33 Un message des Ténèbres

— Vous l’avez trouvé ? demanda Rand à Hurin tandis qu’il le suivait dans un étroit escalier de service qui menait aux cuisines. Ou Mat est-il réellement blessé ?

— Ton ami va très bien, seigneur Rand. Enfin, il n’a pas l’air mal et il râle comme un type en pleine santé. Je ne voulais pas t’inquiéter, mais il me fallait bien un prétexte pour t’inciter à descendre avec moi aux cuisines. J’ai trouvé la piste facilement… Les types qui ont mis le feu à l’auberge sont entrés par un jardin intérieur, à l’arrière du manoir. Des Trollocs les y ont retrouvés. Hier, je crois, ou peut-être même la nuit d’avant. Seigneur Rand, ils ne sont pas ressortis. Donc, ils doivent être quelque part dans le manoir.

Au pied de l’escalier, Rand entendit les éclats de rire des serviteurs qui se détendaient un peu en attendant que leur maître ait besoin d’eux. Les notes d’une cithare et un martèlement de semelles typique indiquèrent au jeune homme que certains dansaient pour passer le temps.

Ici, point de tapisseries ni de peintures. Les murs bruts grisâtres reflétant fort mal la lumière agonisante de mauvaises torches, on se serait cru dans la salle commune d’une taverne malfamée.

— Hurin, dit Rand, je suis content que tu me tutoies de nouveau, et que tu utilises mon prénom… Toutes ces courbettes… J’ai fini par penser que tu étais plus cairhienien qu’un Cairhienien !

Le renifleur rosit un peu.

— C’est-à-dire que… (L’air révulsé, Hurin jeta un coup d’œil dans le couloir d’où montait le joyeux vacarme.) Ils prétendent être convenables, pourtant… Seigneur Rand, ils jurent tous qu’ils sont loyaux à leur maître, ou à leur maîtresse, mais ils seraient prêts à les trahir contre un plat de lentilles. Et, quand ils ont un coup de trop dans le nez, si vous saviez ce qu’ils racontent sur les seigneurs et les dames ! Vous en auriez les cheveux qui se dressent sur la tête, je vous en fiche mon billet ! Je sais que le Cairhien est un pays spécial, mais quand même…

— Nous n’y resterons plus très longtemps, mon ami, dit Rand, espérant qu’il ne s’avançait pas trop. Où est le jardin dont tu me parlais ?

Hurin s’engagea dans un couloir qui devait conduire à la partie arrière du manoir.

— Ingtar et les autres sont déjà en bas ?

Le renifleur secoua la tête.

— Le seigneur Ingtar s’est laissé prendre d’assaut par une demi-douzaine de donzelles qui prétendent être des dames. Je n’ai pas pu m’approcher assez pour lui parler. Verin Sedai conversait avec Barthanes. Elle m’a jeté un tel regard que je ne me suis pas aventuré à l’interrompre.

Ils tournèrent de nouveau à droite et entrèrent dans un couloir où Mat et Loial les attendaient. Plié en deux à cause du plafond très bas (pour lui), l’Ogier accueillit ses amis avec un grand sourire.

— Vous voilà enfin ! Rand, je n’ai jamais été si heureux de quitter une compagnie, même pour me retrouver dans un trou à rats. Ces gens ont passé leur temps à me demander si les Ogiers allaient revenir et si Galldrian avait enfin accepté de régler ce qu’il leur doit. Si j’ai bien compris, les maçons de mon peuple sont partis parce que le roi ne leur versait plus que des promesses en guise de salaire. Je me suis tué à dire que je n’en savais rien. Mais on m’a pris pour un menteur, ou pour quelqu’un qui en sait plus long qu’il veut bien en dire…

— Nous partirons bientôt, assura Rand. Mat, comment vas-tu ?

Le jeune homme avait les joues plus creuses que jamais, et il était rouge comme une pivoine.

— Je me sens bien, marmonna Mat, mais quitter les autres serviteurs ne me brisera pas le cœur. Ils ont pensé que tu m’affamais, figure-toi ! Ou que j’étais malade et contagieux, donc dangereux à approcher…

— As-tu senti la dague ?

— Non… Mais j’ai eu en permanence l’impression qu’on m’espionnait. Quand Hurin est venu me dire qu’il avait retrouvé la piste, j’ai failli faire une attaque, tellement j’étais sur les dents. Rand, je n’ai pas localisé la dague. Pourtant, j’ai fouillé ce manoir de la cave au grenier.

— Ça ne veut pas dire que c’est fichu, Mat… Souviens-toi, je l’ai rangée dans le coffre, avec le Cor. C’est peut-être ça qui t’empêche de la sentir… Je suis presque sûr que Fain ne sait pas ouvrir le coffre. Sinon, pourquoi se serait-il encombré d’un tel poids en quittant Fal Dara ? Comparé à l’artefact, l’or n’a presque aucune valeur, donc la cupidité n’est pas en cause. Crois-moi : quand nous trouverons le Cor, la dague sera avec !

— Tant qu’on ne me force plus à jouer les valets…, marmonna Mat. Et tant que tu ne deviens pas cinglé…

Il n’alla pas plus loin mais eut une grimace significative.

— Rand n’est pas fou, Mat, dit Loial. S’il ne s’était pas fait passer pour un seigneur, les Cairhieniens ne l’auraient pas laissé entrer ici. Ce sont eux, les fous…

— Je ne suis pas fou ! trancha Rand, impératif. Pas encore, en tout cas… Hurin, montre-moi ton jardin.

— Par ici, seigneur Rand…

Ils sortirent à l’air libre par une porte si basse que Rand dut se baisser pour la franchir. Loial, lui, dut se plier en deux et rentrer la tête dans les épaules. Grâce à la lumière qui filtrait des fenêtres des étages supérieurs, Rand distingua le mur d’enceinte qui délimitait le joli jardin intérieur apparemment semé de parterres de fleurs. Sur les deux flancs de cette enclave, on apercevait la forme massive des écuries et des autres dépendances. Des notes de musique venaient parfois mourir dans l’air agréablement frais de la nuit. Elles arrivaient des salles de fête où les maîtres se divertissaient et des sous-sols, où leurs serviteurs les imitaient à leur façon.

Hurin guida ses compagnons sur les sentiers jusqu’à ce que la lumière du bâtiment principal ne suffise plus à éclairer le chemin. À la chiche lueur de la lune, des parterres qui auraient réjoui l’œil de n’importe qui en plein jour devenaient de sombres silhouettes qu’on était prompt à trouver menaçantes. Prenant la précaution de ne pas fixer quoi que ce soit trop longtemps, pour ne pas être victime de son imagination, Rand posa les doigts sur la poignée de son épée. Une centaine de véritables Trollocs pouvant se tapir dans ce jardin, ce n’était pas le moment de relâcher sa vigilance. Bien sûr, Hurin les aurait sentis, au moins en principe. Mais si Barthanes était un Suppôt des Ténèbres, il devait avoir bon nombre de complices parmi ses gardes et ses serviteurs, et le renifleur n’avait aucun moyen de repérer les séides humains du Ténébreux. En matière de résultat, être attaqué par cent Suppôts ne valait guère mieux que de subir les assauts de Trollocs.

— Par là, seigneur Rand, murmura Hurin, un bras tendu.

Devant les quatre intrus, un mur de pierre pas plus haut que la tête de Loial délimitait un carré d’environ cinquante pas de côté. Dans l’obscurité, Rand n’était sûr de rien, mais il semblait bien que le jardin continuait au-delà de cette enclave. Pourquoi Barthanes avait-il érigé une telle structure au milieu de son jardin ? C’était d’autant plus bizarre qu’il n’y avait pas de toit.

Il ne s’agit donc pas d’un abri… Dans ce cas, pourquoi les voleurs y seraient-ils restés ?

Loial se pencha pour chuchoter à l’oreille de Rand :

— Je t’ai dit que c’était un bosquet ogier… Le Portail est intégré à cette structure, je le sens.

Mat soupira d’accablement.

— Nous ne pouvons pas abandonner, mon vieux, l’encouragea Rand.

— Qui parle d’abandonner ? Je suis simplement assez malin pour ne pas vouloir emprunter de nouveau les Chemins.

— Pourtant, nous y serons peut-être obligés… Va chercher Ingtar et Verin. Débrouille-toi pour leur parler en privé, et dis-leur que Fain a probablement filé par un Portail – avec le Cor, bien entendu. Assure-toi que personne d’autre n’entende. Et n’oublie pas de boitiller, puisque tu es censé t’être cassé la figure.

Il paraissait aberrant que Fain se soit aventuré sur les Chemins, mais c’était la seule réponse logique.

Les voleurs n’auraient pas passé un jour et une nuit entre quatre murs, sans même avoir un toit sur la tête.

Mat fit une révérence à la fois moqueuse et désabusée.

— À vos ordres, seigneur ! Les désirs de Votre Grâce sont les miens… Aurai-je l’honneur de porter votre bannière, Majesté ?

Mat s’en retourna en marmonnant :

— Et en plus, il faut que je boite. La prochaine fois, ce sera le cou brisé, ou…

— Il s’inquiète au sujet de la dague, Rand…, dit Loial.

— Je sais…

Mais combien de temps avant qu’il dise à quelqu’un ce que je suis ? Sans même penser à mal…

Une trahison volontaire ne semblait pas à l’ordre du jour, l’amitié qui liait les deux jeunes gens restant encore trop forte. Mais, quand on était si mal luné, dire un mot de trop se révélait facile…

— Loial, fais-moi la courte échelle, histoire que je jette un coup d’œil derrière ce mur.

— Rand, si les Suppôts sont toujours là…

— Aucun risque ! Allez, soulève-moi !

Les trois amis se plaquèrent contre le mur et l’Ogier croisa les mains pour que Rand ait un marchepied. Sans effort, il souleva le jeune homme juste ce qu’il fallait pour que ses yeux dépassent le sommet du mur.

À la pâle lumière de la lune, c’était difficile à dire, mais il semblait n’y avoir ni parterres de fleurs ni buissons dans l’enclave carrée. Rand aperçut seulement un banc de marbre blanc, disposé afin qu’on puisse contempler, une fois assis dessus, la forme massive qui trônait au milieu du carré – apparemment une pierre dressée, mais là non plus, il n’y avait pas moyen d’en être sûr.

À la force des poignets, Rand se hissa sur le mur. Loial tenta de l’en empêcher en lui saisissant la cheville, mais il se dégagea, roula sur lui-même en haut du mur et se laissa souplement tomber sur le sol. Sentant sous ses pieds une herbe très rase, Rand pensa que Barthanes devait laisser entrer des moutons dans l’étrange enclos. Alors qu’il approchait de la pierre dressée – le Portail, bien entendu –, Rand sursauta en entendant un bruit sourd derrière lui.

C’était Hurin, déjà en train de se relever après une réception un peu moins précise que celle de son « seigneur ».

— Tu aurais dû être plus prudent, seigneur Rand… Qui sait ce qui aurait pu se cacher là-dedans ?

Le renifleur sonda les ténèbres, sa main volant vers l’épée et la dague qu’il ne portait pas à la ceinture, car les serviteurs, au Cairhien, n’avaient pas droit aux armes.

— Quand on saute dans un trou sans regarder, il y a toujours un serpent dedans !

— Si nos ennemis étaient là, tu les sentirais…

— Peut-être… Mais je capterais seulement ce qu’ils auraient fait, pas ce qu’ils auraient l’intention de faire.

Entendant un nouveau bruit, Rand se retourna et constata que Loial était en train de les rejoindre. Mais, pour lui, l’exercice ne présentait aucune difficulté.

— Impulsifs…, marmonna-t-il. Les humains sont impulsifs et ils ignorent la prudence. Voilà que je me comporte comme vous, à présent. L’Ancien Haman me passerait un savon, et ma mère…

Dans le noir, Rand ne voyait pas les oreilles de l’Ogier, mais il aurait parié qu’elles frétillaient d’indignation.

— Rand, si tu n’apprends pas un peu la prudence, tu finiras par m’attirer de gros ennuis.

Le jeune homme approcha du Portail et en fit le tour. Même de près, il eut le sentiment d’être devant un bloc de pierre carré un peu plus grand que lui et d’une grande banalité. Mais, si la face arrière et les côtés étaient lisses – Rand l’avait constaté en passant rapidement le bout des doigts dessus –, la face avant avait été sculptée par un artiste. Les sarments de vigne, magnifiquement exécutés, semblaient presque réels sous cette lumière blafarde. Testant l’herbe sous ses pieds, Rand constata qu’elle était écrasée sur les deux côtés, en arc de cercle, comme sous l’effet de l’ouverture d’un double battant.

— C’est un Portail ? demanda Hurin, hésitant. J’en ai entendu parler, bien sûr, mais… (Il huma l’air.) La piste s’arrête ici, seigneur Rand. Comment allons-nous suivre les voleurs ? D’après ce qu’on dit, celui qui franchit un Portail en revient complètement fou – s’il a la chance d’en revenir.

— On peut le faire, ami, on peut le faire… J’ai réussi, Loial aussi, sans parler de Mat et de Perrin.

En parlant, Rand étudiait attentivement les feuilles sculptées, sur la pierre. Il y en avait une différente des autres, il le savait. Une feuille du fabuleux Avendesora, l’Arbre de Vie. Dès qu’il l’eut repérée, Rand posa la main dessus.

— Je parie que tu sauras suivre la piste sur les Chemins, Hurin. Partout où ils peuvent aller, nous sommes en mesure de les traquer.

Se prouver qu’il était capable d’ouvrir un Portail et de le franchir ne ferait pas de mal à Rand, bien au contraire…

— Je vais t’en faire la démonstration…

La feuille très semblable à celle d’un trèfle semblait sculptée dans la pierre, comme toutes les autres. Rand parvint pourtant à la faire tomber dans sa main.

Hurin en grogna de surprise et Loial lui-même poussa un petit cri.

En une fraction de seconde, l’illusion devint réalité. Métamorphosées, les feuilles de pierre ondulèrent au gré d’une brise surnaturelle et les fleurs, malgré l’obscurité, se transformèrent en un feu d’artifice de couleurs. Au centre de la pierre, une ligne verticale apparut, puis les deux battants pivotèrent lentement en direction de Rand, qui recula pour leur laisser la place de s’ouvrir. Quand ce fut terminé, le jeune homme ne se retrouva pas en train de contempler le mur d’enceinte opposé, comme on aurait pu le croire. Mais il ne découvrit pas non plus le reflet argenté flou dont il se souvenait. La surface révélée par la porte était noire comme la nuit – et même davantage encore, puisque le ciel paraissait presque clair, en comparaison.

Entre les battants encore en mouvement, la masse noire semblait vouloir suinter du néant.

Lâchant la feuille de l’Arbre de Vie dans sa hâte, Rand recula d’un bond.

Massin Shin ! cria Loial. Le Vent Noir !

Le gémissement du vent emplit les oreilles des trois amis. Telle une onde, l’herbe se rida, inclinée vers l’arrière comme si elle voulait se réfugier au pied du mur d’enceinte. Un tourbillon de poussière s’éleva, et des milliers de voix semblèrent hurler en même temps au cœur de ce qui devenait un cyclone.

Dans ce vacarme, Rand s’efforça de ne pas distinguer de mots. Hélas, il échoua.

Le sang si doux, si doux à boire, le sang, le sang qui goutte si rouge, si rouges les gouttes… Jolis yeux, gentils yeux, je n’en ai pas, t’arracher les yeux de la tête… Scier les os, te briser les os à l’intérieur du corps, aspirer ta moelle alors que tu hurles, cries, brailles et t’égosilles… Chanter tes cris, crier ton chant, hurler ton nom…

Rand al’Thor… al’Thor… al’Thor…

Une ignoble litanie de fureur et de mort.

Rand invoqua le vide et s’ouvrit à lui sans se soucier de la lueur maladive du saidin qui apparut aussitôt devant ses yeux – presque hors de vue, mais pas tout à fait, pour mieux le torturer. Parmi tous les dangers qui guettaient un voyageur, sur les Chemins, aucun n’égalait le Vent Noir, ce tourbillon qui volait l’âme de ses victimes et rendait fous les malheureux qu’il épargnait. Mais Massin Shin appartenait aux Chemins, et il ne pouvait pas en sortir. En principe, en tout cas. Ce soir-là, il se déversait dans le monde et criait le nom de Rand.

Le Portail n’était pas encore entièrement ouvert. Il suffisait de remettre en place la feuille de l’Arbre de Vie. Du coin de l’œil, Rand vit que Loial, agenouillé, cherchait frénétiquement dans l’obscurité.

Le saidin coula soudain à flots dans les veines du jeune homme. Comme si ses os vibraient, il sentit le flux à la fois glacial et brûlant du Pouvoir de l’Unique. Avec l’impression d’être vraiment vivant – cette sensation qu’il éprouvait exclusivement à ces moments-là –, Rand eut soudain conscience du contact visqueux de la souillure.

Non ! cria-t-il silencieusement, comme s’il s’adressait un message à lui-même de l’extérieur du cocon. Le vent vient pour nous, et il nous tuera tous !

Rand se campa face à l’excroissance noire qui saillait désormais de deux bons pieds du Portail et projeta… Quoi, il n’aurait su le dire, et pas davantage expliquer comment il s’y était pris. Mais, quoi qu’il en soit, une gerbe de lumière salvatrice explosa au cœur même de l’abomination noire.

Le Vent Noir cria de douleur – l’équivalent de dix mille hurlements inarticulés et bestiaux. Pouce après pouce, et comme à contrecœur, la masse noire se rétracta, retournant à l’intérieur du Portail d’où elle n’aurait jamais dû sortir.

Le Pouvoir déferlait en Rand comme un torrent. Sentant comme jamais le lien qui existait entre le saidin et lui, il avait également conscience de la filiation qui l’unissait au feu dont les flammes glacées et brûlantes dévastaient le Vent Noir, le consumant de l’intérieur. Dans le corps du jeune homme, la chaleur devint une fournaise qui aurait pu faire fondre de la pierre et faire s’évaporer de l’acier. Alors que l’air s’embrasait, le froid qui emplissait simultanément les poumons de Rand aurait pu faire geler n’importe quel métal, le forçant à se briser de l’intérieur.

Il sentit le torrent l’emporter, la vie s’éroder comme la berge friable d’une rivière, et comprit qu’il n’était plus qu’un morceau de bois flotté entraîné vers le néant.

Je ne peux pas m’arrêter ! Si je le laisse sortir, ce vent… Le tuer, oui, je dois le tuer ! Impossible de m’arrêter avant.

Désespéré, Rand s’accrocha comme à une planche de salut aux fragments de lui-même qui subsistaient. Le Pouvoir de l’Unique rugissait en lui, et il le chevauchait comme si c’était un rondin dévalant des rapides.

Le vide commença à se dissoudre, une sorte de fumée gelée s’en élevant en volutes tourbillonnantes.

Les battants du Portail cessèrent de pivoter. Puis leur mouvement s’inversa.

Avec ce qui lui restait de conscience au milieu du vide en déliquescence, Rand se dit qu’il voyait simplement ce qu’il désirait voir.

Pourtant, les battants se refermaient et repoussaient le Vent Noir comme ils l’auraient fait avec une substance solide.

À l’intérieur, le tonnerre de voix roulait toujours.

De très loin, avec une surprise curieusement détachée, Rand vit que Loial, toujours à genoux, reculait pour ne pas être écrasé par les battants.

Soudain, la masse noire disparut et les sarments sculptés redevinrent ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être : des images gravées dans la pierre.

Le lien entre le feu et Rand se brisa. En lui, le Pouvoir cessa de couler, tel du sang qui se fige dans les artères. Quelques secondes de plus, et le naufrage eût été irréversible. Tremblant comme une feuille, le jeune homme se laissa tomber à genoux. Le saidin était toujours en lui. Il ne coulait plus, certes, mais formait comme un bassin étale de Pouvoir.

Devenu un étang de Pouvoir, Rand tremblait comme une onde caressée par la brise. Comme s’il en faisait partie, il sentait l’herbe, la poussière, la pierre brute du mur d’enceinte. Et, malgré l’obscurité, il voyait chaque brin d’herbe, l’individualisant en même temps qu’il l’intégrait à un tout, comme s’il n’existait plus vraiment de différence entre la partie et la totalité. Sur son visage, il sentait l’air s’altérer à chaque seconde, éternellement différent et semblable, ainsi qu’il en était depuis l’aube des temps.

Le goût de la souillure sur sa langue, il sentit son estomac se révulser – comme si cela avait pu s’expulser.

Pris de frénésie, Rand se fraya un chemin hors du vide, le déchiquetant à grands coups de griffes imaginaires. Toujours à genoux, et sans bouger, il se libéra et revint à la réalité – ou plutôt ce qu’on nommait ainsi – avec comme seuls vestiges le goût détestable sur sa langue, les crampes qui ravageaient son estomac et des souvenirs si vivants qu’ils en faisaient pâlir le monde.

— Tu nous as sauvés, Bâtisseur, dit Hurin. (Dos contre le mur d’enceinte, il haletait plus qu’il parlait.) La masse noire… C’était le Vent ? Voulait-il lancer sur nous ces flammes incandescentes ? Seigneur Rand, as-tu été blessé ? Cette horreur t’a-t-elle touché ?

Le renifleur accourut alors que Rand se redressait, l’aidant un peu sur la fin. Un peu plus loin, après s’être lui aussi relevé, Loial avait déjà entrepris d’épousseter ses jambes de pantalon.

— Nous n’aurions pas pu suivre Fain dans cet enfer…, dit Rand en tapotant le bras de l’Ogier. Merci, car tu nous as vraiment sauvés.

Moi, en tout cas, parce que le Pouvoir me tuait. Oui, il me tuait, et je trouvais ça merveilleux.

— Il me faut quelque chose à boire, ajouta Rand, un arrière-goût abominable lui restant dans la gorge.

— J’ai retrouvé la feuille et je l’ai remise en place, c’est tout, dit Loial, modeste. De toute évidence, si le Portail ne s’était pas refermé, le Vent Noir nous aurait tous tués. Je crains de ne pas être un héros bien terrible, Rand. J’ai eu si peur que je pouvais à peine réfléchir.

— Nous étions terrorisés tous les deux, tint à préciser Rand. Nous sommes des héros un peu miteux, d’accord, mais il faudra faire avec. Heureusement qu’Ingtar est là pour relever le niveau.

— Seigneur Rand, dit timidement Hurin, si nous songions à partir ?

Voyant que Rand voulait passer le premier, le renifleur protesta énergiquement. Qui pouvait dire ce qui les attendait de l’autre côté ? Souscrivant à cette analyse, Rand souligna qu’il était le seul à porter une arme. Même face à cet argument massue, Hurin regarda d’un air morose son maître s’élever dans les airs, avec l’aide de Loial, et franchir le mur dans l’autre sens.

Rand se réceptionna souplement, tendit l’oreille et sonda la nuit. Un instant, il crut voir une ombre bouger dans le noir – et ce bruit, n’était-ce pas celui d’une semelle sur le sentier pavé ? – mais aucun des deux phénomènes ne se reproduisit. Convaincu que ses nerfs lui jouaient un tour – après tout, ils avaient été mis à rude épreuve –, il se retourna pour aider Hurin à descendre.

— Seigneur Rand, dit le renifleur, une fois arrivé à bon port, comment allons-nous les suivre, maintenant ? D’après ce qu’on dit des Chemins, les voleurs peuvent déjà être à l’autre bout du monde à l’instant même où nous parlons.

— Verin aura sûrement une solution…

Rand eut envie d’éclater de rire. Pour retrouver le Cor et la dague, si c’était encore possible, il devait retourner dans le giron des Aes Sedai. Elles lui avaient laissé la bride sur le cou, et voilà qu’il était obligé de demander leur aide.

— Je ne laisserai pas Mat mourir sans avoir tout essayé…

Loial les suivant, les deux hommes retournèrent vers le manoir – pour voir s’ouvrir la minuscule porte au moment où Rand tendait la main vers la poignée.

— Verin vous ordonne de ne rien faire, annonça Mat en passant la tête dehors. Si Hurin a découvert où est gardé le Cor, c’est déjà très bien, selon elle. Nous partirons dès que nous l’aurons rejointe, et nous réfléchirons à un plan. Voilà ce qu’elle a dit. Moi, j’ai une déclaration à faire : c’est la dernière fois que je joue les estafettes. Si tu veux dire quelque chose à quelqu’un, il faudra te débrouiller seul, seigneur Rand. Alors, le Cor est ici ? Dans la dépendance carrée ? Avez-vous vu la dague ?

Rand avança, forçant son ami à rentrer.

— Ce n’est pas une dépendance, Mat… J’espère que Verin aura un bon plan, parce que moi je suis à court d’idées.

Mat fit mine de poser une question, mais il se ravisa et se laissa pousser dans le couloir chichement éclairé. Au pied de l’escalier, il se souvint même de boiter…

Lorsque Rand et ses compagnons retraversèrent l’enfilade de salles de fête, tous les regards se rivèrent sur eux. Les nobles étaient-ils informés de ce qui venait de se produire dans le jardin ? Ou s’étonnaient-ils de voir Mat et Hurin en compagnie de leurs maîtres ? Rand s’inquiéta un peu, puis il s’avisa que les regards n’étaient en rien différents de ceux qu’ils s’étaient attirés plus tôt. Ces seigneurs et ces dames se demandaient ce que Rand et l’Ogier avaient bien pu faire. Quant aux serviteurs, leurs yeux les traversaient, comme d’habitude…

Les deux amis étant ensemble, nul fâcheux ou fâcheuse ne tenta de les aborder. Apparemment, le Grand Jeu était doté de règles strictes en matière de conspiration. Quand il s’agissait d’écouter des conversations privées, la chasse était ouverte. En revanche, interdiction absolue de s’y immiscer !

Ingtar et Verin avaient eux aussi une paix royale. Alors que l’officier semblait un peu perturbé, l’Aes Sedai accorda à peine un regard à Rand et aux trois autres, fronça les sourcils de les découvrir si sombres, puis partit en direction du hall d’entrée en tirant sur les plis de son châle.

Non loin de la sortie, Barthanes intercepta ses invités comme si quelqu’un l’avait averti qu’ils s’éclipsaient.

— Vous partez si tôt ? Verin Sedai, que puis-je dire pour vous convaincre de rester un peu plus longtemps ?

— Nous devons partir, seigneur Barthanes. Voilà quelques années que je n’étais pas venue à Cairhien, et je vous remercie d’avoir invité le jeune seigneur Rand. Ce fut très instructif, vraiment…

— Dans ce cas, puisse la Grâce veiller à ce que vous regagniez sans encombre votre auberge. Puis-je espérer vous revoir très bientôt ? Ce serait un honneur, Verin Sedai. Bien entendu, j’en ai autant à votre service, seigneur Rand. Il en va de même pour vous, seigneur Ingtar et Bâtisseur Loial, fils d’Arent fils de Halan.

Même s’il s’inclina un peu plus devant l’Aes Sedai, le salut du seigneur tenait plus du hochement de tête que d’un témoignage de révérence.

Verin inclina elle aussi très légèrement la tête.

— C’est possible… Puisse la Lumière briller pour vous, seigneur Barthanes.

Sur ces mots, l’Aes Sedai se tourna vers la porte.

Alors que Rand allait lui emboîter le pas, Barthanes le saisit au vol par la manche de sa veste – serrant le tissu entre le pouce et l’index, comme s’il redoutait de se salir. Voyant ça, Mat fit mine de rester avec son « maître », mais Hurin le tira en avant.

— Jeune seigneur, tu es encore plus impliqué dans le Grand Jeu que je le pensais… Quand j’ai entendu annoncer ton nom, je n’en ai pas cru mes oreilles, et pourtant c’était toi, fidèle à la description qu’on m’avait faite. On m’a confié un message à ton intention et, tout compte fait, je vais te le transmettre.

— Un message ? répéta Rand, un étrange frisson courant le long de sa colonne vertébrale. De dame Selene ?

— Non, d’un homme… Pas le genre de personnage pour lequel je délivre des messages, d’habitude, mais il a sur moi certains… avantages… que je ne peux ignorer. Il ne m’a pas donné de nom, mais il a indiqué qu’il venait de Lugard. Ah ! mais, à ton expression, je vois que tu le connais !

— Oui, je le connais…

Padan Fain m’a laissé un message ?

Rand jeta un coup d’œil autour de lui. Mat, Verin et les autres l’attendaient près de la porte. Des serviteurs en livrée étaient alignés le long du couloir, prêts à bondir à tout appel, mais assez bien dressés pour faire mine de ne rien voir et de ne rien entendre. Des entrailles du manoir montaient toujours les mêmes joyeux échos de musique et de rires. Bref, un endroit où il était peu probable que des Suppôts lancent une attaque…

— Quel message, seigneur Barthanes ?

— Cet homme te fait dire qu’il t’attend sur la pointe de Toman. Il a ce que tu cherches et, si tu ne veux pas y renoncer, il te faudra le suivre. Si tu te dérobes, il jure de traquer ta lignée, tes alliés et tes amis jusqu’à ce que tu acceptes de le rencontrer. Entendre un homme pareil dire qu’il traquera un seigneur semble de la folie, je sais, mais, justement, cet homme… Eh bien, je pense qu’il est fou, vois-tu ? Il est même allé jusqu’à dire que tu n’étais pas un seigneur, alors que ta noblesse crève les yeux. Cela dit, c’est un fou… intense et dangereux. Que peut-il bien transporter avec une escorte de Trollocs pour le défendre ? Que cherches-tu, seigneur Rand ?

Barthanes semblait désorienté de poser des questions si directes. À vrai dire, ce n’était pas très convenable, pour un expert du Daes Dae’mar.

— Que la Lumière veuille bien briller pour toi, seigneur Barthanes, éluda Rand.

Il se fendit d’une révérence correcte mais sentit que ses jambes tremblaient alors qu’il rejoignait ses amis.

Fain veut que je le suive ? Et il menace de s’en prendre à Champ d’Emond et à Tam si je refuse ?

Connaissant Fain, Rand savait que ce n’étaient pas des menaces en l’air.

Au moins, Egwene est en sécurité à la Tour Blanche.

Rand imagina un raid de Trollocs sur son village – ou une meute de Blafards lancée aux trousses d’Egwene.

Mais comment veut-il que je le suive ? Oui, comment ?

Lorsque Rand fut sorti, il alla récupérer son cheval. Déjà en selle, ses compagnons l’attendaient, l’escorte de soldats du Shienar prête au départ.

— Qu’avez-vous découvert ? demanda Verin. Où est gardé le Cor ?

Hurin toussota et Loial s’agita sur sa selle. Soupçonneuse, l’Aes Sedai les foudroya du regard.

— Fain a traversé un Portail et il est en chemin pour la pointe de Toman – ou déjà arrivé, probablement. À l’heure qu’il est, il m’y attend sans doute avec le Cor.

— Nous parlerons de tout ça plus tard, fit Verin d’un ton si ferme que plus personne ne desserra les dents jusqu’à l’Auberge du Grand Arbre.

Après une brève conversation avec Ingtar, Uno partit reconduire les soldats jusqu’à leur auberge, dans la Ceinture.

Dans la salle commune du Grand Arbre, Hurin jeta un coup d’œil en coin à l’Aes Sedai, marmonna quelque chose à propos d’une bière et fila s’asseoir à une table, dans un coin tranquille. Après que l’aubergiste lui eut courtoisement demandé si elle s’était amusée – s’attirant une réponse négative qui n’étonna personne –, Verin précéda Rand et les autres dans la salle à manger privée.

Dès qu’ils entrèrent, Perrin leva les yeux, abandonnant les Voyages de Jain l’Explorateur.

— Ça ne s’est pas bien passé, pas vrai ? demanda-t-il en refermant le livre relié de cuir.

Les lampes et les chandelles à la cire d’abeille fournissaient une lumière excellente pour une si grande salle. Si maîtresse Tiedra aimait saler ses notes, elle ne lésinait pas sur le confort de ses hôtes.

Verin enleva son châle, le plia soigneusement et le posa sur le dossier d’un fauteuil.

— Bien, répétez-moi tout ça… Les Suppôts ont emprunté un Portail dans le manoir de Barthanes ? Et ils auraient filé avec le Cor ?

— Le manoir est érigé sur un ancien bosquet ogier, expliqua Loial. Tout ça remonte à l’époque de la construction de Cairhien…

Il se tut, car l’Aes Sedai, se fichant des détails, le foudroyait du regard.

— Hurin a remonté la piste jusqu’au Portail, dit Rand en se laissant tomber dans un fauteuil.

Je dois suivre Fain, c’est évident ! Mais comment ?

— J’ai ouvert ce Portail pour prouver au renifleur qu’il saurait flairer la piste sur les Chemins. Mais le Vent Noir a jailli et nous a attaqués. Par bonheur, Loial a fermé les portes avant que cette monstruosité soit entrée dans notre monde.

Conscient de mentir comme un arracheur de dents, Rand s’empourpra un peu. Mais après tout Loial avait bel et bien refermé le Portail et, sans ça, Massin Shin aurait peut-être réussi à sortir…

— Le Vent Noir montait la garde.

— Le Vent Noir…, répéta Mat, comme pétrifié alors qu’il était en train de s’asseoir.

Perrin dévisageait Rand, comme Verin et Ingtar. Finalement, Mat se laissa tomber dans son fauteuil.

— Tu te trompes, dit enfin l’Aes Sedai. Le Vent Noir ne peut pas « monter la garde », ni rien de ce genre, parce qu’il est impossible de le contraindre à faire une chose ou une autre.

— C’est une Créature du Ténébreux, dit Mat d’une voix pâteuse, et nos ennemis sont des Suppôts. Ils savent peut-être comment s’y prendre pour obtenir l’aide de Massin Shin.

— Personne ne sait exactement ce qu’est le Vent Noir, dit Verin. C’est l’essence même de la folie et de la cruauté, nul ne l’ignore, mais à part ça… On ne peut pas bien « s’y prendre » avec cette entité, Mat, ni négocier avec elle ou l’amadouer. Aucune Aes Sedai vivante ne pourrait la forcer à agir dans un sens ou un autre, et je doute que mes sœurs des siècles précédents aient pu faire mieux. Tu crois que Padan Fain réussirait là où dix Aes Sedai réunies seraient condamnées à l’échec ?

Mat secoua la tête.

Le désespoir s’abattit sur la salle, comme si tout était joué. L’objet de la quête était perdu, et Verin elle-même paraissait vaincue.

— Je n’aurais jamais cru que Fain aurait les tripes d’emprunter les Chemins…, soupira Ingtar. (Comme s’il cherchait à s’arracher au découragement, il tapa du poing sur la table.) Je me moque de savoir si le Vent Noir aide Fain ! Et, si c’est le cas, qu’importe comment ça se passe ! Les voleurs sont partis sur les Chemins avec le Cor. À l’instant où nous parlons, Aes Sedai, ils peuvent être dans la Flétrissure, à mi-distance de Tear ou de Tanchico, ou de l’autre côté du désert des Aiels. Le Cor est perdu. Et moi, je suis fichu… (Il rentra la tête dans les épaules.) Oui, fichu…

— Fain est allé sur la pointe de Toman, annonça Rand.

Tous les regards se rivèrent sur lui.

— Ça, tu l’as déjà dit, souffla Verin. Comment le sais-tu ?

— Il a laissé un message pour moi à Barthanes.

— Un piège ! s’écria Ingtar. Il ne nous aurait pas donné sa véritable destination.

— J’ignore ce que vous comptez faire, reprit Rand, mais moi je pars pour la pointe de Toman. Dès l’aube. Je n’ai pas le choix.

— Rand, dit Loial, il nous faudra des mois pour atteindre la pointe de Toman. Comment être sûrs que Fain y sera encore ?

— Il m’attendra…

Mais combien de temps avant de décider que je ne viendrai pas ? Et, s’il veut que je le suive, pourquoi avoir placé un chien de garde à l’entrée du Portail ?

— Tu as dit « nous », mon ami, mais j’ai l’intention de chevaucher aussi vite que possible. Si je crève Rouquin sous moi, j’achèterai un nouveau cheval. Au besoin, je le volerai. Es-tu sûr de vouloir m’accompagner ?

— Je suis resté avec toi jusqu’à maintenant, Rand, pourquoi t’abandonnerais-je ? (Loial sortit sa pipe et sa blague à tabac, et commença à bourrer l’élégante bouffarde.) Je t’aime bien, vois-tu, et ce serait le cas même si tu n’étais pas ta’veren. Parfois, je me demande si je ne t’apprécie pas malgré que tu le sois. Tu as l’art de me fourrer dans la mouise jusqu’au cou, mais je viens quand même avec toi. (Il aspira à blanc pour s’assurer du bon tirage de la pipe, prit un bâtonnet spécial dans un présentoir, sur la cheminée, l’embrasa à la flamme d’une bougie et fit rougeoyer le tabac.) Et je doute que tu puisses m’en empêcher.

— Je viens aussi, annonça Mat. Fain a aussi la dague, donc, je suis du voyage. Mais je démissionne sur-le-champ de mon poste de valet.

Perrin soupira, une étrange mélancolie introspective dans ses yeux jaunes.

— Eh bien, j’en suis aussi, je crois… (Il eut un grand sourire.) Il faut bien que quelqu’un veille sur Mat !

— Un piège, marmonna Ingtar, et même pas très bon. Je vais cuisiner Barthanes en privé, et je découvrirai la vérité. Je suis là pour récupérer le Cor de Valère, pas pour courir après des chimères !

— Ce n’est peut-être pas un piège, dit Verin. (Elle baissa les yeux, comme si le sol l’intéressait follement.) Dans le donjon de Fal Dara, certaines inscriptions militaient en faveur d’un lien entre ce qui s’est passé ce soir-là et… (Elle jeta un rapide coup d’œil à Rand.) Et la pointe de Toman. Je n’ai toujours pas entièrement compris ces inscriptions, mais je pense que Rand a raison : allons sur la pointe de Toman, et nous y trouverons le Cor.

— Même si ce n’est pas une ruse, insista Ingtar, avant notre arrivée, Fain ou un des Suppôts auront eu le temps de sonner cent fois du Cor. Du coup, les héros revenus d’entre les morts combattront pour les Ténèbres.

— Fain aurait pu sonner cent fois du Cor avant de quitter Fal Dara, rappela Verin. Et il ne se serait pas gêné, s’il avait su ouvrir le coffre. Le problème, c’est qu’il peut rencontrer quelqu’un qui en soit capable. Voilà pourquoi nous devons emprunter nous aussi les Chemins.

Perrin sursauta, Mat se pétrifia dans son fauteuil et Loial ne put retenir un gémissement.

— Même si nous parvenons à tromper les gardes de Barthanes, dit Rand, Massin Shin nous barrera encore le passage. Les Chemins sont inaccessibles pour nous.

— Combien d’entre nous pourraient s’introduire chez Barthanes au nez et à la barbe de ses gardes ? demanda Verin. Rand, il y a d’autres Portails ! Le Sanctuaire Tsofu n’est pas très loin de la capitale, au sud-est. C’est un jeune Sanctuaire, retrouvé il y a seulement six cents ans, mais à cette époque les Anciens développaient encore les Chemins. Il y aura un Portail là-bas ! Et c’est pourquoi nous partirons dès les premières lueurs de l’aube.

Loial gémit un peu plus fort – à cause du Portail, ou à l’idée d’approcher d’un Sanctuaire ?

Ingtar n’était toujours pas convaincu. Mais, quand elle l’avait décidé, Verin pouvait se montrer aussi puissante et aussi impitoyable qu’une avalanche en haute montagne.

— Ingtar, fais en sorte que tes soldats soient prêts au départ. À ta place, j’enverrais Hurin prévenir Uno. Pour l’heure, nous devrions tous filer nous reposer. Les Suppôts ont une bonne journée d’avance sur nous, et j’entends commencer dès demain à combler notre retard.

Avant même d’avoir terminé sa tirade, l’Aes Sedai boulotte à l’air si inoffensif était déjà en train de pousser Ingtar vers la porte.

Rand sortit avec les autres, mais il s’arrêta sur le seuil de la salle et regarda Mat descendre lentement le couloir illuminé par des bougies.

— Pourquoi semble-t-il si mal en point ? Ne l’avez-vous pas soigné assez bien pour qu’il ait un peu de temps devant lui ?

Pour répondre, Verin attendit que tous leurs compagnons soient hors de vue.

— La thérapie a moins bien fonctionné que nous l’avions cru… Sa maladie se développe d’une façon très curieuse. Ses forces ne déclinent presque pas, et il les gardera jusqu’à la fin. Mais son corps se détériore. Il lui reste quelques semaines, avec un peu de chance… Tu vois, il y a une bonne raison de se presser.

— Je n’ai pas besoin d’un autre aiguillon, Aes Sedai ! dit Rand, appuyant agressivement sur le titre de son interlocutrice.

Mat… Le Cor… Les menaces de Fain… Egwene en danger, au bout du compte. Non, je n’ai vraiment pas besoin d’un autre aiguillon !

— Et toi, Rand al’Thor, comment vas-tu ? Combats-tu toujours l’évidence, ou t’es-tu résigné à la victoire de la Roue ?

— J’irai avec vous à la poursuite du Cor, répondit Rand. À part ça, plus rien ne me lie ni ne me liera jamais aux Aes Sedai. Est-ce bien clair ? Plus rien !

Verin ne réagit pas. Se détournant, Rand la planta là. Mais, quand il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit qu’elle ne le quittait pas des yeux sous ses sourcils pensivement froncés.

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