir. À part une aiguière pour leurs ablutions, les esclaves des sul’dam n’avaient droit à aucun confort. On leur déniait aussi toute intimité, et elles ne possédaient absolument rien. Quoi d’étonnant, puisqu’elles étaient des possessions ?

Min disposait d’une chambre semblable, dans une autre maison. Mais elle pouvait aller et venir librement – enfin, presque. En matière de règlements, les Seanchaniens n’avaient pas d’égaux. Pour chaque individu, il existait autant de restrictions et de prescriptions que pour une novice de la Tour Blanche…

Même si elle ne perdait pas Renna de vue, Egwene se tenait le plus loin possible de la fenêtre. Si une des sul’dam levait les yeux, mieux valait qu’elle ne voie pas l’aura qui l’entourait alors qu’elle canalisait le Pouvoir de l’Unique.

Comme toujours, elle essayait d’ouvrir son collier. Un acharnement inutile, car elle n’était même pas parvenue à déterminer si ce maudit objet était tissé ou composé de maillons. Parfois elle penchait pour une hypothèse et parfois pour l’autre. Dans tous les cas de figure, le collier semblait fait d’une seule pièce.

Egwene utilisait un filet de Pouvoir – le plus infime, lui semblait-il, qu’il était possible d’obtenir du saidar. Pourtant, de la sueur ruisselait sur son front, et son estomac menaçait de se retourner. Une des caractéristiques d’un a’dam : si la damane tentait de canaliser alors qu’aucune sul’dam ne portait son bracelet, elle se sentait malade, et son état s’aggravait proportionnellement à la quantité de Pouvoir qu’elle manipulait. À titre d’exemple, allumer une bougie distante de trois pas aurait suffi à faire vomir Egwene. Un jour, Renna lui avait ordonné de jongler avec ses petites boules de lumière alors que le bracelet reposait sur la table. À ce souvenir, la jeune fille avait encore des sueurs froides…

Pour l’heure, la laisse d’argent reposait sur le sol, puis remontait le long du mur nu où le bracelet pendait à un crochet. Regardant l’artefact en apparence si simple qui la privait de liberté, Egwene serra les dents de fureur. Un chien si mal attaché aurait pu s’enfuir sans problème. Mais, si une damane déplaçait son bracelet, le retirant de l’endroit où une sul’dam l’avait laissé… Un autre jour, Renna avait forcé Egwene à commettre cette transgression. Ou à essayer, pour le moins. Sommée de traverser la pièce en portant elle-même l’artefact, la jeune fille avait passé une petite éternité à se tordre de douleur sur le sol, hurlant à s’en briser les cordes vocales. Quand Renna avait enfin mis un terme à son calvaire en glissant le bracelet à son poignet, Egwene avait recouvré assez de lucidité pour comprendre que quelques minutes seulement s’étaient écoulées. Mais, en temps subjectif, elle continuait à se souvenir d’une éternité de souffrance…

Entendant des coups à la porte, la jeune fille sursauta. Mais elle se ressaisit vite, car il ne pouvait pas s’agir d’une sul’dam. Pour entrer chez une damane, aucune n’aurait simplement songé à s’annoncer ainsi…

De plus en plus malade, Egwene rompit quand même son contact avec le saidar.

— Min, c’est toi ?

— Eh oui, pour ma visite hebdomadaire ! annonça la jeune femme en entrant dans la chambre.

Sa bonne humeur semblait un peu forcée, certes, mais elle faisait toujours de son mieux pour remonter le moral d’Egwene, et c’était on ne pouvait plus méritoire…

— Comment me trouves-tu ? demanda Min en pirouettant sur elle-même.

Elle portait désormais une magnifique robe verte en laine à la mode seanchanienne, et une lourde cape assortie reposait sur son bras. Bien qu’ils fussent coupés très court, on avait réussi à lui mettre dans les cheveux un ruban vert du plus bel effet. Malgré cette métamorphose, la jeune femme portait toujours son couteau à la ceinture. Lors de la première visite hebdomadaire, Egwene s’était étonnée qu’on ait laissé une arme à son amie. Mais les Seanchaniens semblaient faire confiance à tout le monde – jusqu’à ce qu’une de leurs précieuses règles soit violée.

— Tu es très jolie, convint Egwene. Mais pourquoi t’être changée ?

— Je ne suis pas passée à l’ennemi, si c’est ça qui t’inquiète. Je devais le faire, ou aller habiter ailleurs en ville et risquer de ne plus te voir.

Min voulut s’asseoir à califourchon sur la chaise, constata que c’était impossible dans cette tenue et se résigna à s’installer plus classiquement.

— Chacun a sa place dans la Trame et cette place doit être aisée à trouver… C’est le credo de Mulaen ! Probablement parce qu’elle en avait assez de ne pas connaître la mienne, la vieille sorcière a décidé de me ranger parmi les servantes. En matière vestimentaire, elle m’a laissé le choix… Si tu voyais ce que portent certaines domestiques seanchaniennes, en particulier celles qui servent les seigneurs. Je trouverais ça amusant, note bien, mais pas avant d’être fiancée ou, mieux encore, mariée.

» Bon, de toute façon, impossible de revenir en arrière ! Pour le moment, en tout cas… Mulaen a brûlé mes anciens vêtements.

Avec une grimace, pour montrer ce qu’elle pensait de cette initiative, Min prit un caillou sur la petite pile trônant au milieu de la table et elle commença à jongler avec.

— Je me trouve plutôt bien, remarque… Mais, après si longtemps sans porter une robe, je ne cesse de m’emmêler les pinceaux.

On avait également brûlé les habits d’Egwene, y compris la très jolie robe verte. Même si elle risquait de ne plus retourner à Fal Dara et à la Tour Blanche, elle s’était félicitée de ne pas avoir emporté toutes les jolies tenues offertes par dame Amalisa. À présent, elle était affublée de la robe grise qui semblait « réglementaire » pour les damane.

Un prêt consenti par ses maîtresses, rien de plus. Une damane, lui avait-on expliqué, ne possédait rien.

Ta robe, ce que tu manges et le lit où tu dors sont des bienfaits que te consentent les sul’dam. Si l’une d’entre elles décidait que tu dois dormir sur le sol, ou dans une grange, ce serait son droit le plus strict.

Mulaen, l’intendante du complexe, avait une voix nasale assez comique, mais elle se montrait impitoyable envers toute damane qui oubliait le moindre mot de ses assommants sermons.

— Je ne reviendrai pas en arrière non plus…, soupira Egwene en se laissant retomber sur son lit. (Elle désigna les cailloux, sur la table.) Hier, Renna m’a fait faire un test. Les yeux bandés, j’ai chaque fois réussi à distinguer le minerai de fer et celui de cuivre des cailloux banals. Elle a laissé les pierres ici pour que je me souvienne de mon succès. Comme si c’était une récompense, en somme…

— Eh bien, on peut imaginer pire, comme épreuve… Par exemple, faire exploser des objets comme si c’étaient des fusées de feu d’artifice. Mais tu n’aurais pas pu lui mentir ? Prétendre que tu n’y arrivais pas ?

— Tu ne sais toujours pas tout sur ce collier… (Egwene tira sur l’étrange artefact – sans obtenir plus de résultat qu’avec le Pouvoir.) Quand Renna porte le bracelet qui se trouve au bout de ma laisse, elle sait ce que je fais avec le Pouvoir. Parfois, elle semble ne même pas avoir besoin de ça. Une aptitude que les sul’dam finissent par acquérir au fil du temps, selon elle…

» Personne n’avait songé à mesurer mes compétences en ce qui concerne la Terre. Parmi les Cinq Pouvoirs, c’est celui qui est très souvent le plus fort chez les hommes. Après l’expérience des cailloux, Renna m’a conduite hors de la ville et j’ai trouvé sans difficulté une mine de fer abandonnée. Pourtant, tout était recouvert de végétation, y compris l’entrée. Moi je sentais le minerai dans la terre. Depuis cent ans, il n’en restait plus assez pour qu’on s’échine à l’extraire, mais ce n’était pas un problème pour moi. Min, je ne peux pas mentir à Renna. Dès que j’ai eu repéré la mine, elle l’a senti en moi. De joie, elle m’a promis un dessert au dîner.

Egwene sentit qu’elle s’empourprait de colère – et un peu d’embarras, devait-elle reconnaître.

— On me juge désormais trop précieuse pour faire exploser des choses. Toutes les damane en sont capables, alors que très peu peuvent dénicher du minerai dans la terre. Tu sais que je déteste les explosions, mais j’aurais donné cher pour ne pas avoir d’autres dons.

Les joues d’Egwene virèrent à l’écarlate. Elle abominait pour de bon les explosions, car leur but ultime était de détruire et de tuer. Mais tout ce que ses maîtresses lui laissaient faire était une occasion d’entrer en contact avec le saidar. Bien qu’il lui répugnât de travailler pour les Seanchaniens, elle avait fait d’énormes progrès depuis son départ de Tar Valon. Et elle avait acquis des connaissances qu’aucune sœur de la Tour Blanche ne détenait. Car les Aes Sedai n’auraient jamais songé à faire s’ouvrir la terre sous les pieds d’un ennemi…

— C’est peut-être bien la fin de tes ennuis, dit Min. J’ai trouvé un bateau pour nous, mon amie ! Le capitaine a été retenu ici par les occupants, et il a décidé de filer, avec ou sans leur autorisation.

— S’il veut bien de toi, ne rate pas cette occasion. Moi, je suis « précieuse », désormais. Dans quelques jours, un bateau partira pour le Seanchan. Spécialement pour m’y conduire…

Min dévisagea son amie, puis elle jeta son caillou sur la pile, la faisant s’écrouler.

— Il doit y avoir un moyen de fuir ! Une astuce pour retirer de ton cou cette abomination !

Egwene s’appuya au mur comme si elle avait du mal à tenir assise sans soutien.

— Comme tu le sais, les Seanchaniens ont raflé toutes les femmes capables de canaliser. Elles viennent de Falme, mais aussi des villages de pêcheurs et des fermes isolées. Il y a aussi des Tarabonaises et des Domani qui voyageaient sur des vaisseaux arraisonnés par les envahisseurs. Parmi elles, on compte deux Aes Sedai…

— Des Aes Sedai ! s’exclama Min. (Par réflexe, elle regarda autour d’elle pour s’assurer qu’aucun Seanchanien n’avait entendu ces deux mots tabous.) Egwene, s’il y a des Aes Sedai ici, elles pourront nous aider. J’irai leur parler et

— Elles sont impuissantes, Min. J’ai pu parler avec l’une des deux. Sa sul’dam l’a rebaptisée autrement, mais elle se nomme Ryma et elle tenait à ce que je connaisse son nom. Elle me l’a soufflé à l’oreille entre deux sanglots. Tu te rends compte ? Une Aes Sedai qui pleure ? Elle porte un collier, elle doit répondre quand on l’appelle « Pura » et elle est aussi démunie que moi face aux sul’dam. Ryma a été capturée lors de la prise de Falme. Elle pleurait de honte parce qu’elle a cessé de résister, brisée par les incessantes punitions. Si elle pouvait se suicider, elle n’hésiterait pas, mais pour ça aussi il lui faut l’autorisation des sul’dam. Par la Lumière ! je sais ce qu’elle ressent !

Min tira sur les plis de sa robe, se tortillant sur sa chaise comme si elle avait du mal à tenir en place.

— Egwene, tu ne songes pas à… ? Enfin, il ne faut surtout pas te… faire du mal. Je te tirerai bientôt de ce mauvais pas, c’est promis !

— Je ne me tuerais pas, même si j’en avais la possibilité… Donne-moi ton couteau, vite ! N’aie crainte, je ne me couperai pas les veines. Allons, donne-le-moi !

Min hésita, puis elle dégaina l’arme et la tendit à Egwene, prête à retirer son bras si son amie se comportait bizarrement.

Egwene tendit aussi le bras, mais elle fut prise de tremblements et, alors que ses doigts allaient toucher le manche, une crampe les força soudain à se replier. Concentrée à l’extrême, Egwene tenta de forcer sa main à se rouvrir, mais son bras tout entier se tétanisa, lui arrachant un gémissement de douleur.

Dès qu’elle recula, la souffrance sembla diminuer un peu.

— Que s’est-il passé ? demanda Min, stupéfiée.

— Les damane n’ont pas le droit de toucher une arme. (Egwene remua le bras, parvenant de nouveau à le plier.) On coupe la viande à notre place, figure-toi… Je ne veux pas me tuer mais, si c’était l’inverse, j’en serais de toute façon incapable. Quant à se jeter dans le vide ou dans une rivière… On ne nous laisse jamais aller seule au bord d’un gouffre ou d’un cours d’eau et les fenêtres de ma chambre sont impossibles à ouvrir.

— Eh bien, c’est une bonne chose… Enfin, je… Bon sang ! je ne sais pas trop… Si tu pouvais sauter dans une rivière, ça te permettrait de t’échapper…

Egwene continua sans tenir compte de l’intervention de Min :

— On me forme, mon amie. Avec l’aide du collier, les sul’dam me dressent comme un petit chien. Je ne peux même pas toucher un objet que je voudrais utiliser comme une arme. Il y a quelques semaines, j’ai envisagé de casser mon broc sur la tête de Renna. Pendant trois jours, je n’ai pas pu verser d’eau dans ma cuvette… Pour que ça cesse, j’ai dû me convaincre que je n’avais absolument aucune envie d’assommer ma chère sul’dam. Pour me punir, Renna – qui savait tout – m’a interdit de me laver ailleurs que dans cette chambre. Tu as de la chance que ça ne soit pas tombé sur un de tes jours de visite. Du soir au matin, Renna s’est arrangée pour que je sue à grosses gouttes, et ça continuait même dans mon lit… Je tente de résister, Min, mais elles me briseront comme elles ont brisé Pura.

» Non, elle s’appelle Ryma ! Je dois me souvenir de son nom, pas de celui qu’on lui a imposé. Elle se nomme Ryma, de l’Ajah Jaune, et elle a lutté jusqu’à ses dernières forces. On ne peut pas la blâmer d’avoir dû renoncer. J’aimerais savoir le nom de l’autre sœur dont elle m’a parlé… Mais toi, n’oublie pas les nôtres, Min. Ryma de l’Ajah Jaune et Egwene al’Vere. Pas Egwene la damane, mais Egwene al’Vere, de Champ d’Emond. Le feras-tu pour moi ?

— Tais-toi ! cria Min. Je ne veux plus entendre un mot ! Si tu dois partir pour le Seanchan, je serai avec toi, de toute façon. Mais ça n’arrivera pas. Tu sais que je vois des images, mon amie. Je suis rarement capable de les interpréter, mais j’ai vu que tu étais liée à Rand, à Perrin et à Mat. Et même à Galad, que la Lumière te pardonne ce mauvais goût ! Si les Seanchaniens te conduisent de l’autre côté de l’océan, comment accompliras-tu ton destin ?

— Ils vont peut-être conquérir le monde entier, Min… Dans ce cas, Rand, Galad et les autres peuvent eux aussi traverser de force l’océan.

— Quelle idée idiote !

— Non, réaliste, tout simplement… Je n’ai pas l’intention d’abdiquer, mais je ne me fais pas d’illusions non plus : je porterai cet a’dam jusqu’à la fin de mes jours. Pareillement, je suis sûre que personne ne parviendra à arrêter les Seanchaniens. Min, si ce capitaine veut bien de toi, embarque avec lui. Au moins, une de nous deux sera libre.

À cet instant, la porte s’ouvrit pour laisser entrer Renna.

Egwene se leva d’un bond et fit une révérence. Min l’imita. Pour les courbettes, la chambre était décidément trop petite, mais les Seanchaniens faisaient passer le protocole avant le confort.

— C’est ton jour de visite ? demanda Renna à Min. J’avais oublié… Mais, de toute façon, il faut travailler même ces jours-là…

La sul’dam alla décrocher le bracelet, l’ouvrit et le passa à son poignet. Bien qu’elle eût observé des dizaines de fois cette scène, Egwene ne comprenait toujours pas comment procédait Renna. Une petite sonde de Pouvoir l’aurait renseignée, mais sa maîtresse s’en serait immédiatement aperçue.

Dès que le bracelet fut à son poignet, Renna eut une moue qui glaça les sangs d’Egwene.

— Tu as canalisé le Pouvoir…, dit la sul’dam d’une voix dangereusement douce. Tu sais que c’est interdit, sauf lorsque nous sommes complètes. Au fond, j’ai été trop gentille avec toi… Et maintenant que tu te sais « précieuse », on dirait bien que tu te crois tout permis. La première erreur fut de te laisser garder ton nom. Enfant, j’avais un chaton nommé Tuli. À partir de maintenant, ce sera ton nom.

» Min, il faut partir. Ta visite à Tuli est terminée.

Min échangea un regard angoissé avec Egwene, puis elle sortit prestement. Même si son amie n’aurait rien pu faire pour elle, à part aggraver encore les choses, Egwene fut désespérée de la voir partir.

Renna s’assit sur la chaise.

— Je vais devoir te punir sévèrement… Nous allons toutes les deux nous présenter devant la cour des Neuf Lunes. Toi à cause de ce que tu sais faire, et moi parce que tu es mon élève. Tu ne m’humilieras pas devant l’Impératrice, c’est une certitude. À présent, tu vas souffrir et ça cessera uniquement lorsque tu me diras à quel point tu aimes être une damane destinée à obéir. Tuli, il faut que tu sois sincère, sinon, je continuerai…

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