30 Daes Dae’mar

Par la fenêtre de la chambre que partageaient Hurin et Loial, Rand admirait la géométrie parfaite des terrasses de Cairhien, avec ses bâtiments de pierre au toit de tuile alignés comme à la parade. De là, on ne voyait pas le complexe capitulaire des Illuminateurs. Même sans les grandes tours et les palais des seigneurs, ç’aurait été impossible à cause du mur d’enceinte. Des jours après le soir mémorable où ils avaient envoyé un unique bouquet final dans le ciel, les génies de la pyrotechnie restaient le sujet principal de toutes les conversations. Si on ne tenait pas compte des variations mineures, une dizaine de versions du scandale couraient en ville…

Rand se retourna et soupira. Il espérait que l’incendie n’avait pas fait de blessés. Hélas, les Illuminateurs, jusque-là, n’avaient même pas reconnu qu’il y en avait eu un. Dès qu’il s’agissait de leur complexe capitulaire, ils devenaient muets comme un banc de carpes.

— Hurin, je sors, je reviens très vite et je prendrai le prochain tour de garde.

— C’est inutile, mon seigneur… (Hurin s’inclina aussi bas que le flatteur du Cairhien moyen.) Je peux m’en charger, vous n’avez pas besoin de vous donner cette peine.

Rand échangea un regard perplexe avec Loial, qui se contenta de hausser les épaules. Chaque jour passé à Cairhien aggravait la tendance à l’obséquiosité du renifleur. Selon l’Ogier, c’était bien la preuve que les humains se comportaient bizarrement.

— Hurin, dit Rand, jusque-là, tu me tutoyais, tu ne te pliais pas en deux à la moindre occasion, et tu m’appelais « seigneur Rand », pas « mon seigneur ». Tu voudrais bien revenir à ces saines pratiques ?

Je voudrais qu’il cesse de me faire des courbettes et qu’il m’appelle de nouveau « seigneur Rand » ! Bon sang ! dans quel monde vivons-nous ? Nous devons filer d’ici avant que j’exige qu’il se prosterne devant moi.

— Et maintenant, assieds-toi, Hurin. Te voir debout me fatigue.

Le renifleur s’assit, le dos bien droit. À l’évidence, il était prêt à bondir sur ses pieds pour exécuter le premier ordre qui passerait par l’esprit de Rand.

— Ce ne serait pas convenable, mon seigneur, vous le savez très bien… Il faut montrer aux gens du Cairhien que nous savons respecter les convenances aussi bien qu’eux.

— Arrête avec tes fichues convenances ! explosa Rand.

— Comme il vous plaira, mon seigneur…

Rand mobilisa toute sa volonté pour ne pas soupirer de nouveau.

— Hurin, je suis désolé. Je n’aurais pas dû élever la voix.

— C’est votre privilège, mon seigneur. Quand je ne vous satisfais pas, crier est un droit que vous tenez du Créateur en personne.

Rand approcha du renifleur avec l’intention de le saisir par la peau du cou et de le secouer comme un prunier.

Un coup frappé à la porte intérieure – donc depuis la chambre de Rand – fit sursauter les deux hommes et l’Ogier. À son grand soulagement, Rand vit cependant que Hurin n’attendait pas son autorisation pour dégainer sa lame, dans les cas d’urgence. Posant lui-même la main sur le pommeau de l’épée au héron, le jeune homme attendit que Loial se soit assis sur son lit, ses jambes dissimulant un peu plus encore le coffre glissé dessous, puis il alla ouvrir.

L’aubergiste tendit son plateau à Rand et inclina la tête.

— Pardonnez-moi, seigneur… Ces deux messages semblent importants, alors je me suis dit que… Eh bien, j’ai préféré ne pas attendre que vous descendiez, et comme vous n’étiez pas dans votre chambre… Enfin, vous voyez ce que je veux dire ?

Rand s’empara des invitations – à force d’en recevoir, il avait fini par en perdre le compte – sans daigner les regarder, puis il prit Cuale par le bras et le guida jusqu’à la porte qui donnait sur le couloir.

— Merci de t’être donné tant de mal, mon bon ami… Maintenant, si tu avais l’obligeance de nous laisser…

— Mais, mon seigneur, ces missives viennent de…

— Merci pour tout, vraiment !

Rand poussa l’importun dehors et lui ferma la porte au nez. Puis il jeta les deux lettres scellées sur la table.

— C’est la première fois qu’il nous fait ce coup-là. Loial, tu crois qu’il a écouté à la porte avant de frapper ?

— Tu commences à réfléchir comme les gens du coin, mon ami, plaisanta l’Ogier. Cela dit, Cuale étant natif de Cairhien, tout est possible, y compris et surtout le pire. Sauf erreur de ma part, nous n’avons rien dit qui ne soit pas pour ses oreilles.

Rand puisa dans sa mémoire. Aucun d’eux n’avait mentionné le Cor de Valère, les Trollocs ou les Suppôts. Mais Cuale ne pouvait-il néanmoins pas tirer parti de ce qu’il avait entendu ? Savait-on jamais ce que… ?

— Cette maudite ville est en train de déteindre sur moi…, marmonna Rand, accablé.

— Mon seigneur, s’écria Hurin en brandissant les deux messages, la première lettre vient du seigneur Barthanes, Haute Chaire de la maison Damodred. Et la seconde porte le sceau du roi !

— Sans blague ? Eh bien, ces missives finiront pourtant comme les autres : dans les flammes, sans jamais avoir été lues.

— Mais, mon seigneur…

— Hurin, avec l’aide de Loial, tu m’as expliqué les règles du Grand Jeu. Si j’honore une seule invitation, tout le monde en ville pensera que je suis partie prenante d’un complot. Si je n’en honore aucune, on trouvera mon comportement suspect – du favoritisme déguisé, ou quelque chose comme ça –, et si je réponds à ces lettres, ça me sera reproché un jour ou l’autre. Pas plus ni moins que si je ne réponds pas, cependant. La moitié des gens passant leur temps à espionner l’autre moitié, il est impossible qu’on ne soit pas au courant de mes faits et gestes. Ayant brûlé les premières lettres et les suivantes, je ferai de même avec ces deux-là.

Un jour, Rand avait jeté douze lettres scellées dans la cheminée. Son record jusqu’à nouvel ordre…

— Les esprits malintentionnés y liront un mystérieux message mais, au moins, ce sera le même pour tout le monde. À force d’insister, les citadins finiront par comprendre que je ne suis du côté de personne.

— J’essaie de t’avertir depuis le début, dit Loial. Cette tactique a peu de chances de réussir. Quoi que l’on fasse ici, on est toujours soupçonné d’avoir des arrière-pensées. En tout cas, c’est ce que disait l’Ancien Haman.

Hurin ramassa les invitations et les tendit à son seigneur comme une offrande.

— Mon seigneur, regardez ce sceau : c’est celui du roi Galldrian, rien que ça ! Et l’autre appartient au seigneur Barthanes, l’homme le plus puissant du royaume après le souverain. Si vous brûlez ces lettres, mon seigneur, vous vous ferez les ennemis les plus puissants qu’on puisse imaginer. Jusque-là, vous avez agi impunément parce que les maisons nobles attendent de vous voir agir et supposent que vous avez des alliés influents pour oser les insulter ainsi. Mais le roi et le seigneur Barthanes ne tomberont pas dans le panneau. Si vous les offensez, ils relèveront le gant, j’en suis sûr.

— Et si je leur oppose une fin de non-recevoir à tous les deux ?

— Ces tactiques-là sont dépassées, seigneur, dit Hurin. Toutes les maisons nobles vous ont envoyé une invitation. L’une d’elles au moins saura que vous n’êtes pas proche du roi ou du seigneur Barthanes – ici, tout finit par être de notoriété publique – et ça l’incitera à venger son honneur outragé. Si on ne pense pas que vous avez de puissants protecteurs, vous ne survivrez pas longtemps. Les maisons nobles ont recours à des tueurs, désormais. Un coup de couteau dans la rue, une flèche tirée d’un toit, du poison versé dans votre coupe…

— Il reste la possibilité d’accepter les deux, Rand, intervint Loial. Je sais que ça ne te tente pas, mais ça pourrait même se révéler amusant. Une soirée chez un riche seigneur, voire au palais du roi ! N’oublie pas que tout le monde t’a pris pour un seigneur, au Shienar…

Rand fit la moue. Toute cette affaire était due au hasard. Une confusion au sujet de son nom, des serviteurs faisant circuler une rumeur, Moiraine et la Chaire d’Amyrlin devenant les complices d’une mystification… Cela dit, Selene aussi l’avait pris pour un noble.

Et je la rencontrerai peut-être lors d’une de ces soirées…

— Bâtisseur, dit Hurin, tu ne connais pas le Daes Dae’mar aussi bien que tu le penses. En tout cas, pas la variante en vigueur à Cairhien. S’il s’agissait de deux autres maisons, ton raisonnement se tiendrait. Même si elles se déchirent toutes, les lignées nobles tiennent à préserver les apparences, et elles jouent la comédie de l’amitié. Pas ces deux-là ! Les Damodred régnaient sur le royaume jusqu’à ce que Laman perde le pouvoir. Pour recouvrer leur gloire passée, ils feraient n’importe quoi. Quant au roi, il les écraserait, s’ils n’étaient pas presque aussi puissants que lui. En d’autres termes, les Riatin et les Damodred sont des ennemis mortels et ne s’en cachent pas. Si vous acceptez les deux invitations, seigneur, chaque maison le saura grâce à ses espions et pensera que vous complotez avec son ennemie jurée. Du coup, vous aurez deux équipes de tueurs sur le dos.

— Et si j’accepte une seule invitation, l’autre maison me rangera parmi les alliés de son adversaire, bien entendu… D’où l’intervention d’une seule équipe de tueurs, ce qui est déjà suffisant pour avoir ma peau. (Hurin acquiesça aux deux propositions.) Renifleur, as-tu une suggestion à me faire ? Par exemple sur le meilleur moyen de ne pas être pris pour cible ? (Hurin secoua la tête.) Comme je regrette d’avoir brûlé les deux premières lettres…

— C’était un acte un peu hâtif, mon seigneur, mais de toute façon ces gens vous auraient soupçonné dans tous les cas. Avec eux, on ne gagne jamais…

Rand tendit la main et le renifleur y déposa les deux feuilles de parchemin pliées. La première ne portait pas le sceau de la maison Damodred – l’Arbre et la Couronne – mais les armes du seigneur Barthanes, soit un Sanglier à la Charge. L’autre arborait le Cerf de Galldrian. Chaque fois, un sceau personnel. Sans rien faire du tout, Rand avait réussi à attirer l’attention de l’élite du royaume.

— Ces gens sont fous, dit-il.

— Fous à lier, oui, approuva Hurin.

— Et moi, je dois trouver un moyen de m’en tirer vivant… Pour commencer, je vais m’exhiber dans la salle commune avec ces deux invitations. Tout ce qui se passe ici à midi est connu d’au moins dix maisons avant le coucher du soleil, et par toutes avant l’aube du lendemain. Si je ne brise pas les sceaux, tout le monde comprendra que je n’ai pas répondu. Si on croit que j’hésite, on ne me trucidera pas, et c’est exactement ce qu’il me faut : un répit. Ingtar ne tardera plus. Il le faut !

— Un raisonnement de maître du Grand Jeu, mon seigneur, dit Hurin, tout sourire.

Rand le foudroya du regard, puis il glissa les deux missives dans la poche où il gardait celles de Selene.

— Allons-y, Loial ! Ingtar est peut-être déjà là.

Quand les deux amis entrèrent dans la salle commune, personne ne regarda ouvertement Rand. Occupé à polir un plateau d’argent, Cuale fit mine de se concentrer comme si sa vie dépendait du résultat. Les servantes continuèrent à se faufiler entre les tables et les clients des deux sexes contemplèrent sombrement leur chope, à croire que la vérité se trouvait au fond. Et tout cela, comme de juste, dans un silence de mort.

Rand sortit les deux invitations, fit semblant d’étudier les sceaux, puis remit les missives dans sa poche. Voyant que son client allait sortir, Cuale ne put s’empêcher de tressaillir. Quand il eut franchi la porte, Rand entendit que les conversations reprenaient, mais le battant se referma trop vite pour qu’il comprenne un traître mot.

Il entreprit de descendre la rue d’un pas si vif que l’Ogier n’eut pas besoin de traîner pour rester à ses côtés.

— Nous devons trouver un moyen de filer, mon ami… Ma ruse ne tiendra pas plus de deux ou trois jours… Si Ingtar n’est pas arrivé d’ici là, il nous faudra partir.

— Je suis d’accord avec toi.

— Mais comment s’y prendre ?

L’Ogier commença à compter sur ses doigts les divers points de son raisonnement :

Primo, nous savons que Fain est dans le coin, sinon il n’y aurait pas eu de Trollocs dans les rues de la Ceinture. Secundo, si nous quittons la ville, les monstres nous tomberont dessus dès que nous serons hors de vue de ses murs. Tertio, si nous voyageons avec une caravane de marchands, elle subira à coup sûr une attaque.

Ces convois étaient rarement escortés par plus d’une demi-douzaine de gardes. Des mercenaires qui prendraient leurs jambes à leur cou dès qu’ils apercevraient les Trollocs.

— Si nous savions au moins combien de monstres et de Suppôts accompagnent Fain… Bien sûr, tu as éclairci leurs rangs…

Loial ne mentionna pas le Trolloc qu’il avait lui-même tué mais, à le voir froncer ses longs sourcils, Rand devina qu’il y pensait.

— Ce chiffre ne compte pas… Dix ou cent, c’est la même chose. Si dix monstres nous attaquent, je doute que nous nous en tirions.

Rand préféra ne pas penser à la manière dont il pourrait éventuellement disposer de dix monstres assoiffés de sang. Après tout, quand il avait tenté d’aider Loial, le Pouvoir lui avait fait défaut.

— J’en doute aussi, concéda Loial. J’ai bien peur que nous n’ayons pas assez d’argent pour fuir assez loin par la voie des eaux, mais de toute manière Fain a sûrement placé des espions aux alentours des quais de la Ceinture. S’il pense que nous risquons d’embarquer, il renoncera à dissimuler ses Trollocs et il jouera cartes sur table. Même si nous survivons, il faudra rendre des comptes à la garde communale, et personne ne croira que nous sommes incapables d’ouvrir le coffre. Du coup…

— Loial, nous ne montrerons ce coffre à personne !

— Non, tu as raison… Les quais de la ville ne sont pas une meilleure solution…

Réservés aux barges à grain et aux bateaux de plaisance des nobles, ces quais étaient inaccessibles sans les autorisations idoines. On pouvait les observer en déambulant sur le mur d’enceinte, mais sauter serait un suicide, même pour quelqu’un de la taille d’un Ogier.

Loial joua nerveusement avec son annulaire comme s’il cherchait désespérément un quarto à son énumération.

— Dommage que nous ne puissions pas gagner le Sanctuaire Tsofu, finit-il par soupirer. Les Trollocs ne viendraient pas nous y chercher, mais ils nous intercepteraient longtemps avant…

Rand ne répondit pas. Son ami et lui venaient d’atteindre l’imposant corps de garde qui défendait la porte par où ils étaient entrés. Dehors, la Ceinture grouillait de monde, comme toujours. Deux gardes surveillaient les allées et venues et sondaient la foule.

Rand crut voir un homme, de l’autre côté de la porte, se baisser pour passer inaperçu. Un type vêtu de ce qui était naguère une tenue du Shienar de bonne qualité. Mais il y avait tellement de gens, de costumes régionaux, de mouvements précipités…

Rand gravit quelques marches et entra dans le corps de garde après être passé entre deux soldats en armes qui l’étudièrent brièvement. Dans l’antichambre, des bancs de bois permettaient aux gens d’attendre assis – interminablement, parce qu’on n’était jamais très pressé, dans les lieux de pouvoir, de satisfaire les demandes du petit peuple. Quelques résidants de la Ceinture patientaient en compagnie des citadins. Repérables à leurs vêtements aux couleurs vives et gaies, ils étaient sûrement là pour obtenir un permis de travail temporaire – un sésame obligatoire pour chercher de l’ouvrage en ville.

Rand se dirigea vers le grand bureau qui trônait au fond de la pièce. Un homme y était assis. Pas un soldat, mais un fonctionnaire, avec une seule rayure verte sur sa veste. Si replet que sa peau semblait tendue à craquer par la graisse, le clerc rangea tranquillement des documents au sommet d’une pile, modifia deux fois la position de son encrier – une extension vitale de son corps, semblait-il – et consentit enfin à accueillir Rand et Loial avec un sourire hypocrite.

— Comment puis-je vous aider, mon seigneur ?

— En répondant à la question que j’ai posée hier, avant-hier et avant-avant-hier… Le seigneur Ingtar est-il arrivé ?

— Le seigneur Ingtar ?

Rand mobilisa tout ce qui lui restait de patience.

— Le seigneur Ingtar, de la maison Shinowa, du Shienar. L’homme dont je parle chaque jour depuis mon arrivée à Cairhien.

— Personne de ce nom n’est entré en ville, seigneur.

— Vous êtes sûr ? Sans avoir besoin de consulter une liste ?

— Les listes d’étrangers arrivés en ville circulent dans tous les corps de garde le matin et le soir. Ma première tâche est de les passer au peigne fin. Pas un seul seigneur du Shienar n’est entré aujourd’hui.

— Et dame Selene ? Non, je ne connais pas le nom de sa maison, inutile de poser la question. Mais c’est la troisième fois que je vous donne son nom avec une description très précise. N’est-ce pas suffisant ?

Le fonctionnaire écarta les mains en signe d’impuissance.

— Désolé, seigneur, mais ne pas connaître sa maison complique beaucoup les choses.

À l’expression butée du type, Rand se demanda s’il l’aurait renseigné, même en connaissant la réponse.

Quelque chose attira l’attention de Rand. Un mouvement, dans l’encadrement d’une porte, derrière le bureau. Un homme avait failli entrer dans l’antichambre, mais il s’était ravisé à la hâte.

— Le capitaine Caldevwin pourrait peut-être m’aider, dit Rand au fonctionnaire.

— Qui ça, seigneur ?

— Le capitaine Caldevwin ! Je viens de l’apercevoir derrière vous.

— Désolé mais, s’il y avait ici un officier de ce nom, je le saurais.

Rand foudroya le clerc du regard jusqu’à ce que Loial lui tape doucement sur l’épaule.

— Rand, on devrait y aller…

— Merci de votre aide, et à demain…, lâcha le jeune homme.

— Faire tout mon possible est un plaisir, mentit le fonctionnaire avec un sourire d’arracheur de dents.

Rand sortit si vite du corps de garde que l’Ogier dut quasiment presser le pas.

— Il mentait, Loial, tu t’en es aperçu…

Le jeune homme ne ralentit pas. Bien au contraire, il marcha encore plus vite, comme si l’effort physique pouvait consumer une partie de sa frustration.

— Caldevwin était là… Le fonctionnaire peut mentir sur tous les points. Ingtar est peut-être déjà là, et en train de nous chercher. Je parie que ce menteur sait aussi où est Selene.

— C’est possible, Rand… Le Daes Dae’mar

— Par la Lumière ! qu’on ne me parle plus du Grand Jeu ! Je ne veux rien avoir affaire avec cette mascarade ! (Loial n’émit aucun commentaire.) Je sais, on me prend pour un seigneur et, ici, même les nobles étrangers sont impliqués dans le jeu… Je regrette d’avoir mis cette veste !

Moiraine… Toujours elle, à la source de mes ennuis…

Non, ce n’était pas très honnête… Dans cette affaire, il avait toujours eu des motifs personnels de jouer la comédie. D’abord pour remonter le moral de Hurin, puis pour impressionner Selene… À partir de là, il s’était retrouvé piégé, et ça continuait.

Rand ralentit le pas et s’arrêta.

— Quand Moiraine m’a laissé partir, j’ai pensé que ma vie redeviendrait simple, comme avant. Même la poursuite des voleurs me semblait facile.

Vraiment ? Alors que le saidin se tapit dans ta tête ?

— Au nom de la Lumière ! je donnerais n’importe quoi pour que tout soit comme avant.

Ta’veren…, commença Loial.

— Je ne veux plus en entendre parler ! (Rand se remit en chemin au pas de charge.) Tout ce qui m’intéresse, c’est donner la dague à Mat et le Cor à Ingtar.

Et après ? Tu envisages quoi ? Devenir fou ? Mourir ? Au moins, si tu crèves, tu ne feras plus de mal aux autres…

Peut-être, mais je ne veux pas mourir. Lan parle de « Remettre l’Épée au Fourreau », mais je suis un berger, pas un Champion.

— Si je pouvais ne plus y toucher… Il serait possible que… Owyn a failli réussir…

— Pardon, Rand ? Tu disais ?

— Rien… J’aimerais qu’Ingtar soit là. Avec Mat et Perrin…

Rand s’immergeant dans ses pensées, les deux amis marchèrent un moment en silence. Le neveu de Thom avait tenu près de trois ans en canalisant le Pouvoir quand ça lui semblait nécessaire. Si Owyn avait pu se limiter ainsi, il devait être possible de faire abstinence – et ce totalement, malgré la séduction très forte du saidin.

— Rand, dit soudain Loial, il y a un incendie devant nous !

Le jeune homme s’arracha à sa méditation et leva les yeux. Une colonne de fumée noire dérivait au-dessus des toits. À première vue, elle montait d’un endroit très proche de l’auberge.

— Les Suppôts des Ténèbres ! Des Trollocs n’auraient pas pu s’introduire dans la cité sans être vus, mais des Suppôts… Par la Lumière ! Hurin !

Rand partit au pas de course, Loial le suivant sans trop forcer l’allure.

Comme Rand le redoutait, le Défenseur du Mur du Dragon était en feu. Les flammes sortaient des fenêtres du dernier étage et s’attaquaient déjà au toit. Alors qu’une foule se massait devant l’établissement, Cuale criait des ordres à une dizaine d’hommes qui sortaient du mobilier dans la rue. Pendant ce temps, d’autres faisaient la chaîne avec des seaux d’eau.

La majorité des gens se contentait cependant de regarder. Un cri collectif de stupeur leur échappa lorsque les flammes traversèrent soudain la toiture.

Se frayant un chemin dans la foule, Rand rejoignit l’aubergiste.

— Où est Hurin ?

— Attention à cette table ! cria Cuale. Ne la rayez pas, surtout ! (Il tourna son visage maculé de suie vers Rand et cligna des yeux.) Qui ça, mon seigneur ? Votre serviteur ? Je ne me souviens pas de l’avoir vu… Mais il a dû sortir… Hé ! toi, l’imbécile, ne laisse pas tomber ces chandeliers ! Ils sont en argent, bon sang !

Cuale s’éloigna pour haranguer les hommes chargés de sauver son précieux mobilier.

— Hurin n’est sûrement pas sorti, dit Loial. Il n’aurait pas abandonné le…

Remarquant que certains spectateurs le trouvaient plus intéressant que le feu, l’Ogier laissa sa phrase en suspens.

— Je sais, dit Rand.

Sur ces mots, il entra dans l’auberge.

La salle commune ne laissait rien deviner de la gravité du feu. Deux rangées d’hommes y faisaient la chaîne avec des seaux, y compris dans l’escalier, et d’autres se hâtaient de déménager les tables et les chaises. À part ça, il n’y avait pas plus de fumée que si un plat avait brûlé à la cuisine.

Dans l’escalier, cela changea. Toussant de plus en plus, Rand gravit les marches au pas de course.

La chaîne s’arrêtait sur le deuxième palier, où les pompiers volontaires vidaient leurs seaux sur les flammes qui dévastaient le couloir. L’un d’eux saisit Rand par le bras.

— Impossible de monter plus haut, seigneur ! C’est l’enfer, au-delà de cet étage. Ogier, parle à ton ami !

Pour la première fois, Rand s’avisa que Loial le suivait toujours.

— Redescends, Loial ! Je me charge de notre ami.

— Tu ne pourras pas le transporter en même temps que le coffre, Rand. De toute façon, je refuse d’abandonner mes livres !

— Alors, baisse-toi ! Pour être sous la fumée…

Rand se laissa tomber à genoux et rampa jusqu’au dernier étage. Au ras du sol, la fumée était moins dense, lui permettant de respirer, même s’il toussait toujours. La chaleur étant effroyable, il fut bientôt incapable d’inhaler de l’air en quantité suffisante par le nez. Respirant par la bouche, il sentit sa langue se dessécher comme du vieux parchemin.

Une partie de l’eau que projetaient les pompiers lui tombait dessus. Un soulagement momentané, avant d’être de nouveau soumis à la torture. Dans son dos, Loial toussait lui aussi, unique manifestation de sa présence…

Un mur du couloir n’était plus qu’un rideau de flammes, et le sol, à cet endroit, flambait aussi. Rand se félicita de ne pas voir le plafond à cause de la fumée, car ce spectacle l’aurait sans doute incité à rebrousser chemin.

La porte de la chambre de Hurin ne brûlait pas encore. Elle se révéla cependant assez chaude pour que Rand ait du mal à l’ouvrir. Quand ce fut fait, il entra et vit aussitôt le renifleur, étendu sur le sol. S’agenouillant pour l’aider à se relever, le jeune homme vit qu’il avait une grosse bosse sur le crâne.

Hurin ouvrit les yeux.

— Seigneur Rand ? (Le regard du renifleur était voilé, comme s’il dérivait déjà vers des terres obscures.) Frappé à la porte… Cru que c’étaient d’autres invitations…

Les yeux révulsés, Hurin perdit conscience. Rand chercha son pouls et fut soulagé de le sentir encore.

— Rand…, appela Loial.

Il était à côté de son lit, sous lequel il n’y avait plus ni couverture ni coffre.

Derrière le rideau de fumée, le plafond grinçait sinistrement et des morceaux de bois embrasés tombaient sur le sol.

— Occupe-toi de tes livres, dit Rand, je me charge de Hurin.

Il voulut hisser le renifleur sur ses épaules, mais Loial le lui prit des mains.

— Mes livres vont brûler, mon ami. Tu ne peux pas le porter et ramper. Et si tu te redresses tu n’atteindras jamais l’escalier.

L’Ogier plaça Hurin en travers de ses épaules.

— Il faut filer, Rand ! cria-t-il alors que le plafond craquait dangereusement.

— Vas-y ! Je te suis !

L’Ogier avança sur les mains et les genoux, son fardeau sur les épaules. Rand le suivit, mais il s’immobilisa, le regard rivé sur la porte communicante. L’étendard était toujours dans sa chambre. L’étendard du Dragon !

Qu’il brûle !

Oui, mais Moiraine a dit que ma vie pouvait en dépendre. Une manipulation ? Peut-être, sauf que les Aes Sedai ne mentent jamais…

Grognant pour se donner du courage, Rand roula sur le sol et ouvrit la porte d’un coup de pied.

Sa chambre était une fournaise. Le lit ressemblait à un feu de joie et le parquet flambait à demi. Plus question de ramper ! Se relevant, le jeune homme traversa la pièce en courant, la tête rentrée dans les épaules pour la protéger un peu. De la vapeur montait de sa veste mouillée, et il toussait comme un perdu.

Une moitié de l’armoire brûlait déjà. Ouvrant la porte, Rand repéra ses sacoches de selle, encore protégées des flammes. L’une était remplie à craquer : l’étendard de Lews Therin Telamon ! Avisant l’étui de sa nouvelle flûte, à côté, le jeune homme hésita un instant.

J’ai encore le choix de laisser brûler l’étendard…

Alors que le plafond gémissait sinistrement, il s’empara des sacoches et de l’étui. Puis il sauta vers la porte, la franchit en vol plané et atterrit sur les genoux à l’instant où une poutre enflammée s’écrasait sur le sol là où il se tenait une seconde plus tôt.

Tirant les sacoches et l’étui, Rand rampa jusque dans le couloir. Des bruits sourds, dans son dos, lui indiquèrent que d’autres poutres s’écroulaient.

Quand il atteignit le palier, il constata que les sauveteurs avaient battu en retraite. Se laissant glisser dans l’escalier, il réussit miraculeusement à atteindre le rez-de-chaussée, se releva, traversa la salle commune désormais déserte et jaillit dans la rue à la vitesse d’un cheval au galop.

Les curieux le regardèrent, fascinés par ses vêtements et son visage noirs de suie. Les ignorant, il tituba jusqu’à l’endroit où Loial avait déposé Hurin, le dos contre le mur d’un bâtiment à l’abri des flammes. Une femme essuyait le visage du renifleur avec un mouchoir, mais le blessé avait les yeux fermés et il respirait très irrégulièrement.

— Y a-t-il une Sage-Dame dans le coin ? demanda Rand. Mon ami a besoin de soins…

La femme leva sur Rand un regard perplexe. Comment appelait-on les Sages-Dames, ailleurs qu’à Deux-Rivières ?

— Une Guérisseuse ? Quelqu’un que vous appelez « mère » ? Une femme qui sait soigner et qui connaît bien les plantes ?

— Je suis une Anagnoste, si c’est ce que tu veux dire… Mais, pour ton ami, je ne peux pas grand-chose sinon le soulager. Je crains que quelque chose soit cassé dans sa tête…

— Rand, c’est toi ! cria soudain une voix familière.

Rand se retourna. C’était Mat, qui fendait la foule, tenant son cheval par la bride. Un Mat très pâle et épuisé, mais quand même souriant. Perrin le suivait, ses yeux jaunes brillant comme des soleils, à cause du feu – une particularité qui attirait l’attention des curieux presque autant que l’incendie.

Vêtu d’une cape et d’une veste, pas de son armure, Ingtar venait juste de mettre pied à terre. Du coin de l’œil, Rand vit que le pommeau de son épée dépassait toujours de son épaule.

— Vous arrivez trop tard…, soupira-t-il. Oui, trop tard.

Se laissant tomber sur le sol, au milieu de la rue, il éclata de rire.

Загрузка...