26 Discorde

Rand traversa en trombe la salle commune du Défenseur, répondant par un sourire au regard stupéfait que lui lança l’aubergiste. Depuis ses retrouvailles avec le trouvère, il avait envie de sourire pour un oui et pour un non.

Thom est vivant !

Une fois l’escalier gravi, il entra dans sa chambre et se dirigea vers l’imposante armoire.

En bras de chemise, une pipe fumante aux lèvres, Loial et Hurin vinrent se camper dans l’encadrement de la porte communicante.

— Quelque chose est arrivé, seigneur Rand ? demanda le renifleur.

Rand s’empara du baluchon qui contenait la harpe et la flûte.

— La meilleure chose possible, à part l’arrivée d’Ingtar. Thom Merrilin est vivant, et il est ici !

— Le trouvère dont tu m’as parlé ? demanda Loial. C’est formidable, Rand. J’aimerais le rencontrer.

— Si Hurin accepte de monter la garde ici, tu n’as qu’à m’accompagner.

— Je me charge de la surveillance, seigneur, dit Hurin. (Il retira la pipe de sa bouche.) Les clients de l’auberge essaient discrètement de me tirer les vers du nez. Ils veulent savoir qui tu es, seigneur, et ce que nous faisons ici. Je leur ai expliqué que nous attendons des amis, mais ils sont bien trop pervers pour croire la vérité quand on la leur dit.

— Qu’ils pensent ce qu’ils veulent ! Tu viens, Loial ?

— Non… (L’Ogier soupira.) Je préférerais rester ici. (Il brandit un livre, son index tenant lieu de marque-page.) Je ferai la connaissance de Thom Merrilin une autre fois…

— Loial, tu ne peux pas te cloîtrer jusqu’à la fin des temps. Et si nous restions ici plusieurs semaines ? De toute façon, nous n’avons pas vu l’ombre d’un Ogier. Et, dans le cas contraire, tes compatriotes ne te poursuivraient pas, j’imagine…

— Me poursuivre, sans doute pas, mais… Rand, j’ai peut-être eu tort de quitter le Sanctuaire Shangtai comme ça… À mon retour, je risque d’avoir de gros ennuis. (Les oreilles de l’Ogier frémirent.) Même si j’attends d’être aussi vieux que l’Ancien Haman… Avec un peu de chance, je trouverai un Sanctuaire abandonné pour attendre d’avoir assez vieilli.

— Si ton Ancien ne te laisse pas rentrer chez toi, tu pourras vivre à Champ d’Emond. C’est un très bel endroit.

Un endroit merveilleux, même…

— J’en suis sûr, Rand, mais ça ne collerait pas, parce que…

— Nous en parlerons le moment venu, Loial ! Maintenant, viens avec moi, que je te présente Thom.

Une fois debout, l’Ogier faisait bien une fois et demie la taille de Rand. Ça n’empêcha pas celui-ci de le forcer à s’habiller et de le pousser sans ménagement dans l’escalier. Lorsqu’ils eurent bruyamment dévalé les marches, le jeune homme fit un clin d’œil à Cuale, puis il s’amusa de son expression ahurie.

Si ça lui chante, qu’il me croie décidé à jouer son maudit Grand Jeu. Je me fiche de lui et de tous les autres. Thom est vivant !

À partir de la porte de Jangai, sur le mur est de la ville, tout le monde connaissait La Grappe de Raisin, exactement comme l’avait annoncé Thom. Alors que le soleil était déjà bas à l’horizon, les deux amis atteignirent assez vite une rue plutôt calme pour la Ceinture.

L’auberge à trois étages était un vieux bâtiment de bois qui ne payait pas de mine. Mais la salle commune, bondée de clients, se révéla étonnamment propre. Des hommes jouaient aux dés dans un coin tandis que des femmes, plus loin, disputaient une partie de fléchettes. La majorité des clients était du coin, mais Rand entendit plusieurs accents étrangers qu’il ne reconnut pas, à part celui du royaume d’Andor. Comme il semblait d’usage dans la Ceinture, les tenues bigarrées s’inspiraient des modes en vigueur dans une multitude de pays.

Quelques têtes se tournèrent lorsque Rand et Loial entrèrent, mais la curiosité, ici, n’incitait jamais les gens à négliger longtemps ce qu’ils étaient en train de faire.

L’aubergiste, une femme aux cheveux aussi blancs que ceux de Thom, étudia un long moment ses deux nouveaux clients. À voir sa peau mate et à entendre son accent, elle n’était sûrement pas originaire du Cairhien.

— Thom Merrilin ? Oui, il a une chambre ici… Dernier étage, première porte sur la droite. Je pense que Dena vous laissera l’attendre là-haut… (La femme examina la jolie veste de Rand, avec les hérons sur le col et les broderies de fil d’or aux manches, puis elle baissa les yeux sur son épée.) Mon seigneur…, ajouta-t-elle, dubitative.

À la façon dont les marches craquèrent sous ses bottes – pour ne rien dire de celles de Loial –, Rand se demanda si le bâtiment n’allait pas bientôt s’écrouler. Tout en s’interrogeant sur l’identité de la Dena évoquée par l’aubergiste, il frappa à la porte que celle-ci avait indiquée.

— Entrez, dit une voix de femme. Je ne peux pas venir vous ouvrir.

Rand poussa la porte, non sans hésitation, et jeta un coup d’œil dans la chambre. Le grand lit chiffonné plaqué contre un mur, la pièce était encombrée par deux grosses armoires, plusieurs coffres en bois à l’armature de fer, quelques malles et une table et deux chaises. La femme mince assise en tailleur sur le lit, l’ourlet de son chemisier glissé sous elle, était en train de jongler avec six balles de couleur.

— Laissez le paquet sur la table, dit-elle sans se déconcentrer, Thom passera vous régler un peu plus tard…

— Vous êtes Dena ? demanda Rand.

La jongleuse récupéra au vol les six balles, puis elle leva les yeux sur son visiteur. À peine plus âgée que Rand, Dena était jolie, avec sa peau très blanche et ses longs cheveux noirs typiques du Cairhien.

— Je n’ai pas l’honneur de vous connaître. C’est ma chambre, et celle de Thom Merrilin.

— L’aubergiste a dit que vous nous laisseriez l’attendre ici. Si vous êtes bien Dena.

— Nous ?

Rand avança afin que Loial puisse entrer aussi – en se pliant en deux, comme souvent.

— Je suis bien Dena, dit la jeune femme, les sourcils froncés. Ainsi, les Ogiers sont de retour… Que voulez-vous ?

Comme l’aubergiste, Dena avait remarqué les hérons, les broderies et l’épée. Si elle omettait de donner du « seigneur » à Rand, c’était bel et bien délibéré…

Le jeune homme brandit le baluchon qu’il portait.

— Ce sont les instruments de Thom. Et je viens aussi lui rendre une petite visite.

Sentant que Dena allait le mettre à la porte, Rand se hâta de préciser :

— Je ne l’ai plus vu depuis assez longtemps.

— Thom pleurniche sans arrêt parce qu’il a perdu sa harpe et sa flûte… À l’entendre, on croirait qu’il était un barde royal, en des temps plus glorieux. D’accord, vous pouvez l’attendre ici, mais je dois m’entraîner. Thom me laissera jongler en public, la semaine prochaine. Dans la salle où il se produit…

Dena se leva, prit une des deux chaises et invita Loial à s’asseoir sur le lit.

— Si tu casses un de ces sièges, ami ogier, Zera en facturera six à Thom.

Tandis qu’il s’asseyait sur une chaise dangereusement branlante, même pour un occupant « normal », Rand se présenta, fit de même pour Loial et demanda :

— Vous êtes l’apprentie de Thom ?

Dena eut un petit sourire.

— On peut voir les choses comme ça…

Elle recommença à jongler, les yeux rivés sur les balles de couleur.

— Je n’ai jamais entendu parler d’une trouvère, dit Loial.

— Je serai la première…

La grande roue que Dena dessinait dans l’air avec ses balles se transforma en deux plus petits cercles interconnectés.

— Pendant mon apprentissage, j’ai l’intention de voir le monde entier. Dès que nous aurons assez d’argent, Thom me fera découvrir Tear. (Dena changea encore de figure : trois balles dans chaque main, à présent.) Ensuite, nous visiterons peut-être les îles du Peuple de la Mer. Les Atha’an Miere paient très généreusement les trouvères, paraît-il.

Rand jeta un coup d’œil autour de lui. Avec ses coffres et ses malles en désordre, la chambre ne semblait pas augurer un départ imminent. Sur le rebord de la fenêtre, Rand repéra une plante en pot qui semblait même militer dans le sens inverse. Quant au lit unique sur lequel trônait Loial…

« C’est ma chambre. Et celle de Thom Merrilin. »

Dena jeta un regard de défi à Rand à travers la grande roue qu’elle dessinait de nouveau avec ses balles.

Le jeune homme s’empourpra, puis bafouilla :

— Nous ferions peut-être mieux d’aller attendre en bas…

Mais la porte s’ouvrit pour laisser passer Thom Merrilin, magnifique dans sa cape multicolore, une harpe et une flûte rangées dans des étuis suspendus à son épaule.

Dena cessa de jongler, fit disparaître les balles dans ses poches, se leva et courut jeter ses bras autour du cou de Thom.

— Tu m’as manqué, dit-elle avant de l’embrasser.

Le baiser s’éternisant, Rand se demanda si Loial et lui ne seraient pas inspirés de s’éclipser. Mais Dena, tellement sur la pointe des pieds qu’elle avait fini par décoller du sol, se laissa retomber sur le parquet avec un gros soupir.

— Tu sais ce que fait cet imbécile de Seaghan, jeune fille ? lança Thom. Il a recruté une bande de décérébrés qui se prennent pour des acteurs, et ils se produisent sur scène en se faisant passer pour Rogosh, Blaes et Gaidal Cain… Quelle honte ! Une tapisserie, derrière ces imposteurs, est censée représenter le hall de Matuchin ou les hautes passes des montagnes de la Damnation, selon la scène qu’ils jouent. Moi, je permets au public d’imaginer tous les étendards, de sentir l’odeur des batailles, de partager les émotions des héros… Avec moi, ils se prennent pour Gaidal Cain ! Si cette troupe de minables passe après moi, Seaghan peut dire adieu à sa salle, parce que les gens y mettront le feu.

— Thom, nous avons de la visite… Un Ogier, Loial fils d’Arent fils de Halan, et un certain Rand al’Thor.

Le trouvère se tourna vers Rand, les sourcils froncés.

— Si tu nous laissais un moment, Dena ? Tiens… (Il glissa quelques pièces d’argent dans la paume de la jeune femme.) Tes couteaux sont prêts. Pourquoi n’irais-tu pas payer Ivon ? (Du dos d’une phalange, Thom caressa la joue de Dena.) File ! Je me ferai pardonner de t’avoir fichue dehors…

Dena foudroya le trouvère du regard, mais elle s’empara de sa cape et marmonna :

— Ivon n’a pas intérêt à vouloir m’arnaquer…

— Un jour, elle sera barde à la cour, déclara fièrement Thom dès que sa compagne fut sortie. Il lui suffit d’entendre une histoire une seule fois – une seule, oui ! – et voilà qu’elle la retient. Pas seulement le texte, mais les inflexions de voix et le bon rythme… À la harpe, c’est une virtuose, et la première fois qu’elle a joué de la flûte, c’était meilleur que tout ce que tu réussiras jamais, Rand. (Il posa les étuis en bois sur un coffre, puis s’assit sur la chaise libre.) Quand je suis passé par Caemlyn, en route pour ici, Basel Gill m’a dit que tu étais parti avec un Ogier, Rand. Entre autres compagnons… (Il salua Loial en s’inclinant sur son siège, parvenant à faire onduler sa cape alors même qu’il était assis dessus.) Je suis ravi de te connaître, Loial fils d’Arent fils de Halan.

— C’est réciproque, Thom Merrilin.

L’Ogier se leva, rendit sa révérence au trouvère, se redressa… et faillit s’assommer contre le plafond. Échaudé, il se rassit très vite.

— La jeune femme veut devenir une trouvère, a-t-elle dit.

— Ce n’est pas une vie pour une femme ! Pour un homme non plus, si on va bien chercher… Errer de ville en ville, ou de bourg en bourg, en se demandant comment on se fera escroquer cette fois ? Ne jamais savoir le matin si on mangera à sa faim ? Non, elle deviendra barde pour un roi ou une reine, je me fais fort de l’en convaincre le moment venu. Mais vous n’êtes sûrement pas ici pour parler de Dena. Rand, mes instruments ? Tu les as apportés ?

Rand poussa le baluchon à travers la table. Thom le défit, sursauta quand il vit qu’il s’agissait de son ancienne cape, à l’envers pour plus de discrétion, et ouvrit l’étui de la flûte, soupirant d’aise en découvrant le magnifique instrument.

— Après notre séparation forcée, je nous ai gagné le gîte et le couvert en jouant, dit Rand.

— Je sais, bougonna Thom. Je suis descendu dans les mêmes auberges, très souvent, mais j’ai dû jongler et raconter des histoires, puisque tu avais mes… Dis-moi, tu n’as pas touché à la harpe ? (Il ouvrit l’autre étui, s’empara de la harpe richement ornementée et la serra contre son cœur comme un bébé.) Tes mains maladroites de berger ne sont pas faites pour tant de délicatesse…

— Je n’ai jamais sorti la harpe de son étui, Thom…

Le trouvère pinça deux cordes… et fit la grimace.

— Au moins, tu n’as pas essayé de l’accorder… Tu aurais pu la détériorer à jamais.

S’accoudant à la table, Rand se pencha vers le trouvère.

— Thom, tu voulais aller en Illian pour assister au début de la Grande Quête du Cor. Ainsi, tu espérais être le premier à écrire des récits sur cette nouvelle aventure. Tu n’as pas pu faire ce que tu désirais, mais… Eh bien, comment réagirais-tu si je te disais que tu peux encore jouer un rôle dans toute cette histoire ? Un très grand rôle, même !

— Rand tu es sûr que… ? commença Loial, mal à l’aise.

Les yeux rivés sur le trouvère, son ami lui fit signe de se taire.

Thom regarda l’Ogier, le front plissé.

— Ça dépendrait du rôle en question… Si tu penses qu’un des Quêteurs vient par ici… Je suppose qu’ils ont tous quitté Illian mais, pour rallier Cairhien, il faut des semaines de voyage. Et quel serait l’intérêt ? Ou s’agit-il d’un des originaux qui croient pouvoir se passer d’aller à Illian ? Sans la bénédiction, ces types-là ne font jamais partie de l’histoire, même s’ils essaient par tous les moyens.

— Thom, que la Quête soit ou non hors d’Illian n’a aucune importance. (Rand entendit Loial étouffer un petit cri.) Sais-tu pourquoi ? Parce que nous détenons le Cor de Valère !

Un long silence ponctua cette déclaration.

Puis Thom éclata de rire.

— Vous deux ? Un berger et un Ogier encore imberbe ? Vous auriez le Cor de Valère ?

Rand crut que le trouvère allait s’étouffer de rire.

— C’est pourtant la vérité, déclara sentencieusement Loial.

Thom tenta de reprendre son sérieux, mais l’hilarité faisait encore trembler sa voix d’habitude si bien posée.

— Je ne sais pas ce que vous avez dégotté, les gars, mais je connais au moins dix tavernes où un type jurera qu’il connaît un type qui connaît le type qui a déjà retrouvé le Cor. Chaque fois, si vous lui payez à boire, l’illuminé vous expliquera comment l’instrument a été retrouvé – et avec tous les détails, si la bière est bonne. Mais j’ai mieux à votre disposition ! Si ça vous chante, je peux vous présenter trois margoulins qui vous vendront le Cor, en jurant sur leur âme, et au nom de la Lumière, que c’est le vrai. Il y a même un seigneur, en ville, qui affirme détenir l’artefact dans sa demeure. Selon lui, sa famille se transmet ce trésor de génération en génération, et ce depuis la Dislocation du Monde. J’ignore si les Quêteurs trouveront un jour le Cor, mais ils ne seront pas en manque d’histoires à dormir debout, c’est sûr !

— Moiraine a dit que c’est le véritable Cor, lâcha Rand.

La bonne humeur de Thom en prit aussitôt un coup.

— Elle a dit ça ? Je croyais qu’elle n’était pas avec toi ?

— C’est la vérité, Thom. Je ne l’ai plus vue depuis que j’ai quitté Fal Dara et, pendant le mois précédent, nous n’avons pas échangé plus de quatre mots, sauf en une ou deux occasions.

Malgré tous ses efforts, Rand s’avisa qu’il laissait transparaître son amertume.

De toute façon, quand elle me parle, je préférerais qu’elle oublie jusqu’à mon existence. Je ne danserai plus jamais au son de sa musique ! Que la Lumière la brûle, et toutes les autres Aes Sedai avec. Non, à part Egwene et Nynaeve…

Conscient que Thom le regardait attentivement, Rand tenta de se reprendre :

— Elle n’est pas avec moi, Thom. Je ne sais pas où elle se trouve, et je m’en fiche.

— Admettons… Au moins, tu as eu le bon sens de garder le secret. Sinon, toute la Ceinture en parlerait et la moitié de Cairhien te suivrait à la trace pour te voler le Cor. La moitié du monde, même…

— Nous sommes muets comme une tombe, Thom… Mais je dois rapporter le Cor à Fal Dara sans que des Suppôts, ni quiconque d’autre, s’en empare. Voilà qui te fait déjà une formidable histoire à écrire, non ? J’ai besoin d’un ami qui connaisse le monde. Tu as été partout, et tu as vu et entendu des choses que je n’imagine même pas. Loial et Hurin sont plus expérimentés que moi, mais c’est quand même trop pour eux.

— Hurin ?… Non, pas d’explications. Je ne veux rien savoir. (Thom se leva et alla se camper devant la fenêtre.) Le Cor de Valère… Donc, l’Ultime Bataille est proche. Qui en a conscience ? Vous avez vu les gens rire dans les rues, ici ? Que les barges à grain cessent de naviguer pendant une semaine, et ils n’auront plus envie de rigoler. Galldrian pensera qu’ils se sont tous transformés en Aiels. Les nobles jouent au Grand Jeu. Ils complotent pour se rapprocher du roi, ou avoir plus de pouvoir que lui – voire le renverser et prendre sa place. Les femmes, elles, se voient bien en nouvelle reine. Tous ces gens penseront que Tarmon Gai’don est une ruse de plus dans le Grand Jeu. (Il se détourna de la fenêtre.) Dis-moi, tu ne prévois pas simplement de chevaucher jusqu’à Fal Dara pour remettre le Cor à… ? Au fait, à qui ? Et pourquoi le Shienar ? Toutes les légendes associent le Cor à l’Illian.

Rand regarda Loial, dont les oreilles tressaillaient, indice certain d’un grand trouble.

— Au Shienar, je sais à qui remettre l’artefact. C’est un gros avantage, surtout quand on est poursuivi par des Suppôts et des Trollocs.

— Pourquoi ne suis-je pas surpris par cette nouvelle ? Non… Je suis un vieux cinglé, c’est vrai, mais je veux choisir la folie qui me convient. Je te laisse la gloire, mon garçon.

— Thom…

— J’ai dit « non » !

Un long silence suivit, seulement perturbé par les grincements du lit sur lequel Loial s’agitait nerveusement.

— Loial, dit Rand, tu voudrais bien me laisser seul un moment avec Thom ?

De surprise, les poils des oreilles du géant se hérissèrent, mais il se leva sans discuter.

— Cette partie de dés, en bas, semblait intéressante. On me laissera peut-être y participer.

Alors que la porte se refermait sur l’Ogier, Thom jeta un regard soupçonneux à Rand.

Le jeune homme hésita un peu. Parmi les questions qu’il se posait, Thom détenait un grand nombre de réponses, il en avait la certitude, mais comment les formuler sans braquer le trouvère ?

— Thom, est-ce que Le Cycle de Karaethon figure dans beaucoup de recueils de prédictions ?

Ce titre était quand même plus facile à prononcer à haute voix que « les Prophéties du Dragon »…

— Dans les grandes bibliothèques, on trouve une grande variété de traductions. Parfois, on tombe même sur une version originale, en ancienne langue…

Rand voulut demander comment il pouvait se procurer un tel trésor, mais le trouvère ne lui en laissa pas le temps.

— L’ancienne langue est très musicale ; hélas, de nos jours, même les nobles s’agacent quand on l’utilise devant eux. Ils sont censés la connaître, mais la plupart savent juste ce qu’il faut pour impressionner les petites gens. Les traductions ne sont pas si harmonieuses, sauf quand on recourt au Haut Chant, mais, dans ce cas, le sens est souvent beaucoup trop altéré, puisque le rythme prime la précision. Quand on reste fidèle au texte, le résultat n’est pas très beau, mais il n’y a aucune déperdition. Voici ce que ça donne :

Deux fois deux fois, il devra être marqué,

Deux pour vivre et deux pour mourir.

Une fois le héron, pour tracer son chemin

Une deuxième fois le héron, pour dire son vrai nom

Une fois le Dragon, pour les souvenirs perdus,

Deux fois le Dragon, pour le prix qu’il doit payer.

Thom tendit la main et toucha les deux hérons qui décoraient le col de Rand.

Le jeune homme en resta d’abord sans voix, puis il croassa :

— Avec ceux de la poignée, de la lame et du fourreau, ça nous en fait cinq…

Discrètement, Rand posa sa main à plat sur la table afin de ne pas révéler le héron imprimé au fer dans sa paume. Pour la première fois depuis que Selene était intervenue, il sentait l’existence du stigmate. Sans douleur, cependant.

— Tu comptes rudement bien, mon gars ! s’exclama Thom, ironique. Tiens, un autre fragment me revient à l’esprit.

Le jour où son sang coulera, deux aubes se lèveront

Une pour le deuil et l’autre pour la naissance.

Rouge sur noir, le sang du Dragon souillera

La roche de Shayol Ghul.

Et dans la Fosse de la Perdition son fluide vital

Libérera les hommes des Ténèbres.

Rand secoua la tête, niant l’évidence, mais Thom ne sembla pas s’en apercevoir.

— Ne me demande pas comment un jour peut avoir deux aubes, parce que je n’en sais rien. Et si c’était tout ce que je ne comprends pas ! La Pierre de Tear ne tombera jamais tant que Callandor ne sera pas maniée par le Dragon. Mais l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée repose dans le Cœur de la Pierre, donc, comment le Dragon pourrait-il la manier ? Eh bien, qu’il en soit comme il peut en être, puisque nous ne savons rien… Je suppose que les Aes Sedai influeront sur les événements afin qu’ils correspondent au plus près à ce que décrivent les Prophéties. Crever dans les Terres Dévastées serait un prix bien trop élevé pour être entré dans leur jeu…

Rand dut produire un effort pour garder son calme, mais il y parvint contre toute attente.

— Les Aes Sedai ne jouent plus avec moi, Thom… La dernière fois que j’ai vu Moiraine, au Shienar, elle m’a dit que j’étais libre d’aller où je voulais, et je ne me suis pas fait prier.

— Et tu n’as aucune Aes Sedai avec toi ? Pas l’ombre d’une de ces harpies ?

— Pas d’Aes Sedai, absolument !

Thom tordit pensivement son imposante moustache. L’air satisfait, il semblait en même temps interloqué.

— Alors, pourquoi m’avoir interrogé au sujet des prophéties ? Et pourquoi avoir demandé à l’Ogier de sortir ?

— Je ne voulais pas le perturber… Le Cor le rend assez nerveux comme ça… Ma vraie question, c’est la suivante : le Cor est-il mentionné dans ces… prédictions ? (Prononcer le véritable nom des « prédictions » était toujours au-delà des forces de Rand.) Une pléthore de faux Dragons, puis la découverte du Cor… Selon les croyances universelles, cet artefact est supposé réveiller des héros morts afin qu’ils participent à l’Ultime Bataille contre le Ténébreux. Le Dragon Réincarné est lui aussi censé affronter le Père des Mensonges en cette occasion. Il semble naturel de faire le rapprochement.

— J’imagine, oui… Peu de gens savent que le Dragon Réincarné doit livrer l’Ultime Bataille. Et beaucoup doivent penser qu’il combattra dans les rangs du Ténébreux. Pour le savoir, il faut avoir lu les prophéties, et peu de personnes s’y risquent. Qu’as-tu dit au sujet du Cor ? « Supposé réveiller » ?

— Depuis notre séparation, j’ai appris beaucoup de choses, Thom. Les héros répondront à l’appel même si c’est un Suppôt des Ténèbres qui souffle dans l’instrument.

Le trouvère fronça les sourcils.

— Voilà que tu me donnes des leçons… C’est vrai, tu as beaucoup appris, ces derniers temps.

— Ça ne veut pas dire que je laisserais les Aes Sedai m’utiliser comme un faux Dragon… Je ne veux rien avoir affaire avec ces femmes, le Pouvoir de l’Unique, les faux Dragons ou les…

Rand s’arrêta juste à temps.

Dès que tu perds ton calme, voilà que tu jacasses ! Espèce de crétin !

— Un moment, mon garçon, j’ai cru que tu étais celui que cherche Moiraine. Je pensais même savoir pourquoi. Rand, aucun homme ne choisit d’être capable de canaliser le Pouvoir. Ça lui tombe dessus comme une maladie, et on ne peut pas lui en vouloir, même si cette affection mortelle est très contagieuse…

— Ton neveu était dans ce cas ? Tu l’as aidé parce que la Tour Blanche lui faisait des ennuis, tout le monde se détournant de lui. Aujourd’hui, je sais qu’on a des « ennuis » avec les Aes Sedai pour une seule et unique raison.

Thom baissa les yeux sur la table et fit la moue.

— Nier ne servirait à rien, pas vrai ? Mais un homme sain d’esprit ne parle pas de ces choses-là. Quand on a un parent capable de canaliser, il faut garder ça pour soi. Rand, l’Ajah Rouge n’a pas laissé une chance à Owyn. Une fois apaisé, il a perdu le goût de vivre, et la fin est venue très vite.

Pourquoi Moiraine ne m’a-t-elle pas infligé le même sort ? se demanda Rand.

— Tu parles de « laisser une chance à Owyn » ? Thom, crois-tu qu’il aurait pu s’en sortir vivant ? Et sans perdre la raison ?

— Il a gardé le secret pendant trois ans… Et sans jamais blesser personne. Bien sûr, il utilisait très peu le Pouvoir, et exclusivement pour aider son village… Il… (Le trouvère soupira.) Je crains que tout ait été écrit d’avance. Selon les villageois que j’ai rencontrés, la dernière année, il s’est comporté bizarrement. Hélas, ces gens n’étaient pas bavards et ils ont failli me chasser à coups de pierre quand ils ont su qu’Owyn était mon neveu. Pour être franc, je crois qu’il était en train de devenir fou. Mais il était de mon sang, fiston. Même si elles n’avaient pas le choix, j’en veux aux Aes Sedai… Mais si Moiraine t’a laissé partir, c’est que tu n’as rien à voir avec le Pouvoir.

Rand ne répondit pas tout de suite.

Alors, satisfait, espèce d’imbécile ? Tu vois bien qu’il n’y a pas d’issue. Tu deviendras fou et tu crèveras, quoi que tu fasses. Mais Ba’alzamon a dit que…

— Non ! Non !

Voyant que Thom le dévisageait, le jeune homme s’empourpra.

— Bien sûr que je n’ai rien à voir avec tout ça… Mais j’ai toujours le Cor de Valère, Thom ! Réfléchis un peu ! Le Cor de Valère ! Les autres trouvères continueront à raconter des histoires à son sujet ; toi, tu pourras dire que tu l’as serré entre tes mains.

Exactement le type de discours que tenait Selene, s’avisa Rand. Une constatation qui l’incita seulement à se demander où elle était.

Thom plissa pensivement le front, attendit un moment, puis secoua la tête.

— Mon garçon, je t’aime bien, mais si je t’ai aidé, tu le sais comme moi, c’est uniquement parce qu’une Aes Sedai était impliquée dans l’affaire. Seaghan n’est pas le pire escroc que j’aie rencontré et, avec le Bonus du Roi, je vais gagner beaucoup mieux ma vie qu’en errant de village en village. À ma grande surprise, Dena semble m’aimer et – là, c’est stupéfiant ! – je partage ses sentiments. Pourquoi devrais-je renoncer à tout ça pour me faire pister par des Trollocs et des Suppôts des Ténèbres ? Le Cor de Valère ? C’est tentant, je l’avoue, mais, tout bien pesé, je veux rester loin de tout ça.

Thom prit un des étuis, l’ouvrit et révéla une flûte plutôt banale mais néanmoins habillée d’argent. Refermant le couvercle, il poussa l’étui vers Rand, sur la table.

— Tu pourrais en avoir besoin un de ces jours pour te payer un repas, petit…

— C’est une possibilité… Au moins, nous allons pouvoir parler, comme au bon vieux temps. Je suis descendu…

— Non, non… Restons-en là, mon garçon. Si je te vois tout le temps, et même si nous n’évoquons pas le sujet, le Cor finira par m’obséder. Et j’ai décidé d’en finir avec tout ça, pour de bon…


Après le départ de Rand, Thom jeta sa cape sur le lit et s’accouda à la table, la tête entre les mains.

Le Cor de Valère… Comment ce berger a-t-il pu le trouver ?

Thom décida de ne pas s’engager sur ce chemin glissant. S’il pensait trop souvent au Cor, il se retrouverait en train de galoper avec Rand, afin de rapporter l’artefact au Shienar.

Quel récit épique ça ferait ! Chevaucher vers les Terres Frontalières avec le Cor de Valère et une meute de Suppôts et de Trollocs aux basques.

Histoire de doucher son enthousiasme juvénile, le trouvère pensa très fort à Dena. Même sans tenir compte de leur histoire d’amour, un talent pareil ne se trouvait pas sous les sabots d’un cheval. De plus, si curieux que cela parût, la jeune femme l’aimait vraiment.

— Vieux fou…, marmonna Thom.

— Oui, c’est bien vu…, dit Zera en entrant dans la chambre.

Le trouvère sursauta. Trop absorbé dans ses pensées, il n’avait pas entendu grincer la porte. Depuis qu’il arpentait le monde, l’aubergiste faisait partie de ses rares « ports d’attache » et elle en profitait pour ne pas mâcher ses mots dans les situations d’urgence.

— Un vieux fou qui recommence à jouer au Grand Jeu… Sauf si je deviens sourde, ce jeune seigneur a l’accent d’un sujet de la reine Morgase. Quoi qu’il en soit, il n’est pas d’ici. Thom, le Daes Dae’mar est assez dangereux comme ça. Pourquoi te laisser entraîner dans les sombres machinations d’un seigneur étranger ?

Le trouvère fut d’abord surpris, puis il repensa à la tenue de Rand. Oui, la veste brodée était digne d’un noble… Avec l’âge, il laissait échapper de plus en plus de détails importants.

Atterré, Thom s’aperçut qu’il était en train de se demander, dans un coin de sa tête, s’il devait dire la vérité à Zera ou la laisser s’engager dans un cul-de-sac.

Il me suffit de penser au Grand Jeu, et voilà que je repique au truc !

— Zera, ce garçon est un berger de Deux-Rivières.

— C’est ça ! Et moi, je suis la reine du Ghealdan ! Thom, le Jeu est terriblement dangereux, à Cairhien. Aucun rapport avec ce que tu as connu à Caemlyn. Les choses ont changé, et pas en bien. On commandite des assassinats, désormais. Si tu ne fais pas attention, tu finiras égorgé dans un caniveau.

— Mon amie, je ne participe plus au Grand Jeu. Je l’ai laissé derrière moi il y a vingt ans.

— Mouais… (Zera ne semblait pas en croire un mot.) Mais seigneur étranger ou non, abandon du Jeu ou pas, tu te produis dans les demeures des seigneurs locaux.

— Parce qu’ils paient bien !

— Certes, mais ils t’impliqueront dans leurs complots à la première occasion. Se servir des autres leur est aussi naturel que de respirer. Ton « berger » ne t’aidera pas, parce qu’ils lui auront vite bouffé le foie.

Thom renonça à convaincre son amie qu’il s’était rangé des intrigues.

— C’est tout ce que tu voulais me dire, Zera ?

— En gros, oui… Oublie le Grand Jeu et épouse Dena. Décati comme tu es, elle t’acceptera quand même, pour une raison qui me dépasse. Ne laisse pas passer cette chance et ne pense plus au reste.

— Merci du conseil, fit plutôt sèchement Thom.

Dena, l’épouser ? Lui coller un vieux mari sur les bras ? Avec le fardeau de mon passé, elle ne deviendra jamais barde de cour…

— Zera, si tu veux bien, j’ai besoin d’être un peu seul. Ce soir, j’ai une représentation chez dame Arilyn, devant un régiment d’invités. Il faut que je répète.

Zera ricana, hocha la tête en marmonnant et sortit en claquant la porte derrière elle.

Nerveux, Thom pianota un moment sur la table. Tenue chic ou pas, Rand était un berger. S’il avait été plus que cela – voire un mâle capable de canaliser le Pouvoir, comme le trouvère le soupçonnait dans un passé récent –, Moiraine et les autres Aes Sedai ne lui auraient jamais rendu sa liberté sans l’avoir apaisé. Même s’il avait trouvé le Cor, Rand al’Thor restait un simple péquenot.

— Il est hors du coup, dit Thom à voix haute, et moi aussi…

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