10 La traque commence

Pour le début d’un voyage, Ingtar imposait un rythme rapide qui finit par inquiéter Rand. Les chevaux pouvaient avancer au trot pendant des heures, certes, mais là il s’agissait d’une journée entière – et qui serait suivie par on ne savait combien d’autres. À voir la détermination d’Ingtar, et quand on l’avait entendu prêter serment devant la Chaire d’Amyrlin, il paraissait décider à rattraper et arrêter les voleurs en moins de vingt-quatre heures. De louables intentions, mais un rien irréalistes.

Rand s’abstint de faire part de ses doutes au guerrier du Shienar. Ingtar commandait l’expédition et, même s’il s’était toujours montré amical avec Rand, il n’aurait sûrement pas apprécié qu’un berger prétende lui donner des conseils.

Hurin chevauchait juste derrière Ingtar et son porte-bannière. C’était pourtant lui qui dirigeait la colonne, répétant régulièrement qu’il fallait continuer vers le sud. Alors que des collines boisées – essentiellement des pins, des chênes et des faux bleuets – moutonnaient à l’infini devant les cavaliers, Hurin avançait en ligne droite, ne s’autorisant presque pas de détours, sauf pour contourner certains tertres dont l’ascension aurait à l’évidence été une perte de temps.

Rand avait essayé de chevaucher avec ses deux amis. Mais, chaque fois qu’il se laissait décrocher de la tête du groupe afin de les rejoindre, Mat flanquait un coup de coude à Perrin, qui lançait sa monture au galop – peut-être un peu à contrecœur – pour remonter vers la tête de la colonne de conserve avec son ami. N’ayant aucune envie de traîner seul à l’arrière, Rand imitait la manœuvre. Bien entendu, toujours sur une initiative de Mat, les deux autres garçons de Champ d’Emond se laissaient de nouveau glisser à l’arrière-garde.

Que la Lumière les brûle ! Je voudrais simplement m’excuser…

Rand se sentait seul. Et, comme de juste, savoir que c’était sa faute ne le consolait pas.

Au sommet d’une colline, Uno mit pied à terre pour examiner des empreintes de sabots. Puis il retourna du bout d’une botte un petit tas de crottin de cheval et soupira :

— Ils vont rudement vite, seigneur… (Même quand il parlait normalement, Uno avait une voix de stentor qui s’entendait de loin.) Nous ne leur avons même pas repris une fichue heure ! Et je me demande même s’ils ne nous en ont pas mis une dans la vue ! S’ils continuent comme ça, ils auront la peau de leurs fichus chevaux. (Il désigna une trace de sabot.) Pas un cheval, ça, mais un fichu Trolloc. Avec des fichues pattes de bouc !

— Nous les rattraperons, assura Ingtar.

— Les chevaux, seigneur… Nos fichus chevaux ! Il est inutile de les faire suer sang et eau comme ça… Même si nos ennemis finissent par crever leurs montures, ces fichus Trollocs sont plus résistants que les meilleurs étalons.

— Nous les rattraperons, répéta Ingtar. En selle, Uno.

Uno regarda Rand du coin de son œil unique, puis il haussa les épaules et enfourcha son cheval. Ingtar dévala la colline au galop, glissant à moitié et forçant ses hommes à prendre des risques insensés. Puis il fonça vers la butte suivante.

Pourquoi m’a-t-il regardé comme ça ? se demanda Rand.

Uno faisait partie des hommes qui lui battaient froid. Mais sans lui manifester une hostilité ouverte, contrairement à Masema. Cela dit, Uno n’était amical avec personne, à part quelques rares vétérans blanchis sous le harnais comme lui.

Il ne peut quand même pas croire à ces histoires qui me présentent comme un seigneur ?

Comme d’habitude, Uno passa le plus clair de son temps à sonder les environs. Mais, chaque fois que son regard croisa celui de Rand, il le soutint sans broncher ni desserrer les dents. Ce comportement n’avait rien d’étonnant en soi, car le gaillard aurait soutenu le regard d’Ingtar de la même façon. C’était sa façon d’être, bien sûr, mais…

Le chemin suivi par les Suppôts des Ténèbres qui avaient volé le Cor ne passait jamais à proximité d’un village. En humant l’air, Hurin ne cessait de marmonner au sujet de « quelque chose de plus malsain encore », mais il n’avait toujours pas de précisions à apporter.

Depuis les hauteurs, Rand aperçut plusieurs villages, mais toujours bien trop lointains pour qu’on puisse apercevoir des gens dans leurs rues. Avantage non négligeable, les gens en question étaient également bien trop loin pour apercevoir des cavaliers en route pour le Sud.

Il y avait aussi des fermes isolées, comme partout. Des bâtisses solides aux auvents très bas, presque toujours adossées à des étables et à des granges. De ses perchoirs successifs, Rand en aperçut plusieurs et il distingua même le filet de fumée qui sortait de leur cheminée. Mais, là encore, aucun paysan n’aurait pu repérer la colonne de cavaliers.

Rattrapé par la réalité, Ingtar lui-même finit par s’apercevoir que les chevaux ne tiendraient pas longtemps au rythme qu’il imposait. Non sans égrener à voix basse un chapelet de jurons – et après s’être tapé plusieurs fois du poing sur la cuisse –, le guerrier ordonna que tout le monde mette pied à terre. Tenant leur monture par la bride, les membres de l’expédition marchèrent pendant près d’une demi-lieue, puis ils remontèrent en selle, avalèrent une distance à peu près égale et recommencèrent l’opération. Et ainsi de suite…

Rand fut assez surpris de voir Loial sourire comme un enfant dès qu’il devait se mettre à marcher. À l’origine, l’Ogier n’était pas un grand amateur d’équitation (un euphémisme, en réalité, il abominait ça) mais son ami humain pensait qu’il avait surmonté depuis beau temps cette répugnance.

— Tu aimes courir, Rand ? lança Loial, hilare. Moi, oui. Au Sanctuaire de Shangtai, j’étais le plus rapide. Un jour, j’ai même battu un cheval.

Rand se contenta d’acquiescer. Pendant une marche, il n’aimait pas gaspiller son souffle en bavardant comme une pie.

Il chercha Mat et Perrin du regard et ne les trouva pas, car ils devaient traîner à l’arrière, protégés des regards indiscrets par tout un détachement d’hommes en armure. À ce propos, comment les guerriers du Shienar faisaient-ils pour supporter une telle marche forcée ? Jusque-là, pas un seul ne s’était plaint ni n’avait ralenti le pas. Uno n’avait même pas une goutte de sueur sur le front, et le porte-bannière ne faiblissait jamais, attentif à ne pas laisser osciller de droite à gauche l’étendard au Hibou Gris.

Même si la colonne ne traîna jamais vraiment, le crépuscule tomba sans que les guerriers aient aperçu l’ombre de leurs ennemis. Lorsque la visibilité fut presque nulle, Ingtar ordonna enfin un arrêt pour la nuit. Avec une discipline impressionnante, les soldats entreprirent de dresser le camp, d’allumer des feux et de préparer le « fief » des chevaux – pour l’essentiel, une série de piquets reliés par une corde qui servirait à attacher les montures.

Ingtar désigna les six hommes qui prendraient le premier tour de garde, répartis en trois « patrouilles ».

Avant toute autre chose, Rand alla récupérer son baluchon dans le grand panier en osier que portait un des chevaux de bât. L’opération étant très simple, car il y avait très peu d’effets personnels dans les bagages, le jeune homme alla s’asseoir près d’un feu et entreprit d’ouvrir le baluchon…

Quand ce fut fait, il cria si fort que tous les guerriers dégainèrent leur lame, prêts à repousser une horde de Trollocs.

— Que se passe-t-il ? demanda Ingtar en accourant. Des intrus ? Je n’ai pas entendu crier les sentinelles…

— Ces vestes…, gémit Rand, révulsé. Tu les as vues ?

La première était noire brodée de fil d’argent et l’autre, d’un blanc immaculé, arborait des ornements en fil d’or. Des hérons s’affichaient fièrement sur le col, exactement comme sur la veste d’apparat que portait encore Rand.

— Le domestique m’a dit que je trouverais deux vestes de bonne qualité et d’une parfaite sobriété. Et regardez-moi ça !

Ingtar rengaina son épée dans le fourreau qu’il portait entre les omoplates.

— Eh bien, ces vestes me semblent de bonne qualité…

— Tu me vois accoutré ainsi tout le temps ?

— Une veste est une veste, Rand… J’ai cru comprendre que Moiraine Sedai s’était occupée de ta garde-robe et de ton paquetage. Il se peut que les Aes Sedai ne sachent pas très bien ce qui convient à un soldat en campagne… (Ingtar eut un grand sourire.) Après la capture des Trollocs, nous organiserons peut-être une fête. Eh bien, contrairement à nous, tu seras vêtu pour l’occasion !

Ingtar retourna vers les feux de cuisson qui crépitaient déjà.

Depuis que le guerrier avait mentionné Moiraine, Rand s’était transformé en statue.

Que manigance cette femme ? Quoi qu’elle fasse, je ne tomberai pas dans le panneau…

Rand refit le baluchon et le rangea au fond du panier.

Au pire, je peux voyager nu comme un ver…

En campagne, les guerriers du Shienar se partageaient toutes les corvées. Lorsque Rand approcha des feux, il constata que Masema avait écopé de la cuisine. Tandis qu’il remuait frénétiquement un grand chaudron, une odeur de ragoût monta aux narines de Rand. Un plat à base de navets, d’oignons et de viande séchée…

Ingtar fut servi en premier, et Uno passa en deuxième. Ensuite, les hommes formèrent une file sans tenir compte d’une hiérarchie quelconque. Lorsque ce fut le tour de Rand, Masema lui propulsa littéralement une louche de ragoût dans l’assiette. Reculant pour que sa veste ne soit pas souillée par les éclaboussures, le jeune homme s’écarta, cédant sa place au soldat qui le suivait tout en suçant son pouce brûlé.

Masema observa Rand avec un sourire mauvais qui en disait long sur sa jubilation.

Uno approcha et flanqua sur la nuque du cuistot improvisé une claque qui lui fit ravaler son rictus.

— Tu crois qu’on a trop de fichue pitance, pour en gaspiller comme ça ?

Le borgne jeta un coup d’œil à Rand et s’éloigna. Tout en se massant l’oreille, Masema foudroya le jeune homme du regard.

Rand alla rejoindre Ingtar et Loial, qui avaient pris place sous un chêne luxuriant. Pour le repas, l’officier s’était autorisé à retirer son casque, mais il portait toujours son armure complète. Mat et Perrin étaient là aussi, dévorant leur ration à belles dents. Mat ricana en lorgnant la veste de Rand. Perrin ne leva pas ses yeux jaunes de son assiette – ces derniers temps, il regardait plus souvent le sol qu’autre chose.

Au moins, ils n’ont pas fichu le camp, ce coup-ci…

Rand s’assit en tailleur à côté d’Ingtar, sur le flanc opposé à celui choisi par ses amis.

— J’aimerais bien savoir pourquoi Uno ne cesse de me regarder… Sûrement cette veste de malheur !

Ingtar finit lentement de mâcher une bouchée de ragoût. Une manière de prendre le temps de la réflexion avant de répondre.

— Non, il se demande si tu es digne d’une épée au héron… (Ingtar ignora le ricanement de Mat.) Ne t’en fais pas à cause de lui… S’il pouvait, il traiterait le seigneur Agelmar en personne comme de la bleusaille. Enfin, Agelmar, peut-être pas, mais c’est bien le seul qui trouverait grâce à ses yeux… Uno jure parfois comme un charretier, mais il donne de bons conseils. Quoi d’étonnant, puisqu’il crapahutait déjà avant ma naissance ? Tiens compte de ses opinions, oublie son franc-parler, et tu te féliciteras de le fréquenter.

— Je croyais que c’était comme avec Masema…

Rand enfourna une cuillerée de ragoût – trop chaud, mais il l’avala quand même. C’était le premier repas depuis le départ de Fal Dara, et il n’avait pas pris de petit déjeuner, le matin, car l’angoisse lui nouait l’estomac. Comme toujours, le corps se vengeait et criait famine.

S’il vantait les talents de cuisinier de Masema, leur relation avait-elle une chance de s’arranger ?

— Il me déteste, dirait-on, et je ne comprends pas pourquoi.

— Masema a servi trois ans dans les Marches de l’Est, dit Ingtar. À Ankor Dail, contre les Aiels… (Pensif, il remua son ragoût.) Moi, je ne pose pas de questions, hein ? Si Lan Dai Shan et Moiraine Sedai affirment que tu es de Deux-Rivières, dans le royaume d’Andor, eh bien, c’est la pure vérité ! Mais Masema ne peut pas oublier les Aiels, et quand il te voit… Bon, pour ce que j’en dis, moi…

Rand laissa tomber sa cuillère dans son assiette.

— Tout le monde me prend pour ce que je ne suis pas… Je vis à Champ d’Emond, Ingtar. Je m’occupe de moutons et je fais pousser du tabac, tout ça avec mon père. Voilà qui je suis : un paysan et un berger de Deux-Rivières.

— Je suis témoin, intervint Mat, il dit la vérité. Nous avons grandi ensemble, même si messire a pris la grosse tête. Avec cette histoire d’Aiels, ça ne va pas s’arranger, et c’est bien dommage ! Tant qu’à faire, il ne serait pas un seigneur aiel ?

— C’est sérieux, dit Loial. Il a le physique… Rand, tu te souviens, c’est ce que j’ai pensé, à une époque où je croyais ne pas assez bien connaître les humains pour être sûr de mon jugement. « Jusqu’à ce que l’ombre s’efface, jusqu’à ce que l’eau ne coule plus, souriant dans les Ténèbres, hurlant son défi avec son dernier souffle, et prêt à cracher dans l’œil du Faiseur d’Aveugles le jour du Jugement Dernier… » Tu te rappelles ?

Rand baissa les yeux sur son assiette.

« Avec un shoufa autour de la tête, on jurerait que tu es un Aiel, mon ami. »

Les mots exacts de Gawyn, le frère d’Elayne, la Fille-Héritière du royaume d’Andor.

Tout le monde me prend pour ce que je ne suis pas…

— C’est quoi, cette histoire de cracher dans l’œil du Ténébreux ?

— C’est l’engagement des Aiels à combattre jusqu’au bout, répondit Ingtar, et je ne doute pas un instant qu’il soit sincère… À part les colporteurs et les trouvères, les Aiels divisent le monde en deux : eux-mêmes et leurs ennemis. Il y a cinq cents ans, ils ont fait une exception pour le Cairhien, eux seuls savent pourquoi. À mon avis, ça ne se reproduira jamais.

— J’en ai bien peur, soupira Loial. Mais ils laissent les Zingari traverser leur désert. Et ils ne sont pas hostiles aux Ogiers, même si nous ne sommes guère enclins à nous aventurer sur leur territoire. Mais des Aiels viennent parfois dans mon Sanctuaire pour nous acheter du bois-chanté… De sacrés durs, ces guerriers…

— J’aimerais en avoir de cette envergure ! s’écria Ingtar. Et même la moitié moins endurcis…

— C’est une blague ? s’esclaffa Mat. Avec tout le fer que vous trimballez sur vous, si je marchais un quart de lieue, il me faudrait dormir une semaine pour récupérer. Et aujourd’hui, vous avez fait la moitié du chemin à pied !

— Les Aiels sont en acier, insista Ingtar. Les femmes comme les hommes. Je le sais, parce que je les ai combattus… Ils peuvent courir dix lieues d’affilée et livrer bataille sans prendre une minute de repos. Ce sont des tueurs redoutables, à mains nues, ou avec toutes les armes imaginables – sauf l’épée. Pour une raison inconnue, ils refusent d’en brandir une. Pareillement, ils ne monteraient pour rien au monde sur le dos d’un cheval. Mais, avec leur rapidité naturelle, on ne peut pas parler d’un handicap…

» Armé d’une épée face à un Aiel aux mains nues, un soldat a sa chance, s’il est très bon. Et tout le reste est à l’avenant… Ces gens vivent dans un désert où n’importe lequel d’entre nous serait mort de soif en moins de vingt-quatre heures. Eux, ils parviennent à élever du bétail et à vivre relativement bien dans leurs villages creusés dans de grandes flèches rocheuses.

» Les Aiels vivent dans leur désert depuis la Dislocation du Monde. Artur Aile-de-Faucon a tenté de les en déloger, et ça lui a valu la seule défaite importante – et sanglante – de son règne. En plein jour, l’air scintille dans le désert des Aiels, tant il y fait chaud. La nuit, il y règne un froid de gueux. Posez-lui la question, et un Aiel répondra qu’il n’existe pas au monde d’endroit où il préférerait vivre. Si bizarre que ça paraisse, ce ne serait pas un mensonge !

» S’il leur prenait l’envie d’attaquer, les repousser serait une tâche surhumaine. La guerre des Aiels a duré trois ans et, sur treize clans, quatre seulement y étaient impliqués.

— Les yeux gris de Rand, dit Mat, sont un héritage de sa mère. Ça ne veut pas dire qu’il soit un Aiel.

— Comme je l’ai déjà dit, soupira Ingtar, ça ne me regarde pas.

Lorsque Rand s’étendit enfin pour prendre un peu de repos, des kyrielles d’idées indésirables tourbillonnaient dans son esprit.

Avec un shoufa sur la tête…

Originaire de Deux-Rivières, puisque Moiraine le dit…

Les Aiels ont tout dévasté jusqu’à Tar Valon…

Né sur les pentes du pic du Dragon. Le Dragon Réincarné…

— Personne ne m’utilisera…, marmonna le jeune homme.

Mais il eut beaucoup de mal à trouver le sommeil.


Ingtar n’attendit pas l’aube pour se remettre en route. Leur petit déjeuner avalé sur le pouce, les cavaliers repartirent vers le sud alors que le ciel rougissait à peine à l’horizon oriental et que la rosée matinale lestait toujours les feuilles des arbres d’une constellation de gouttelettes.

Instruit par l’expérience de la veille, Ingtar désigna des éclaireurs et il imposa à la colonne un rythme certes soutenu mais sans risque pour la santé des chevaux. À l’évidence, le bouillant guerrier avait compris que cette affaire ne se réglerait pas en un clin d’œil.

Selon Hurin, la piste conduisait toujours vers le sud. Comme pour en attester, un des éclaireurs revint au galop, environ deux heures après le lever du soleil.

— Un camp abandonné devant nous, seigneur Ingtar. Au sommet de la colline suivante. Il devait y avoir trente ou quarante personnes…

Ingtar éperonna son cheval comme si on venait de lui dire que le Ténébreux l’attendait sur ces hauteurs. Pour ne pas se faire renverser par les autres membres de la colonne, Rand dut adopter le même rythme effréné.

Une fois sur place, ils n’eurent rien de spectaculaire à voir. Des cendres froides de feux de cuisson, cachées parmi les arbres, et les restes de ce qui semblait être une carcasse rôtie. À l’écart, des mouches bourdonnaient sur plusieurs tas d’immondices rougeâtres.

Ingtar fit signe aux cavaliers d’attendre, puis il mit pied à terre et traversa le site avec Uno. Humant l’air, Hurin fit le tour du camp sans descendre de sa monture. Rand resta avec le gros du groupe sans regretter le moins du monde de ne pas visiter un endroit où avaient campé des Suppôts des Ténèbres, des Trollocs et un Myrddraal.

Sans compter une entité plus malfaisante encore…

Fidèle à sa réputation d’indiscipline, Mat descendit de cheval et s’aventura dans le camp désert.

— C’est ça, un campement de Suppôts ? Bon, ça ne sent pas la rose, mais à part ça on ne voit rien de spécial. (Il flanqua un grand coup de pied dans un des tas de détritus, se pencha et ramassa l’os calciné qu’il venait d’en déloger.) Ils mangent quoi, les Suppôts ? On ne dirait pas un os de mouton, et encore moins de vache.

— Il y a eu un meurtre ici…, gémit Hurin. (Il se plaqua un mouchoir sur le nez.) Non, c’est pire encore qu’un meurtre…

— Les Trollocs, dit Ingtar, les yeux rivés sur Mat. Ils devaient crever de faim, et avec des Suppôts à leur disposition…

Soudain verdâtre, Mat laissa tomber son os.

— Seigneur, dit Hurin, ils ne se dirigent plus vers le sud… (Tous les regards se braquèrent sur le renifleur.) Le nord-est… Ils ont peut-être fini par décider de filer vers la Flétrissure… En nous contournant… En allant vers le sud, ils voulaient nous lancer sur une fausse piste, je suppose…

L’air intrigué, Hurin ne semblait pas croire à ses propres hypothèses.

— Quoi qu’ils fassent, dit Ingtar, je les aurai. En selle !

Environ une heure plus tard, Hurin tira soudain sur les rênes de sa monture.

— Ils ont de nouveau changé de direction, seigneur ! Le sud ! Et ils ont tué quelqu’un d’autre ici…

Dans cette cuvette, entre deux collines, les guerriers ne découvrirent pas de cendres. En revanche, quelques minutes suffirent pour qu’ils trouvent le cadavre. Un homme recroquevillé sur lui-même dans des buissons. La nuque en bouillie, un œil éjecté de son orbite sous la violence du choc, il s’agissait d’un compatriote d’Ingtar – du moins, si on en jugeait par ses vêtements – mais aucun membre de l’expédition ne le connaissait.

— Pas question de perdre du temps à enterrer un Suppôt, décréta Ingtar. En route pour le Sud !

Il sauta en selle avant même d’avoir terminé sa phrase.

La journée ressembla comme une jumelle à la précédente. Uno étudia des empreintes et du crottin, puis il annonça que la colonne avait gagné un peu de terrain sur ses proies. Mais, au crépuscule, toujours pas de Suppôts ni de Trollocs en vue…

Le lendemain, dans un nouveau camp abandonné, les poursuivants découvrirent le troisième cadavre. Cette fois, révéla Hurin, les fugitifs avaient opté pour le nord-est.

Deux heures plus tard, suivant cette piste, les cavaliers découvrirent un homme au crâne fendu par une hache. Là aussi, les Suppôts et les Trollocs avaient repris la direction du sud…

Selon Uno, le groupe d’Ingtar continuait à gagner du terrain. Jusqu’à la nuit, la traque continua dans une campagne semée çà et là de fermes isolées.

La routine se répéta le lendemain – le camp, les meurtres et les changements de direction – et le surlendemain.

L’avance des fugitifs fondait régulièrement, mais pas assez vite pour satisfaire Ingtar. Un matin, il proposa de ne pas tenir compte du changement de direction de l’ennemi. Puisque leurs proies finissaient toujours par repartir vers le sud, pourquoi ne pas gagner du temps en s’épargnant un détour ? Avant que quiconque ait émis un commentaire, l’officier annonça haut et fort que c’était une mauvaise idée. Si les Suppôts et les Trollocs ne modifiaient pas leur trajectoire, cette fois, le gain de temps supposé se transformerait en une erreur presque irréparable.

Ingtar harangua ses troupes, les incitant à accélérer le rythme et à avancer une ou deux heures de plus par journée malgré les dangers inhérents à la nuit. Très solennel, il rappela que la Chaire d’Amyrlin en personne les avait chargés de retrouver le Cor. S’ils ne se laissaient arrêter par rien, leurs noms entreraient dans l’histoire, devenant un thème majeur des récits de trouvères et des chansons de bardes.

Oui, les noms des héros qui auraient retrouvé le Cor de Valère s’inscriraient à jamais dans l’histoire, gravés dans l’esprit de tous pour les siècles des siècles.

Tandis que leur chef pérorait en chevauchant – à croire qu’il ne pouvait plus s’arrêter –, ses hommes commencèrent à se poser des questions sur sa santé mentale. Le fidèle Uno lui-même finit par regarder l’officier avec de grands yeux ronds voilés d’inquiétude.

Puis la colonne atteignit le fleuve Erinin…


Même aux yeux de Rand, le mot « village » ne pouvait pas qualifier ce hameau composé d’une demi-douzaine de minuscules maisons au toit pentu pressées les unes contre les autres comme si elles entendaient se réchauffer. Du sommet de la colline sur laquelle se dressaient les bâtiments, on voyait le fleuve briller sous la caresse des premiers rayons vraiment puissants du soleil.

En principe, les cavaliers auraient déjà dû avoir trouvé les vestiges du camp ennemi. Mais la routine paraissait brisée, car ils n’avaient rien vu de semblable aujourd’hui.

Si près de sa source, dans la Colonne Vertébrale du Monde, l’Erinin n’avait guère de rapport avec le cours d’eau majestueux qu’on décrivait dans les récits. Moins de soixante pas de largeur, avec une simple barge halée par une corde pour la traversée. Pour l’heure, ce bac rudimentaire était sur la rive d’en face, à l’ombre d’une rangée d’arbres.

Pour une fois, la piste des fugitifs passait par un lieu habité. Et ce lieu, comme par hasard, était désert…

— Une embuscade, seigneur ? demanda Uno.

Ingtar donna les ordres qui s’imposaient. Lances pointées, les guerriers se déployèrent pour encercler les maisons. Puis ils avancèrent dans les étroites ruelles, venant de quatre directions à la fois. Une manière éprouvée de balayer une zone sans rien laisser au hasard.

Quand ce ballet fut accompli, sans autre résultat que soulever un nuage de poussière, les cavaliers s’immobilisèrent.

Rand rangea dans son carquois la flèche qu’il avait encochée sur son arc, puis il remit celui-ci à son épaule. Mat et Perrin l’imitèrent sous le regard de Loial et de Hurin, qui n’avaient pas participé à la manœuvre non plus.

Sur un geste d’Ingtar, Rand et les autres rejoignirent les guerriers du Shienar.

— Cet endroit pue…, lâcha Perrin.

Hurin lui jeta un regard courroucé, mais l’apprenti forgeron ne se démonta pas, le forçant à baisser les yeux.

— C’est vrai, concéda-t-il, ça sent mauvais.

— Ces fichus Trollocs et leurs maudits Suppôts sont passés par ici, seigneur, dit Uno en désignant les rares empreintes que les cavaliers n’avaient pas labourées. Ils ont filé jusqu’à la fichue rive, pour prendre le bac de malheur et passer comme des fleurs sur l’autre rive. Par le sang et les fichues cendres ! On a de la chance qu’ils n’aient pas pensé à saborder la barge.

— Où sont les habitants ? demanda Loial.

Les portes étaient ouvertes, et plusieurs fenêtres aussi. Mais personne ne s’était montré.

— Fouillez les maisons, ordonna Ingtar.

Plusieurs hommes obéirent, mais ils revinrent bredouilles.

— Ces gens sont partis, seigneur, dit Uno. Simplement partis, comme si une mouche les avait piqués, leur donnant envie de ficher le camp au milieu de la journée. (Il se tut, désignant une fenêtre, derrière son chef.) Il y a une femme, là ! Comment ai-je pu ne pas la voir plus tôt ?

Le vétéran partit au pas de course avant que quiconque ait le temps de réagir.

— Ne lui fais pas peur, Uno ! cria Ingtar. Il nous faut des informations. Que la Lumière t’aveugle si tu l’effraies ! (Uno s’engouffra dans la maison.) Ma bonne dame, nous ne vous ferons pas de mal. Nous sommes de fidèles soldats du seigneur Agelmar, de Fal Dara. Surtout, n’ayez pas peur !

Uno passa la tête par la fenêtre du premier étage, derrière laquelle il avait vu la femme, puis il regarda de tous les côtés et disparut de nouveau. Un bruit de pas ponctué de sons plus sourds, comme s’il se défoulait en flanquant des coups de pied dans tout ce qu’il trouvait, annonça son retour.

— Volatilisée, seigneur, annonça-t-il en sortant de la maison. Pourtant, elle était là… Une femme en robe blanche. Je l’ai vue, et j’ai même cru l’apercevoir à l’intérieur, mais… Seigneur, la maison était vide.

Pour ne pas avoir constellé son discours de « fichu » et de « maudit », le vétéran devait être sacrément remué.

— Des rideaux…, marmonna Mat. Il a poursuivi de fichus rideaux !

Uno foudroya le jeune homme du regard puis alla rejoindre son cheval.

— Où sont ces gens ? demanda Rand. Ont-ils fui quand les Suppôts sont arrivés ?

Avec des Trollocs, un Myrddraal et la fameuse « entité » de Hurin. Des petits malins, s’ils ont vraiment filé.

— J’ai peur que les Suppôts les aient capturés, Rand, dit Loial, l’air accablé. (Avec son grand nez presque aussi large qu’un museau, ça lui donnait comme un air de chien triste.) Pour les Trollocs…

Rand regretta d’avoir posé la question. Penser aux habitudes alimentaires des monstres n’était jamais réjouissant.

— Les Suppôts sont responsables de ce qui est arrivé ici, dit Ingtar, c’est évident. Hurin, sens-tu de la violence ? La mort, peut-être ?

Le renifleur sursauta, revenant à la réalité alors qu’il sondait l’autre berge du fleuve, comme s’il voulait s’abstraire de ces lieux.

— De la violence, seigneur ? Oui… Mais pas de meurtres… Enfin, pas exactement. (Hurin jeta un regard en biais à Perrin.) Je n’ai jamais rien senti de pareil… Mais des gens ont souffert, c’est certain.

— Ont-ils vraiment traversé ? Ou nous font-ils une nouvelle fois le coup du demi-tour ?

— Ils ont traversé, seigneur… (Hurin regarda de nouveau la berge d’en face.) Quant à dire ce qu’ils ont fait de l’autre côté…

— Uno, dit Ingtar, je veux qu’on ramène le bac de notre côté. Et qu’on explore la berge d’en face avant que tout le monde traverse. L’absence d’embuscade, ici, ne veut pas dire qu’on ne nous a pas tendu un piège là-bas. C’est d’autant plus dangereux que nous devrons nous diviser en au moins deux groupes, considérant la petite taille de cette barge.

Uno salua son chef et désigna des « volontaires ».

Ragan et Masema se défirent de leur armure. Torse nu, une dague glissée dans la ceinture de leur pantalon, au creux des reins, ils avancèrent vers le fleuve de leur étrange démarche chaloupée de cavaliers, entrèrent dans l’eau et se servirent de la corde du bac pour progresser plus aisément.

Au milieu de la traversée, la corde prenant du mou, les deux hommes s’enfoncèrent dans l’eau jusqu’à la taille. Avec la force du courant, ils auraient pu être emportés, mais ils se révélèrent bien plus doués que Rand le pensait et réussirent à atteindre le bac en un temps record. Dès qu’ils furent sur la terre ferme, ils dégainèrent leur dague et s’enfoncèrent entre les arbres.

Après ce qui parut une petite éternité, ils revinrent, grimpèrent sur le bac et entreprirent de le faire traverser. Cela leur prit peu de temps. Alors que Masema s’occupait d’amarrer la barge, Ragan vint faire son rapport à Ingtar.

Rand remarqua aussitôt l’inhabituelle pâleur du soldat qui faisait ressortir d’autant plus sa balafre.

— Il n’y a pas de piège de l’autre côté, seigneur, mais… (Encore mouillé et tremblant un peu, Ragan fit une profonde révérence.) Seigneur, il vaudrait mieux que vous veniez voir par vous-même. Le grand chêne, à une cinquantaine de pas au sud de l’embarcadère. Je… Je ne trouve pas les mots…

Ingtar hésita un peu, puis il acquiesça.

— Du beau travail, Ragan… Je vous félicite tous les deux. Uno, trouve dans une de ces maisons de quoi sécher ces braves types. Puis vois si quelqu’un a laissé de l’eau, afin de faire une infusion… Déniche aussi quelque chose pour tenir chaud à Ragan et à son camarade. Puis fais traverser les animaux de bât et la seconde section. (Ingtar se tourna vers Rand.) Tu es prêt à découvrir la berge sud de l’Erinin ?

Sans attendre de réponse, l’officier prit la direction de la berge avec la première section et le renifleur.

Rand n’hésita pas longtemps avant de suivre le mouvement. Loial l’accompagna, et Perrin aussi, à sa grande surprise.

Quelques guerriers mirent pied à terre pour jouer les haleurs. Histoire de détendre un peu l’atmosphère, ils échangèrent quelques plaisanteries plutôt lestes.

À la dernière seconde, alors qu’un homme dénouait déjà les amarres, Mat rejoignit ses amis sur le bac.

— Il fallait bien que je traverse à un moment ou à un autre, non ? lança-t-il à la cantonade. Je dois la trouver !

Rand hocha tristement la tête. À force de le voir en pleine forme, il avait oublié que Mat jouait gros dans cette expédition.

La dague, bien sûr… Ingtar peut bien s’occuper du Cor. Moi, je me contenterais de dénicher cette arme…

— Nous la trouverons, Mat !

Avec un regard moqueur pour la jolie veste de son ami, Mat lui fit un sourire sans joie avant de détourner la tête.

Rand en soupira d’accablement.

— Tout s’arrangera, Rand, lui assura Loial. Au bout du compte, tout ira bien…

Dès que le bac fut à l’eau, le courant l’entraîna, faisant subir à la corde une brusque tension. Alors que des grincements sinistres emplissaient l’air, les haleurs improvisés se mirent à l’ouvrage. Avec leur armure et leur casque, ces hommes n’étaient pas vraiment à leur avantage, mais ils s’en sortirent pourtant plus qu’honorablement.

— C’est comme ça que nous avons quitté le pays, à Bac-sur-Taren, dit Perrin. (Les bottes des « haleurs » résonnaient bizarrement sur le pont de bois, le bruit de l’eau dérangée par la barge leur faisant comme un contre-chant plus flûté.) Oui, exactement comme ça… Mais ce sera pire, cette fois…

— Comment est-ce que ça pourrait l’être ? demanda Rand.

L’apprenti forgeron ne répondit pas. Ses yeux jaunes semblant briller – mais pas d’enthousiasme –, il entreprit de sonder la rive opposée.

— Oui, comment ça pourrait être pire ? demanda Mat après un moment de silence.

— C’est écrit, je le sens…, se contenta de répondre Perrin.

Hurin le regarda avec une évidente inquiétude. Mais, depuis le départ de Fal Dara, il lorgnait tout comme si le ciel allait lui tomber sur la tête d’un moment à l’autre.

Le bac entra en contact avec la terre ferme, glissant assez sur l’argile durcie pour se retrouver pratiquement sous les arbres. Les haleurs remontèrent en selle à l’exception des deux hommes qu’Ingtar chargea de ramener la barge sur la rive d’en face.

Tous les autres débarquèrent avec leur chef.

— Le grand chêne, à cinquante pas de l’embarcadère…, marmonna Ingtar tandis que la première section et les cinq civils avançaient au trot entre les arbres.

L’officier semblait trop détendu pour que ce soit sincère. Si Ragan n’avait pas trouvé les mots… Eh bien, il fallait s’attendre au pire. Nerveux, quelques soldats s’assurèrent que leur épée coulissait bien dans le fourreau qu’ils portaient en travers du dos.

Au premier coup d’œil, Rand crut que les silhouettes pendues aux branches du grand chêne étaient des épouvantails. Des épouvantails écarlates… Puis il reconnut les visages. Changu et son inséparable camarade, Nidao… Les deux gardes du donjon. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte sur un cri de douleur… On les avait torturés, et ils n’étaient pas morts tout de suite, loin de là.

Perrin émit une sorte de grognement animal.

— La pire chose que j’aie jamais vue, seigneur, dit Hurin. Et sentie, sauf dans le donjon de Fal Dara, la nuit de l’évasion.

Rand invoqua la flamme et le vide, passant très vite sur la première, afin de s’envelopper d’un cocon de néant. Mais la flamme résista, sa lumière devenue blafarde et maladive envahissant jusqu’au refuge ultime où l’âme de Rand tentait de s’abstraire de la réalité.

Rien d’étonnant, quand la réalité ressemble à ça…

Cette pensée fit des ricochets dans le vide comme une goutte d’eau sur une plaque de cuisson chaude.

Qu’est-il arrivé à ces hommes ?

— Écorchés vifs…, dit un soldat dans le dos de Rand.

Des borborygmes lui indiquèrent qu’un homme au moins n’avait pas pu se retenir de vomir. Rand aurait parié qu’il s’agissait de Mat, mais le monde extérieur semblait si loin, quand il s’immergeait ainsi dans le vide. De plus, son propre estomac n’allait pas très bien, et il risquait à tout moment de se vider aussi…

— Qu’on les dépende, ordonna Ingtar.

Il hésita un moment, puis ajouta :

— Et qu’on les enterre… Ces types n’étaient peut-être pas des Suppôts… Qui sait ? ils ont pu être faits prisonniers. Qu’ils aient droit à l’ultime étreinte de notre mère à tous semble normal.

Des hommes avancèrent, couteau au poing. Ils traînaient un peu les pieds, et ça n’avait rien d’étonnant. Même pour des guerriers du Shienar, s’occuper des dépouilles mutilées de camarades n’avait rien de facile.

— Ça va, Rand ? demanda Ingtar. Tu sais, je ne suis pas habitué non plus à ce genre de spectacle…

— Je… Je vais bien…

Rand conjura le vide. Sans lui, il se sentit un peu moins mal. Toujours nauséeux, mais un peu mieux quand même… Ingtar hocha la tête, rassuré, puis fit pivoter son cheval de façon à regarder les hommes… travailler.

Les funérailles furent extrêmement simples. Deux trous dans la terre, une inhumation rapide au milieu d’un cercle de guerriers silencieux. Et enfin, sans plus de cérémonie, les coups de pelle nerveux des fossoyeurs improvisés…

Rand fut troublé par tant de sobriété, mais Loial lui fournit quelques explications :

— Au Shienar, les gens pensent que nous venons tous de la terre et qu’il nous faut y retourner. Ils n’utilisent ni linceul ni cercueil et les cadavres ne sont jamais habillés, afin que l’ultime étreinte de notre mère à tous soit facilitée. Le silence aussi est normal. On dit seulement deux phrases à la fin de la cérémonie : « Que la Lumière brille sur toi et que le Créateur te protège. Avec son ultime étreinte, la terre t’accueille en ton nouveau foyer. » Mais personne ne les prononcera aujourd’hui, je le crains… Malgré ce que dit Ingtar, il y a de fortes chances pour que Changu et Nidao aient tué les gardes de la porte du Chien et laissé entrer les Suppôts dans la forteresse. On ne voit pas qui d’autre pourrait être coupable.

— Mais qui a tiré sur la Chaire d’Amyrlin ?

Ou plutôt sur moi ?

Loial ne répondit pas.

Uno et la seconde section arrivèrent au moment où les fossoyeurs finissaient de recouvrir les corps. Quand on lui décrivit la scène, le borgne cracha sur le sol et grogna :

— Ces maudits Trollocs laissent souvent ce genre de boucherie le long de la Flétrissure. Pour taper sur nos fichus nerfs, ou pour souligner qu’il vaut mieux ne pas les suivre dans leur fief. Que la Lumière me brûle si leurs manigances marchent sur nous !

Avant que la colonne reparte, Ingtar immobilisa son cheval à côté des deux monticules de terre sans signe distinctif et qui paraissaient trop petits pour contenir un être humain.

— Que la Lumière brille sur vous et que le Créateur vous protège, murmura-t-il. Avec son ultime étreinte, la terre vous accueille en votre nouveau foyer.

Relevant les yeux, l’officier regarda tour à tour chacun de ses hommes, leur expression chaque fois aussi fermée que la sienne.

— Sur la brèche de Tarwin, ils ont sauvé le seigneur Agelmar, dit-il comme pour se justifier. (Plusieurs guerriers l’approuvèrent du chef.) En route, maintenant ! Hurin, quelle direction ?

— Le sud, seigneur.

— Alors, montre-nous le chemin. La chasse est ouverte !

La forêt céda très vite la place à une vaste plaine traversée de-ci de-là par un cours d’eau peu profond enchâssé entre deux berges abruptes qui lui donnaient des allures de canal. De temps en temps une butte ou une colline venaient rompre la monotonie, mais négocier ces élévations de terrain ne présentait jamais de véritable difficulté. Bref, une configuration parfaite pour les chevaux. Tirant parti de ce coup de chance, Ingtar imposa à la colonne un rythme très soutenu.

Une demi-douzaine de fois, Rand aperçut dans le lointain ce qui devait être une ferme. En une occasion, il crut voir un village, à environ un quart de lieue de la colonne. De la fumée montait d’une série de cheminées et une structure blanche indéfinissable brillait sous les rayons du soleil. Malgré ces signes de vie, les cavaliers ne croisèrent jamais personne dans la partie de la plaine d’où ils prenaient garde de ne pas s’écarter. De temps en temps, ils traversaient un bosquet qui les changeait agréablement des hautes herbes, mais la zone boisée ne dépassait jamais une centaine de pas de profondeur.

Ingtar avait désigné deux éclaireurs que leurs camarades distinguaient uniquement quand ils se tenaient au sommet d’une colline. Pour rappeler éventuellement ces hommes, au cas où Hurin suggérerait un changement de direction, l’officier disposait d’un sifflet en argent pendu autour du cou. Il n’eut pas besoin de s’en servir, puisque la traque continua, entraînant toujours les guerriers vers le sud.

— Si nous continuons à ce rythme, annonça Ingtar, nous atteindrons le champ de Talidar dans trois ou quatre jours… Le site de la plus grande victoire d’Artur Aile-de-Faucon, remportée contre des Trollocs conduits hors de la Flétrissure par une meute de Myrddraals. La bataille dura six jours et six nuits. Ensuite, les Trollocs survivants s’en retournèrent chez eux et ils n’osèrent plus jamais défier le grand roi. Pour célébrer son triomphe, Artur fit ériger un monument : une tour de plus de cent pieds de hauteur. Surmontée d’un soleil doré, cette flèche de pierre n’était pas érigée à la gloire du roi. Au contraire, on y sculpta tous les noms des soldats tombés au champ d’honneur afin de permettre la victoire de la Lumière sur les Ténèbres.

— J’aimerais rudement voir ça…, souffla Loial. Je n’avais jamais entendu parler de cet obélisque.

Ingtar ne répondit pas tout de suite. Et, quand il le fit, sa voix ne tremblait pas :

— Bâtisseur, il n’existe plus depuis longtemps. Après la mort d’Artur, les vautours qui se disputaient son empire n’auraient pas supporté de laisser debout un monument à la gloire d’un de ses exploits, même si l’obélisque ne faisait nullement mention de son nom. Il n’en reste plus rien, à part la butte sur laquelle il trônait. Dans trois ou quatre jours, nous verrons au moins ça…

Sur ces mots, l’officier se plongea dans un mutisme d’où il ne semblait pas disposé à sortir avant un long moment.

Alors que le soleil était à son zénith, la colonne passa devant une structure carrée aux murs de brique. La voyant d’assez loin, Rand vit néanmoins qu’elle n’était pas haute – deux niveaux, tout au plus – mais incroyablement étendue. En complète déliquescence, il ne lui restait plus qu’un fantôme de toit où s’accrochaient encore quelques tuiles rebelles aux outrages du temps. Leur revêtement en plâtre désormais grisâtre – nul doute qu’il avait été jadis d’un blanc éclatant –, les murs aussi s’écroulaient par lambeaux, laissant apparaître plusieurs cours intérieures et des salles dans un état de délabrement avancé. Des buissons et même des arbres avaient fini par éventrer les dalles des cours, envahissant toutes leurs jointures.

— Un manoir…, annonça Ingtar. (Le peu de moral qu’il semblait avoir recouvré venait de disparaître en fumée devant les ruines.) Lorsque Harad Dakar existait encore, les habitants cultivaient ces terres sur un rayon d’une bonne demi-lieue. Des vergers, je crois… Les Haradani aimaient beaucoup leurs vergers…

— Harad Dakar ? demanda Rand.

— On ne vous apprend plus l’histoire, désormais ? Harad Dakar était la capitale du Hardan, le royaume qui s’étendait jadis sur les terres que nous traversons.

— J’ai consulté une très vieille carte, rétorqua Rand, et je connais bien des nations disparues – le Marado, le Goaban et le Caralain – mais je n’ai jamais vu de Hardan.

— Il y a d’autres pays désormais rayés de la carte du monde, intervint Loial. Le Mar Haddon, par exemple, qui est devenu l’Haddon Mirk et l’Almoth. Le Kintara aussi… La guerre des Cent Années a fait exploser l’empire d’Artur en une multitude de royaumes petits ou grands. Les plus petits furent absorbés par les plus grands, ou au moins « unifiés », comme l’Altara et le Murandy. Parler d’unification forcée serait plus juste, je suppose…

— Qu’est-il advenu de ces pays ? demanda Mat.

Rand n’avait pas remarqué que ses amis chevauchaient en tête de la colonne. Jusque-là, ils avaient traîné à l’arrière, le plus loin possible de lui…

— Le liant n’a pas pris…, répondit Loial. L’agriculture s’est délitée, ou le commerce… Ou un simple échec humain. En tout cas, chaque fois, quelque chose s’est écroulé et la nation est tombée avec. Il y a eu aussi toute une série de conquêtes militaires, mais toujours éphémères…

» Le Hardan est devenu un désert. Il reste bien quelques villages, de-ci de-là, mais ce ne sont plus que des ruines peuplées de fantômes. Enfin, presque toutes… Harad Dakar fut abandonnée il y a trois cents ans mais, même avant, ce n’était qu’une coquille sans substance « dirigée » par un roi qui n’avait aucune influence sur ce qui se passait dans les rues. Il ne reste rien de cette capitale, d’après ce qu’on m’a dit, ni des autres cités du pays, parce que les paysans et les villageois les ont démontées pierre à pierre… Les bourgs qu’ils ont érigés avec n’existant plus non plus, le cercle semble bouclé. C’est ce que j’ai lu, et je n’ai rien vu qui contredise ces informations…

— Pendant près de cent ans, dit Ingtar, Harad Dakar a été une ville ouverte livrée à tous les crimes. Puis ses habitants ont fui, et elle fut littéralement démantelée… Un royaume entier en voie de disparition… Aujourd’hui, quelle nation contrôle vraiment le territoire qu’elle revendique sur une carte ? Et laquelle a les mêmes prétentions en matière de frontières qu’il y a seulement un siècle ? Après la guerre des Cent Années, de la Flétrissure à la mer des Tempêtes, on traversait une multitude de pays. De nos jours, il ne reste plus qu’une succession de terres ravagées dont personne ne se soucie. Chez nous, près de la frontière avec la Flétrissure, le combat contre les envahisseurs est un garant d’unité et de force. Ici, il manquait peut-être une motivation. Tu as parlé d’échec, Bâtisseur, et c’est bien de ça qu’il s’agit. Mais combien de royaumes encore debout aujourd’hui seront sur le flanc demain ? L’humanité est balayée par un raz-de-marée, mes amis. Combien de temps avant qu’il ne reste plus rien, à part les Terres Frontalières ? Puis qu’elles disparaissent aussi, laissant le champ libre aux Myrddraals et à leurs Trollocs ?

Un lourd silence ponctua cette tirade, et Mat lui-même n’osa pas le briser. Perdu dans ses sombres pensées, Ingtar continua à chevaucher comme un automate.

Puis les deux éclaireurs revinrent au grand galop, debout sur leurs étriers et la lance pointée vers le ciel.

— Un village devant nous, seigneur ! On ne nous a pas vus, mais la colonne se dirige droit sur cette agglomération.

Ingtar émergea de sa morosité, mais il ne desserra pas les dents jusqu’à ce que la colonne ait atteint le sommet d’une crête d’où on avait une vue parfaite sur le village. Là, il se contenta d’ordonner une halte. Puis il sortit une longue-vue de ses sacoches de selle et entreprit d’étudier le bourg.

Rand fit de même avec un sincère intérêt. Le village était aussi grand que Champ d’Emond – autrement dit, plutôt petit, comparé aux villes et aux cités que le jeune homme avait visitées depuis son départ de Deux-Rivières. Les maisons basses étaient toutes revêtues d’argile blanche et de l’herbe poussait sur leur toit très incliné. Des moulins à vent disposés dans tout le village tournaient paresseusement, leurs pales revêtues de tissu blanc brillant au soleil. Un mur d’enceinte assez bas – environ à hauteur de poitrine d’homme – entourait le bourg et un fossé extérieur, son fond hérissé de pieux, constituait un obstacle supplémentaire. La seule ouverture ménagée dans le mur n’était pas munie d’une porte, constata Rand, mais il devait être assez facile de la bloquer avec une charrette ou un chariot.

À part ça, il n’y avait personne en vue.

— Même pas un cabot…, marmonna Ingtar en rangeant la longue-vue dans ses sacoches. Tu es sûr qu’on ne vous a pas repérés ?

— Certain, sauf si ces gens ont le don de double vue du Ténébreux ! Nous ne nous sommes pas montrés en haut de la crête, et nous n’avons vu personne bouger dans le village…

— Notre piste, Hurin ? demanda Ingtar.

— Elle passe par le village, seigneur. En droite ligne, pour autant que je puisse le dire d’ici.

— Ouvrez l’œil, ordonna Ingtar à ses soldats. (Il prit à deux mains les rênes de sa monture.) Et n’allez surtout pas croire que les gens sont amicaux parce qu’ils sourient. S’il y a des gens, bien sûr…

Il se mit en route, lâchant bientôt les rênes d’une main pour défaire l’attache de son épée et s’assurer que celle-ci coulissait bien dans son fourreau.

Derrière lui, Rand entendit que tous les hommes faisaient de même. Après une brève hésitation, il les imita. Vouloir rester en vie n’était pas la même chose qu’aspirer à être un héros, venait-il de décider.

— Ces villageois seraient susceptibles d’aider des Suppôts ? demanda Perrin à Ingtar.

L’officier prit le temps de peser ses mots avant de répondre :

— Ils n’aiment pas beaucoup le Shienar, dit-il enfin. Selon eux, nous devrions les protéger. Le Shienar ou le Cairhien… Après la mort du dernier roi du Hardan, le Cairhien a revendiqué ce pays. Jusqu’à l’Erinin, ces gens entendaient annexer le territoire, mais ils se sont révélés incapables de le tenir. Du coup, ils ont renoncé à leurs prétentions il y a une centaine d’années. Les rares téméraires qui vivent encore dans ce secteur n’ont rien à craindre des Trollocs. En revanche, les brigands humains sont un gros problème. Le mur et le fossé sont là à cause de ça. Tous les villages ont opté pour ces défenses. Les champs cultivés sont relativement dissimulés dans des cuvettes naturelles, autour du bourg, mais personne ne s’établit à l’extérieur du mur d’enceinte. Ces gens prêteraient allégeance à n’importe quel roi, pourvu qu’il leur accorde sa protection, mais le Shienar est bien trop occupé par son combat contre les Trollocs. Cette position ne nous rend pas très populaires auprès de ces villageois, bien entendu…

Toutes les rues, comme souvent, conduisaient à la place centrale. Mais il n’y avait personne dehors, et pas de silhouettes derrière les fenêtres. Aucun chien, pas de poules, nulle trace de vie. Des portes ouvertes grinçaient au gré du vent, faisant un accompagnement au chant des moulins. Sur la terre battue compactée, les sabots des chevaux résonnaient sinistrement.

— C’est un peu comme aux abords du bac, dit Hurin, mais avec des différences… (Il s’était voûté sur sa selle, la tête basse comme s’il tentait de se cacher derrière ses propres épaules.) De la violence, mais… Je ne sais pas… C’était moche, ici… Et ça sent mauvais.

— Uno, dit Ingtar, prends une section et fouillez les maisons. Si vous trouvez des habitants, amenez-les-moi sur la place. Et, cette fois, ne leur fichez pas la frousse. Je veux des réponses, pas des malheureux qui s’enfuient à toutes jambes.

Tandis qu’Uno obéissait, Ingtar conduisait la seconde section sur la place.

Hésitant, Rand regarda autour de lui. Le grincement des portes, les moulins, les sabots des chevaux – tout ça faisait bien trop de bruit, interdisant d’entendre le reste…

Il étudia les maisons et repéra des rideaux qui battaient derrière une fenêtre ouverte. À part ça, pas le moindre signe de vie. Avec un soupir, Rand mit pied à terre, approcha d’une maison et se campa devant la porte.

Pourquoi as-tu peur ? C’est une porte, rien de plus…

Oui, mais il aurait juré que quelque chose l’attendait de l’autre côté…

Il poussa la porte, découvrant une pièce bien ordonnée. Enfin, qui avait dû l’être, en tout cas. La table était mise, des chaises s’alignaient autour et certaines assiettes étaient remplies. Quelques mouches bourdonnaient au-dessus d’un plat de navets et de pois et d’autres, plus nombreuses, prenaient d’assaut un rôti enchâssé dans sa propre graisse coagulée. Une tranche était à moitié coupée, la fourchette toujours plantée dans la viande, et le couteau gisant à côté, comme si on l’avait laissé tomber.

Rand entra à pas prudents.

Et une vision explosa dans sa tête.


Un homme chauve vêtu comme un fermier pose en souriant une tranche de viande sur l’assiette que lui tend sa femme au visage tanné par le soleil. Après avoir ajouté des légumes, elle donne l’assiette à un des gosses assis à la table. Ils sont six, de toutes les tailles et de tous les âges, le plus vieux presque adulte et le plus jeune à peine assez grand pour regarder par-dessus la table. La femme dit quelque chose et la fillette qui s’est emparée de l’assiette éclate de rire.

L’homme entreprend de couper une nouvelle tranche de viande.

Mais une autre fillette crie soudain en désignant la porte du doigt. L’homme lâche le couteau, se retourne… et crie également. Puis il prend un enfant dans ses bras. Sa femme l’imitant, elle pousse ensuite les quatre autres gamins vers la porte de derrière en leur criant des ordres muets, car la terreur la prive de sa voix. Tout ce petit monde fuit vers ce qui semble être le salut…

Mais cette porte-là s’ouvre aussi.


Rand revint à la réalité et eut le sentiment que les mouches bourdonnaient plus fort. Quand il expira, l’air se transforma en buée devant sa bouche.

Et une vision explosa dans sa tête.


Un homme chauve vêtu comme un fermier pose en souriant une tranche de viande sur l’assiette que lui tend sa femme au visage tanné par le soleil. Après avoir ajouté des légumes, elle donne l’assiette à un des gosses assis à la table. Ils sont six, de toutes les tailles et de tous les âges, le plus vieux presque adulte et le plus jeune à peine assez grand pour regarder par-dessus la table. La femme dit quelque chose et la fillette qui s’est emparée de l’assiette éclate de rire.

L’homme entreprend de couper une nouvelle tranche de viande.

Mais une autre fillette crie soudain en désignant la porte du doigt. L’homme lâche le couteau, se retourne… et crie également. Puis il prend un enfant dans ses bras. Sa femme l’imitant, elle pousse ensuite les quatre autres gamins vers la porte de derrière en leur criant des ordres muets, car la terreur la prive de sa voix. Tout ce petit monde fuit vers ce qui semble être le salut…

Mais cette porte-là s’ouvre aussi.


Rand voulut bouger, mais ses muscles semblaient pétrifiés. Alors qu’il faisait de plus en plus froid dans la pièce, il aurait aimé frissonner, mais il n’était même pas capable de ça. Tandis que les mouches grouillaient sur la table, il invoqua le vide. La lumière maladive y brillait, mais il s’en ficha, car…

Une vision explosa dans sa tête.


Un homme chauve vêtu comme un fermier pose en souriant une tranche de viande sur l’assiette que lui tend sa femme au visage tanné par le soleil. Après avoir ajouté des légumes, elle donne l’assiette à un des gosses assis à la table. Ils sont six, de toutes les tailles et de tous les âges, le plus vieux presque adulte et le plus jeune à peine assez grand pour regarder par-dessus la table. La femme dit quelque chose et la fillette qui s’est emparée de l’assiette éclate de rire.

L’homme entreprend de couper une nouvelle tranche de viande.

Mais une autre fillette crie soudain en désignant la porte du doigt. L’homme lâche le couteau, se retourne… et crie également. Puis il prend un enfant dans ses bras. Sa femme l’imitant, elle pousse ensuite les quatre autres gamins vers la porte de derrière en leur criant des ordres muets, car la terreur la prive de sa voix. Tout ce petit monde fuit vers ce qui semble être le salut…

Mais cette porte-là s’ouvre aussi.


On gelait dans cette pièce ! La table était maintenant noire de mouches, comme les murs, le sol et le plafond. Des mouches grouillaient sur Rand, rampant sur ses yeux et s’introduisant dans ses narines et sa bouche.

Lumière, au secours ! Je meurs de froid !

Le bourdonnement des mouches, à présent, résonnait comme le tonnerre.

Froid… Si froid !

La glace s’insinua dans le vide, emprisonnant Rand dans un carcan de gel. Désespéré, il s’accrocha à la lumière maladive comme à un morceau de bois flotté. Son estomac se retourna, mais, au moins, cette lumière était chaude.

Il se réchauffait. Oui, le sang n’était plus glacé dans ses veines.

Soudain, il eut l’impression de déchirer quelque chose. Quoi ? Il n’aurait pu le dire. Peut-être une toile d’araignée en fils d’acier… Ou des rayons de lune sculptés dans de la pierre. Alors qu’il ne touchait rien, en réalité – ça, il l’aurait juré –, les fils s’effritèrent, puis ils semblèrent se dessécher et fondre sous l’effet de la chaleur que diffusait le corps de Rand. La chaleur d’une forge, d’un incendie, de la fin du monde, de…

Tout s’arrêta. Le souffle court, Rand regarda autour de lui. Des mouches mortes gisaient sur le rôti et dans le plat.

Six mouches mortes. Six seulement…

Il y en avait d’autres dans les assiettes. Une demi-douzaine de petits cadavres noirs au milieu des navets et des pois.

Des mouches mortes… Hébété, Rand sortit à reculons de la maison.

Mat émergea d’une autre demeure, non loin de là, et secoua la tête.

— Personne, annonça-t-il à Perrin, qui n’avait toujours pas mis pied à terre. On dirait qu’ils sont partis au milieu d’un repas, sans rien emporter…

Un cri retentit sur la place.

— Ils ont trouvé quelque chose, dit Perrin.

Il talonna sa monture et partit au galop. Mat sauta en selle et l’imita.

Rand enfourcha Rouquin avec quelque difficulté. Très nerveux, le cheval piaffa. Le faisant avancer au pas, son cavalier tenta d’étudier les maisons, sur le chemin, mais il dut très vite en détourner le regard.

Mat en a exploré une, et il ne lui est rien arrivé.

Quoi qu’il advienne, Rand décida de ne plus mettre un pied à l’intérieur d’une de ces demeures. Un peu rassuré, il talonna Rouquin et ne tarda pas à atteindre la place.

Tous ses compagnons, pétrifiés comme des statues, se tenaient devant un bâtiment muni d’une grande porte à deux battants. Une auberge ? Non, probablement pas, vu l’absence d’enseigne. Une salle des fêtes ? Peut-être…

Le jeune homme se joignit au cercle silencieux et regarda à son tour.

Un homme était cloué sur les deux portes, les membres en croix. De gros pieux lui traversaient les poignets et les épaules, et deux autres avaient été enfoncés dans ses yeux afin de lui tenir la tête droite. Des éraflures sur le bois, au niveau de ses talons, indiquaient que le supplicié était vivant quand on lui avait infligé ces horreurs. Au début, en tout cas.

Rand eut soudain le souffle court. En y regardant un peu mieux, il ne s’agissait pas d’un homme. Aucun être humain, jamais, n’avait porté des vêtements si noirs qu’ils en faisaient pâlir la nuit. Étrangement, le vent faisait bouger un pan de la cape du mort – en principe, ces vêtements-là n’étaient pas sensibles aux bourrasques, mais il devait y avoir une explication – mais, à l’évidence, il n’y avait jamais eu d’yeux sur ce visage désormais exsangue.

— Un Myrddraal…, souffla Rand.

Cela brisa le sortilège qui empêchait ses compagnons de bouger et de parler.

— Qui… ? (Mat dut s’y reprendre à deux fois pour formuler sa question.) Qui a pu faire ça à un Blafard ?

— Je n’en sais rien…, avoua Ingtar. Rien du tout… (Il regarda autour de lui, sondant les visages – ou s’assurant que personne ne manquait.) Ici, nous n’apprendrons rien de plus. Allons, tous en selle ! Hurin, la piste ! Guide-nous hors de ce lieu.

— Oui, seigneur, avec plaisir… Le sud, ils se dirigent toujours vers le sud.

Les cavaliers s’éloignèrent, laissant le Myrddraal là où il était, sa cape livrée aux caprices du vent. Sans attendre Ingtar, contrairement à ses habitudes, Hurin fut le premier à franchir le mur d’enceinte.

Mais Rand lui collait aux basques.

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