7 Le sang appelle le sang

Alors que deux colosses sortaient des appartements de la Chaire d’Amyrlin, portant la civière où reposait Mat, Moiraine remballa soigneusement son angreal – une statuette d’ivoire noirci par l’âge à l’effigie d’une femme en robe longue – dans un carré de soie et le remit dans sa bourse. Collaborer avec d’autres Aes Sedai, afin de concentrer sur une unique tâche un flux considérable de Pouvoir, était une expérience épuisante, même avec l’aide d’un angreal – y compris dans des conditions idéales. Or, passer une nuit blanche à canaliser le Pouvoir de l’Unique n’avait rien de conditions idéales. De plus, s’occuper de Mat n’avait pas été un travail de tout repos.

Alors que Leane supervisait la sortie de la civière, les deux porteurs gardaient la tête basse, sans doute parce qu’ils détestaient être entourés d’Aes Sedai. Surtout lorsque la Chaire d’Amyrlin était du nombre. Pendant toute l’intervention, les deux hommes avaient attendu dehors sans trop savoir ce qui se tramait de l’autre côté de la porte. À présent, ils semblaient pressés de quitter le quartier des femmes. Sur la civière, Mat était blanc comme un linge, mais il respirait régulièrement, comme un dormeur et non plus comme un moribond.

Quelle influence aura son état sur les événements en cours ? se demanda Moiraine alors que la porte se refermait derrière Leane et la civière. Avec la disparition du Cor, Mat n’a plus un rôle si important à jouer, mais…

— Un sale travail, vraiment ! s’écria soudain la Chaire d’Amyrlin. (Plus impassible que jamais, elle se frottait cependant les mains, comme si elle brûlait d’envie de les laver.) Oui, un sale travail !

— Certes, mais hautement intéressant, dit Verin. (La quatrième Aes Sedai sélectionnée par la Chaire d’Amyrlin pour procéder au sauvetage de Mat.) Si nous étions en possession de la dague, la guérison aurait pu être totale. Les choses étant ce qu’elles sont, ce garçon ne survivra pas très longtemps. Malgré notre intervention, je ne lui donne pas plus de quelques mois. Au mieux…

Les trois Aes Sedai étaient désormais seules dans les grands appartements de la Chaire d’Amyrlin. À travers les meurtrières, on apercevait les premières lueurs de l’aube dans un ciel encore maussade.

— Quelques mois, c’est toujours mieux que quelques jours, lâcha Moiraine, glaciale. Et si nous retrouvons l’arme, le lien maléfique pourra encore être brisé.

À condition de récupérer la dague, ce qui n’est pas gagné…

— C’est exact, approuva Verin, il pourra être brisé.

Plutôt boulotte, mais avec un visage carré, elle paraissait sans âge, comme toutes les Aes Sedai. Mais une touche de gris, dans ses cheveux bruns, indiquait qu’elle était très vieille. Cela dit, elle parlait d’une voix forte et affirmée tout à fait adaptée à son front et à ses joues sans rides.

— Mais le garçon est lié à la dague depuis pas mal de temps, reprit Verin. Et il le restera un bon moment, que nous retrouvions l’arme ou non… Qui sait si sa métamorphose n’est pas trop avancée pour lui interdire de bénéficier de notre thérapie ? Au moins, il ne pourra plus contaminer personne, désormais…

Verin hocha pensivement la tête.

— Un objet si petit, et pourtant capable de corrompre n’importe quel individu qui le porte assez longtemps… Par contagion, une personne atteinte peut en contaminer au moins cent. Les victimes devenant presque aussitôt des vecteurs du mal, la haine et la méfiance qui ont signé l’arrêt de mort de Shadar Logoth pourraient de nouveau se déchaîner sur le monde. Si les événements dramatiques poussent les gens à se dresser les uns contre les autres, je me demande combien de temps il faudra pour que nous soyons face à une pandémie. En un an, combien de gens peuvent être infectés ? Nous devrions être en mesure de fournir au minimum une estimation raisonnable…

Moiraine foudroya du regard sa sœur de l’Ajah Marron.

Nous sommes face à un désastre, et elle semble s’amuser comme si elle résolvait une énigme dans un livre. Décidément, les sœurs marron n’ont pas conscience de l’existence du monde. Et tout cas, pas en permanence…

— Nous devons retrouver la dague, ma sœur, dit Moiraine, sainement terre à terre. Agelmar a lancé des hommes à la poursuite des voleurs du Cor – les assassins qui ont tué ses hommes de confiance et dérobé la dague. Si on trouve l’instrument, l’arme réapparaîtra aussi.

Verin plissa pensivement le front.

— Certes, mais, dans ce cas, qui nous l’apportera ? Un contact prolongé suffit pour qu’on soit contaminé par la souillure. Mais en utilisant un coffre, après avoir soigneusement emballé la dague, et en prenant soin d’ajouter du rembourrage… Ce serait mieux, même si les risques de contagion demeureraient. Sans pouvoir étudier l’artefact maudit, comment déterminer le protocole idéal pour le neutraliser ? Mais je ne t’apprends rien, Moiraine… Tu as une idée très précise de l’influence que peut avoir cette arme sur un jeune esprit…

— Je connais quelqu’un qui peut se mettre en quête de la dague sans courir le moindre risque. Quelqu’un que nous avons tenté de protéger et de garder loin du mal autant qu’il est possible en ce monde. Il s’agit de Mat Cauthon, bien sûr !

La Chaire d’Amyrlin approuva du chef.

— Oui, tu as raison, et s’il vit assez longtemps pour ça il est bien capable de réussir. La Lumière seule sait où seront le Cor et la dague lorsque les hommes d’Agelmar les retrouveront. S’ils y parviennent. Imagine que le garçon meure avant ? Avec la dague en « liberté » dans la nature, nous aurons un souci de plus sur les bras. (La Chaire d’Amyrlin frotta ses yeux lourds de fatigue.) Il faudrait aussi mettre la main sur Padan Fain… Pourquoi ce Suppôt méritait-il d’être sauvé au prix de si grands risques ? Se contenter de dérober le Cor aurait été plus simple. S’introduire dans cette forteresse serait resté aussi périlleux que de braver un cyclone hivernal sur la mer des Tempêtes mais, là, nos adversaires se sont doublement compliqué la tâche, et il faut que je sache pourquoi… Si les Blafards l’estiment si important – à supposer que les ordres ne viennent pas de plus haut –, nous serions folles de négliger ce colporteur.

— Je suis d’accord, dit Moiraine, espérant ne rien trahir de sa profonde inquiétude. Mais, selon toute vraisemblance, nous le trouverons en même temps que le Cor.

— Espérons-le, ma fille… (La Chaire d’Amyrlin étouffa un bâillement.) Verin, si tu veux bien nous excuser, j’ai quelques mots à dire à Moiraine. Ensuite, j’essaierai de dormir un peu. Après le fiasco d’hier, Agelmar voudra sans doute que le banquet ait lieu ce soir.

» Merci de ton aide, ma fille… Surtout, ne parle à personne de la véritable nature de l’affection dont souffre Mat. Certaines de nos sœurs risqueraient d’y voir la main des Ténèbres, oubliant que le mal n’est pas la spécialité exclusive du Père des Mensonges…

Parler nommément de l’Ajah Rouge n’était pas utile. Mais les sœurs de cette obédience, à présent, n’étaient peut-être plus les seules de qui il convenait de se méfier.

— Je serai muette comme une tombe, mère… (Verin s’inclina mais ne fit pas mine de s’éclipser.) J’ai là quelque chose qui vous intéressera… (Elle tira de sa ceinture un petit carnet de cuir marron.) Ce sont les mots écrits en lettres de sang, dans le donjon… Les traduire n’a pas toujours été simple. Pas en ce qui concerne les insultes et les vantardises – on peut se demander si les Trollocs connaissent autre chose – mais pour quelques lignes rédigées d’une main moins… primitive. L’œuvre d’un Suppôt cultivé, ou d’un Myrddraal… C’est peut-être un leurre, pourtant… Eh bien, ça évoque un poème ou une chanson, mais avec les accents d’une prophétie. Et nous savons fort peu de choses sur les prédictions « noires »…

La Chaire d’Amyrlin acquiesça après une très courte hésitation. Les prophéties venues des Ténèbres avaient une fâcheuse tendance à se réaliser au moins aussi souvent que celles du camp de la Lumière.

— Lis-moi ton texte, Verin.

L’Aes Sedai feuilleta le carnet, s’éclaircit la voix et lut d’un ton égal :

— « La Fille de la Nuit, se levant de nouveau

De très anciens combats reprendra le flambeau.

Son prochain amoureux en la servant mourra

Et par-delà la fin, loyal lui restera.

Qui donc s’opposera à son avènement

Quand seront ébranlés jusqu’aux Murs Scintillants ?

Car le sang se nourrit du sang

Car le sang appelle le sang,

Parce qu’il fut et restera

Et à tout jamais coulera.

L’homme qui détient le Pouvoir restera seul,

Offrant en vibrant sacrifice ses amis.

Puis un jour deux chemins s’ouvriront devant lui

Et l’un des deux lui épargnera le linceul.

Qui sait lequel il choisira ?

L’éternité ou le néant ?

Car le sang se nourrit du sang

Car le sang appelle le sang

Parce qu’il fut et restera

Et à tout jamais coulera.

Luc vint dans les montagnes de la Damnation

Et Isam l’attendait au cœur des hautes passes.

Alors que sonne l’ouverture de la chasse

Les chiens du Ténébreux tueront et traqueront.

L’un des deux hommes survécut

Et l’autre non, mais chacun fut.

Voici les Temps du Changement

Car le sang appelle le sang

Parce qu’il fut et restera

Et à tout jamais coulera.

Sur la pointe de Toman, les guetteurs attendent.

L’engeance du Marteau incendie l’arbre antique

Car avant la venue du Grand Seigneur mythique

L’été doit consumer et la mort doit s’étendre.

Car avant la venue du Grand Seigneur mythique

La moisson de la mort sera des plus fécondes

Et de nouveau l’engeance éventrera le monde

Juste avant la venue du Grand Seigneur mythique.

Voici le Grand Seigneur, voici

Le Grand Seigneur, oui le voici !

Car le sang appelle le sang

Parce qu’il fut et restera

Et à tout jamais coulera.

Mais le Seigneur vient maintenant. »

Un long silence ponctua la lecture de Verin.

— Qui d’autre a vu ce texte, ma fille ? demanda enfin la Chaire d’Amyrlin. Qui est informé de son existence ?

— Serafelle, mère, et ça s’arrête là. Dès que nous avons eu fini de le copier, j’ai demandé à des soldats de nettoyer les murs. Ils ont obéi sans discuter, pressés de ne plus voir les lettres de sang.

— Très bonne initiative… Dans les Terres Frontalières, trop de gens sont capables de comprendre plus ou moins bien le trolloc… Inutile de leur fournir de nouveaux sujets d’inquiétude, car ils en ont assez comme ça…

— Que penses-tu de ces vers ? demanda Moiraine à Verin. Ce sont des prophéties, selon toi ?

L’Aes Sedai marron consulta de nouveau ses notes.

— Eh bien, la forme correspond aux très rares prophéties noires que nous connaissons. Certains passages sont très clairs, je trouve, mais, bien entendu, comme je l’ai déjà mentionné, il peut s’agir d’un leurre… L’allusion à la Fille de la Nuit ne peut avoir qu’un sens : Lanfear est de retour. Ou, en tout cas, on voudrait nous le faire croire.

— Si c’est vrai, ma fille, dit la Chaire d’Amyrlin, il y a de quoi nous inquiéter. Mais les Rejetés sont toujours emprisonnés dans le mont Shayol Ghul. (Jetant un regard à la dérobée à Moiraine, elle trahit un instant son trouble, mais se ressaisit très vite.) Même si les sceaux faiblissent, les Rejetés ne sont pas encore libres !

Lanfear… La Fille de la Nuit, dans l’ancienne langue… Nul ne se souvenait de son véritable nom, mais Lanfear était celui qu’elle avait choisi, contrairement à la plupart des autres Rejetés, baptisés par ceux-là mêmes qu’ils avaient trahis. Selon certaines sources, Lanfear était la plus puissante des Rejetés, juste après Ishamael, également connu sous le nom de Renégat de l’Espoir. Mais la Fille de la Nuit, selon ces mêmes sources, aurait soigneusement dissimulé ses pouvoirs. En l’absence d’écrits remontant à cette époque, les érudits étaient dans l’incapacité de confirmer ou d’infirmer cette théorie.

— Avec cette pléthore de faux Dragons, dit Moiraine, il n’est pas surprenant qu’on essaie de ramener Lanfear sur le devant de la scène.

Malgré la neutralité de son ton, l’Aes Sedai était bouleversée. À part son nom, une seule information concernant Lanfear pouvait être tenue pour incontestable. Avant de se tourner vers les Ténèbres, à une époque où Lews Therin Telamon ne connaissait pas Ilyena, Lanfear avait été l’amante du Dragon.

Une complication dont nous n’avons vraiment pas du tout besoin !

La Chaire d’Amyrlin fronça les sourcils comme si elle était en train de penser la même chose.

Verin acquiesça simplement, comme si ce n’était pas si important que ça.

— D’autres noms sont sans ambiguïté, mère, dit-elle. Le seigneur Luc, comme chacun le sait, était le frère de Tigraine, à l’époque Fille-Héritière du royaume d’Andor. Il a disparu dans la Flétrissure, c’est bien connu… En revanche, j’ignore qui est Isam et quel rapport il peut bien avoir eu avec Luc.

— Nous finirons par le découvrir, dit Moiraine. Pour l’instant, rien ne prouve qu’il s’agisse d’une prophétie…

En fait, elle connaissait le nom. Isam était le fils de Breyan, la femme de Lain Mandragoran, dont les manœuvres visant à conquérir le trône du Malkier – pour son époux – avaient fini par provoquer une invasion par des hordes de Trollocs. Au moment de la défaite du Malkier face aux monstres, Breyan et son nouveau-né s’étaient volatilisés. Isam avait donc des liens familiaux avec Lan…

Avait ? Ou a toujours ? Je ne dois rien dire à mon Champion avant de savoir comment il réagira. Ou, en tout cas, tant que nous ne serons pas très loin de la Flétrissure. S’il pense qu’Isam est vivant…

— Quant aux guetteurs qui attendent sur la pointe de Toman, dit Verin, ramenant Moiraine au présent, c’est une poignée d’illuminés toujours convaincus que les armées envoyées par Artur de l’autre côté de l’océan d’Aryth reviendront un jour. Après si longtemps, ça paraît fou, mais… (Verin eut un ricanement méprisant.) Les Do’Miere A’vron – également nommés les Guetteurs des Vagues – ont toujours une… eh bien… communauté, si j’ose dire… à Falme, sur la pointe de Toman. Et « Marteau de la Lumière » était un des nombreux surnoms d’Artur Aile-de-Faucon.

— Tu voudrais dire, ma fille, que les soldats d’Artur, ou plutôt leurs descendants – l’« engeance » du poème – seraient de retour après un millier d’années ?

— On parle d’une guerre qui ferait rage sur la pointe de Toman et dans la plaine d’Almoth, dit Moiraine. Quant à l’engeance… Aile-de-Faucon envoya deux de ses fils avec ses troupes. S’ils ont survécu dans on ne sait quel pays, il doit y avoir une foule de descendants d’Artur. Ou pas l’ombre d’un…

La Chaire d’Amyrlin regarda son amie intensément, signifiant qu’elle regrettait de ne pas être seule avec elle, histoire de lui demander ce qu’elle pensait vraiment de tout ça.

Moiraine lui fit signe de patienter, lui arrachant un sourire qui tenait davantage de la grimace.

Toujours penchée sur ses notes, Verin ne remarqua rien de ce manège.

— Mère, sans être en mesure de trancher, j’ai de sérieux doutes… Que savons-nous des terres qu’Artur avait l’ambition de conquérir ? Rien du tout ! Si le Peuple de la Mer acceptait de traverser l’océan d’Aryth… Hélas, il est persuadé que les îles de la Mort attendent les navigateurs au bout du voyage. Ces gens-là seuls savent ce que ça veut dire et, bien entendu, avec leur maudit mutisme, pas question d’obtenir des explications… (Verin soupira, la tête toujours baissée.) Nous avons en tout et pour tout une référence à : « une terre sous les Ténèbres, au-delà du soleil couchant, de l’autre côté de l’océan d’Aryth, la où règnent les armées de la Nuit ». Comment savoir si les troupes d’Artur furent assez fortes pour vaincre ces armées de la Nuit ? Ou simplement pour survivre à la mort de leur roi ? Quand a commencé la guerre des Cent Années, tout le monde cherchait à récupérer des lambeaux de l’empire d’Artur. Une occupation trop prenante pour que quiconque ait le temps de penser au corps expéditionnaire perdu. Mais il me semble, mère, que les descendants de ces soldats, s’ils existaient, n’auraient pas attendu si longtemps pour revenir.

— En d’autres termes, ce texte n’est pas une prophétie, selon toi.

— Eh bien… L’« arbre antique », en revanche… Depuis toujours, des rumeurs – j’insiste sur ce terme – prétendent que le royaume d’Almoth, avant sa disparition, détenait une branche d’Avendesora. Et peut-être même une pousse vivante. L’étendard d’Almoth était « bleu pour le ciel au-dessus, noir pour la terre au-dessous, avec l’Arbre de Vie luxuriant pour faire le lien ». Bien sûr, les Tarabonais se surnomment eux-mêmes l’Arbre des Hommes et affirment descendre de souverains et de nobles de l’Âge des Légendes. Les Domani, eux, se croient les descendants de ceux qui créèrent l’Arbre de Vie durant ce même âge. Il y a d’autres possibilités, mère, mais vous remarquerez que ces trois-là, au minimum, tournent autour de la plaine d’Almoth et de la pointe de Toman.

La Chaire d’Amyrlin parla d’un ton faussement conciliant.

— Veux-tu bien te décider, ma fille ? Si l’engeance d’Artur n’est pas de retour, ce texte n’a rien de prophétique et je me fiche comme d’une guigne de ce qu’est ton « arbre antique ».

— Je vous dis ce que je sais, mère, et rien de plus… (Verin leva enfin les yeux de ses notes.) La décision, je la laisse entre vos mains. Je pense que les derniers survivants des armées d’Artur pourrissent en terre depuis des lustres, mais que vaut mon intime conviction face à l’histoire ? Le Temps du Changement, à l’évidence, se réfère à la fin d’un âge, et le Grand Seigneur…

La Chaire d’Amyrlin tapa du poing sur son bureau.

— Je sais très bien de qui il s’agit ! Ma fille, tu devrais te retirer… Allons, va-t’en, parce que je détesterais me mettre en colère contre toi. Ne me laisse pas oublier qui, lorsque j’étais novice, convainquait les cuisinières de laisser des petits gâteaux sur la table, la nuit…

— Mère, intervint Moiraine, rien dans ce texte ne milite en faveur d’une prophétie. N’importe quelle personne dotée d’un minimum d’intelligence et de culture aurait pu l’écrire. Qui a jamais prétendu que les Myrddraals étaient des abrutis ?

— Bien entendu, intervint Verin, l’homme qui détient le Pouvoir doit être un des trois garçons qui voyagent avec toi, Moiraine.

Coupées du monde, les sœurs marron ? Quelle idiote je suis !

Avant qu’elle ait conscience de ce qu’elle faisait, Moiraine plongea à l’intérieur d’elle-même dans les îles de lumière vibrante dont elle sentait en permanence la présence. L’accès à la Source Authentique, en un sens… Le Pouvoir de l’Unique déferla alors dans ses veines, la chargeant d’énergie et occultant même l’éclat de la force mystique de la Chaire d’Amyrlin, qui venait d’avoir le même réflexe que son amie.

De sa vie, Moiraine n’avait jamais seulement envisagé d’utiliser le Pouvoir contre une de ses sœurs.

Les temps sont périlleux, la survie du monde est dans la balance, et ce qui s’impose doit être réalisé. C’est incontournable. Verin, pourquoi es-tu allée fourrer ton nez dans ce qui ne te regardait pas ?

Verin referma son carnet et le glissa dans sa ceinture. Puis elle regarda alternativement ses deux compagnes. À coup sûr, elle devait voir l’aura de Pouvoir qui enveloppait la Chaire d’Amyrlin et Moiraine. Pour distinguer cette lueur, il fallait impérativement être à même de canaliser. Lorsque c’était le cas, on ne pouvait simplement pas passer à côté.

Une touche de satisfaction passa dans le regard de Verin, mais rien n’indiqua qu’elle avait conscience d’avoir lancé un éclair potentiellement mortel sur ses interlocutrices. Au contraire, elle rayonnait comme quelqu’un qui vient de mettre à sa place une nouvelle pièce d’un puzzle.

— Oui, je pensais bien qu’il en était ainsi… Moiraine n’aurait pas pu faire ça toute seule. Quelle meilleure complice que sa vieille amie d’enfance qui s’introduisait déjà avec elle dans les cuisines pour voler des petits gâteaux. (Verin sursauta.) Mille pardons, mère, je n’aurais pas dû dire ça…

— Verin, Verin…, soupira la Chaire d’Amyrlin. Tu nous accuses, ta sœur et moi, de… Je n’ose même pas le dire ! Et tu t’excuses d’avoir parlé trop familièrement à la Chaire d’Amyrlin ? Après avoir foré un trou dans le fond du bateau, tu t’inquiètes parce qu’il pleut ? Ma fille, réfléchis un peu à ce que tu insinues…

C’est trop tard pour ce genre de défense, Siuan… Si nous n’avions pas paniqué et puisé dans la Source, ç’aurait pu marcher… Mais elle n’a plus le moindre doute, à présent.

— Pourquoi nous en parler à nous, Verin ? demanda Moiraine à haute voix. Si tu crois à tes déductions, tu devrais les transmettre aux autres sœurs, en particulier aux membres de l’Ajah Rouge.

Verin en écarquilla les yeux de surprise.

— Oui, oui, c’est vrai… Je n’y avais pas pensé… Mais si je le fais, on vous calmera toutes les deux, et l’homme, lui, sera apaisé. Personne n’a jamais observé l’évolution d’un mâle capable de canaliser le Pouvoir. Quand surgit la folie et comment le submerge-t-elle ? À quelle vitesse est-il détruit ? Alors qu’il pourrit de l’intérieur, un être humain peut-il encore agir ? Et pendant combien de temps, si c’est le cas ? Sauf s’il est apaisé, le jeune homme – lequel des trois, j’avoue ne pas le savoir – subira le même sort que je sois là ou pas pour étudier le processus de détérioration. S’il est surveillé et guidé, nous serons en mesure de conduire des recherches sans courir trop de risques, en tout cas au début. Et il y a aussi Le Cycle de Karaethon…

Verin ne broncha pas sous le regard interloqué de ses deux interlocutrices.

— Mère, je suis prête à parier ma vie que le garçon est le Dragon Réincarné. Dans le cas contraire, vous ne laisseriez pas en liberté un homme capable de canaliser le Pouvoir.

Elle ne pense qu’à sa soif de connaissances, songea Moiraine, éberluée. La plus terrible prophétie du monde se réalise, notre univers va peut-être disparaître, et son seul souci, c’est d’accumuler du savoir. Hélas, ça la rend encore plus dangereuse…

— Qui est au courant ? demanda la Chaire d’Amyrlin d’une voix blanche. Serafelle, bien sûr ? Et qui d’autre, Verin ?

— Personne, mère, je le répète ! Serafelle ne manifeste aucun intérêt pour tout ce qui ne se trouve pas dans un livre – et encore, à condition que l’ouvrage date de plusieurs siècles. Selon elle, les textes que nous avons rassemblés à Tar Valon représentent à peine le dixième du « patrimoine intellectuel » consigné dans les vieux grimoires, les tablettes et les manuscrits dispersés aux huit coins du monde. Ces trésors de connaissance, si nous y accédions, pourraient suffire à…

— Assez parlé, ma sœur ! s’écria Moiraine.

Elle relâcha son emprise sur la Source Authentique et sentit quelques secondes plus tard que Siuan l’imitait. Sentir le Pouvoir couler de soi comme le sang et la vie qui sourdent d’une blessure était toujours un moment poignant. Une part de Moiraine aurait voulu enrayer l’hémorragie mais, à la différence de nombre de ses sœurs, elle s’efforçait, par souci de discipline, de ne jamais se complaire dans ce dilemme.

— Verin, prends un siège et dis-nous tout ce que tu sais, et comment tu l’as appris. Surtout, n’omets pas un détail.

Après s’être assurée que la Chaire d’Amyrlin l’autorisait à s’asseoir, l’Aes Sedai marron obéit à Moiraine, un peu étonnée qu’elle la regarde avec une telle mélancolie.

— Selon toute probabilité, quelqu’un qui n’aurait pas comme moi étudié en profondeur les anciens textes n’aurait rien remarqué, à part que vous vous comportiez bizarrement, toutes les deux. Désolée d’avoir dit ça, mère… Il y a vingt ans, alors que Tar Valon était assiégée, j’ai relevé le premier indice, mais il m’a fallu encore longtemps pour…

Que la Lumière me vienne en aide, Verin ! Je te serai éternellement reconnaissante pour les petits gâteaux et ta façon de nous offrir à chaque instant une épaule pour pleurer. Mais je ne reculerai pas devant ce qui doit être fait. C’est mon devoir, et je l’accomplirai !


Perrin jeta un regard au coin du couloir, les yeux rivés sur le dos de l’Aes Sedai qui s’éloignait. Cette femme sentait le savon parfumé à la lavande, une odeur que bien peu de gens auraient captée, même à plus courte distance. Dès que l’Aes Sedai fut hors de vue, l’apprenti forgeron reprit son chemin vers l’infirmerie. Il avait déjà essayé une fois de voir Mat, mais la maudite bonne femme – Leane, comme l’avait appelée quelqu’un – lui avait fermé la porte au nez, manquant le lui arracher, sans même avoir l’idée de demander qui il était.

En règle générale, il se sentait mal à l’aise en la présence d’Aes Sedai, surtout lorsqu’elles s’intéressaient à ses yeux.

Plaquant une oreille contre la porte, Perrin n’entendit aucun bruit. Le couloir étant désert, il entra à la hâte et referma le battant derrière lui.

Dans la longue salle aux murs blancs où s’alignaient des lits, les ouvertures qui donnaient accès aux perchoirs des archers laissaient entrer une généreuse lumière. Grâce à cet éclairage, Perrin repéra assez vite le lit qu’occupait Mat. Après les événements de la nuit passée, il s’était attendu à voir pas mal de blessés. Mais la forteresse grouillait d’Aes Sedai, des guérisseuses qui venaient à bout de toutes les affections, à part la mort. Pour lui, cependant, ces lieux empestaient quand même la maladie.

L’apprenti forgeron fit la grimace, car il détestait penser à ses aptitudes olfactives si particulières…

Mat était immobile, les mains posées sur le ventre par-dessus ses couvertures. Vu de plus près, il paraissait épuisé. Pas malade, non, mais plutôt vidé de ses forces comme s’il venait de se coucher après avoir travaillé trois jours et trois nuits dans les champs. Une odeur anormale se dégageait de lui. Rien que Perrin puisse identifier ou nommer, cependant. Anormale, il n’y avait pas d’autre mot.

Avec moult précautions, l’apprenti forgeron s’assit sur un lit, à côté de celui de Mat. Il faisait toujours très attention à ses mouvements. Plus grand aujourd’hui que la plupart des hommes, il avait toujours dépassé d’une bonne tête les autres enfants. S’il se montrait imprudent, il risquait de blesser quelqu’un ou de casser un objet précieux. Au fil du temps, cette prudence peut-être excessive était devenue sa seconde nature. Cela dit, il aimait réfléchir et comparer de temps en temps ses idées avec celles des autres.

Depuis que Rand se prend pour un seigneur, je ne peux plus lui parler, et Mat ne doit sûrement pas avoir grand-chose à dire.

La nuit précédente, ayant envie de méditer, Perrin s’était réfugié dans un des jardins intérieurs. Ce souvenir lui faisait toujours un peu honte. S’il avait été dans sa chambre, avec Mat, ils auraient accompagné Egwene ensemble. Avec un peu de chance, il aurait pu protéger ses amis… En fait, dans ce cas de figure, il aurait sans doute été allongé sur un de ces lits – ou à la morgue, pour ce qu’il en savait. Certes, mais ça ne le consolait pas. Cela dit, pleurer sur le lait renversé ne servait à rien, et son inquiétude actuelle n’avait rien à voir avec l’attaque des Trollocs.

Des domestiques avec à leur tête Timora, une des dames de compagnie d’Amalisa, l’avaient découvert assis dans le noir. Aussitôt, Timora avait lancé un ordre à une de ses filles :

— Va chercher Liandrin Sedai, vite !

Les femmes étaient restées plantées là à le regarder comme s’il risquait de disparaître dans un nuage de fumée, à la manière d’un trouvère. Puis la première cloche s’était mise à sonner, semant la panique dans toute la forteresse.

— Liandrin…, souffla Perrin en regardant Mat. Ajah Rouge… Ces femmes passent presque tout leur temps à traquer les hommes qui savent canaliser le Pouvoir. Tu crois qu’elle me prend pour l’un d’eux ? (Bien entendu, Mat ne répondit pas.) Et voilà que je parle tout seul… Il ne me manquait plus que ça.

Mat battit soudain des paupières.

— Qui est… ? Perrin, que s’est-il passé ?

La voix encore pâteuse, Mat ne parvint pas à ouvrir les yeux en grand, comme s’il continuait à dormir.

— Tu as oublié, Mat ?

— Oublié ? Eh bien… Je me souviens d’Egwene… (Mat leva péniblement une main, la laissa retomber avec un soupir et dut lutter pour ne pas refermer les yeux.) Elle m’a demandé d’aller voir Fain avec elle. Enfin, demandé, c’est une façon de parler. C’était plutôt un ordre. La suite m’échappe complètement…

Vaincu, Mat ferma les yeux et sombra de nouveau dans le sommeil.

Entendant des bruits de pas, Perrin se leva d’un bond, mais il constata très vite qu’il était coincé. Du coup, quand elle entra, Leane le trouva planté à côté du lit de Mat. Les poings plaqués sur les hanches, elle étudia de pied en cap l’apprenti forgeron. Sans avoir besoin de lever les yeux, car elle était pratiquement aussi grande que lui.

— Eh bien, tu es presque assez beau pour me faire regretter de ne pas appartenir à l’Ajah Vert. Presque… Mais si tu ennuies mes patients… Avant de vivre à la Tour Blanche, j’ai maté mes frères, de sacrés costauds, tu peux me croire. Alors ne va surtout pas penser que tes larges épaules m’impressionnent.

Perrin s’éclaircit la voix, histoire de gagner du temps. Le plus souvent, il ne comprenait rien à ce que lui disaient les femmes.

Ce n’est pas comme Rand. Lui, il saisit vite et il n’est jamais à court d’une bonne repartie.

S’avisant qu’il foudroyait l’Aes Sedai du regard, Perrin se corrigea sur-le-champ. Il n’avait pas trop envie de penser à Rand, certes, mais taper sur les nerfs d’une de ces femmes n’était pas non plus à son programme, surtout quand elle commençait à taper du pied.

— Je n’ai pas dérangé Mat… Il dort toujours…

— C’est vrai, et c’est une bonne chose pour toi… Bon, que fiches-tu ici ? Je t’ai éjecté une fois, si je me souviens bien, mais tu es du genre entêté.

— Je voulais voir s’il allait bien…

— Il dort, comme tu as pu le voir, et il se réveillera dans quelques heures. Dès qu’il sera debout, tu constateras qu’il se porte comme un charme.

Leane marqua une pause qui parut extrêmement menaçante à Perrin. Elle lui mentait, il en aurait mis sa main au feu. Car si les Aes Sedai ne travestissaient jamais la vérité, il leur arrivait de la couvrir d’un voile pudique.

Que se passait-il exactement ? Liandrin le cherchait, Leane lui mentait… Quoi qu’il en soit, il était temps qu’il se tienne très loin des Aes Sedai. De toute façon, il ne pouvait rien pour Mat.

— Merci, dit-il. Puisque c’est comme ça, je vais le laisser dormir. Si vous voulez bien m’excuser…

L’apprenti forgeron tenta de contourner l’Aes Sedai afin de filer vers la porte, mais elle l’intercepta au vol, lui plaquant ses deux mains sur les tempes. Quand elle le força à baisser la tête, pour le regarder dans les yeux, Perrin eut l’impression qu’une onde de chaleur descendait du sommet de son crâne jusqu’à ses pieds, puis faisait aussitôt le chemin en sens inverse.

Il se dégagea vivement, mais le mal était sûrement déjà fait.

— Tu respires la santé, dit l’Aes Sedai, comme un jeune animal sauvage. Mais si tu es né avec ces yeux-là, je suis une Cape Blanche !

— Je n’ai jamais eu d’autres yeux, grogna Perrin, étonné lui-même par l’agressivité de son ton, face à une Aes Sedai.

Comme s’il perdait tout sens commun, il saisit la femme par les bras, la souleva de terre et la redéposa sur un côté, pour qu’elle cesse de lui barrer la route. Alors qu’ils se toisaient du regard, le jeune homme se demanda si ses yeux étaient autant écarquillés de surprise que ceux de l’Aes Sedai.

— Si vous voulez bien m’excuser, répéta-t-il avant de s’enfuir à toutes jambes.

Mes yeux ! Ces maudits yeux jaunes qui brillent comme des soleils dès que de la lumière s’y reflète.


En quête d’une position confortable, Rand se tournait et se retournait dans son lit. Filtrant des meurtrières de la chambre, les rayons du soleil se reflétaient sur les murs de pierre nue. Si épuisé qu’il fût, car il n’avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit, le jeune homme ne se berçait pas d’illusions : il ne s’endormirait plus, voilà tout. Si son gilet de cuir reposait sur le sol, entre son lit et le mur, il était tout habillé, portant même ses nouvelles bottes. Son épée non loin de la main, il avait rangé son arc et ses flèches dans un coin, près de ses deux baluchons.

Tout au long de la nuit, une idée avait tourné en boucle dans sa tête, le mettant à la torture. Pourquoi donc n’avait-il pas saisi au vol l’occasion de filer que lui avait offerte Moiraine ? Par trois fois, il s’était levé avec l’intention de quitter Fal Dara. Allant jusqu’à ouvrir la porte au cours de deux de ses tentatives, il avait constaté que le couloir était désert. À part quelques serviteurs vaquant à leurs occupations, il n’y avait personne – et surtout pas de gardes chargés de le surveiller. Peut-être, mais il devait savoir comment s’en sortaient ses amis.

Lorsque Perrin entra, la tête baissée, comme d’habitude, et en bâillant à s’en décrocher la mâchoire, Rand s’assit d’un bond dans son lit.

— Comment va Egwene ? Et Mat ?

— Egwene dort. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit, parce qu’on ne m’a pas autorisé à entrer dans les quartiers des femmes. Mat, lui… (Perrin foudroya soudain du regard… la pointe de ses chaussures.) Si ça t’intéresse tant, pourquoi n’es-tu pas allé le voir ? Je croyais que tu te fichais de nous, désormais. En tout cas, tu l’as clamé haut et fort.

Ouvrant sa partie de l’armoire à trois portes, l’apprenti forgeron entreprit de se choisir une chemise propre.

— Je suis passé à l’infirmerie, Perrin… L’Aes Sedai qui est presque toujours avec la Chaire d’Amyrlin m’a dit que Mat dormait, que je n’avais rien à faire là et que je pouvais revenir plus tard, si je voulais… J’aurais cru entendre maître Thane en train de donner des ordres à ses ouvriers, au moulin. Tu sais comment est notre meunier, non ? Du genre pète-sec qui veut que tout soit fait en vitesse et sans la moindre erreur.

Perrin ne répondit pas. Retirant sa veste, il commença à enlever sa chemise.

Rand le regarda faire un moment, puis il eut un rire sans joie.

— Tu veux en entendre une bonne ? Sais-tu ce qu’elle m’a dit ? Je parle de l’Aes Sedai de l’infirmerie, bien sûr… Tu as vu sa taille ? Elle n’a rien à envier à la plupart des hommes et, avec quelques pouces de plus, elle pourrait me regarder dans les yeux. Bon, après m’avoir étudié de la tête aux pieds, elle a marmonné : « Une vraie perche, ce garçon… Où étais-tu quand j’avais seize ans ? Et même trente ? » Puis elle a éclaté de rire, comme si c’était une bonne blague. Que dis-tu de ça, mon vieux ?

Perrin acheva d’enfiler une chemise propre, puis il jeta un regard de côté à son ami. Avec sa carrure imposante et sa tignasse bouclée, il ressemblait à un ours blessé. Un animal incapable de comprendre pourquoi on lui avait fait du mal…

— Perrin, je…

— Mon seigneur, s’il vous chante de plaisanter au sujet des Aes Sedai, ne vous privez pas de ce plaisir… Moi, je ne gaspillerai pas mon temps à me montrer sarcastique – c’est bien le mot ? – sur ces femmes terrifiantes. Mais je ne suis qu’un crétin de forgeron parfaitement indigne d’éveiller votre intérêt, noble seigneur.

Ramassant sa veste, Perrin se dirigea vers la porte.

— Attends ! Que la Lumière me brûle ! j’avais peur et je croyais avoir de gros ennuis. À vrai dire, je les avais peut-être, et rien ne me garantit que ce soit terminé. Je ne voulais pas vous impliquer dans tout ça, Mat et toi. Hier soir, toutes les femmes me cherchaient, et c’est une part de mes problèmes, je pense… Sans compter que Liandrin… (Rand écarta les mains en signe d’impuissance.) Perrin, fais-moi confiance, tu détesterais être mêlé à ces histoires.

Immobile devant la porte, le jeune forgeron ne fit pas demi-tour, tournant la tête juste assez pour que Rand voie un de ses yeux jaunes.

— Ces femmes te cherchaient ? Ou en avaient-elles plutôt après nous trois ?

— Non, c’était moi, leur proie. J’aimerais qu’il en aille autrement, mais il faut regarder la vérité en face.

Perrin secoua la tête.

— Liandrin me cherchait aussi, je le sais… J’ai entendu une femme le dire.

— Pourquoi aurait-elle… ? De toute façon, ça ne change rien. Le fond du problème, c’est que je vous ai lancé à la tête des horreurs que je ne pensais pas. Alors, oublie ça et dis-moi comment va Mat !

— Il dort. Leane, la grande Aes Sedai, prétend qu’il sera rétabli dans quelques heures. Mais moi, je pense qu’elle ment… Je sais que ces femmes disent toujours la vérité, sauf lorsqu’elles ne risquent pas de se faire prendre, mais là elle n’était pas franche. (Perrin marqua une courte pause.) C’est vrai, tu ne pensais pas ce que tu as dit ? Nous partirons d’ici ensemble ? Mat, toi et moi ?

— C’est impossible, Perrin… Je ne peux pas te dire pourquoi, mais je dois… Non, attends !

Avec un claquement sec, la porte se referma derrière Perrin.

Rand se laissa retomber dans le lit.

— Je ne peux rien te dire…, répéta-t-il en tapant du poing sur le montant du lit. Je ne peux pas…

Alors qu’il envisageait de s’asseoir de nouveau, quelqu’un frappa à la porte, l’incitant à se lever d’un bond. Si Perrin avait changé d’avis, il n’aurait pas toqué…

— Qui est-ce ?

Comme s’il s’agissait d’une invitation, Lan entra et referma la porte d’un coup de talon. Fidèle à son habitude, il portait une veste longue de couleur verte qui lui permettait d’être quasiment invisible dans la forêt. Son épée au côté, bien entendu, il arborait en haut du bras gauche une large corde jaune dont les franges atteignaient presque son coude. Sur le nœud, on avait piqué une broche représentant une grue dorée en plein vol – l’emblème du Malkier.

— La Chaire d’Amyrlin veut te voir, berger ! Mais tu ne peux pas te présenter à elle dans cet état. Change de chemise et peigne-toi ! Tu ressembles à une meule de foin !

Lan ouvrit l’armoire et entreprit de fouiller dans les vêtements que Rand n’avait pas choisi d’emporter.

Le jeune berger, lui, se pétrifia, sonné comme si on venait de lui flanquer un coup de marteau sur la tête. Il s’attendait à une convocation, à vrai dire, mais il n’aurait jamais cru être encore à Fal Dara quand elle viendrait.

Elle sait tout à mon sujet… Par la Lumière ! c’est évident !

— Comment ça, elle veut me voir ? Je m’en vais, Lan ! Vous aviez raison, et je ne vais pas traîner ici une heure de plus.

Le Champion jeta une chemise de soie blanche sur le lit.

— Tu aurais dû t’éclipser hier soir, mon garçon… Personne ne peut se dérober à une « invitation » de la Chaire d’Amyrlin. Même pas le seigneur général des Capes Blanches ! Pendant son voyage, Pedron Niall réfléchirait sans doute au meilleur moyen de tuer la Chaire d’Amyrlin sans se faire coincer, mais il viendrait… (Lan se retourna et tendit à Rand une des vestes à col montant.) Celle-ci devrait convenir…

Les manches du vêtement rouge étaient ornées d’un entrelacs de tiges à longues épines qui venait s’enrouler autour des poignets. Sur le col au liseré d’or, deux hérons dorés composaient le début d’une frise.

— La couleur est parfaite…, fit Lan comme si quelque chose l’amusait – ou lui apportait quelque intime satisfaction. Allons, berger, change-toi, et plus vite que ça !

Sans enthousiasme, Rand commença à retirer son épaisse et grossière chemise d’homme de peine.

— Je vais être ridicule… Une chemise de soie, moi ! Je n’en ai jamais porté de ma vie ! Et cette veste, même les jours de fête je n’aurais pas osé m’accoutrer ainsi.

Si Perrin me voit là-dedans… Que la Lumière me brûle ! cet idiot m’accuse de me prendre pour un seigneur. Après ça, il n’en démordra plus !

— On ne peut pas aller voir la Chaire d’Amyrlin en étant vêtu comme un chiffonnier, berger ! Fais voir un peu tes bottes ? Oui, ça ira… Bon, accélère, parce qu’on ne fait pas attendre impunément la Chaire d’Amyrlin. Bien entendu, tu prends ton épée !

— Mon épée ? s’écria Rand, la chemise qu’il était en train de faire glisser sur sa tête étouffant sa voix. Dans les quartiers des femmes ? Lan, si je me présente devant la Chaire d’Amyrlin avec une arme, elle va faire…

— Elle ne fera rien du tout, berger ! Si elle avait peur de toi, ce que je ne te souhaite pas, parce qu’elle est du genre à ne redouter personne, ce ne serait pas à cause de ton arme. Surtout, n’oublie pas de t’agenouiller devant elle. Enfin, de mettre un genou en terre, plutôt. Tu n’es pas un marchand pris en flagrant délit de fraude sur le poids de sa livraison.

» Tu veux essayer une ou deux fois, pour la génuflexion ?

— Inutile, j’ai vu les gardes s’agenouiller devant Morgase, et ça devrait m’inspirer.

Lan eut l’ombre d’un sourire.

— Oui, oui, fais exactement comme les gardes… Voilà qui donnera à penser à ces dames…

Rand fronça les sourcils.

— Lan, pourquoi me dites-vous ça ? Vous êtes un Champion mais, parfois, vous agissez comme si vous étiez de mon côté.

— Je suis de ton côté, berger. Un peu… Assez pour te donner un coup de main, en tout cas. (Le visage de marbre, Lan prononçait des paroles amicales qui ne semblaient pas vraiment adaptées au ton rude de sa voix.) C’est moi qui t’ai donné le peu de formation que tu as, et je refuse de te voir te prosterner en gémissant. La Roue tisse comme elle l’entend, et elle fait de nous ce qui lui chante. C’est encore plus vrai pour toi, mais tu peux au moins affronter ton destin debout comme un homme. N’oublie pas qui est la Chaire d’Amyrlin, berger, et fais montre du respect requis, mais contente-toi de mettre un genou en terre et regarde-la bien dans les yeux. À présent, cesse d’ouvrir la bouche comme si tu voulais gober les mouches, et finis d’enfiler cette chemise.

Rand serra les dents et acheva de s’habiller.

Me souvenir de qui elle est ? Par la Lumière ! que ne donnerais-je pas pour l’oublier à jamais !

Pendant que Rand mettait la veste rouge puis ceignait son épée, Lan continua à le bombarder de conseils. Que dire, à qui le dire, et que ne pas dire, qui que soit son interlocuteur. Que faire et que ne pas faire. Comment se déplacer, même…

Une liste bien trop longue pour que Rand la retienne, d’autant plus que la plupart des recommandations, du genre farfelu, semblaient plutôt faciles à oublier. Bien entendu, celle qu’il omettrait suffirait à lui attirer l’ire des Aes Sedai.

Si ce n’est pas déjà fait… Si Moiraine a tout dit à la Chaire d’Amyrlin, à combien de ses sœurs se sera-t-elle confiée ?

— Lan, pourquoi ne puis-je pas filer, comme je le prévoyais ? Le temps qu’elle s’aperçoive que je lui ai posé un lapin, je serai loin d’ici, mon cheval galopant ventre à terre…

— Avec une horde de chasseurs à tes trousses, berger ! Quand la Chaire d’Amyrlin veut quelque chose, elle l’obtient. (Lan ajusta le ceinturon d’armes du jeune homme, histoire de bien centrer la boucle.) Je fais le maximum pour toi, n’en doute pas un instant…

— Mais pourquoi toutes ces bizarreries ? Quel est le sens de cette mascarade ? Pourquoi dois-je me poser une main sur le cœur si la Chaire d’Amyrlin se lève ? Pourquoi refuser tout aliment et toute boisson, à part de l’eau ? Je n’ai pas l’intention de déjeuner avec elle, mais pourquoi faut-il renverser l’eau sur le sol avant de dire : « La terre a soif » ? Et si elle me demande mon âge, pourquoi répondre en précisant depuis quand je suis en possession de l’épée ? Je ne comprends rien à la moitié de vos recommandations.

— Il ne faut pas renverser l’eau, berger ! Trois gouttes, voilà tout ce que doit boire le sol ! Si tu mémorises mes instructions, tu auras amplement le temps de les comprendre plus tard. Dis-toi que tu respectes des coutumes, tout simplement. La Chaire d’Amyrlin fera de toi ce que son devoir lui imposera. Si tu crois pouvoir échapper à ce sort, c’est que tu te penses capable de voler jusqu’à la lune, comme Lenn. Tu ne fuiras pas, mais tu as une chance de lui tenir la dragée haute, au moins un moment, et de ne pas perdre ta dignité. Que la Lumière me brûle ! je suis sûrement en train de perdre mon temps avec toi ! Mais je n’ai rien de mieux à faire, alors… Bon, ne bouge pas, à présent.

Lan sortit de sa bourse une longueur de corde dorée à franges qu’il noua autour du bras gauche de Rand. Sur le nœud, il épingla une broche représentant un aigle aux ailes déployées.

— J’ai fait fabriquer ce bijou pour toi, et ce n’est pas le plus mauvais moment pour te l’offrir… Ça aussi, c’est susceptible de les faire réfléchir.

Même s’il n’en croyait pas ses yeux, Rand dut se rendre à l’évidence : le Champion venait de sourire. Baissant les yeux sur la broche, il reconnut l’Aigle Rouge de Manetheren. Caldazar…

— Une épine dans le pied du Ténébreux, et une écharde dans sa paume… Lan, Manetheren n’est plus depuis des lustres. C’est un nom dans des livres, et rien de plus. Il ne reste que Deux-Rivières et, au bout du compte, je suis un berger et un fermier. Voilà tout !

— Berger, l’épée qui ne pouvait être brisée finit par voler en éclats, mais elle combattit les Ténèbres jusqu’à la dernière seconde. Pour être un homme, il existe une règle qui prime toutes les autres. Quoi qu’il t’arrive, affronter la tourmente debout. Bon, tu es prêt ? La Chaire d’Amyrlin attend…

Les entrailles nouées, Rand suivit le Champion dans le couloir.

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