49 Ce qui devait être

Rand ouvrit les yeux et se retrouva en train de regarder les rayons de soleil qui filtraient des branches d’un buisson aux larges feuilles encore vertes en cette période de l’année. Dans le vent qui les agitait, on sentait comme un augure de neige, peut-être pour la tombée de la nuit. Alors que sa chemise et sa veste semblaient avoir disparu, Rand sentit que quelque chose lui serrait assez fort la poitrine. En tout cas, son flanc gauche lui faisait un mal de chien.

Levant les yeux, il constata que Min était assise à côté de lui. En robe ! Dans une telle tenue, il avait failli ne pas la reconnaître.

— Min… D’où viens-tu donc ? Et, d’abord, où sommes-nous ?

La mémoire de Rand n’était plus qu’un miroir brisé. Il revoyait de très anciens événements, mais les derniers jours devaient compter parmi les fragments qu’il avait perdus. Ou, en tout cas, qu’il ne parvenait pas à assembler de manière cohérente.

— Je viens de Falme… Toi aussi, d’ailleurs. Nous sommes à cinq jours de cheval à l’est de la ville, et tu as dormi tout ce temps.

— Falme ?

Des images se formèrent. Mat avait soufflé dans le Cor de Valère…

— Egwene ! Est-elle… ? Ont-ils réussi à la libérer ?

— Qui ça, « ils » ? Cela dit, elle est libre, mais c’est nous qui l’avons délivrée.

— Nous ? Je ne comprends pas…

Qu’importe, si elle est sauvée !

— Nynaeve, Elayne et moi !

— Nynaeve ? Elayne ? Vous étiez toutes à Falme ?

Rand voulut s’asseoir, mais Min le repoussa sans peine et resta au-dessus de lui, les mains sur ses épaules, le regardant gravement.

— Où est Egwene ?

Min rosit légèrement.

— Partie… Ils sont tous partis. Egwene, Nynaeve, Mat, Hurin et Verin. Le renifleur ne voulait pas te laisser, tu peux me croire. Ils chevauchent vers Tar Valon. Egwene et Nynaeve pour reprendre leur formation et Mat pour voir ce que les Aes Sedai peuvent faire pour lui, maintenant qu’il a la dague. Ils ont emporté le Cor de Valère. Je ne parviens pas à croire que je l’ai vu de mes yeux !

— Partie…, marmonna Rand. Elle n’a même pas attendu que je me réveille.

Les joues de Min se colorant de plus en plus, elle baissa les yeux sur son giron.

Rand leva les mains pour se palper le visage, mais il se pétrifia, les yeux rivés sur ses paumes. Désormais, un héron était également imprimé sur sa main gauche, chaque ligne nette et claire.

« Une fois le héron, pour tracer son chemin

Une deuxième fois le héron, pour dire son vrai nom… »

— Non ! s’écria Rand.

— Ils sont partis, dit Min, se méprenant sur le sens de ce « non ». Toutes tes dénégations n’y changeront rien.

Rand secoua la tête. Une petite voix lui souffla que sa blessure au flanc était lourde de sens. Il ne se souvenait plus de l’avoir récoltée, mais c’était un événement important. Il fit mine de soulever sa couverture pour jeter un coup d’œil à son torse, mais Min lui flanqua une tape sur la main.

— Ne touche pas ! Ce n’est pas encore cicatrisé… Verin a essayé de te guérir, mais ça n’a pas agi comme elle l’aurait voulu. (Min se mordilla pensivement la lèvre inférieure.) Selon Moiraine, Nynaeve a dû faire quelque chose, sinon tu n’aurais pas survécu jusqu’à ce qu’on puisse te confier à Verin. Mais ton ancienne Sage-Dame prétend avoir été trop terrifiée pour pouvoir allumer une bougie avec le Pouvoir. Rand, quelque chose cloche avec ta blessure… Tu vas devoir attendre qu’elle guérisse naturellement.

Min était troublée, devina Rand, et elle ne parvenait pas à le cacher.

— Moiraine est avec nous ? Quel dommage ! En apprenant que Verin était partie, je me suis cru débarrassé à jamais des Aes Sedai !

— Oui, je suis ici, dit Moiraine.

Tout de bleu vêtue, elle avança, sereine comme si elle était à la Tour Blanche, et vint se camper devant Rand.

Min plissa le front, comme si elle avait bien l’intention de défendre son ami contre l’Aes Sedai.

— Eh bien, j’aimerais mieux que vous n’y soyez pas, dit Rand. Si ça ne tient qu’à moi, vous pouvez retourner à l’endroit où vous vous cachiez et y rester.

— Je ne me cachais pas, Rand… Sur la pointe de Toman et à Falme, j’ai essayé de faire de mon mieux… Ce n’était pas grand-chose, mais j’ai beaucoup appris… Et, même si je n’ai pas pu sauver deux Aes Sedai, laissant les Seanchaniens les faire monter sur un bateau avec les Enchaînées, je n’ai rien à me reprocher.

— Votre mieux, vraiment ? Vous avez chargé Verin de jouer les chiens de berger, mais je ne suis pas un mouton… Vous m’avez dit que je pouvais aller où je voulais. Eh bien, j’ai l’intention de filer quelque part où vous n’êtes pas.

— Je n’ai chargé Verin d’aucune mission… Elle a agi de sa propre initiative. Sais-tu que tu fascines beaucoup de gens, Rand ? Au fait, tu as trouvé Fain, ou est-ce lui qui t’a trouvé ?

Le brusque changement de sujet désarçonna Rand.

— Fain ? Ni l’un ni l’autre… Mais je suis un héros de première ! Je voulais sauver Egwene, et Min s’en est occupée avant moi. Fain a menacé de s’en prendre à Champ d’Emond si je me dérobais à notre duel, et je n’ai même pas réussi à l’apercevoir. Est-il parti avec les Seanchaniens ?

— Je n’en sais rien, et je le regrette… Mais je me réjouis que tu ne l’aies pas trouvé avant de savoir qui il est vraiment.

— C’est un Suppôt des Ténèbres !

— Pas seulement… Et pire que ça ! Padan Fain était acquis au Ténébreux jusqu’au plus profond de son âme, mais à Shadar Logoth il a été souillé par Mordeth – un ennemi des Ténèbres au moins aussi répugnant qu’elles. Le démon voulait s’emparer du corps de Fain, pour fuir la ville, mais il est tombé sur une âme que le Ténébreux avait directement touchée et influencée. La créature qui arpente désormais la terre n’est ni Fain ni Mordeth, mais une sorte d’hybride deux fois plus dangereux qu’eux. Padan Fain – conservons-lui ce nom – est plus redoutable que tu peux l’imaginer. Tu n’aurais pas survécu à une rencontre… Sauf à connaître un sort encore pire que de passer dans le camp du Ténébreux…

— Si Fain est vivant, et s’il n’est pas parti avec les Seanchaniens, je dois…

Rand se tut, car Moiraine venait de sortir de sous sa cape le moignon de l’épée au héron. La lame ne faisait plus qu’un pied de longueur, comme si le reste avait fondu.

— Je l’ai tué…, souffla Rand, sa mémoire ravivée. Cette fois, j’ai eu sa peau.

Moiraine posa l’épée sur le sol, comme l’objet bon pour le rebut qu’elle était devenue, et se frotta les mains.

— Le Ténébreux n’est pas si facile à abattre… Et savoir qu’il est apparu dans le ciel, au-dessus de Falme, n’a rien de rassurant. S’il est emprisonné, comme nous le pensons, il ne devrait pas pouvoir faire une chose pareille. Et, s’il est libre, pourquoi ne nous a-t-il pas tous détruits ?

Min s’agita nerveusement.

— Dans le ciel ? répéta Rand.

— Avec toi, oui…, répondit Moiraine. Votre duel s’est déroulé dans le ciel, devant les yeux de tous les habitants de Falme. Et, si la moitié de ce que j’ai entendu dire est vraie, d’autres villes de la pointe de Toman ont eu droit au spectacle.

— Nous avons tout vu…, dit Min, mal à l’aise.

Pour le réconforter, elle posa une main sur celle de Rand.

Moiraine sortit de sous sa cape une grande feuille de parchemin enroulée – le genre qu’utilisaient les peintres des rues, à Falme. La craie était un peu effacée, mais l’image restait assez nette. Brandissant un bâton, un homme dont le visage n’était qu’une flamme pétrifiée affrontait un escrimeur parmi des nuages zébrés d’éclairs. Derrière les duellistes, l’étendard du Dragon battait au vent.

Le visage de l’escrimeur était aisément identifiable. Rand tel qu’en lui-même !

— Combien de gens ont vu cette image ? Moiraine, déchirez-la, puis brûlez-la !

L’Aes Sedai enroula de nouveau le parchemin.

— Pour quoi faire ? Je l’ai acheté il y a deux jours, dans un village. Il existe des centaines de dessins similaires, peut-être même des milliers. Partout, on raconte comment le Dragon s’est dressé contre le Ténébreux, au-dessus de Falme.

Rand regarda Min, qui confirma d’un hochement de tête et lui serra très fort la main. Elle semblait terrorisée, mais elle tenait le coup.

Je me demande si Egwene est partie à cause de ça… Dans ce cas, elle a eu raison.

— La Trame se resserre autour de toi, Rand, dit Moiraine, et tu as plus que jamais besoin de moi.

— Moi ? Non, je n’ai pas besoin de vous ! Toute cette histoire ne me regarde pas.

Pourtant, se souvint Rand, il avait été appelé Lews Therin Telamon. Par Ba’alzamon, certes, mais aussi par Artur Aile-de-Faucon.

— Vous m’entendez ? Je ne suis pas concerné ! Au nom de la Lumière ! le Dragon est censé disloquer de nouveau le monde ! Je ne serai pas le Dragon Réincarné !

— Tu es ce que tu es…, dit Moiraine. Et tu bouscules déjà le monde. À cause de toi, l’Ajah Noir a trahi sa présence pour la première fois en deux mille ans. L’Arad Doman et le Tarabon étaient au bord de la guerre, et ça ne s’arrangera pas quand les dernières nouvelles de Falme y seront connues. Enfin, le Cairhien est à feu et à sang.

— Là, au moins, je n’y suis pour rien ! Car je n’ai rien fait là-bas…

— Ne rien faire a toujours été une ruse subtile dans le Grand Jeu, et c’est encore plus vrai de nos jours. Tu as été l’étincelle, et le Cairhien a explosé comme une fusée de feu d’artifice. Qu’arrivera-t-il, selon toi, quand le récit du duel atteindra l’Arad Doman et le Tarabon ? Tous les faux Dragons ont su se rallier des fidèles, mais ceux-ci n’avaient jamais eu des « signes » si forts. Et ce n’est pas tout. Tiens !

Moiraine jeta une bourse sur la poitrine de Rand. Il hésita, l’ouvrit et vit qu’elle contenait ce qui semblait être des éclats d’une poterie bicolore. Noir et blanc, pour être précis…

— Un autre sceau de la prison du Ténébreux…, souffla Rand.

Min lui serra de nouveau la main mais, à présent, c’était elle qui cherchait du réconfort.

— Non, deux, dit Moiraine. Sur les sept, trois sont brisés à ce jour. Celui que je possédais déjà, plus les deux que j’ai trouvés dans la résidence du haut seigneur, à Falme. Quand tous seront cassés, et peut-être même avant, le cache que les hommes ont posé sur le trou qu’ils ont foré dans la prison fabriquée par le Créateur sera arraché. Alors, le Ténébreux pourra de nouveau passer sa main par cet orifice, afin de toucher le monde. Le seul espoir de l’humanité, quand cela se produira, est que le Dragon se dresse face au Père des Mensonges.

Min voulut empêcher Rand d’écarter sa couverture, mais il la repoussa gentiment.

— Je veux marcher, dit-il.

Son amie l’aida en répétant qu’il était fou, avec une blessure pareille. Une fois debout, Rand découvrit que tout son torse était bandé. Afin qu’il ne prenne pas froid, Min lui posa une couverture sur les épaules.

Un instant, il contempla les vestiges de l’épée au héron qui gisaient sur le sol.

L’arme de Tam… L’épée de mon père.

Avec un désespoir tel qu’il n’en avait jamais éprouvé, Rand décida à cet instant de ne plus chercher à se mentir. Tam n’était pas son père, ça tombait sous le sens, et il avait vécu trop de choses pour se voiler la face. Mais ça ne changeait rien à ses sentiments pour un homme formidable, et Champ d’Emond restait l’unique foyer qu’il ait jamais connu.

Fain, voilà ce qui compte ! Il me reste une mission à accomplir. Le neutraliser…

Soutenu par les deux femmes, Rand marcha jusqu’aux deux feux de camp qui brûlaient pas très loin d’une piste de terre battue. Loial était là, occupé à lire un ouvrage intitulé Naviguer au-delà du couchant. Perrin était là aussi, les yeux rivés sur les flammes d’un des feux.

Alors que les soldats du Shienar préparaient le repas du soir, Lan aiguisait sa lame sous un arbre. Il coula un regard circonspect à Rand, puis le salua de la tête.

L’étendard du Dragon, fixé à une hampe digne de ce nom, battait au vent au milieu du camp.

— Tous les gens qui passent sur la route le verront, lâcha Rand. Ça ne vous inquiète pas ?

— Il est trop tard pour se cacher, Rand, dit Moiraine. Pour toi, c’était trop tard dès le début.

— Ce n’est pas une raison pour signaler ma présence avec une pancarte ! Si quelqu’un me tue à cause de cet étendard, je ne trouverai jamais Fain. (Rand se tourna vers Perrin et Loial.) Je suis content que vous soyez restés. Et je ne vous aurais pas blâmés si vous ne l’aviez pas fait.

— Pourquoi serais-je parti ? demanda Loial. Tu es encore plus ta’veren que je le croyais, mais tu restes mon ami. Enfin, je l’espère…

Les oreilles de l’Ogier frémirent d’incertitude.

— Bien sûr que si ! Tant que tu ne risqueras rien en étant à mes côtés, et même après, je te garderai mon amitié.

L’Ogier eut un sourire qui lui fendit en deux le visage.

— Je reste aussi, confirma Perrin avec un rien de résignation – ou d’acceptation, peut-être – dans la voix. La Roue nous a rudement piégés dans la Trame, mon vieux. Qui aurait cru ça à Champ d’Emond ?

Les soldats formaient à présent un cercle autour de Rand. À sa grande surprise, tous s’agenouillèrent, les yeux braqués sur lui.

— Nous voulons te jurer allégeance, dit Uno.

Les autres approuvèrent du chef.

— Votre fidélité va à Ingtar et au seigneur Agelmar, objecta Rand. Ingtar est mort en héros, mon ami, afin que nous puissions fuir avec le Cor.

Personne n’aurait jamais besoin d’en savoir plus. Avec un peu de chance, Ingtar aurait retrouvé la Lumière, et rien d’autre ne comptait.

— Uno, tu devras le dire à Agelmar, lorsque vous retournerez à Fal Dara.

— Il est écrit, murmura le sergent borgne, que le Dragon Réincarné brisera toutes les loyautés et annulera tous les serments. Plus rien ne nous lie à rien, désormais, et c’est à toi que nous voulons jurer fidélité.

Uno dégaina son épée et la posa devant lui, la poignée orientée vers lui. Tous les soldats l’imitèrent.

— Tu as affronté le Ténébreux, dit Masema.

Masema qui avait tant haï Rand et qui le regardait maintenant comme s’il était l’incarnation même de la Lumière.

— Je t’ai vu, seigneur Dragon. Je suis ton serviteur, jusqu’à la mort…

— Rand, tu dois choisir, dit Moiraine. Que ce soit ton œuvre ou non, le monde sera disloqué, parce que Tarmon Gai’don approche et se chargera de le dévaster. Veux-tu toujours te voiler la face et laisser l’humanité seule au moment de l’Ultime Bataille ? Allons, choisis !

Tous le regardaient et attendaient.

La mort est plus légère qu’une plume et le devoir plus écrasant qu’une montagne.

Rand al’Thor prit sa décision.

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