Pointant à l’horizon, le soleil levant projetait de longues ombres sur les rues pavées qui descendaient vers le port de Falme. Venue de la mer, une brise mordante repoussait vers les terres la fumée des cheminées et les bonnes odeurs de cuisson du petit déjeuner. Quelques lève-tôt arpentaient déjà les rues, exhalant tous les deux ou trois pas d’impressionnants nuages de buée. Quand on songeait à la foule qui envahirait bientôt la ville, on aurait pu se croire au cœur d’un désert.
Assise sur un tonneau retourné, devant une quincaillerie encore fermée, Nynaeve, les mains glissées sous les aisselles afin de les réchauffer, observait ses troupes. Postée sous un porche, Min mangeait une prune toute ratatinée. Non loin de là, Elayne attendait sur le seuil d’une ruelle. Un grand sac soigneusement plié – après avoir été volé dans le port – reposait près de Min.
Mes troupes…, songea Nynaeve, maussade. Mais quand on n’a pas le choix, il faut faire avec ce qu’on a…
L’ancienne Sage-Dame aperçut soudain une sul’dam blonde qui remontait la rue, sa damane brune à la traîne. Encore endormies, les deux femmes bâillaient discrètement. Les rares passants évitaient de regarder le redoutable binôme et s’en écartaient le plus possible. À part ça, il n’y avait pas d’autres Seanchaniens en vue de ce côté de la rue. Sans regarder dans l’autre direction, Nynaeve s’étira comme si elle voulait stimuler sa circulation sanguine, puis elle se rassit exactement dans la même position.
Min jeta sa prune, coula un coup d’œil apparemment distrait vers le haut de la rue, puis s’adossa à l’encadrement de la porte. Rien à signaler non plus… Sinon, elle aurait posé les mains sur ses genoux. Au contraire, elle les frottait nerveusement, et Elayne, de son côté, sautillait d’un pied sur l’autre.
Si elles nous font prendre, je cognerai leurs jolies petites têtes l’une contre l’autre…
De la vantardise ! Si les trois femmes étaient prises, les Seanchaniens dicteraient les règles du jeu, et celui-ci risquait de ne pas être très amusant.
Malgré son assurance de façade, Nynaeve ignorait si son plan avait l’ombre d’une chance de fonctionner. Dans ce contexte, ce serait peut-être elle qui commettrait la bévue fatale. De toute façon, si les choses tournaient mal, elle avait déjà décidé d’attirer l’attention sur elle afin qu’Elayne et Min puissent s’échapper. En leur donnant l’ordre de détaler en cas de problème, elle n’avait pas cru bon de préciser qu’elle ne suivrait pas ses jeunes compagnes. Ce qu’elle ferait ensuite ? Eh bien, elle le saurait le moment venu.
Mais fasse la Lumière qu’ils ne me prennent pas vivante ! Non, ça, je le refuse de toute mon âme !
La sul’dam et la damane remontèrent la rue jusqu’à ce que le piège se referme sur elles. Voyant qu’elles étaient attaquées par trois furies, les passants s’écartèrent encore plus des deux femmes.
Nynaeve mobilisa toute sa colère contre les deux Seanchaniennes, car leurs semblables avaient collaboré pour passer un collier autour du cou d’Egwene – et elles-mêmes n’auraient pas hésité à faire subir ce sort à la Fille-Héritière et à l’ancienne Sage-Dame si elles en avaient eu l’occasion. Pour mieux se motiver, Nynaeve avait demandé à Min de lui raconter comment les sul’dam imposaient leur volonté aux nouvelles « recrues ». La jeune femme avait certainement gardé un voile pudique sur les pires détails, mais ses révélations avaient suffi à faire bouillir le sang de Nynaeve. Du coup, la fleur blanche s’épanouit sans nulle difficulté au bout de sa tige hérissée d’épines. En d’autres termes, l’ancienne Sage-Dame n’eut aucun mal à accéder au saidar et le Pouvoir de l’Unique se déversa en elle comme un torrent.
La sul’dam blonde et la damane brune écarquillèrent les yeux de surprise et de terreur. Rien de plus normal, puisqu’elles voyaient l’aura qui enveloppait Nynaeve lorsqu’elle canalisait le Pouvoir. La prisonnière brune tenta de réagir, mais elle n’eut le temps de rien faire. Maniant une infime quantité de Pouvoir, Nynaeve en fit une sorte de lanière qui claqua dans l’air comme celle d’un fouet.
Le collier d’argent s’ouvrit et tomba sur le sol. En sautant de son tonneau, Nynaeve ne put retenir un soupir de soulagement.
La sul’dam baissa les yeux sur le collier, le regardant comme si un serpent venimeux rampait à ses pieds. La damane porta une main tremblante à sa gorge, s’assura qu’elle ne rêvait pas puis décocha une fantastique gifle à sa tortionnaire, dont les genoux se dérobèrent, comme si elle allait tomber.
— Bien fait ! cria Elayne.
Elle courait déjà vers Nynaeve, et Min l’imitait de son côté.
Mais la damane s’enfuit à toutes jambes avant que les « troupes » de l’ancienne Sage-Dame l’aient rejointe.
— Nous ne vous ferons pas de mal ! lança Elayne. Amies ! Nous sommes des amies !
— Silence ! cria Nynaeve.
Sortant un mouchoir froissé de sa poche, elle l’enfonça sans douceur dans la bouche de la sul’dam, toujours à moitié sonnée. Ouvrant le sac dans un nuage de poussière, Min le rabattit sur la tête de la femme blonde et l’emprisonna jusqu’à la taille.
— On s’est déjà assez fait remarquer comme ça, ajouta l’ancienne Sage-Dame.
C’était à la fois exact… et faux. Alors que la rue se vidait à toute allure, les passants détalaient sans jeter l’ombre d’un regard aux trois assaillantes et à leur prisonnière. Nynaeve avait compté sur cette réaction – un mélange d’instinct de survie et de réelle indifférence – pour leur gagner un répit non négligeable. Les Falmiens finiraient par raconter ce qu’ils avaient vu, mais il faudrait probablement des heures pour que ça arrive aux oreilles des Seanchaniens.
La sul’dam commença à couiner sous son sac, mais Nynaeve et Min lui passèrent les bras autour de la taille et la poussèrent, non sans peine, dans une ruelle latérale. Derrière elles, la laisse et le collier faisaient un boucan d’enfer sur les pavés.
— Ramasse-les ! cria Nynaeve à Elayne. Ils ne vont pas te mordre !
La Fille-Héritière prit une grande inspiration et obéit très lentement, comme si elle n’était pas sûre de ne rien risquer. Nynaeve éprouva une vague compassion pour sa pauvre petite amie – mais vraiment très vague, parce que le succès du plan reposait sur leur efficacité à toutes les trois.
La sul’dam se débattit comme une diablesse, mais Nynaeve et Min, impitoyables, la guidèrent jusqu’au bout de la ruelle, lui firent traverser un étroit passage entre deux maisons, remontèrent une autre ruelle et entrèrent dans des écuries abandonnées dont les très grandes stalles devaient avoir été prévues pour deux chevaux.
Depuis l’arrivée des Seanchaniens, posséder une monture était devenu un luxe presque inaccessible pour les Falmiens. En deux jours de surveillance, Nynaeve n’avait vu personne approcher des lieux. Et la poussière qui s’accumulait à l’intérieur militait en faveur de la thèse d’un abandon définitif.
Dès que tout le monde fut entré, Elayne lâcha la laisse et s’essuya les mains avec une poignée de brins de paille.
Nynaeve invoqua un autre filet de Pouvoir, et le bracelet s’ouvrit puis tomba sur le sol. Affolée, la sul’dam rua comme un cheval sauvage.
— Prêtes ? demanda Nynaeve.
Ses deux compagnes acquiescèrent, puis soulevèrent le sac avec un bel ensemble.
Ses yeux bleus pleins de larmes à cause de la poussière, la sul’dam était rouge comme une pivoine, et ça n’avait rien à voir avec son séjour sous le sac. Folle de colère, elle voulut courir vers la porte, mais ses trois adversaires ne la laissèrent pas faire plus d’un pas vers le salut. Ensuite, malgré une formidable résistance, la femme blonde se retrouva en sous-vêtements, bâillonnée et proprement saucissonnée avant d’être jetée sur la paille de la stalle choisie comme terrain d’opérations par les trois femmes.
Massant sa lèvre inférieure tuméfiée, Min étudia la robe à la poitrine zébrée d’un éclair et la paire de bottes souples que ses amies et elle venaient d’arracher de haute lutte à la furie.
— Elle pourrait t’aller, Nynaeve… Mais pas à Elayne, ni à moi…
Après l’échauffourée, la Fille-Héritière était occupée à retirer des brins de paille de ses cheveux.
— Je vois, oui… Min, je n’ai jamais pensé sérieusement à toi. Ces femmes te connaissent trop bien…
Nynaeve se déshabilla rapidement, jeta ses vêtements dans la paille et entreprit d’enfiler la tenue de la sul’dam. Compatissante, Min l’aida avec la multitude de boutons…
Comme l’ancienne Sage-Dame le redoutait, les bottes se révélèrent un rien trop petites. La robe aussi, du moins sur la poitrine, alors qu’elle était un peu trop ample ailleurs. La longueur ne collait pas non plus, mais l’ourlet aurait carrément traîné par terre avec les deux autres candidates au rôle.
Prenant le bracelet, Nynaeve se força à occulter ses appréhensions et le ferma sur son poignet gauche. Une fois à son bras, l’artefact ne se distinguait en rien d’un bijou ordinaire et son contact n’avait rien non plus de particulier.
— La robe, Elayne ! lança Nynaeve.
Les trois femmes avaient teint deux robes – une appartenant à la Fille-Héritière et l’autre à l’ancienne Sage-Dame – pour qu’elles ressemblent autant que possible au « sac » gris dont étaient affublées les damane. Puis elles les avaient cachées dans une stalle. Mais, les yeux rivés sur le collier et la laisse, Elayne ne semblait pas disposée à bouger.
— Tu dois la porter ! s’écria Nynaeve. Min est trop connue pour jouer le rôle d’une damane… Si la robe de la sul’dam t’était allée, je m’y serais collée, tu le sais bien…
Certes, mais en crevant de peur à la simple idée de devoir porter le collier. Une raison pour ne pas se montrer trop sévère avec la Fille-Héritière.
— Je sais…, soupira Elayne. Mais j’aurais bien aimé voir ce que ça te faisait de porter le collier… (Elle écarta ses cheveux de son cou.) Min, tu veux bien m’aider ?
La jeune femme s’attaqua à une impressionnante rangée de boutons.
Sans trop savoir comment elle réussit un exploit pareil, Nynaeve parvint à s’emparer du collier sans tressaillir.
— Il y a moyen de faire une expérience…, murmura-t-elle.
Après une brève hésitation, elle se pencha et referma le collier sur le cou de la sul’dam ligotée.
Si quelqu’un mérite un tel châtiment, c’est bien elle !
— Au minimum, ça l’incitera à nous révéler quelques informations utiles…
La femme aux yeux bleus regarda la laisse qui reliait son cou au poignet de Nynaeve, puis elle dévisagea sa geôlière avec un mépris non dissimulé.
— Ça ne fonctionne pas comme ça…, dit Min, mais son amie ne l’entendit pas.
Soudain, Nynaeve eut conscience de ce que l’autre femme éprouvait. Elle sentit les liens qui mordaient ses chevilles et blessaient ses poignets attachés dans son dos. Elle reconnut sur sa langue le goût de poisson dont était imprégné le mouchoir – subtilisé dans la fameuse chambre – et s’aperçut que la paille lui irritait la peau à travers le tissu trop fin de ses sous-vêtements. Ce n’était pas comme si ces choses lui étaient arrivées à elle, cependant. Mais le vécu de la sul’dam était en quelque sorte transféré tel quel dans un coin de son cerveau.
Devinant que le phénomène ne disparaîtrait pas, elle se racla la gorge et parla d’un ton dur à la prisonnière :
— Si tu me réponds franchement, je ne te ferai aucun mal. Sinon…
Histoire de se faire comprendre, elle souleva la laisse, l’air menaçant.
Sous le bâillon, les lèvres de la sul’dam s’étirèrent, et ses épaules tremblèrent de plus en plus fort. D’abord perplexe, Nynaeve comprit que la prisonnière se tordait de rire.
Elle faillit abandonner, mais une pensée lui traversa l’esprit. Les sensations qui avaient envahi sa tête semblaient être la somme de tout ce que la sul’dam éprouvait au niveau physique. Curieuse de voir ce qui se passerait, elle tenta de les amplifier.
Les yeux exorbités, la prisonnière poussa un cri que le bâillon ne parvint pas à étouffer entièrement. Écartant les doigts dans son dos comme si elle voulait se protéger de quelque chose, elle se tortilla sur la paille en un vain effort pour fuir ce qui la torturait.
Elle-même secouée, Nynaeve poussa un petit cri et se débarrassa des sensations supplémentaires qu’elle avait ajoutées à celles de la sul’dam – qui devint toute molle et éclata en sanglots.
— Que lui as-tu fait ? demanda Elayne.
Bouche bée, Min ne parvenait pas à détourner le regard de la prisonnière.
— Ce que t’a fait Sheriam quand tu as jeté une tasse à la figure de Marith.
Par la Lumière ! cet artefact est répugnant !
— Vraiment ? s’étrangla la Fille-Héritière.
— Mais un a’dam ne devrait pas fonctionner comme ça…, dit Min. Les sul’dam affirment qu’il n’aurait d’effet sur aucune femme incapable de canaliser le Pouvoir.
— Je me fiche des détails, répondit Nynaeve, tant que ça va dans mon sens… (Elle saisit la laisse métallique à l’endroit où elle s’accrochait au collier et souleva assez la prisonnière pour pouvoir la regarder dans les yeux.) Je vois que tu es morte de peur, alors écoute-moi bien, si tu tiens à ta peau. Je veux des réponses et, si je ne les obtiens pas, je t’écorcherai vivante.
Les yeux écarquillés, la sul’dam céda visiblement à la panique. Révulsée, Nynaeve comprit qu’elle avait pris sa menace au pied de la lettre.
Si elle pense que j’ai vraiment cette intention, c’est parce qu’elle sait que c’est faisable. Ces laisses sont des instruments de torture…
L’ancienne Sage-Dame dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas retirer le bracelet de son poignet et l’envoyer au loin.
— Alors, tu es prête à parler ? demanda-t-elle sèchement. Ou veux-tu une démonstration de mes talents d’accoucheuse ?
La sul’dam secoua frénétiquement la tête… Et, quand Nynaeve lui eut retiré son bâillon, elle prit à peine le temps de déglutir avant de débiter un discours frénétique :
— Je ne vous dénoncerai pas… C’est juré ! Enlevez-moi cette horreur du cou, par pitié ! J’ai pas mal de pièces d’or sur moi. Prenez-les. Je n’en parlerai jamais à personne…
— Tais-toi ! cria Nynaeve. (La prisonnière obéit en un clin d’œil.) Bien, j’aime mieux ça… Comment t’appelles-tu ?
— Seta… S’il vous plaît, le collier… Si quelqu’un le voit sur moi…
La sul’dam baissa les yeux sur la laisse, puis les ferma comme si elle ne supportait pas de voir ça.
Nynaeve comprit alors qu’elle ne parviendrait jamais à convaincre Elayne de porter l’a’dam.
— Bon, si on en finissait ? demanda justement la Fille-Héritière, désormais en sous-vêtements. Sinon, Egwene aura le temps de mourir de vieillesse… La robe de la sul’dam te va, Nynaeve, et Min ne peut pas jouer le rôle de la damane. Donc, il ne reste plus que moi.
— Remets tes vêtements, mon amie… Quelqu’un d’autre va jouer le rôle de l’Enchaînée…
Nynaeve tira sur la laisse, arrachant un petit cri à Seta.
— Non ! Non ! Par pitié, si on me voit…
— Silence ! cria l’ancienne Sage-Dame. À mes yeux, tu es pire qu’un criminel et encore plus méprisable qu’un Suppôt des Ténèbres. Je ne puis imaginer quelqu’un de plus indigne que toi… Porter ce bracelet et te ressembler, même pendant une heure, me donne la nausée. Donc, si tu crois que je ferai montre de clémence, détrompe-toi. Tu ne veux pas qu’on te voie ? Eh bien, nous désirons aussi passer inaperçues. Mais qui regarde de près une damane ? Tant que tu garderas la tête basse, comme toutes ces pauvres femmes, aucune de tes collègues ne te reconnaîtra. Mais je te conseille de faire tout ce qui te sera possible pour qu’on ne nous remarque pas non plus. Parce que, si on nous démasque, on verra aussi à quel point tu es tombée bas. Et si ça ne te suffit pas, comme menace, je jure de te faire regretter le jour où ton père a embrassé ta mère pour la première fois.
— Compris…, gémit Seta. J’obéirai…
Nynaeve dut retirer provisoirement le bracelet de son poignet afin qu’Elayne et Min puissent glisser la robe grise de damane le long de la laisse puis la faire enfiler à la prisonnière. Trop ample sur la poitrine et trop serrée sur les hanches, la robe n’allait pas vraiment à Seta, qui avait l’air de l’avoir empruntée à une amie. Restait à espérer que les gens aient pour de bon tendance à ne pas regarder les damane.
Quand la séance d’habillage fut terminée, Nynaeve remit à contrecœur le bracelet. Elayne récupéra les vêtements de l’ancienne Sage-Dame et se servit de l’autre robe teinte pour confectionner le genre de baluchon qu’une paysanne pouvait parfaitement porter alors qu’elle suivait une sul’dam et sa damane.
— Gawyn sera fou d’angoisse quand je lui raconterai tout ça !
La Fille-Héritière s’esclaffa, mais son rire sonnait atrocement faux.
Nynaeve s’examina de très près, puis elle fit de même avec Min. Maintenant, il allait falloir passer aux choses vraiment dangereuses.
— Prêtes, les filles ?
— Prête…, répondit Elayne, sa bonne humeur envolée.
— Prête, lâcha Min.
— Où allez-vous ? Enfin, où allons-nous ?
— On va se jeter dans la gueule du loup, dit Elayne.
— Pour danser le quadrille avec le Ténébreux, précisa Min.
Nynaeve soupira, accablée par ces tergiversations.
— Elles essaient de te dire que nous allons entrer dans la prison des damane, afin d’en libérer une.
Seta en était encore bouche bée de surprise quand l’improbable quatuor sortit des écuries.
Sur le pont du Poudrin, Bayle Domon regardait le jour se lever. Même si les rues qui menaient au port restaient peu fréquentées, les quais grouillaient déjà d’activité. Perchée sur un toit, une mouette dévisageait le capitaine. Ces oiseaux, constata-t-il, avaient des yeux impitoyables…
— Vous êtes sûr de votre fait, capitaine ? demanda Yarin. Si les Seanchaniens se demandent pourquoi nous sommes tous à bord…
— Assure-toi qu’il y ait bien une hache à côté de chaque amarre… Mais, si un marin coupe un de ces cordages avant que nos passagères soient à bord, je lui fendrai le crâne à coups de massue. C’est bien compris ?
— Et si elles ne viennent pas, capitaine ? Si des soldats seanchaniens se montrent à leur place ?
— Vide-toi bien les boyaux, mon garçon ! Si ça arrive, nous filerons vers la sortie du port, et que la Lumière veuille bien nous prendre sous son aile ! Mais, jusque-là, j’insiste pour que nous attendions ces femmes. À présent, retourne les guetter en faisant mine de ne rien attendre.
Domon se tourna vers la cité et regarda dans la direction où se dressait le complexe des damane. Très nerveux, il pianota sur le bastingage en se demandant comment tourneraient les choses.
Soufflant de la mer, un vent frisquet poussait vers les narines de Rand de bonnes odeurs de petit déjeuner. S’avisant que cette bise soulevait les pans de sa cape rongée aux mites, le jeune homme la ferma d’une main. Dans les vêtements qu’ils avaient trouvés, aucune veste n’était à sa taille. Du coup, il avait gardé la sienne, et il préférait dissimuler les hérons qui ornaient son col et les broderies qui rehaussaient ses manches. De plus, malgré leur tolérance en matière d’armes, assez surprenante pour une force d’occupation, il n’aurait pas juré que les Seanchaniens se montreraient si libéraux avec le porteur d’une épée au héron.
À la pâle lumière du soleil levant, Rand distinguait à peine Hurin, qui chevauchait devant lui, slalomant entre les enclos à chevaux et les emplacements pour chariot. Quelques hommes seulement se déplaçaient entre les véhicules des marchands, et tous étaient des forgerons ou des charrons.
Ingtar, le premier à entrer en ville, était déjà très loin devant. Perrin et Mat suivaient Rand, mais sans chevaucher ensemble. Le jeune homme ne se retourna pas pour voir où ils étaient. Cinq hommes étaient entrés dans Falme aux premières lueurs de l’aube, mais ils ne se connaissaient pas et n’avaient aucun lien les uns avec les autres.
Dans les enclos, les chevaux se pressaient contre la clôture, attendant qu’on les nourrisse. Soudain, Hurin sortit à demi d’un passage, entre deux écuries encore fermées, et fit signe à Rand de le rejoindre. Sans hésiter, le jeune homme orienta son cheval dans la direction requise.
Tenant son cheval par la bride, Hurin était engoncé dans une redingote trop fine et il tremblait de froid malgré la lourde cape qui dissimulait ses armes.
— Le seigneur Ingtar est un peu plus loin, annonça-t-il. Il a ordonné que nous laissions les chevaux ici et que nous fassions à pied le reste du chemin.
Alors que Rand mettait pied à terre, le renifleur ajouta :
— Fain est passé dans la rue où nous étions. Je le sens presque d’ici…
Rand conduisit Rouquin jusqu’à l’endroit où Ingtar avait attaché sa monture, derrière une des écuries. Dans sa veste de cuir toute trouée, l’officier ne payait pas de mine, et son ceinturon d’armes ressemblait à un cheveu sur la soupe, mais ses yeux brillaient comme d’habitude d’une sereine détermination.
Rand attacha Rouquin à côté de l’étalon du militaire. Qu’allait-il faire de ses sacoches de selle, à présent ? Par prudence, il avait préféré ne pas laisser l’étendard avec les autres. Aucun soldat n’aurait osé fouiller dans ses affaires, mais comment savoir, avec Verin ? Et si elle avait trouvé l’étendard du Dragon, comment aurait-elle réagi ?
Pour l’heure, Rand décida de laisser les sacoches sur sa selle.
Mat arriva sur ces entrefaites, Hurin et Perrin le suivant d’assez près. Dans leurs vêtements d’emprunt, les deux garçons de Champ d’Emond avaient l’air d’un duo de mendiants, mais ils étaient passés inaperçus dans tous les villages traversés, et cela seul comptait.
— Et maintenant, déclara Ingtar, on va voir ce qu’on va voir !
En bavardant, les cinq hommes traversèrent la cour des chariots comme s’ils avaient l’intention de flâner pour se familiariser un peu avec la ville. Puis ils s’engagèrent dans des rues pavées en continuant à dire ce qui leur passait par la tête. Ingtar espérait que cinq voyageurs parmi tant d’autres n’attireraient pas l’attention. De toute façon, à cette heure matinale, par un temps si frais, il n’y avait pratiquement personne dehors…
S’ils marchaient ensemble, Hurin jouait quand même un rôle d’éclaireur. Humant l’air, c’était lui qui décidait de la direction à prendre, comme le plan le prévoyait depuis le début.
— Fain a sillonné ces rues, dit le renifleur avec une moue dégoûtée. Sa puanteur est partout, si forte qu’il est impossible de distinguer la nouvelle de l’ancienne… Mais je peux affirmer qu’il était encore ici hier ou avant-hier. Donc, il y a une bonne chance pour qu’il ne soit pas parti.
Les rues se remplirent peu à peu. D’abord un marchand à la sauvette, occupé à installer des fruits sur un étalage de fortune. Puis un type bizarre courant avec un gros rouleau de parchemin sous le bras, une planche à dessiner accrochée dans le dos. Les cinq amis virent aussi un rémouleur en train de graisser les roues de sa charrette et, un peu plus tard, ils croisèrent deux femmes qui marchaient l’une derrière l’autre. Et la première tenait la seconde en laisse !
Rand retint son souffle et dut s’empêcher de regarder fixement les deux Seanchaniennes.
— C’est ça, une damane ? demanda Mat, les yeux exorbités de surprise.
— Une femme avec une robe ornée d’éclairs, une autre qui garde la tête basse… (Ingtar hocha la tête.) Oui, ça correspond aux descriptions des villageois… Hurin, allons-nous devoir arpenter toutes les rues de cette maudite ville ?
— Fain a été partout, seigneur. Sa puanteur aurait dû m’aider à me repérer, mais…
Dans le quartier où les cinq hommes déambulaient, les maisons à plusieurs étages étaient presque toutes aussi grandes que des auberges. Au coin d’une rue, Rand s’immobilisa, surpris de découvrir qu’une vingtaine de soldats montaient la garde devant une imposante demeure. De l’autre côté de la rue, deux femmes à la robe ornée d’éclairs conversaient devant la porte d’une autre grande maison. Sur le toit de la première, une bannière représentant un faucon d’or battait au vent. En revanche, il n’y avait aucun drapeau ni aucune marque honorifique sur le second bâtiment.
Campé au milieu de ses hommes, un officier paradait dans son armure rouge, noir et doré – avec son casque en forme de tête d’araignée, il ressemblait à un insecte géant, mais ce n’était rien à côté des deux ignobles créatures accroupies à côté des sentinelles.
Rand faillit s’en emmêler les pinceaux.
Des grolms !
Il n’y avait aucun doute possible, à voir les têtes triangulaires des monstres sur lesquelles brillaient trois yeux.
C’est impossible ! Bon sang ! suis-je en train de rêver ? Qui sait, nous ne sommes peut-être même pas encore partis pour Falme ?
Les quatre compagnons de Rand regardèrent aussi les monstres.
— Au nom de la Lumière ! c’est quoi, ces horreurs ? s’écria Mat.
— Seigneur… Seigneur Rand, bafouilla Hurin, ce sont… C’est exactement…
— On s’en fiche, Hurin ! Laisse tomber…
Après une brève hésitation, le renifleur acquiesça.
— Nous sommes ici pour le Cor, dit Ingtar, pas pour regarder des monstres seanchaniens. Hurin, concentre-toi sur Fain !
Les soldats accordèrent à peine un regard aux cinq hommes. La rue où ils étaient descendant en droite ligne vers le port, Rand vit les grands bateaux carrés au mouillage – de là, ils paraissaient petits, mais ce devaient être des mastodontes.
— Fain a rôdé ici tout le temps, marmonna Hurin en se frottant le nez du dos de la main. Il y a de véritables strates de puanteur et je dois « creuser » pour déterminer une chronologie… Mais je pense qu’il était là hier, et peut-être même cette nuit…
Mat serra soudain frénétiquement les pans de sa veste élimée.
— Elle est là ! s’écria-t-il. (Il se tourna vers la maison au toit surmonté d’une bannière.) La dague est dans ce bâtiment ! Je ne l’ai pas sentie sur le coup parce que j’étais distrait par les monstres, mais c’est une évidence. Elle est là-dedans !
Perrin enfonça un index dans les côtes de son ami.
— Si tu te détournais, avant que ces types se demandent pourquoi tu les regardes comme ça ?
Rand jeta un coup d’œil discret. En effet, l’officier les observait, intrigué.
Mat se retourna à contrecœur.
— On va continuer à marcher alors que la dague est à portée de ma main ? J’en suis sûr !
— C’est le Cor que nous cherchons, rappela Ingtar. Je veux trouver Fain, le cuisiner et apprendre où est l’artefact.
L’officier allongea le pas.
Mat ne protesta pas, mais l’indignation se lisait sur son visage.
Moi aussi, je dois trouver Fain, pensa Rand. Je le dois !
Mais le problème de Mat passait avant tout.
— Ingtar, si la dague est dans cette maison, Fain doit s’y trouver aussi. Je le vois mal laisser ces trésors et s’en aller se promener.
Ingtar s’arrêta et les autres l’imitèrent.
— Tu as peut-être raison, mais comment en être sûrs ?
— En attendant qu’il sorte, tout simplement… S’il se montre dans l’heure qui vient, on saura qu’il a dormi ici. Et je parie que le Cor est dans sa chambre. Si j’ai raison, nous irons rejoindre Verin et nous aurons mis un plan au point avant la tombée de la nuit.
— Je n’ai pas l’intention d’en référer à l’Aes Sedai, dit Ingtar, et pas davantage d’attendre la nuit. J’ai déjà attendu trop longtemps. Il faut que j’aie ce Cor entre mes mains avant la fin de la journée.
— Mais nous n’avons aucune certitude, Ingtar…
— Si, sur la dague, rappela Mat.
— Et Hurin a dit que Fain était ici cette nuit. (Le renifleur voulut relativiser cette déclaration d’Ingtar, qui le somma de se taire d’un geste agacé.) C’est la première fois que tu te montres si précis, renifleur. Nous allons récupérer le Cor sur-le-champ !
— Quoi ? s’écria Rand.
L’officier ne les regardait plus, certes, mais il y avait devant la demeure une vingtaine de soldats et deux grolms.
C’est absurde ! Il ne peut pas y en avoir dans notre monde !
C’était vrai, mais le penser ne suffisait pas à faire disparaître les monstres.
— On dirait qu’il y a des jardins derrière toutes ces maisons, fit Ingtar en regardant autour de lui. Si une de ces ruelles longe un mur d’enceinte… Souvent, les hommes sont trop occupés à se protéger de front pour songer à surveiller leurs arrières… Suivez-moi !
Ingtar se dirigea vers l’étroit passage qui séparait deux maisons. Hurin et Mat lui emboîtèrent le pas sans hésiter.
Rand consulta du regard Perrin, qui haussa les épaules, fataliste. Eux aussi suivirent le mouvement.
Le passage se révéla presque trop étroit pour eux, mais il déboucha dans une ruelle assez large pour laisser passer une brouette voire une petite charrette. La voie pavée longeait toute une enfilade de murs de jardin – des deux côtés – ou de façades arrière de maison – un coin tranquille où fort peu de gens devaient s’aventurer.
Ingtar avança jusqu’à ce que le petit groupe arrive au niveau de la maison surmontée d’un étendard. Sortant de sous sa veste ses gantelets renforcés de fer, il les enfila puis sauta pour s’accrocher au sommet du mur. Quand ce fut fait, il se hissa à la force des bras afin de jeter un coup d’œil à l’intérieur de la propriété.
— Des arbres…, souffla-t-il. Des parterres de fleurs… Un sentier… Il n’y a pas âme qui… Non, je vois un soldat, mais il ne porte même pas son casque. Comptez jusqu’à cinquante, puis suivez-moi !
Avant que Rand ait pu dire un mot, l’officier exécuta un parfait rétablissement en haut du mur, puis il disparut derrière.
Mat commença à compter.
Quand il en fut à cinquante, Hurin bondit sans même attendre qu’il ait fini de prononcer le mot. Perrin le suivit avec la même énergie.
Rand se demanda si Mat allait avoir besoin d’aide. Mais, si pâle qu’il fût, le jeune homme sauta souplement et se laissa tomber à son tour dans le jardin. Avec sa taille, Rand eut encore moins de difficulté, et il se retrouva très vite accroupi de l’autre côté du mur avec ses trois compagnons.
Pris dans l’impitoyable étau de l’automne, le jardin aux arbres tout déplumés et aux parterres de fleurs fanées était battu par le même vent qui malmenait la bannière, sur le toit. À cause de la poussière qui montait du sentier de gravier, Rand ne vit pas tout de suite où était Ingtar. Puis il le repéra, plaqué au mur de derrière de la maison. Son épée au poing, il faisait signe aux trois autres intrus de le rejoindre.
Rand courut plié en deux, et bien plus conscient des fenêtres de la maison, au-dessus de sa tête, que des trois amis qui avançaient à ses côtés. Non sans soulagement, il atteignit le mur et s’y plaqua comme Ingtar.
— Elle est là…, marmonna Mat. Je la sens…
— Et le garde ? souffla Rand.
— Raide mort…, répondit Ingtar. Ce crétin était trop confiant. Il n’a même pas eu le temps de crier. J’ai caché son cadavre dans un buisson.
Rand dévisagea l’officier.
Et, d’après lui, c’est le Seanchanien qui était trop confiant ?
Sans les murmures angoissés de Mat, nul doute qu’il aurait rebroussé chemin et passé le mur dans l’autre sens.
— Nous y sommes presque…, marmonna Ingtar comme s’il se parlait tout seul. Oui, presque… Suivez-moi !
Rand dégaina son épée et suivit Ingtar dans un escalier extérieur. Hurin sortit son épée courte et sa dague spéciale et Perrin, sans grand enthousiasme, tira la hache passée dans la boucle de sa ceinture.
Les cinq intrus débouchèrent dans un couloir obscur. Sur leur droite, des odeurs de cuisine filtraient d’une porte entrouverte et des échos de voix attestaient la présence de plusieurs personnes dans cette pièce. De temps en temps, un bruit de casseroles qui s’entrechoquent confirmait qu’il s’agissait bien d’une cuisine.
Ingtar fit signe à Mat d’ouvrir la marche. Alors qu’ils remontaient le couloir, Rand surveilla en permanence la porte de la cuisine, dans son dos.
Devant eux, une mince jeune femme aux cheveux noirs sortit d’une pièce, portant un plateau sur lequel trônait un unique gobelet. La robe blanche de la domestique était si transparente que Rand en écarquilla les yeux. Les cinq hommes se pétrifièrent, mais la servante s’éloigna sans même jeter un coup d’œil dans leur direction.
— Vous avez vu ça ? couina Mat. À travers sa robe on distinguait…
Ingtar plaqua une main sur la bouche du jeune homme.
— Concentre-toi sur notre mission…, souffla-t-il. Allons, aide-moi à trouver le Cor !
Mat désigna un escalier en colimaçon. Les cinq amis le gravirent, puis Mat prit la tête du groupe et le guida en direction de la partie avant de la maison. Dans le couloir, tous les meubles – assez rares, en réalité – semblaient de forme arrondie. En matière de décoration, les tapisseries et les paravents alternaient avec une assommante monotonie – d’autant plus que tous représentaient des oiseaux perchés sur une branche ou une paire de fleurs. Sur un paravent, Rand remarqua la présence assez étrange d’une rivière représentée avec ses berges mais… absolument rien d’autre autour qu’un fond blanc.
Des bruits montaient d’un peu partout, attestant la présence de plusieurs personnes dans la maison. Les intrus ne firent aucune rencontre, et Rand s’en félicita. Si quelqu’un apercevait cinq types armés jusqu’aux dents en train de se faufiler dans les couloirs, le résultat serait garanti !
— Là-dedans…, souffla Mat en désignant une double porte coulissante d’une grande sobriété, puisque les poignées sculptées étaient ses seuls ornements. Enfin, la dague y est…
Ingtar jeta un coup d’œil à Hurin, qui fit coulisser les portes, permettant à l’officier de les franchir, l’épée brandie. Rand et les autres suivirent l’officier dans la pièce déserte, puis le renifleur referma derrière eux.
Des paravents peints dissimulaient les murs, les portes et les fenêtres, tamisant la lumière du jour et étouffant les rares bruits de la rue. Dans un coin de la pièce se dressait un grand cabinet circulaire. Placées pour permettre à la personne assise de contempler le meuble, une petite table et une chaise lui faisaient face.
Rand entendit Ingtar pousser un petit cri. Pour sa part, il se contenta d’un soupir de soulagement. Le Cor de Valère, posé sur un support, trônait sur la table. À côté, le rubis enchâssé dans le manche de la dague brillait faiblement.
Mat avança et s’empara des deux artefacts.
— Nous les avons ! triompha-t-il en brandissant l’arme. Les deux sont à nous !
— Pas si fort…, souffla Perrin. Nous ne sommes pas encore sortis d’ici…
Les mains de l’apprenti forgeron frémissaient sur le manche de sa hache, comme si elles avaient voulu serrer autre chose…
— Le Cor de Valère ! s’écria Ingtar, émerveillé.
Il toucha l’instrument, suivit du bout d’un index les inscriptions d’argent, autour du pavillon, et récita d’une voix grave leur traduction. Puis il retira sa main, tremblante d’excitation :
— C’est lui ! Par la Lumière ! c’est lui ! Je suis sauvé !
Hurin avait déjà entrepris de retirer les paravents qui occultaient les fenêtres. Quand il eut écarté le dernier, il regarda dehors.
— Les soldats sont toujours là, annonça-t-il, comme s’ils avaient pris racine. Les monstres n’ont pas bougé non plus…
Rand vint se camper à côté du renifleur. Les créatures étaient bien des grolms, il était inutile de le nier.
— Comment ont-ils… ?
Rand ne termina pas sa phrase. Levant les yeux, il venait presque par hasard de jeter un coup d’œil dans le jardin de la maison d’en face. Très grand, il s’étendait devant la bâtisse, et on voyait encore très bien qu’on avait abattu des murs de séparation afin de relier tous les espaces de promenade de ce pâté de maisons. Toujours par deux, des femmes déambulaient le long des sentiers ou prenaient l’air sur des bancs. Une laisse d’argent reliait chacun de ces binômes. Et, malgré la distance, Rand venait de croiser le regard d’une femme en robe grise.
Un regard qu’il aurait reconnu entre mille.
— Egwene…, souffla-t-il, blanc comme un linge.
— Que racontes-tu ? lança Mat. Egwene est en sécurité à Tar Valon, et j’aimerais sacrément être à sa place.
— Non, elle est ici, dit Rand, catégorique.
Les deux femmes s’éloignaient déjà en direction d’un bâtiment, sur la gauche du grand jardin.
— Elle est là, en face de nous, et… Par la Lumière ! elle a un collier autour du cou !
— Tu es sûr ? demanda Perrin. (Il vint lui aussi regarder dehors.) Je ne la vois pas, Rand… Et je la reconnaîtrais si c’était elle, tu peux me croire !
— C’était elle ! affirma Rand.
Les deux femmes entrèrent dans le bâtiment.
Egwene était censée ne rien risquer à Tar Valon ! Bien à l’abri dans la Tour Blanche…
Rand sentit sa gorge se serrer et son estomac se nouer.
— Je dois la tirer de là ! Les autres, vous…
— Ainsi, dit soudain une voix douce dans le dos des intrus, vous n’êtes pas ceux que j’attendais !
Rand se retourna et eut quelque peine à en croire ses yeux. L’homme au crâne rasé qui venait d’entrer portait une longue robe bleue et ses ongles semblaient trop longs pour qu’il puisse tenir quelque chose. Les deux types qui se tenaient respectueusement derrière lui n’avaient qu’une moitié du crâne rasée, le reste de leur chevelure sombre formant une courte tresse. L’un des deux serrait contre sa poitrine une épée rangée dans son fourreau.
Les paravents qui dissimulaient des portes basculèrent en avant, révélant devant chaque issue une petite haie composée de quatre ou cinq soldats seanchaniens en armure – sans leur casque, mais l’épée au poing.
— Vous êtes en la noble présence du haut seigneur Turak, commença l’homme qui portait l’épée.
Il foudroya du regard Rand et les autres intrus mais, d’un geste très discret de l’index, son maître lui fit signe de se taire. L’autre domestique avança, s’inclina puis entreprit de retirer sa robe à Turak.
— Quand on est venu me dire qu’on avait trouvé le cadavre d’un garde, dit très calmement le haut seigneur, j’ai soupçonné cette vermine qui se fait appeler Fain. Je me méfie de lui depuis la fin mystérieuse de Huan, et je sais qu’il convoite la dague…
Turak écarta les bras pour que le serviteur le débarrasse plus facilement de la robe d’apparat. Malgré sa voix chantante, le haut seigneur, une fois torse nu, apparaissait tel qu’il était vraiment : un athlète et un guerrier.
Tandis que Turak resserrait distraitement la large ceinture bleue de son pantalon plissé, Rand se demanda s’il avait simplement conscience d’être en face de cinq hommes armés.
— Et, quelle surprise, voilà que je découvre des inconnus qui se sont emparés de la dague et du Cor ! Vous avez gâché ma matinée et, pour ça, je me ferai un plaisir de tailler en pièces un ou deux d’entre vous. Les survivants me diront qui vous êtes et ce que vous faites ici.
Sans même tourner la tête, Turak tendit une main sur le côté et referma les doigts sur la poignée de l’épée que le second serviteur lui présentait. D’un geste vif, il dégaina la lourde lame incurvée.
— Je ne tolérerai pas qu’on endommage le Cor.
Comprenant le message, un des soldats avança et tendit le bras vers l’instrument. Rand se demanda s’il devait éclater de rire ou non. Cet homme-là portait une armure, certes, mais il aurait quand même dû se méfier de cinq intrus armés. À l’évidence, ce n’était pas le cas…
Mat se chargea de ramener à la réalité les Seanchaniens. Vif comme l’éclair, il frappa le type à la main avec la dague. Surpris, le guerrier recula en lâchant un petit cri. Puis il hurla de douleur.
Tous les témoins se pétrifièrent. La main que l’homme tenait devant ses yeux, comme pour s’assurer que ce n’était pas un cauchemar, virait au noir, à croire qu’elle était en train de brûler de l’intérieur. Hurlant de plus en plus fort, l’homme referma sa main libre sur son bras puis sur son épaule. Se débattant contre un ennemi invisible, il finit par s’écrouler sur le tapis soyeux, le visage commençant à noircir. Ses yeux sortirent de leurs orbites et sa langue elle aussi noircie jaillit d’entre ses lèvres, assez gonflée pour l’étouffer. Il tenta de la cracher, toussa horriblement et finit par s’immobiliser sur un dernier spasme. Toutes les parties visibles de son corps étaient noires comme de la résine pourrie et semblaient devoir exploser comme des fruits trop mûrs si on y touchait.
Mat déglutit péniblement, ses doigts s’ouvrant et se fermant sur la dague comme si son contact le brûlait.
Turak lui-même en resta pétrifié de surprise.
— Vous voyez, le défia Ingtar, nous ne sommes pas sans défense…
Il sauta par-dessus le cadavre, chargeant les hommes qui regardaient sans y croire la dépouille du frère d’armes qui se tenait parmi eux quelques minutes plus tôt.
— Shinowa ! cria-t-il. À moi, Shinowa !
Hurin suivit son chef et, ensemble, ils forcèrent leurs adversaires à reculer.
Les Seanchaniens qui gardaient l’autre porte voulurent voler au secours de leurs camarades, mais eux aussi durent battre en retraite, la dague de Mat faisant encore plus de dégâts que la hache de Perrin.
En un clin d’œil, Rand se retrouva seul face à Turak. Ayant recouvré ses esprits, le haut seigneur rivait son regard dans celui de Rand, le cadavre noirci du soldat totalement oublié.
Les deux serviteurs semblaient tout aussi peu conscients de la présence du mort… et, plus étrangement, de l’existence de Rand. Alors que le combat continuait dans le couloir et dans une pièce attenante, ces domestiques avaient pris le temps de plier soigneusement la robe d’apparat de Turak. Sans un regard pour le soldat mort, ils s’accroupirent à côté de la porte, prêts à suivre le duel jusqu’à son terme.
— Je me doutais que ce serait entre toi et moi…, dit Turak à Rand.
Le poignet et les doigts d’une grande souplesse, il dessina quelques arabesques dans l’air avec sa lame. Ses ongles ne semblaient pas le gêner, tout compte fait.
— Tu me sembles bien jeune… Voyons ce que valent les escrimeurs au héron, de ce côté de l’océan.
Rand remarqua soudain un détail qui lui avait échappé. La lame de Turak était elle aussi ornée d’un héron. Alors qu’il avait bénéficié d’une formation minimale, voilà qu’il devait affronter un maître escrimeur. Histoire d’avoir la plus grande liberté de mouvement possible, il se débarrassa de sa cape et la jeta au loin.
En face de lui, Turak attendait placidement le début des hostilités.
Rand invoqua le vide avec une intensité proche du désespoir. Durant les quelques minutes à venir, il allait avoir besoin de toutes ses compétences – et, même s’il parvenait à les mobiliser, ses chances de sortir vainqueur du duel restaient réduites. Pourtant, il ne pouvait se permettre de perdre. Egwene était prisonnière de l’autre côté de la rue, presque assez près pour qu’il l’entende si elle criait son nom, et il devait la libérer.
S’il invoquait le vide, la lueur maladive du saidin l’attendrait dans le cocon. En même temps qu’une atroce envie de vomir, elle lui donnerait un désir dévorant de puiser dans la Source Authentique. Mais, avec Egwene, il y avait des damane. S’il ne parvenait pas à s’empêcher de canaliser, elles le sentiraient et alerteraient leurs maîtres. En tout cas, c’était ce que pensait Verin. Et, dans des circonstances si délicates, il n’avait aucune raison de croire qu’elle se trompait. En résumé, s’il ne renonçait pas au vide, il risquait de survivre face à Turak pour succomber ensuite contre des damane. Ça ne l’aurait pas gêné plus que ça, mais il y avait la variable Egwene, qu’il n’avait jusque-là jamais incluse dans l’équation.
Rand leva son épée. Sans un bruit, Turak avança à sa rencontre. Leurs lames s’abattirent et s’entrechoquèrent, produisant le bruit d’un marteau qui percute une enclume.
Dès le début, Rand comprit que son adversaire l’aiguillonnait, tentant de déterminer ses limites. Une attaque, puis une autre, un peu plus vicieuse, et une autre encore… Plus que ses compétences d’escrimeur, la vivacité et la souplesse du jeune homme lui permirent de survivre à cette manche d’observation. Sans le vide, il avait toujours un temps de retard, et à la longue cela risquait de lui être fatal. La pointe de la lourde lame du haut seigneur manqua l’éborgner, laissant une coupure très douloureuse sous son œil gauche. Un autre coup le toucha à l’épaule, coupant sa veste et faisant sourdre le sang. Une incision si précise qu’on aurait pu la comparer à celle d’un chirurgien lui valait également une petite hémorragie sous le bras droit, le fluide vital empoissant peu à peu sa chemise.
L’air déçu et écœuré, Turak rompit le contact et recula d’un pas.
— Où as-tu trouvé cette épée, jeune homme ? Ne me dis pas que le héron, chez vous, récompense de si piètres escrimeurs ? Qu’importe ! Fais ton examen de conscience, car ta dernière heure a sonné.
Le haut seigneur repassa à l’attaque.
Rand se laissa envelopper par le vide. Dans le cocon, il vit effectivement briller le saidin, mais il l’ignora. Au fond, ce n’était pas plus difficile que d’occulter la douleur quand on s’était planté dans la peau une épine barbelée. Le tout était de refuser le Pouvoir de l’Unique, qui l’incitait à s’unir à la moitié masculine de la Source Authentique.
Désormais, Rand ne faisait plus qu’un avec sa lame. Il se fondait dans les murs et le parquet de la salle, parvenant même à ne plus faire qu’un avec Turak.
Il reconnut alors les figures qu’utilisait le haut seigneur. Si elles appartenaient à une autre école que celle de Lan, les différences n’étaient pas si grandes que ça. L’Envol de l’Hirondelle vint se briser sur un très classique Écarter la Soie, la Lune sur l’Eau se heurta à la Danse du Petit Coq de Bruyère et le Ruban dans l’Air échoua face à la Pierre qui Tombe de la Falaise…
Les duellistes traversèrent et retraversèrent la pièce avec pour seul accompagnement la sinistre musique de leurs armes.
Sa déception oubliée – et son dégoût envolé –, Turak eut un instant de surprise, puis la concentration balaya toutes ses pensées parasites. Alors qu’il redoublait ses efforts, de la sueur perla sur le front du haut seigneur.
La Fourche aux Trois Éclairs fut efficacement parée par la Feuille dans la Brise.
Hors du cocon, les pensées de Rand dérivaient comme si elles ne lui appartenaient pas. C’était insuffisant. Face à un maître escrimeur, avec l’aide du vide et en mobilisant toutes ses compétences, il faisait à peine le poids. S’il n’en finissait pas très vite, c’était Turak qui aurait le dernier mot.
Le saidin ? Non ! Parfois, il est nécessaire de savoir Remettre l’Épée au Fourreau dans sa propre chair.
Mais ça n’aiderait pas Egwene, s’il s’y résignait. Il devait gagner. Et vite !
Rand passa soudain de la défense à l’attaque. Face à ce changement, le haut seigneur ne put dissimuler sa surprise. Exécutant le Sanglier qui Dévale la Montagne, le jeune duelliste ne cherchait plus qu’une chose : toucher le Seanchanien et lui faire mal. Débordé, Turak dut reculer, ses pas le rapprochant toujours plus de la porte.
Alors que son adversaire tentait comme il le pouvait de résister au Sanglier, Rand passa à ce qui devait être l’ultime phase du combat. La Rivière qui Blesse sa Berge… Se laissant tomber sur un genou, il frappa de haut en bas et de droite à gauche. Un coup imparable parce que parfaitement imprévisible. Pour savoir que l’affaire était entendue, il n’eut pas besoin d’entendre le cri de Turak ni de sentir sa lame entailler la chair. Un bruit sourd lui annonçant que le haut seigneur venait de lâcher son arme, Rand leva la tête, son regard remontant jusqu’à la pointe de son épée. Proprement éventré, Turak s’écroula sur le tapis, inondant de sang les oiseaux qui en formaient le principal motif. Les yeux grands ouverts, le maître escrimeur seanchanien ne voyait pourtant déjà plus rien.
Le vide vacilla. Rand avait déjà affronté des Trollocs et d’autres créatures du Ténébreux. Mais, sauf à l’entraînement, ou afin d’intimider un fâcheux, il n’avait jamais dégainé son arme face à un autre être humain.
J’ai tué un homme…
Le vide vacilla encore et le saidin tenta de s’emparer de Rand. Le refusant, il se libéra du cocon et regarda autour de lui, le souffle court. Stupéfait, il vit que les deux serviteurs étaient toujours au même endroit. Qu’allait-il donc en faire ? Ils ne portaient pas d’armes, mais s’ils donnaient l’alerte…
Les deux hommes ne bronchèrent pas, le regard rivé sur le cadavre de Turak. Puis ils sortirent chacun une dague de sous leur tunique. Rand serra plus fort son épée, mais les serviteurs retournèrent leur arme contre leur propre poitrine.
— De la naissance à la mort, dirent-ils à l’unisson, je sers la Lignée.
S’enfonçant la lame dans le cœur, ils tombèrent en avant, presque paisiblement, comme s’ils entendaient se prosterner à jamais devant leur maître mort.
Rand douta un instant de ce qu’il voyait.
Des fous… Mon destin est peut-être de perdre la raison, mais pour eux c’était déjà fait depuis longtemps !
Alors que le jeune homme se redressait, les jambes un peu tremblantes, ses compagnons revinrent dans la salle. Tous arboraient des coupures et des ecchymoses. La veste de cuir d’Ingtar était tachée de sang, dans la main de Mat la lame de la dague était aussi rouge que le rubis qui ornait son pommeau et Perrin, blanc comme un linge, serrait entre ses mains une hache au croissant écarlate.
— Tu les as eus ? demanda Ingtar en regardant les cadavres. Dans ce cas, nous en avons terminé, si personne d’autre n’a donné l’alerte. Nos adversaires n’ont pas appelé au secours une seule fois.
— Je vais voir si les sentinelles ont entendu quelque chose, dit Hurin.
Il se dirigea vers une fenêtre.
— Rand, soupira Mat, ces gens sont fous. Je sais, ce n’est pas la première fois que je dis ça, mais là c’est vrai… Les serviteurs…
Rand retint son souffle, se demandant s’ils s’étaient tous suicidés.
— Tous ceux qui nous ont vus se sont jetés à genoux, la tête entre les mains… Prosternés comme des imbéciles, ils n’ont jamais tenté d’aider les soldats, ni essayé d’en appeler d’autres. Ils doivent toujours être à plat ventre, à mon avis…
— Mais ils finiront par se relever…, souffla Ingtar. Nous devons y aller !
— Filez, dit Rand. Egwene…
— Espèce de crétin ! explosa l’officier. Nous avons ce que nous sommes venus chercher : le Cor de Valère. L’espoir d’être tous sauvés ! Que représente une femme, même si tu l’aimes, comparée à un tel enjeu ?
— Pour moi, le Ténébreux peut récupérer le Cor, pour ce que ça me concerne ! Si j’abandonne Egwene, rapporter le Cor à je ne sais qui ne me consolera pas. Après un tel acte, le Cor ne me sauverait pas davantage que le Créateur en personne. Je serais damné à jamais.
— Tu ne parles pas au figuré, n’est-ce pas ? demanda Ingtar, impassible.
— De l’agitation dehors ! annonça Hurin. Un type vient d’arriver en beuglant, et ils s’agitent tous comme des poissons dans un seau. Et, maintenant, voilà que l’officier entre dans la maison !
— On file ! cria Ingtar.
Il voulut s’emparer du Cor, mais Mat était déjà parti au pas de course. Rand hésita jusqu’à ce que l’officier le prenne par le poignet et le tire dans le couloir. Mat et Perrin fonçaient déjà sur les talons de Hurin.
— Tu ne sauveras pas cette fille en crevant ici ! cria Ingtar.
Perrin tourna la tête et eut un regard peiné pour son ami.
Rand courut. Une part de lui le maudit mille fois, mais une petite voix souffla dans sa tête : Tu reviendras, et tu la sauveras.
Alors qu’il atteignait bon dernier le bas de l’escalier en colimaçon, Rand entendit une voix d’homme, dans la maison, exiger que quelqu’un se relève et parle enfin.
Une servante en robe transparente se prosternait au pied des marches et une femme aux cheveux gris en tablier blanc faisait de même devant la porte de la cuisine. Dans l’exacte position décrite par Mat, toutes deux ne relevèrent même pas la tête pour voir passer les intrus. Cependant, elles respiraient, la preuve qu’elles ne s’étaient pas transpercé le cœur.
Les cinq fuyards traversèrent le jardin puis entreprirent d’escalader le mur. Ingtar lâcha un juron quand Mat lança le Cor devant lui, puis, une fois de l’autre côté, il tenta en vain de le récupérer.
— Il est intact ! lança Mat en remontant la ruelle à toute allure.
Derrière les cinq hommes, une femme cria et un gong retentit, venant de la maison.
Je reviendrai pour Egwene… D’une façon ou d’une autre…
En attendant, Rand suivit ses compagnons.