Se grattant distraitement sous une cape bien trop courte, ornée de broderies sur la poitrine et constellée de trous même pas reprisés, Perrin regardait d’un air méfiant les villageois qui se congratulaient. Malgré son étrange tenue et la hache glissée à sa ceinture, aucun ne lui accorda plus d’une seconde d’attention.
Hurin portait sous sa cape une veste décorée sur le devant de spirales bleues et Mat était affublé d’un pantalon bouffant dont les ourlets dépassaient du haut de ses bottes, où il avait pourtant bataillé pour les faire entrer. En matière de déguisement, c’était tout ce que les trois hommes avaient déniché dans le village abandonné.
Perrin se demanda si ce bourg-là connaîtrait le même sort. C’était probable, puisque la moitié des maisons étaient déjà vides. Devant l’auberge, au bout de la rue, plusieurs familles attendaient autour de trois grandes charrettes lestées au maximum, leur cargaison protégée par de la toile goudronnée.
Alors qu’il regardait les futurs exilés faire leurs adieux à leurs amis et parents qui avaient décidé de rester – au moins provisoirement –, Perrin comprit que tous ces gens évitaient sciemment de tourner la tête vers ses compagnons et lui, comme s’ils avaient appris à se défier des étrangers, y compris lorsqu’ils n’étaient pas seanchaniens. De fait, les étrangers pouvaient être dangereux par les temps qui couraient. Sur la pointe de Toman, tous les villageois avaient fait montre de la même indifférence calculée. Jusqu’à l’arrivée des Seanchaniens, ces gens avaient vécu en paix, chaque agglomération se mêlant de ses affaires sans fourrer son nez dans celles des autres. Mais ces temps paisibles étaient révolus…
— On devrait repartir avant qu’ils se décident à nous poser des questions, proposa Mat.
Hurin ne leva pas les yeux du grand cercle noirci qui s’étendait au milieu de la place du village telle une cicatrice sur l’étendue d’herbe déjà brunie. Visiblement, personne n’avait rien fait pour effacer du sol ce stigmate géant.
— Ça remonte à six mois, peut-être sept ou huit, et ça pue encore…, murmura le renifleur. Tous les membres du Conseil et leur famille… Pourquoi les Seanchaniens ont-ils fait une chose pareille ?
— Qui peut deviner leurs motivations ? répliqua Mat. Pour tuer des gens, ils semblent ne pas avoir besoin de raisons…
— Hurin, tu es sûr au sujet de Fain ? demanda Perrin, qui évitait de regarder la zone carbonisée. Hurin ?
Depuis leur arrivée, le renifleur semblait en état de choc. Et, contrairement à Perrin, il ne parvenait pas à détourner le regard du sinistre site.
— Pardon ? Hein ? Fain… Oui, oui… (Hurin huma l’air et plissa le nez.) C’est bien sa puanteur. À côté, la piste d’un Myrddraal sent la rose. Il est passé par là, mais je crois qu’il était seul. Sans Trollocs, à coup sûr. Et, s’il avait des Suppôts avec lui, ils n’étaient pas très nombreux…
Il y eut soudain une certaine agitation devant l’auberge. Des gens criaient en tendant le bras. Pas vers l’apprenti forgeron et ses deux compagnons, mais en direction des collines qui bordaient le village sur son flanc est.
— On va rejoindre les chevaux ? insista Mat. Si ce sont des Seanchaniens…
Perrin acquiesça et les trois éclaireurs coururent jusqu’à l’endroit où ils avaient attaché leurs montures, derrière une maison abandonnée. Alors que Mat et Hurin disparaissaient à l’angle du bâtiment, Perrin se retourna et eut la surprise de voir une longue colonne de Fils de la Lumière entrer fièrement dans le village.
— Des Capes Blanches ! cria-t-il en emboîtant le pas à ses amis.
Mat et Hurin prirent à peine le temps d’afficher leur stupéfaction, puis ils sautèrent en selle. Chevauchant le long des maisons, afin d’être invisibles depuis la rue principale, les trois éclaireurs filèrent vers l’ouest en jetant régulièrement des coups d’œil par-dessus leur épaule. Personne ne les poursuivait, apparemment… Ingtar leur avait donné la consigne d’éviter tout ce qui pouvait les ralentir. Un interrogatoire mené par des Capes Blanches entrait dans cette catégorie, même dans le cas où ils auraient improvisé des réponses satisfaisantes.
Ayant des raisons personnelles de vouloir éviter les Fils de la Lumière, Perrin regardait derrière lui encore plus souvent que les autres.
La hache dans mes mains… Au nom de la Lumière ! que ne donnerais-je pas pour changer ça !
Alors qu’une série de collines très légèrement boisées les coupait visuellement du village, Perrin commença à envisager sérieusement que personne ne les ait suivis. Tirant sur les rênes de sa monture, il fit signe à ses compagnons de s’immobiliser. Lorsqu’ils eurent obéi, non sans le dévisager dubitativement, il se concentra et tendit l’oreille. Son ouïe était bien meilleure qu’avant et il n’entendit aucun roulement lointain de sabots.
À contrecœur, il sonda mentalement la zone, en quête de loups. Presque aussitôt, il localisa une petite meute qui se reposait dans une des collines proches du village. Le sentiment de surprise fut si fort que l’apprenti forgeron crut un moment que c’était lui qui l’éprouvait. S’ils avaient entendu des rumeurs, ces loups ne croyaient pas vraiment que certains deux-pattes pouvaient communiquer avec eux. Pour se présenter, Perrin projeta l’image de Jeune Taureau – un réflexe qu’il n’avait pas pu maîtriser – et il y ajouta son odeur, comme le prescrivaient les usages en vigueur parmi les loups. Ces animaux n’étant jamais avares de rituels lors d’une première rencontre, la procédure s’éternisa. Mais, pour finir, Perrin put leur poser sa question. Même s’ils n’éprouvaient aucun intérêt pour des deux-pattes incapables de leur parler, les loups consentirent à aller voir ce qui se passait.
Quelques minutes plus tard, Perrin reçut les images qu’il avait demandées. Des hommes en cape blanche grouillaient dans le village, fouillant les maisons ou les encerclant, mais pas un ne s’était séparé des autres pour chevaucher vers l’ouest – ni dans une autre direction. Selon les loups, il n’y avait personne par là, sauf Perrin lui-même, une paire d’autres deux-pattes et trois géants aux pieds de corne.
Non sans soulagement, mais avec une certaine gratitude, Perrin rompit le contact avec les loups.
— Les Fils de la Lumière ne nous suivent pas, annonça-t-il.
— Comment le sais-tu ? demanda Mat.
— Je le sais, un point c’est tout ! Mat, si je te le dis…
Mat parut vouloir faire une remarque, mais il se ravisa, puis parla quand même, mais pour dire quelque chose d’autre :
— Eh bien, si ces gens ne nous traquent pas, nous devrions aller rejoindre Ingtar et suivre avec lui la piste de Fain. La dague ne viendra pas à nous si nous restons ici.
— Nous ne pourrons pas revenir aux abords de ce village, dit Hurin, et ça ne nous facilitera pas la tâche, pour la piste de Fain. Mais, si nous les conduisons droit sur des Fils de la Lumière, le seigneur Ingtar et Verin Sedai ne seront pas contents du tout.
Perrin approuva du chef.
— Il va falloir suivre la piste un moment, pour avoir un autre point de départ… Mais il faudra rester vigilants. Nous ne sommes plus très loin de Falme, et tomber sur des Seanchaniens ne serait guère plus agréable…
Alors que les trois cavaliers reprenaient leur chemin, Perrin se demanda ce que les Capes Blanches fichaient dans le coin.
Toujours en selle, Geofram Bornhald regardait ses hommes investir méthodiquement le village. L’homme aux très larges épaules qui avait fichu le camp au moment de leur arrivée lui disait vaguement quelque chose, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
Mais si, voyons ! Le garçon qui affirmait être un forgeron. Comment s’appelait-il, déjà ?
Byar immobilisa sa monture devant son chef et le salua, une main sur le cœur.
— Le site est sécurisé, seigneur capitaine !
Des villageois vêtus de vestes ou de manteaux en peau de mouton se laissaient à contrecœur escorter vers les trois charrettes rangées devant l’auberge. Des enfants en larmes s’accrochaient aux jupes de leur mère, mais personne ne faisait montre d’hostilité. Habitués aux coups durs, surtout ces derniers temps, les adultes attendaient avec résignation et fatalisme la suite des événements. Une attitude dont Bornhald leur fut reconnaissant, car il n’avait aucune envie de « faire des exemples » et encore moins de perdre ne serait-ce qu’une heure de son précieux temps.
Il mit pied à terre et confia les rênes de sa monture à un Fils de la Lumière.
— Byar, organise le repas de nos hommes… Il faut enfermer les prisonniers dans l’auberge avec tous les vivres et toute l’eau qu’ils pourront porter. Ensuite, vous clouerez les portes et les volets. Il faut que ces gens soient convaincus que nous laissons des gardes ici…
Byar salua de nouveau et se détourna pour répercuter les ordres.
La colonne de villageois se remit en marche pendant que des Fils de la Lumière partaient en quête de gros clous et de marteaux.
En voyant défiler les prisonniers, Bornhald estima qu’il faudrait deux ou trois jours avant que l’un d’eux ait le courage de défoncer une porte pour vérifier s’il y avait vraiment des gardes. Ce délai serait largement suffisant pour ce que le capitaine entendait faire. Mais il ne fallait surtout pas que les Seanchaniens soient avertis de sa présence aujourd’hui.
En prenant la précaution de laisser quelques hommes en arrière – histoire de convaincre les Confesseurs que ses forces étaient toujours éparpillées dans la plaine d’Almoth –, Bornhald avait réussi à conduire plus de mille Fils de la Lumière jusqu’à la pointe de Toman puis à l’intérieur – et sans alerter personne, à sa connaissance.
Les trois premières escarmouches contre les Seanchaniens n’avaient pas duré bien longtemps. Accoutumés à affronter des adversaires découragés, les envahisseurs n’avaient su que faire face à des Fils de la Lumière déterminés à leur donner une cuisante leçon. Cela dit, les Seanchaniens n’étaient pas des mauviettes, et Bornhald n’était pas près d’oublier le quatrième accrochage, qui lui avait coûté plus de cinquante hommes. Mais laquelle des deux femmes dont il avait examiné les cadavres criblés de flèches était l’Aes Sedai ? Malheureusement, il ignorait toujours quelle était la réponse.
Le capitaine prit le gobelet que lui tendait un de ses hommes et but une eau qui lui râpa la gorge tant elle était froide.
— Byar ! appela-t-il.
L’officier à la maigreur presque maladive sauta de selle.
— Oui, seigneur capitaine !
— Quand j’attaquerai à la tête de nos hommes, Byar, tu ne participeras pas à l’assaut. Je veux que tu observes de loin, puis que tu ailles faire ton rapport à mon fils.
— Mais, seigneur capitaine, je…
— Ce sont mes ordres, Fils de la Lumière Byar ! Tu comptes me désobéir ?
L’officier se figea, le dos bien droit.
— Bien sûr que non, seigneur capitaine !
Bornhald étudia un moment son subordonné. Byar obéirait, c’était acquis, mais il valait quand même mieux ne pas le laisser imaginer qu’il avait pour seule mission de raconter à Dain les derniers instants de son père. En réalité, le seigneur capitaine avait glané sur la pointe de Toman des informations qui seraient vitales pour Amador. Et, depuis le quatrième accrochage, il savait qu’il ne reviendrait pas vivant de cette expédition… Car, si les Seanchaniens le rataient, si peu vraisemblable que ça paraisse, les Confesseurs, eux, ne le manqueraient pas…
C’étaient deux Aes Sedai, ou une seule ? Trente excellents soldats seanchaniens et deux femmes m’ont coûté presque le double de pertes…
— Quand tu auras trouvé mon fils, qui devrait être du côté de Tar Valon avec le seigneur capitaine Eamon Valda, pars pour Amador et va te présenter devant le seigneur général. Pedron Niall en personne, tu m’entends ? Tu lui diras ce que nous avons découvert sur les Seanchaniens. Ne t’inquiète pas, je te ferai une lettre, afin qu’il te croie. Insiste sur un point : les sorcières de Tar Valon ne se contentent plus de tirer les ficelles dans l’ombre ! Si elles se sont ouvertement rangées du côté des Seanchaniens, il faut s’attendre à les affronter sur tous les champs de bataille.
Bornhald hésita. Ce dernier point était le plus important de tous. Les sages qui siégeaient sous le Dôme de la Vérité devaient savoir que les Aes Sedai, malgré tous leurs serments mielleux, participeraient à la bataille. Cette seule idée – un monde où les Aes Sedai mettraient le Pouvoir au service de la guerre – donnait la nausée au seigneur capitaine. Du coup, la perspective de quitter la scène ne lui paraissait plus si déprimante que ça.
Il restait un message qu’il tenait à faire parvenir à Amador avant de tirer sa révérence.
— Byar, dis à Pedron Niall comment les Confesseurs nous ont traités.
— À vos ordres, seigneur capitaine !
Voyant l’expression de l’officier, Bornhald ne put s’empêcher de soupirer. Byar ne comprenait pas… Pour lui, les ordres étaient les ordres, qu’ils viennent de son capitaine ou des Confesseurs. Et son credo était de les exécuter aveuglément.
— Je te donnerai également une lettre pour Pedron Niall…
Mais quel bien cela ferait-il, au bout du compte ?
Une idée sans aucun rapport avec la précédente traversa l’esprit du seigneur capitaine. Troublé, il regarda l’auberge dont ses hommes finissaient de condamner les portes et les fenêtres.
— Perrin… C’était ça, son nom ! Perrin de Deux-Rivières.
— Le Suppôt des Ténèbres, seigneur capitaine ?
— Le Suppôt présumé, Byar… Présumé…
Bornhald en doutait encore. Pourtant, que pouvait être d’autre un homme qui avait des loups-guerriers à son service ? De plus, Perrin avait tué deux Fils de la Lumière…
— Je crois l’avoir vu quand nous sommes entrés dans le village… Mais c’était peut-être le forgeron local… En tout cas, je ne l’ai pas vu parmi les prisonniers.
— Le forgeron est parti il y a un mois, seigneur capitaine. Certains villageois s’en sont plaints, car être obligés de réparer eux-mêmes leur charrette les a empêchés de filer avant notre venue. Ce serait donc ce Perrin que vous avez vu ?
— Lui ou un autre, il a filé, et il peut aller parler de nous aux Seanchaniens.
— Un Suppôt ne manquerait pas de le faire, seigneur capitaine…
Bornhald finit de boire son eau et jeta au loin le gobelet.
— Les hommes vont devoir renoncer à leur repas, Byar. Que ce soit Perrin ou quelqu’un d’autre qui les prévienne, je ne laisserai pas nos ennemis nous tomber dessus pendant que nous faisons la sieste. Fils de la Lumière Byar, fais sonner le départ !
Très haut dans le ciel, juste au-dessus des deux hommes, une silhouette noire décrivait des cercles serrés. Mais ni l’un ni l’autre ne la remarquèrent.
Dans la clairière où ils avaient dressé leur camp, au sommet d’une colline, Rand révisait ses figures d’escrime. Une astuce pour ne surtout pas penser. Un peu plus tôt, il avait patrouillé avec Hurin, en quête de la piste de Fain. En binôme ou en trio, pour ne pas attirer l’attention, tous les membres de l’expédition avaient contribué aux recherches. À présent, Rand attendait le retour de Mat et Perrin, partis avec le renifleur. Hélas, ils avaient des heures de retard.
Comme d’habitude, Loial lisait. Ses oreilles frémissaient-elles à cause de l’ouvrage qu’il dévorait ou parce qu’il s’inquiétait pour ses amis ? Bien malin qui aurait pu le dire…
Très tendus, Uno et les autres soldats s’occupaient d’huiler leur lame ou montaient la garde à la lisière des arbres comme s’ils s’attendaient à voir débouler des Seanchaniens.
En revanche, Verin semblait parfaitement décontractée. Assise sur une souche, près du petit feu de camp, elle traçait des signes dans la poussière avec un long bâton. Marmonnant toute seule, elle secouait de temps en temps la tête, effaçait d’un pied ce qu’elle venait de dessiner et recommençait tout de zéro.
Sellé et prêt au départ, chaque destrier était attaché à une lance plantée dans le sol.
— Le Héron qui Traverse les Joncs…, souffla Ingtar.
Assis le dos contre un tronc d’arbre, il aiguisait son épée tout en regardant les évolutions de Rand.
— Tu ne devrais pas insister sur cette figure… Elle laisse beaucoup trop d’ouvertures à l’adversaire.
Un instant, Rand resta en équilibre sur la demi-pointe d’un pied, l’épée tenue à deux mains, en position armée au-dessus de sa tête, puis il transféra souplement son poids sur l’autre pied.
— Lan dit que c’est excellent pour améliorer l’équilibre…
Conserver son équilibre en pleine action était toujours très délicat. Dans son cocon, Rand se sentait capable de rester droit sur un rocher en train de rouler, mais il se refusait à invoquer le vide – sans doute parce qu’il en avait trop envie pour que ce ne soit pas suspect…
— Une passe d’armes qu’on travaille trop souvent risque d’être utilisée sans réflexion, ce qui n’est jamais bon. Si tu es assez rapide, tu toucheras ton homme avec ce coup-là, mais pas sans qu’il t’ait d’abord enfoncé sa lame entre les côtes. C’est ce que tu l’invites à faire, comprends-tu ? Je doute de pouvoir résister à l’envie d’embrocher un type qui se découvre ainsi, même si je sais que ça lui permettra de me frapper à son tour…
— C’est pour travailler l’équilibre, rien de plus…
Rand chancela sur un pied et dut poser l’autre sur le sol pour ne pas s’étaler. Rengainant son épée, il ramassa la cape grise qui lui tenait lieu de déguisement. Mangé aux mites et élimé, le vêtement plissé était néanmoins assez épais, une bonne chose avec le vent mordant qui soufflait de l’ouest.
— J’aimerais qu’ils reviennent…
— Des fichus cavaliers approchent ! cria soudain Uno – très opportunément.
Tous les hommes qui la portaient encore au fourreau dégainèrent leur épée. Certains sautèrent en selle, retirant leur lance du sol.
Mais la tension se dissipa quand Hurin entra dans la clairière, Mat et Perrin derrière lui.
— Seigneur Ingtar, nous avons trouvé la piste.
— Et nous l’avons suivie quasiment jusqu’à Falme, dit Mat en mettant pied à terre.
La petite zone rose, sur ses joues, ne suffisait plus à entretenir l’illusion qu’il était en forme.
Avides d’en apprendre plus, les soldats se massèrent autour des trois éclaireurs.
— Fain voyageait seul et Falme était sa seule destination possible. En toute logique, il doit avoir la dague avec lui.
— Nous sommes aussi tombés sur des Capes Blanches, annonça Perrin en sautant de selle. Des centaines…
— Des Capes Blanches ? répéta Ingtar. Ici ? Eh bien, si les Fils de la Lumière nous laissent en paix, nous leur rendrons la politesse. Et, s’ils détournent l’attention des Seanchaniens, nous aurons peut-être moins de mal à récupérer le Cor. (L’officier regarda Verin, toujours assise près du feu.) Tu vas me dire que j’aurais dû te faire confiance, Aes Sedai. Parce que notre homme est bel et bien allé à Falme.
— La Roue tisse comme elle l’entend… Quand des ta’veren sont concernés, ce qui arrive est toujours ce qui devait arriver. La Trame avait peut-être besoin de notre retard pour que sa volonté soit faite. Elle met tout en place avec une grande précision, et quand nous tentons de bouleverser l’ordre des choses – surtout dans les affaires de ta’veren – elle s’arrange toujours pour nous faire reprendre le… fil… du destin tel qu’elle l’a tissé.
Dans un silence pesant qu’elle ne sembla pas remarquer, l’Aes Sedai continua quelques instants à dessiner dans la poussière avec son bâton.
— Mais, à présent, je crois que nous devons réfléchir à un plan, dit-elle quand elle eut terminé. La Trame nous a conduits jusqu’à Falme, où le Cor de Valère doit se trouver…
Ingtar vint s’agenouiller près de l’Aes Sedai.
— Quand beaucoup de personnes disent la même chose, j’ai tendance à les croire… Selon les gens d’ici, les Seanchaniens se fichent de savoir qui entre ou qui sort de Falme. Avec Hurin et quelques soldats, je vais m’introduire en ville. Lorsque nous aurons remonté la piste jusqu’au Cor… eh bien, nous improviserons.
Avec le pied, Verin effaça la roue qu’elle venait de dessiner sur le sol. À sa place, elle traça de courtes lignes qui se rejoignaient à un bout, formant une pointe de flèche.
— Ingtar et Hurin… Plus Mat, puisqu’il peut sentir la dague, s’il en est assez près. Tu veux y aller, n’est-ce pas, Mat ?
— Je peux faire autrement ? Ça ne m’enthousiasme pas, mais j’ai besoin de cette arme.
Une troisième ligne vint représenter l’esquisse d’une étoile. Puis Verin coula un regard en biais à Rand.
— J’en suis, dit celui-ci. C’est pour ça que je suis là.
Une lueur brilla dans l’œil de l’Aes Sedai. Afin de ne pas créer de quiproquos, Rand crut bon de préciser :
— Pour aider Mat à récupérer la dague et Ingtar à retrouver le Cor…
Sans parler de Fain, mais ça ne regarde que moi. Je dois le débusquer, s’il n’est pas déjà trop tard…
Verin ajouta une quatrième ligne, complétant une demi-étoile.
— Et qui d’autre ? demanda-t-elle.
— Moi ? dit Perrin, devançant Loial d’un souffle.
— Mais j’aimerais venir aussi, insista l’Ogier.
— Perrin a parlé le premier, lâcha Verin comme si le débat était clos.
Elle ajouta une cinquième ligne et traça un cercle autour du dessin.
Rand sentit les poils de sa nuque se hérisser. Quelques minutes plus tôt, l’Aes Sedai avait dessiné puis effacé la même roue…
— Cinq chevauchent en avant…, murmura Verin.
— Je serais très curieux de découvrir Falme, dit Loial. Et je n’ai jamais vu l’océan d’Aryth. De plus, si le Cor est toujours dedans, je pourrai porter le coffre.
— Je devrais être aussi du voyage, seigneur Ingtar, dit Uno. Le seigneur Rand et vous aurez besoin d’un escrimeur de plus, si ces fichus Seanchaniens tentent de vous barrer le chemin.
Tous les soldats acquiescèrent, comme s’ils étaient prêts à se porter volontaires.
— Ne soyez pas idiots ! lança Verin, son regard glacé les réduisant au silence. Vous ne pouvez pas y aller tous. Même si les Seanchaniens ne surveillent pas de très près les allées et venues, ils remarqueront une vingtaine de soldats. Et, même sans armure, vous ne passerez pas pour des civils…
» Un ou deux hommes de plus ne feront aucune différence. Cinq est un nombre parfait, et il me paraît logique que les trois ta’veren fassent partie de l’expédition. Loial, tu vas devoir rester en arrière. Il n’y a pas d’Ogiers sur la pointe de Toman. Tu attirerais beaucoup trop l’attention sur le groupe.
— Et vous ? demanda Rand.
— Oublies-tu les damane ? En quoi pourrais-je vous être utile, si je ne canalise pas le Pouvoir ? Et, si je le canalise, tu aimerais voir toutes ces harpies fondre sur vous ? Même à distance, l’une d’elles pourrait sentir qu’une femme – ou un homme, d’ailleurs – puise dans la Source Authentique. Le seul moyen d’éviter ça, c’est d’invoquer une très petite quantité de Pouvoir…
En lui glissant ce conseil, Verin prit soin de ne pas regarder Rand. Bien entendu, le jeune homme ne fut pas dupe. Mat et Perrin saisirent également la balle au vol…
— Un homme ? lança Ingtar. Verin Sedai, pourquoi compliquer inutilement la donne ? Nous avons assez de problèmes pour ne pas en inventer. Mais si vous veniez… Eh bien, ce serait…
— Non, ce sera cinq cavaliers ! (Verin passa le pied sur la nouvelle roue, l’effaçant à moitié.) Cinq chevauchent en avant !
Ingtar parut vouloir insister, mais le regard dur de l’Aes Sedai l’en dissuada.
— À quelle distance sommes-nous de Falme ? demanda-t-il à Hurin.
— Si nous partons sur-le-champ, nous y serons demain à l’aube, à condition de chevaucher toute la nuit.
— C’est ce que nous allons faire ! Je refuse de perdre plus de temps. Allez seller vos chevaux, ceux qui partent. Uno, suis-nous avec les hommes, mais à distance, et en t’assurant que…
Pendant que l’officier égrenait ses ordres, Rand étudia la roue partiellement effacée. Elle n’avait plus que quatre rayons, à présent. Un détail qui glaça les sangs du jeune homme, sans qu’il comprenne vraiment pourquoi. S’avisant que Verin le regardait, les yeux vifs et brillants comme ceux d’un oiseau, Rand s’arracha à sa contemplation et commença à rassembler ses affaires.
Ne te laisse pas entraîner par ton imagination… Si elle ne vient pas, elle ne pourra rien vous faire…