— Partis ? lança Ingtar, indigné. Et mes sentinelles n’ont rien vu ? Non, je n’y crois pas… C’est impensable.
Alors qu’il écoutait l’officier, Perrin voûta un peu les épaules et jeta un regard furtif à Mat. Debout non loin de là, celui-ci marmonnait dans sa barbe, le front plissé.
Il se dispute avec lui-même, je crois…, pensa l’apprenti forgeron.
À l’est, le soleil était déjà bien au-dessus de l’horizon, indiquant que la colonne aurait dû avoir repris sa route depuis un bon moment. Au fond de la cuvette, les ombres s’allongeaient, proposant des arbres qui les projetaient une image semblable à celle d’un miroir déformant. Les chevaux de bât harnachés et chargés piaffaient nerveusement, mais tous les cavaliers, leur monture tenue par la bride, semblaient pétrifiés sur place.
— Pas la moindre fichue empreinte, seigneur ! annonça Uno en approchant de son chef. (Il semblait vexé, comme si ce mystère était une insulte faite à ses compétences.) Que le Lumière me brûle ! je n’ai même pas vu une maudite trace de sabot. Ils se sont volatilisés, par tous les démons du Ténébreux !
— Trois hommes et trois chevaux ne se « volatilisent » pas, Uno, dit Ingtar. Va examiner une nouvelle fois le sol. Si quelqu’un peut trouver un indice, c’est toi, et personne d’autre.
— Ils ont peut-être simplement filé, avança Mat.
Uno marqua une pause pour le foudroyer du regard.
Comme s’il avait osé blasphémer contre une Aes Sedai…, pensa Perrin, très surpris.
— Pour quelle raison ? demanda Ingtar d’un ton dangereusement conciliant. Rand, le Bâtisseur et mon renifleur – mon renifleur, bon sang ! – auraient fichu le camp ? Mais pourquoi ? Et pourquoi ensemble ?
Mat haussa les épaules.
— Je n’en sais rien… Rand était…
Perrin bouillait d’envie de jeter une pierre à son ami, ou de lui flanquer une dérouillée – n’importe quoi, pourvu qu’il se taise. Mais comment faire sous le regard dubitatif d’Ingtar et Uno ? Par bonheur, Mat lui-même dut s’aviser qu’il glissait sur une pente savonneuse, car il se reprit, soupirant avant de répéter :
— Je n’en sais rien… C’était une idée, juste comme ça…
— Fichu le camp…, répéta Ingtar, son incrédulité éclatante. Le Bâtisseur est effectivement libre comme le vent, mais Hurin n’est pas du genre à déserter. Et Rand al’Thor non plus, maintenant qu’il sait où est son devoir. Uno, inspecte le sol une nouvelle fois. (Le borgne salua et s’en fut au pas de course.) Pourquoi Hurin serait-il parti en plein milieu de la nuit ? Et sans un mot, qui plus est ? Il connaît l’enjeu de cette expédition. Sans lui, comment retrouverai-je la piste de la vermine qui a volé le Cor ? Des chiens de chasse, un royaume contre une bonne meute de chiens de chasse ! Si ce n’était pas impossible, je dirais qu’il s’agit d’un coup tordu des Suppôts, histoire de pouvoir bifurquer vers l’est ou vers l’ouest sans que je m’en aperçoive. Par la Paix ! j’en arrive à me demander si c’est si impossible que ça.
Perrin sauta nerveusement d’un pied sur l’autre. Avec chaque minute perdue, les voleurs prenaient de l’avance, emportant la Lumière seule savait où le Cor de Valère et la dague de Shadar Logoth. Nonobstant ce qu’il était devenu, ces derniers temps, Rand n’était pas susceptible d’abandonner une quête pareille. Mais où était-il allé et pourquoi ? Si Loial avait pu l’accompagner par amitié, que venait faire Hurin là-dedans ?
— Peut-être que Rand a bel et bien filé…, souffla Perrin – avant de regarder autour de lui, très inquiet.
Mais personne ne l’avait entendu. Soulagé, il se passa une main dans les cheveux. Si des Aes Sedai avaient eu l’intention de le transformer en un faux Dragon, n’aurait-il pas également songé à prendre la tangente ? Mais s’interroger sur Rand, et se ronger les sangs pour lui, ne contribuerait en rien à la quête en cours.
Perrin avait un moyen d’y participer très activement, s’il en décidait ainsi. Mais, justement, il refusait d’en passer par là. Depuis le début, il fuyait cette réalité, mais il allait peut-être devoir la regarder en face.
Après avoir fait de grands discours moralisateurs à Rand, voilà que je me comporte comme lui… Bon sang ! ce que je regrette de ne pas pouvoir fuir à toutes jambes !
Alors qu’il savait très bien ce qu’il pouvait faire – non, ce qu’il devait faire ! – pour aider Ingtar, le jeune homme hésitait encore.
Personne ne le regardait. Et, dans le cas contraire, qui se douterait de quelque chose ? Aucun de ces militaires n’avait les compétences requises. Fermant les yeux, Perrin se concentra pour chasser toute pensée parasite de son cerveau.
Il tentait de nier l’évidence depuis le début, longtemps avant que ses yeux aient commencé à virer au jaune. Dès la première rencontre, ce soudain instant de « reconnaissance », il avait refusé d’accepter la réalité. Depuis, il la fuyait, et il aurait bien continué, malgré ce que lui dictait sa conscience.
Son esprit partit à la dérive, cherchant à entrer en contact avec ceux qui peuplaient immanquablement les coins du monde que les humains n’avaient pas encore conquis et pliés à leur volonté. Ces endroits protégés où aimaient vivre ses frères…
Perrin n’aimait pas penser aux loups en ces termes. Mais c’était pourtant la stricte vérité.
Au début, il avait craint que l’étrange phénomène ait pour origine le Ténébreux ou le Pouvoir de l’Unique – deux instances aussi dangereuses l’une que l’autre pour un garçon désireux de devenir un bon forgeron et de vivre en paix dans la Lumière. Ayant eu cette réaction, il comprenait en partie ce qu’éprouvait Rand. Terrorisé par sa propre personne, il se sentait comme souillé, et il n’y avait rien de plus normal. Pour être franc, Perrin n’avait pas encore vraiment dépassé ce stade. Mais, au moins, sa « particularité » était plus ancienne que l’aptitude à canaliser le Pouvoir, car elle remontait quasiment à l’aube des temps. La Source n’était pas impliquée, avait assuré Moiraine. Un antique don se réveillait, arpentant de nouveau le monde. Egwene le savait, comme l’Aes Sedai, et le jeune homme n’aimait pas beaucoup ça. Il aurait voulu que personne ne soit informé. En tout état de cause, il espérait que son amie n’en aurait parlé à personne.
Le contact s’établit. Aussitôt, Perrin reconnut l’esprit de ses frères les loups.
Leurs pensées vinrent à lui comme un tourbillon d’images et d’émotions intimement mêlées. Au début, il était incapable de sentir autre chose que cette tempête d’affects. Désormais, son cerveau parvenait à les traduire, en faisant des mots et des phrases.
Frère du loup… Surprise ! Des deux-pattes qui parlent…
Une image très ancienne, jaunie comme du vieux parchemin, dansa devant l’œil mental de Perrin. Des hommes et des loups courant ensemble – deux meutes qui chassaient de concert.
Nous avons entendu dire que ça recommençait… Es-tu Long-Croc ?
Perrin distingua l’image floue d’un homme vêtu de peaux de bêtes qui brandissait un long couteau. Mais, en surimpression, comme s’il s’agissait du sujet principal, se détachait un loup au long poil doté d’un croc bien plus long que les autres. Un croc d’acier qui brillait au soleil tandis que le grand mâle menait la charge sur la piste d’un cerf qui ferait pour la meute toute la différence entre la vie et la mort. Capturer sa proie ou crever de faim, c’était ainsi, et ça le resterait jusqu’à la fin des temps.
Le cerf court ventre à terre sur la neige si blanche qu’elle en devient agressive pour les yeux lorsque le soleil la bombarde de ses rayons. Le vent qui hurle dans la passe, soulevant une tempête de fine poudreuse…
Chez les loups, les noms correspondaient toujours à des images très complexes.
Perrin reconnut l’homme au couteau. Elyas Machera, l’ermite qui lui avait présenté les loups. Parfois, il maudissait le jour de leur rencontre…
Non, pas Long-Croc, pensa Perrin.
Il s’efforça de faire naître dans son esprit une image de lui-même.
Oui, nous te reconnaissons…
L’image mentale que les loups renvoyèrent au jeune homme n’avait guère de rapport avec celle qu’il avait lui-même générée. Le jeune gaillard aux larges épaules et aux cheveux bouclés – ce garçon que les gens jugeaient lent d’esprit et physiquement pataud – était bien présent mais, là encore, une autre image l’écrasait de toute sa gloire. Celle d’un grand taureau aux cornes de métal brillant qui courait dans la nuit avec toute la puissance et l’exubérance de la jeunesse, son pelage frisé luisant sous la lumière de la lune. Un taureau de guerre qui se jetait sur des cavaliers en cape blanche, le sang bouillant malgré l’air sec et glacial, et entreprenait d’éventrer ses ennemis les uns après les autres.
Jeune Taureau !
Un moment, la surprise rompit le contact entre Perrin et ses frères. Ainsi, ils lui avaient donné un nom ? Un honneur qui aurait fait gonfler son cœur de fierté s’il avait pu oublier comment il se l’était gagné. D’instinct, il posa une main sur sa hache de guerre au tranchant en demi-lune.
Lumière, viens à mon secours ! J’ai tué deux hommes… Ils nous auraient abattus sans sourciller, Egwene et moi, mais ce n’est quand même pas une raison pour…
Chassant ces pensées – un passé révolu dont il ne voulait pas se souvenir –, Perrin communiqua aux loups l’odeur de Rand, de Loial et de Hurin. Puis il demanda s’ils en avaient senti de semblables. Depuis la métamorphose de ses yeux, Perrin pouvait identifier les gens à leur odeur, même quand il ne les voyait pas. En outre, sa vue était devenue bien plus perçante, y compris dans l’obscurité. Pourtant, il tenait toujours à ce qu’on allume des lampes et des bougies, le demandant souvent avant que ses compagnons en aient senti la nécessité.
Les loups lui envoyèrent l’image de trois cavaliers qui approchaient de la cuvette au crépuscule. La dernière fois qu’ils avaient capté l’odeur de Rand et de ses deux compagnons.
Perrin hésita à continuer le dialogue. L’étape suivante n’aurait aucune utilité, sauf s’il se résignait à en parler à Ingtar.
Mais si nous ne trouvons pas la dague, Mat mourra… Que la Lumière te consume, Rand ! Tu aurais dû nous laisser le renifleur…
Quand il était allé dans le donjon, accompagnant Egwene, l’odeur de Fain avait retourné l’estomac de Perrin. Même les Trollocs ne puaient pas ainsi. S’il s’était écouté, il aurait passé les mains à travers les barreaux et taillé en pièces ce déchet d’humanité. Se découvrir de telles pulsions l’avait encore plus effrayé que d’être face au maudit colporteur.
Pour couvrir la puanteur de Fain dans son esprit, il y ajouta celle des Trollocs. Le seul moyen de s’empêcher de hurler à la mort.
Dans le lointain montèrent des appels de loups. Au fond de la cuvette, les chevaux s’agitèrent nerveusement. Certains soldats regardèrent avec angoisse le haut de leur refuge et serrèrent plus fort la hampe de leur lance.
Dans sa tête, Perrin sentit la fureur des loups et leur haine inextinguible. En ce monde, ils n’abominaient que deux choses : le feu et les Trollocs. Mais, pour tuer un monstre, ils auraient traversé un incendie, Perrin n’en doutait pas une seconde.
Pourtant, ce fut l’odeur de Fain qui plongea les loups dans la folie furieuse. À croire que la signature olfactive des monstres, comparée à celle du colporteur, était une chose naturelle et inoffensive.
Où ?
Dans la tête de Perrin, le ciel et la terre dansèrent la farandole. Les loups ignoraient tout des points cardinaux. Ils se repéraient aux mouvements du soleil et de la lune, à l’alternance des saisons et aux contours très vagues des paysages. Perrin parvint pourtant à extraire de ce magma en fusion les informations qu’il désirait.
Le sud.
La puanteur se dirigeait vers le sud. Et les loups brûlaient d’envie de tuer les Trollocs. Si Jeune Taureau voulait les accompagner, ils l’accepteraient parmi eux. Et libre à lui d’amener les deux-pattes à la peau brillante. Mais Jeune Taureau, Fumée, Deux-Cerfs et Aube d’Hiver – avec le reste de la meute – chasseraient ensemble les Contrefaits qui avaient osé envahir leur territoire. Leur chair amère immangeable et leur sang acide leur brûleraient la gueule, mais ils mourraient. Oui, les Contrefaits mourraient !
La rage des loups se communiqua à Perrin. Les lèvres retroussées sur ses dents, il se ramassa sur lui-même, prêt à se lancer à la course pour rejoindre ses frères.
Au prix d’un gros effort, il rompit le contact, ne gardant qu’une très faible conscience de la présence des loups dans la plaine, au milieu d’une zone qu’il aurait pu désigner du doigt.
Je suis un homme, pas un loup ! Lumière, écoute-moi, je suis un homme !
— Mon vieux, ça va ? demanda Mat en approchant.
Malgré son ton désinvolte coutumier – mêlé d’une pointe d’amertume, depuis peu –, l’ami d’enfance de Perrin semblait sincèrement inquiet.
— Tu crois que j’ai besoin de ça ? Rand qui se défile et toi qui tombes malade ? Tu veux me dire où je trouverai une Sage-Dame pour te soigner, ici ? Je dois avoir de l’écorce de saule, dans mes bagages. Si Ingtar nous en laisse le temps, je pourrai te faire une infusion. Et si elle est trop forte, tant pis pour toi !
— Je vais bien, Mat…
Abandonnant son ami, Perrin alla rejoindre Ingtar, qui examinait le sol, en haut de la cuvette, en compagnie d’Uno, de Ragan et de Masema. Les trois guerriers froncèrent les sourcils quand le jeune homme entraîna leur chef à l’écart.
— J’ignore où sont Rand et les deux autres, dit Perrin quand il fut sûr qu’Uno et compagnie ne pouvaient plus l’entendre, mais Padan Fain, les Trollocs et probablement les Suppôts se dirigent toujours vers le sud.
— Comment le sais-tu ?
Perrin prit son courage à deux mains.
— Des loups me l’ont dit…
Ces mots prononcés, il attendit, sans savoir exactement ce qui allait arriver. Un éclat de rire ? Un regard méprisant ? Une tirade l’accusant d’être un Suppôt des Ténèbres ou un fou bon pour l’asile ? Délibérément, il glissa les pouces dans sa ceinture, aussi loin que possible de sa hache.
Je ne tuerai jamais plus personne ! S’il tente de m’abattre parce qu’il me prend pour un Suppôt, je m’enfuirai, mais pas question de me battre.
— J’ai entendu parler de ces… choses…, dit Ingtar après un assez long silence. Des rumeurs au sujet d’un Champion, Elyas Machera, qu’on disait capable de parler aux loups. Il a disparu depuis des lustres… (L’officier sembla capter quelque chose dans le regard du jeune homme.) Tu le connais ?
— Oui. C’est lui qui… Mais je refuse d’en parler. Parce que je n’ai rien demandé.
Exactement ce que dit Rand ! Lumière ! je donnerais cher pour être chez moi, devant la forge de maître Luhhan.
— Ces loups traqueront-ils nos proies pour nous ? demanda Ingtar. (Perrin acquiesça.) Parfait ! Mon garçon, je retrouverai le Cor coûte que coûte ! (Ingtar jeta un coup d’œil à ses hommes, qui cherchaient toujours une piste.) Inutile d’ébruiter la chose… Dans les Terres Frontalières, les loups sont plutôt bien vus parce que les Trollocs en ont peur. Mais il vaut quand même mieux garder ça entre nous, pour le moment. Certains soldats risqueraient de ne pas comprendre…
— Moins de gens savent la vérité, et plus je suis content, approuva Perrin.
— Je dirai à mes gars que tu t’es découvert le même don que Hurin. Ils savent ce que c’est, et ça ne les perturbera pas. Certains t’ont vu plisser le nez dans les deux villages que nous avons traversés. Je les ai entendus se moquer de tes narines délicates. Faisons comme ça ! Tu nous montres la piste aujourd’hui, Uno découvre assez d’indices pour prouver que tu ne te trompes pas, et tous les hommes jureront que tu es un renifleur. Perrin, il me faut ce Cor !
Ingtar regarda le ciel, puis il beugla :
— En selle ! Chaque minute de jour est précieuse !
À la grande surprise de Perrin, les guerriers acceptèrent la fable de leur chef. Quelques-uns se montrèrent sceptiques, Masema allant jusqu’à cracher sur le sol, mais Uno n’émit aucun doute, et cela suffit pour la plupart de ses frères d’armes. En revanche, Mat fit de la résistance.
— Un renifleur, toi ? Tu vas utiliser ton tarin pour poursuivre des criminels ? Bon sang ! tu es aussi cinglé que Rand ! Avec Egwene et Nynaeve en route pour Tar Valon, suis-je donc le dernier natif de Champ d’Emond qui ait encore la tête sur les épaules ?
Bien entendu, lorsque la colonne repartit vers le sud, Perrin prit la place de Hurin à côté d’Ingtar. Jusqu’à ce qu’Uno ait trouvé les premiers indices prouvant que le nouveau renifleur ne se trompait pas, Mat l’accabla de lazzis, mais sa victime les entendit à peine.
À dire vrai, Perrin avait d’autres soucis, le principal étant d’empêcher les loups de distancer les humains afin d’attaquer les Trollocs. Tuer les Contrefaits était leur seul objectif dans cette aventure. À leurs yeux, les Suppôts des Ténèbres étaient des deux-pattes comme les autres. S’ils attaquaient, les humains auraient tout loisir de fuir le champ de bataille avec le Cor et la dague et de se disperser dans la nature. Une fois les monstres morts, et même s’il savait quelles proies leur désigner, Perrin doutait de pouvoir convaincre les loups de suivre cette piste-là.
En chevauchant, il « conversait » sans cesse avec ses frères, et la lassitude le gagna longtemps avant que lui parvienne la première image susceptible de lui retourner l’estomac.
Il tira sur les rênes de sa monture, la forçant à s’immobiliser. L’imitant, tous ses compagnons le regardèrent, attendant la suite. Le regard fixe, le jeune homme égrena un chapelet de jurons.
Même si les loups en tuaient un à l’occasion, les humains n’étaient pas leurs proies favorites. D’abord parce qu’ils se souvenaient des temps anciens où ils chassaient ensemble, mais surtout parce qu’ils trouvaient un mauvais goût à la viande d’homme. Contrairement à ce que Perrin avait longtemps cru, les loups étaient difficiles en matière de nourriture. Sauf quand ils mouraient de faim, ils ne touchaient pas aux charognes et la plupart d’entre eux ne tuaient pas pour le plaisir, se contentant de prélever ce qu’il leur fallait pour survivre. Et là, ce qu’ils communiquaient à leur frère n’avait qu’un nom : le dégoût.
Un sentiment qu’il partagea vite face à des images bien plus claires qu’il l’aurait aimé. Une pile de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, sur un carré de terre imbibée de sang et labourée par des sabots de chevaux et des chaussures de suppliciés tentant en vain de fuir.
Des têtes coupées, des vautours au bec et au jabot rouges de sang… Des mouches tentant de se mêler au festin.
Sentant qu’il allait vomir, Perrin rompit la liaison psychique.
Au-dessus d’un bosquet, dans le lointain, il distingua des taches noires qui évoluaient dans le ciel, prenant de l’altitude pour se laisser ensuite tomber en piqué. Le ballet d’un groupe de vautours qui se disputaient un festin.
— Il y a un charnier devant nous…, souffla Perrin à Ingtar.
Mais comment en parler aux hommes sans démentir l’histoire du second renifleur ?
Je ne veux pas approcher de cette boucherie… Mais, dès qu’ils verront les vautours, les soldats voudront voir de quoi il s’agit. Je dois leur en dire assez pour qu’ils acceptent de contourner la zone…
— Les villageois… J’ai peur que les Trollocs les aient tués.
Uno jura dans sa barbe et plusieurs soldats l’imitèrent. Aucun ne s’étonna que Perrin leur annonce cette nouvelle. Après tout, les renifleurs étaient connus pour sentir de loin les massacres.
— Pour tout arranger, grogna Ingtar, quelqu’un nous suit.
— C’est peut-être Rand ! s’écria Mat. (Il fit faire demi-tour à son cheval.) Je savais bien qu’il ne m’abandonnerait pas…
Derrière la colonne, au nord, une colonne de poussière signalait qu’un cheval devait traverser au galop une plaine où l’herbe était rare. Les guerriers se déployèrent, lances brandies. Même s’il ne faisait rien pour se cacher, ce n’était pas le moment de baisser sa garde face à un inconnu.
Longtemps avant les autres, Perrin, grâce à ses yeux de loup, vit que le cavalier était en fait une cavalière. Lorsqu’elle ne fut plus très loin, elle passa au trot, s’éventant d’une main sur la fin de son parcours.
— C’est une Aes Sedai, murmura Mat, déçu. (Il étudia la femme plutôt rondelette aux cheveux gris.) Elle s’appelle Verin…
— Verin Sedai, rectifia Ingtar.
Il s’inclina pour accueillir l’étrange visiteuse.
— C’est Moiraine Sedai qui m’envoie, annonça Verin, l’air satisfaite. Elle a pensé que vous pourriez avoir besoin de moi. Quelle chevauchée, messire ! J’ai craint de ne pas vous rattraper avant le Cairhien ! Vous avez vu les villages, bien entendu ? Terrible, non ? Et le Myrddraal cloué à la porte ? Des corneilles et des corbeaux étaient perchés sur tous les toits, mais pas un oiseau ne s’est approché du Blafard pour le becqueter. Avant de l’identifier, j’ai dû chasser toute une colonie de mouches… Hélas, je n’ai pas eu le temps de le déclouer. Ça m’aurait fait une occasion d’étudier… (Verin s’interrompit soudain, comme si elle revenait brutalement à la réalité.) Où est Rand al’Thor ?
— Verin Sedai, il est… parti. La nuit dernière, il s’est volatilisé sans laisser de trace. Tout comme l’Ogier qui nous accompagnait et Hurin, un de mes hommes.
— L’Ogier ? Et votre renifleur aussi ? Pourquoi ces deux-là ont-ils… ? (Verin s’interrompit, distraite par l’air stupéfait d’Ingtar.) Vous pensiez que c’était un secret ? Vos renifleurs ? Allons…
» Et ces trois-là ont disparu ?
— Oui, Verin Sedai.
Ingtar était un peu sonné. Découvrir que les Aes Sedai savaient ce qu’on tentait de leur cacher n’était jamais plaisant.
Perrin se demanda si Moiraine avait parlé de lui à quelqu’un…
— Mais j’ai un… eh bien, un nouveau renifleur. (Ingtar désigna l’apprenti forgeron.) Ce jeune homme a le même don que Hurin, semble-t-il. Verin Sedai, ne craignez rien, je retrouverai le Cor de Valère. Et, si vous voulez voyager avec nous, vous êtes la bienvenue.
À la grande surprise de Perrin, l’invitation ne semblait pas tout à fait sincère.
— Un nouveau renifleur, juste au moment où l’ancien s’en va… (Verin regarda brièvement Perrin.) C’est… providentiel, non ? Et vous n’avez découvert aucune trace ? Oui, oui, vous me l’avez dit… C’est étrange. La nuit dernière…
Verin se tourna sur sa selle et regarda la plaine qu’elle venait de traverser. Un moment, Perrin crut qu’elle allait décider de rebrousser chemin.
— Aes Sedai, dit Ingtar, vous pensez que ces disparitions ont un rapport avec le Cor ?
Verin sursauta et se remit face à son interlocuteur.
— Le Cor ? Non… Non, j’en doute… Mais c’est bizarre. Très bizarre. Et je déteste les énigmes tant que je ne les ai pas résolues.
— Voulez-vous que deux hommes vous escortent jusqu’au site des disparitions, Verin Sedai ?
— Non. Si vous dites qu’il n’y a pas de traces, je vous crois… (Un long moment, l’Aes Sedai dévisagea l’officier.) Je vous accompagne, seigneur. Nous retrouverons peut-être les trois disparus, à moins que ce soient eux qui nous retrouvent. En chemin, seigneur Ingtar, je veux que vous me parliez du jeune homme. Tout ce qu’il a dit et fait – je veux tout savoir !
La colonne repartit. Chevauchant près d’Ingtar, Verin le bombarda de questions d’une voix trop basse pour que quiconque d’autre l’entende. Lorsque Perrin manifesta l’intention de reprendre sa place auprès du seigneur, elle le foudroya du regard et il se laissa glisser vers l’arrière.
— Elle est là pour Rand, souffla Mat, pas pour le Cor.
Perrin approuva du chef.
Où que tu sois, Rand al’Thor, ne reviens pas vers nous, car tu y es plus en sécurité qu’ici.