Min tentait de remonter la rue pavée. Mais qu’il était difficile de se frayer un chemin dans cette foule de citadins saisis de stupeur ou en proie à une crise de nerfs. Si quelques personnes couraient, sans doute sans avoir la moindre idée d’où elles allaient, la plupart, telles des marionnettes aux fils coupés, semblaient plus effrayées par l’idée de bouger que par la perspective de rester plantées là. Scrutant les visages, Min espérait reconnaître Egwene, Elayne ou Nynaeve. Mais elle ne voyait que des Falmiens. Et quelque chose la tirait en avant, comme si elle avait été elle-même un pantin au bout d’une ficelle.
Se retournant, elle vit que les navires seanchaniens brûlaient le long des quais. D’autres avaient tenté de fuir, mais ils se consumaient dans l’embouchure du port. Les plus chanceux avaient réussi à lever l’ancre et ils n’étaient déjà plus que de minuscules points à l’horizon. Grâce à l’influence des damane sur le vent, ils fendaient l’écume à une vitesse bien supérieure à ce qui aurait dû être possible. À la traîne, un bateau bien plus petit essayait d’échapper au désastre. Le Poudrin. En son âme et conscience, Min ne pouvait reprocher à Bayle Domon de ne pas avoir attendu plus longtemps. À dire vrai, il aurait plutôt dû être félicité d’être resté jusque-là…
Dans le port, un seul vaisseau carré ne brûlait pas, même si ses châteaux étaient noircis par des flammes désormais éteintes. Alors que ce bâtiment se dirigeait vers le large, un cavalier apparut au pied des falaises qui entouraient le port. Un cavalier qui chevauchait sur l’eau !
Min en resta bouche bée. Soudain, le cavalier – ou, plutôt, la cavalière – leva son arc aux reflets argentés et l’arma. Un trait d’argent en jaillit, connectant l’arme et le navire. Avec un rugissement qui assourdit Min malgré la distance, les flammes engloutirent de nouveau le gaillard d’avant et des marins s’enfuirent sur le pont.
Min battit des paupières. Quand elle regarda de nouveau dans sa direction, elle ne vit plus la cavalière. Le navire, lui, tentait toujours de gagner la haute mer, mais son équipage devait lutter contre un incendie terrifiant.
La jeune femme s’ébroua et reprit son chemin. En ce jour, elle avait vu trop de choses pour qu’une cavalière avançant sur l’eau la détourne de son objectif très longtemps.
Même si c’était Birgitte avec son arc de légende. Et Artur Aile-de-Faucon. Je l’ai vu, j’en suis sûre !
Devant un des grands bâtiments de pierre, Min s’arrêta, hésitante, tandis que des gens hébétés erraient autour d’elle. Son objectif, justement, était d’entrer dans cette maison. Mais pourquoi ? Se décidant, elle gravit les quelques marches puis ouvrit la porte. Personne ne tenta de l’arrêter. À première vue, les lieux étaient déserts. Les Falmiens étaient presque tous dans les rues, tentant de déterminer s’ils étaient frappés de folie collective.
Min traversa la maison, passa dans le jardin… et trouva l’homme qu’elle cherchait.
Au pied d’un chêne, Rand gisait sur le dos. Le teint très pâle et les yeux fermés, il serrait dans sa main droite la poignée d’une épée dont le bout de la lame avait à demi fondu. La poitrine du jeune homme se soulevait beaucoup trop lentement et beaucoup trop irrégulièrement pour qu’on pût qualifier cela de « respiration ».
Après s’être empli les poumons d’air afin de se calmer, Min alla voir ce qu’elle pouvait faire pour Rand. Pour commencer, décida-t-elle, il fallait lui retirer de la main le moignon d’épée. S’il s’agitait, il risquait de se blesser ou d’éventrer sa sauveteuse. Ouvrant la main du jeune homme, Min fit la grimace quand elle constata que la poignée y était collée. Tirant d’un coup sec, elle sépara l’arme du guerrier, jetant au loin ce qui restait de l’épée au héron. Puis elle vit que le pauvre Rand avait un héron imprimé dans la main – comme une marque au fer rouge. Mais, à l’évidence, ce n’était pas la cause de son évanouissement.
Comment s’est-il fait ça ? Nynaeve mettra un de ses onguents sur la blessure, quand nous en aurons fini avec tout ça…
Un examen rapide apprit à Min que les coupures et les contusions n’étaient dans leur grande majorité pas nouvelles. Des croûtes avaient eu le temps de se former et les hématomes tournaient au jaune sur leur circonférence. Mais le plus préoccupant restait le trou que le jeune homme portait au côté gauche. Un coup qui avait sans peine traversé les vêtements puis la peau…
Ouvrant la veste du blessé, Min remonta au maximum sa chemise et ne put s’empêcher de lâcher un long sifflement. Rand avait une blessure sur le flanc, mais elle s’était cautérisée toute seule. Cela dit, le contact de sa peau rappelait la mort dix fois plutôt qu’une. À côté de cette glace, l’air semblait aussi doux qu’un vent du désert…
Min prit Rand par les épaules et le tira vers la maison.
— Grand crétin ! se défoula-t-elle. Tu n’aurais pas pu être petit et léger ? Mais messire se sentait mieux avec tout un fatras de membres et des épaules larges comme l’océan d’Aryth ! Rand, je devrais te laisser ici, rien que pour te faire enrager !
Elle gravit cependant les marches. Puis elle constata qu’il n’était pas facile de préserver l’intégrité physique d’un patient quand on devait le tirer dans un escalier. Multipliant les précautions, elle réussit à franchir le seuil et laissa Rand dans l’entrée. En se massant les reins, elle se plaignit amèrement du sort injuste qui lui était réservé. Ensuite, non sans vitupérer contre la Trame, elle entreprit de visiter la demeure. Elle trouva très vite une petite chambre – sans doute celle d’un serviteur – où le lit était fait devant une cheminée déjà garnie de bois. Travaillant avec méthode, Min ouvrit le lit. Ensuite, elle alluma le feu dans la cheminée et fit de même avec la lampe posée sur la table de chevet. Puis elle retourna chercher Rand.
Le tirer dans la pièce puis le hisser sur le lit ne fut pas un jeu d’enfant, mais elle y arriva quand même. Une fois le blessé sous les couvertures, elle prit le temps de souffler, puis glissa une main dans le lit… et soupira d’accablement. Les draps étaient glacés et ils le resteraient, inutile de compter sur la chaleur corporelle de Rand – proche du néant – pour y changer quelque chose. Eh bien, puisqu’il le fallait, Min allait le réchauffer. Se couchant près de lui, elle le prit dans ses bras et le serra contre elle. Il avait besoin de secours mais, si elle se mettait en quête de Nynaeve, il serait mort à son retour, ça ne faisait aucun doute.
Il a besoin d’une Aes Sedai… Moi, je peux simplement lui donner un peu de chaleur…
Un moment, elle étudia le visage de Rand, n’y voyant que les traits d’un tout jeune homme et aucune trace d’une quelconque personnalité antérieure.
— J’aime les hommes plus âgés que moi, dit-elle au blessé, même s’il ne l’entendait pas. Des hommes éduqués et intelligents. Sais-tu que je ne m’intéresse absolument pas aux fermes et aux moutons ? Et moins encore aux jeunes bergers ? (Du bout des doigts, elle caressa les cheveux soyeux de Rand.) Mais tu n’es plus un berger, pas vrai ? Ce temps-là est révolu. Par la Lumière ! pourquoi la Trame me lie-t-elle ainsi à toi ? Pourquoi n’ai-je pas eu droit à un destin sans péripéties ni danger ? Par exemple être sur un radeau, sans vivres, et en compagnie de dix Aiels affamés !
Entendant du bruit dans le couloir, Min leva les yeux au moment où la porte s’ouvrait. Elle découvrit Egwene, qui regardait le lit, les yeux ronds.
— Eh bien…, souffla-t-elle simplement.
Min sentit qu’elle s’empourprait.
Pourquoi ai-je l’impression d’avoir fait quelque chose de mal ? Quelle idiote !
— Rand est blessé et je lui tiens chaud. Egwene, il est froid comme le marbre.
Egwene n’avança pas davantage dans la chambre.
— Je me suis sentie attirée jusqu’ici, dit-elle. Comme s’il avait besoin de moi. Elayne a éprouvé la même chose. Je crois que c’est lié à… à ce qu’il est. Mais Nynaeve n’a rien senti du tout. (Elle prit une inspiration saccadée.) Nos deux amies s’occupent de réunir des chevaux. Nous avons retrouvé Bela. Pour les autres, les Seanchaniens ont laissé derrière eux la plupart de leurs montures. Nynaeve dit que nous devons partir le plus vite possible… Min, tu sais ce qu’il est, n’est-ce pas ?
— Je le sais, oui…
Min aurait au moins voulu retirer son bras de sous la tête de Rand, mais elle ne parvenait pas à bouger.
— Enfin, je crois le savoir… Mais quelle importance ? Il est blessé, et je ne peux rien pour lui, à part lui tenir chaud. Nynaeve sera sans doute capable de l’aider…
— Min, tu sais qu’il ne peut pas se marier. Il est dangereux pour chacune de nous, mon amie.
— Parle pour toi ! (Elle attira Rand contre elle.) Tu te souviens de ce qu’a dit Elayne ? Tu n’as pas voulu de lui, parce que tu préférais la Tour Blanche. Alors, en quoi ça te dérange, si je le veux pour moi ?
Egwene dévisagea un long moment Min. Sans regarder un instant Rand. Non, rien que sa rivale. Sentant qu’elle s’empourprait, elle voulut détourner les yeux, mais elle n’y parvint pas.
— Je vais chercher Nynaeve, finit-elle par dire.
Au prix d’un effort, elle réussit à s’en aller, la tête haute et le dos bien droit.
Min aurait voulu la rappeler, mais elle n’en trouva pas la force, et des larmes perlèrent à ses paupières.
C’est ainsi que ça doit être… Je le sais, parce que je l’ai vu en chacun d’eux… Mais je refuse de participer à tout ça.
— Et tout ça, c’est ta faute ! reprocha-t-elle au corps sans conscience de Rand. En fait, non, tu n’es pas coupable. Mais tu paieras quand même le prix, j’en ai peur. Nous sommes tous englués dans une toile d’araignée, comme des mouches… Que ferait Egwene si je lui disais qu’une autre femme viendra – une femme qu’elle ne connaît pas encore ? Et qu’en penserais-tu toi-même, mon doux seigneur ? Ou mon gentil berger ? Tu es plutôt agréable à regarder, mais… Par la lumière ! je ne sais même pas si c’est moi que tu choisiras ! Et j’ignore si j’en ai vraiment envie ! Ou tenteras-tu de toutes nous faire sauter sur tes genoux ? Ce n’est peut-être pas ta faute, Rand al’Thor, mais ça n’a rien de juste.
— Pas Rand al’Thor, dit une voix féminine musicale sur le seuil de la chambre. Lews Therin Telamon. Le Dragon Réincarné.
Min tourna la tête vers la plus belle femme qu’elle ait jamais vue. De longs cheveux noirs, une peau d’albâtre, des yeux plus sombres que la nuit… Vêtue d’une robe blanche qui aurait fait pâlir d’envie la neige, elle ne portait que des bijoux d’argent, jusqu’à la ceinture qui ceignait sa taille.
— Que voulez-vous dire ? Et qui êtes-vous ?
La femme avança jusqu’au lit. Devant sa grâce et sa fluidité, Min éprouva un sentiment qui lui était jusque-là inconnu : l’envie.
Comme si elle était seule avec lui, l’inconnue caressa le front de Rand.
— Il n’y croit pas encore, dit-elle. Il le sait, mais il n’y croit pas. J’ai guidé ses pas, je l’ai poussé, tiré, fait avancer et convaincu de suivre son chemin… Il a toujours été têtu mais, cette fois, il ne m’échappera pas. Ishamael pense contrôler les événements, mais c’est moi qui les tiens entre mes mains…
Min eut l’impression que la femme dessinait une marque sur le front du blessé. Un Croc du Dragon, semblait-il…
— Qui êtes-vous ?
L’inconnue se contenta de regarder la jeune femme, qui recula contre l’oreiller, serrant frénétiquement Rand contre elle.
— Je m’appelle Lanfear, petite.
Une des Rejetés ? Par la Lumière ! non !
Voyant Min secouer furieusement la tête, Lanfear eut un sourire méprisant.
— J’ai le droit d’aînesse, gamine. Lews Therin a toujours été à moi, et il le restera toujours. Prends bien soin de lui jusqu’à mon retour.
Sur ces mots, la visiteuse se volatilisa.
En un clin d’œil ! Un instant présente, et plus celui d’après… S’avisant qu’elle s’était réfugiée près de Rand, Min comprit qu’elle cherchait sa protection. Rien de glorieux, dans la situation présente, mais c’était ainsi…
Une détermination d’acier sur son visage émacié, Byar galopait avec le soleil couchant dans le dos. Depuis qu’il s’était lancé au galop, il n’avait pas tourné la tête une seule fois. Malgré le brouillard, il avait vu à Falme tout ce qu’il avait besoin de voir. La légion massacrée… Le seigneur capitaine mort… Et, à cela, une seule explication : des Suppôts avaient trahi les Fils de la Lumière. Oui, des Suppôts tels que ce Perrin de Deux-Rivières. Voilà ce qu’il allait dire à Dain Bornhald, le fils de Geofram, actuellement occupé à surveiller Tar Valon avec d’autres Fils de la Lumière.
Mais il avait de pires révélations à faire. Et, celles-ci, seul Pedron Niall les entendrait. Oui, il devait décrire au seigneur général ce qu’il avait vu dans le ciel de Falme.
Forçant sa monture à accélérer encore, Byar continua son chemin sans jamais regarder derrière lui.