Alors qu’elles approchaient de la maison des damane, Nynaeve et ses compagnes entendirent des cris qui semblaient monter de la maison d’en face. Un attroupement s’était formé dans la rue et les passants, accélérant le pas, jetaient des coups d’œil soupçonneux à Nynaeve, visible de loin avec sa robe ornée d’éclairs, et à la femme qu’elle tenait en laisse.
Changeant nerveusement son baluchon d’épaule, Elayne regarda avec inquiétude la bâtisse surmontée de l’étendard au faucon doré.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle.
— Rien qui nous concerne…, répondit Nynaeve.
— Enfin, tu l’espères, intervint Min, et moi aussi.
Elle accéléra le pas, prit de l’avance sur les autres et entra dans la grande maison qui abritait les damane.
Nynaeve enroula plusieurs fois la laisse autour de son poignet.
— N’oublie pas, Seta : tu veux traverser tous ces événements sans te faire remarquer. C’est exactement ce que nous désirons aussi…
— Je sais, et je ne vous attirerai pas d’ennuis, souffla la sul’dam.
Pour ne pas être reconnue, elle rentrait la tête dans ses épaules, le menton touchant presque sa poitrine.
Alors que les trois femmes s’engageaient sur les quelques marches du porche, une sul’dam et sa damane sortirent de la maison. Après leur avoir jeté un bref coup d’œil, pour s’assurer que la porteuse du collier n’était pas Egwene, Nynaeve n’accorda plus un regard à l’étrange duo lorsqu’elle le croisa. Elle utilisa l’a’dam pour forcer Seta à se tenir très près d’elle. Ainsi, au cas où elle sentirait la présence d’une femme capable de canaliser, la damane penserait qu’il s’agissait de Seta, qu’elle prendrait pour une de ses collègues.
Malgré les appréhensions de l’ancienne Sage-Dame, les deux Seanchaniennes n’accordèrent aucune attention au trio qu’elles croisèrent. Une sul’dam, une damane et une servante chargée de porter les affaires de la femme au bracelet. Bref, absolument rien d’extraordinaire.
Nynaeve poussa la porte et entra, ses compagnes sur les talons.
Quoi qu’il se passât en face, la confusion n’avait pas encore atteint cette paisible demeure. Dans le hall d’entrée, il n’y avait que des femmes, faciles à identifier au vu de leur tenue. Trois damane en gris, les trois sul’dam qui portaient leur bracelet, deux autres qui conversaient dans un coin, et trois qui marchaient seules dans un sens ou dans l’autre. Enfin, quatre servantes, habillées comme Min, se pressaient vers une direction inconnue, un plateau sur les bras.
Dès qu’elle aperçut ses amies, Min, qui attendait tout au fond du hall, se mit en mouvement et s’enfonça dans la maison. Nynaeve la suivit, tirant Seta sans ménagement, et Elayne leur emboîta le pas. L’ancienne Sage-Dame aurait juré que personne ne s’intéressait à elles. Pourtant, la sueur qui ruisselait entre ses omoplates menaçait de devenir un torrent. À toutes fins utiles, elle imposa un pas très rapide à Seta, histoire que personne ne puisse la regarder d’un peu trop près – ou, pire encore, l’interroger. La tête toujours baissée, la sul’dam prisonnière n’avait pas besoin d’encouragements. Si la laisse ne l’en avait pas empêchée, nul doute qu’elle aurait couru.
Au fond de la maison, Min s’engagea dans un étroit escalier en colimaçon. Tout au long des quatre étages, Nynaeve fit passer Seta devant. Puis les quatre femmes remontèrent un couloir bas de plafond où régnait un silence de mort parfois troublé par les échos étouffés de sanglots. Dans un décor pareil, pleurer ne semblait pas une mauvaise idée, mais quand même…
— Cet endroit…, commença Elayne. (Elle secoua la tête.) On a l’impression de…
— Oui, je sais, souffla Nynaeve.
Elle regarda Seta, qui en menait de moins en moins large. La peur lui donnait un teint plus pâle que nature, la faisant ressembler à un cadavre.
Sans un mot, Min ouvrit une porte et la franchit. Les autres la suivirent, entrant dans une grande salle divisée en minuscules pièces par des cloisons de bois. Un étroit couloir passait au milieu, permettant d’accéder à une fenêtre. Min alla jusqu’à la dernière porte sur la droite, l’ouvrit et entra. Nynaeve la suivit et découvrit dans la cellule une jeune fille aux cheveux noirs assise à une table, la tête posée sur ses bras croisés. Avant même qu’elle lève les yeux, l’ancienne Sage-Dame sut qu’il s’agissait d’Egwene. Un collier brillait autour de son cou, relié à une laisse terminée par un bracelet pour l’heure accroché à un portemanteau.
Egwene se redressa, écarquilla les yeux et articula quelques mots inaudibles à cause de l’émotion. Quand Elayne entra puis ferma la porte, la jeune prisonnière dut se plaquer une main sur la bouche pour étouffer un petit cri de joie.
— Je sais que je ne rêve pas, dit enfin Egwene, parce que, dans un rêve, ce seraient Rand et Galad montés chacun sur un étalon blanc… Mais tout à l’heure j’ai cru que Rand était là pour de bon. Sans le voir, et pourtant…
— Si tu préfères attendre tes chevaliers servants…, maugréa Min.
— Oh ! non ! Vous êtes merveilleuses ! Les plus beaux visages que j’aie jamais vus. Mais d’où sortez-vous ? Et comment avez-vous réussi votre coup ? Où as-tu pris cette robe, Nynaeve ? Et qui est cette damane ? (Egwene plissa soudain les yeux.) Seta ? Comment ? (La voix d’Egwene changea, prenant des intonations dures que Nynaeve ne lui avait jamais entendues.) Qu’est-ce que j’aimerais te jeter dans un chaudron rempli d’eau bouillante !
Les yeux fermés, la sul’dam déchue tremblait de peur.
— Que t’ont fait ces femmes, s’écria Elayne, pour que tu dises une chose pareille ?
Egwene ne détourna pas le regard de la Seanchanienne.
— Un échange de mauvais procédés… Elle m’a fait sentir ce qu’on éprouve quand on est plongée jusqu’au cou dans… Elayne, tu ne sais pas quel calvaire on vit quand on porte un de ces colliers ! Les sul’dam ont tous les pouvoirs. J’ai du mal à dire si Seta est pire que Renna, mais ce sont toutes des monstres !
— Je vois ce que tu veux dire, fit Nynaeve, très calme.
Elle sentait la terreur de Seta. Tremblant comme une feuille, la Seanchanienne blonde crevait d’angoisse. Et elle avait raison, parce que Egwene aurait bien été capable de mettre sa menace à exécution.
— Tu peux m’enlever ça ? demanda la jeune fille en tapotant le collier. Sûrement, puisque tu as pu en mettre un à Seta…
Nynaeve canalisa le filet de Pouvoir indispensable. Voir un a’dam sur Egwene la mettait assez en colère pour qu’elle réussisse sans peine. Sinon, la présence de Seta et la rapide description de ses exactions auraient suffi à la stimuler. La sul’dam avait vraiment beaucoup de chance que ses ravisseuses n’aient pas le temps de s’occuper d’elle…
— Tu vas mettre ma robe et ma cape, dit Nynaeve à Egwene.
Elayne était déjà en train d’ouvrir le baluchon sur le lit.
— Nous allons sortir d’ici, et personne ne te remarquera…
Nynaeve envisagea de ne pas rompre son contact avec le saidar. Furieuse comme elle l’était, ça ne poserait aucun problème, et la sensation restait merveilleuse. Mais c’était trop dangereux. Certes, c’était le seul endroit, à Falme, où aucun binôme ne risquait de s’alarmer parce que quelqu’un canalisait le Pouvoir dans les environs. Mais, si une vraie damane voyait autour d’une sul’dam l’aura typique de la Source Authentique, les choses risquaient de très mal tourner.
— D’ailleurs, je ne comprends pas que tu sois encore ici…, reprit Nynaeve. Même si tu ne sais pas enlever cette abomination de ton cou, tu aurais pu essayer de filer.
Pendant que Min et Elayne l’aidaient à se changer, Egwene expliqua que déplacer le bracelet était impossible, sauf à accepter de mourir de douleur. Elle précisa que canaliser le Pouvoir en l’absence d’une sul’dam tournait rapidement au calvaire. Le matin même, elle avait découvert comment ouvrir le collier sans recourir au Pouvoir. Un simple fermoir, très bien dissimulé… Mais, si elle le touchait avec l’intention de l’ouvrir, sa main s’ankylosait. Tant qu’elle ne songeait pas à actionner le fermoir, aucun problème. Mais dès qu’elle y pensait seulement…
Nynaeve ne se sentait pas très bien. Le bracelet la rendait malade, elle le savait. Tout ça était horrible, et elle aurait donné cher pour se débarrasser de l’artefact avant d’avoir appris à son sujet des horreurs qui lui laisseraient le sentiment d’être à jamais souillée.
Elle ouvrit le bracelet, le retira de son poignet, le referma et l’accrocha à un portemanteau.
— Ne va pas croire que ça t’autorise à crier au secours, dit-elle en montrant le poing à Seta. Si tu ouvres la bouche, je peux toujours te faire regretter d’être née, même sans ce fichu… machin.
— Vous… Vous n’allez pas me laisser ici avec cet a’dam autour du cou. C’est impossible ! Bâillonnez-moi, afin que je ne puisse pas donner l’alerte. Mais…
— Ne lui enlève pas le collier, intervint Egwene avec un rire sans joie. Même sans bâillon, elle n’appellera pas à l’aide. Seta, il te reste à espérer d’être retrouvée par quelqu’un qui te retirera le collier et gardera ton sale petit secret. Ton minable secret, devrais-je dire.
— De quoi parles-tu ? demanda Elayne.
— J’ai beaucoup réfléchi à tout ça… En captivité, seule dans une cellule, on a tout loisir de le faire. Les sul’dam prétendent développer des « affinités » au fil des ans. Par exemple, elles sentent qu’une femme canalise le Pouvoir, même quand elle ne porte pas le bracelet relié à son a’dam. Je n’étais pas sûre de mon hypothèse, mais Seta l’a confirmée.
— Quelle hypothèse ? demanda Elayne.
Puis elle écarquilla les yeux, car elle venait de comprendre.
— Eh oui, c’est ça…, fit Egwene. Nynaeve, le collier agit exclusivement sur une femme capable de canaliser. Tu comprends ? Les sul’dam ont cette aptitude, exactement comme les damane.
Seta secoua frénétiquement la tête en signe de dénégation.
— Plutôt que d’admettre ce fait, une sul’dam préférerait mourir. Je ne suis pas sûre que toutes en aient conscience et, de plus, elles ne font rien pour développer leur don. Pour résumer, le Pouvoir ne leur sert à rien, mais elles ont accès à la Source Authentique.
— Je l’avais bien dit, fit Min. Le collier n’aurait pas dû avoir d’effet sur elle… (Elle acheva de boutonner la robe, dans le dos d’Egwene.) Une femme incapable de canaliser se serait fichue comme d’une guigne de porter un a’dam.
— Comment est-ce possible ? demanda Nynaeve. J’avais cru comprendre que les Seanchaniens mettent en laisse toutes les Aes Sedai.
— Toutes celles qu’ils trouvent, corrigea Egwene. Des femmes comme toi, Elayne ou moi, qui sont nées avec cette aptitude. Qu’on nous forme ou non, nous avons la possibilité de canaliser le Pouvoir. Mais qu’en est-il des jeunes Seanchaniennes qui ne naissent pas avec ce don mais sont susceptibles de l’acquérir ? N’importe quelle femme ne peut pas porter un bracelet. En verve de confidences, Renna m’a confié un jour qu’il y a une sélection très stricte. Dans les villages, chez elle, le passage des sul’dam en quête de candidates est une occasion de festoyer. Elles cherchent des victimes à mettre en laisse, bien sûr, mais elles font également porter les bracelets par toutes les villageoises, et choisissent celles qui captent les sentiments de l’Enchaînée. Ces élues-là suivent une formation de sul’dam. Ce sont des Aes Sedai potentielles, voilà tout…
— Non, non, non…, gémit Seta, désespérée.
— Je sais que c’est un monstre, dit Egwene, mais j’ai pourtant envie de l’aider. Sans le mal que lui ont fait les Seanchaniens, elle pourrait compter parmi nos sœurs.
Nynaeve ouvrit la bouche pour dire qu’il y avait des soucis plus urgents, mais la porte s’ouvrit soudain.
— Que se passe-t-il ici ? demanda Renna en entrant dans la pièce. Une audience publique ? (Elle regarda Nynaeve, les poings plaqués sur les hanches.) Je n’ai jamais autorisé une inconnue à se relier à Tuli, mon petit animal de compagnie…
Regardant Egwene, la sul’dam vit qu’elle ne portait plus sa robe de damane – et qu’il n’y avait plus de collier autour de son cou.
Avant que quiconque ait pu agir, Egwene s’empara de l’aiguière posée sur la table et la propulsa dans le ventre de la sul’dam. L’objet explosa en mille morceaux, mais Renna se plia en deux, le souffle coupé. Egwene lui sauta dessus, la poussa afin qu’elle tombe sur le ventre, s’empara du collier qu’elle avait porté et le lui passa autour du cou. Puis elle tira sur la laisse, ramenant à elle le bracelet qu’elle enfila à son poignet. Après avoir forcé Renna à se retourner, elle lui bloqua les épaules en s’agenouillant dessus, lui plaqua les deux mains sur la bouche et déchaîna toute la haine accumulée en elle au fil des jours. La sul’dam eut de terribles spasmes, tenta en vain de crier et martela le sol de coups de talon sauvages.
— Assez ! s’écria Nynaeve. (Elle saisit Egwene par les épaules et la força à s’écarter de Renna.) Egwene, arrête ça ! Si tu vas jusqu’au bout, tu le regretteras !
Le souffle court et le teint grisâtre, la sul’dam rivait sur le plafond un regard voilé par la souffrance.
Egwene se jeta dans les bras de Nynaeve et éclata en sanglots.
— Elle m’a fait mal, Nynaeve ! Elles s’y sont toutes mises, me torturant jusqu’à ce que je leur obéisse. Je les hais à cause de leur cruauté… et parce que je finissais toujours par faire ce qu’elles voulaient.
— Je comprends…, souffla l’ancienne Sage-Dame en caressant les cheveux de son amie. Tu as raison de les détester. Elles le méritent. Mais, si tu deviens comme elles, qui aura gagné, en fin de compte ?
Alors que Seta se cachait le visage derrière les mains, Renna toucha le collier qui lui ceignait le cou comme si elle ne parvenait pas à le croire réel.
Egwene s’écarta de Nynaeve et s’essuya les yeux.
— Je ne suis pas comme elles… (Elle s’arracha le bracelet du poignet et le jeta au loin.) Pas comme elles ! Mais j’aimerais pouvoir les tuer.
— Et ce ne serait pas une grande perte, dit Min en foudroyant du regard les deux sul’dam.
— Rand tuerait quelqu’un qui commet des horreurs pareilles, affirma Elayne. (Une façon d’affermir sa détermination, semblait-il.) J’en suis sûre !
— Vous avez peut-être raison toutes les deux, dit Nynaeve, mais les hommes confondent souvent vengeance, boucherie et justice. Ils ont assez peu souvent le courage requis pour être vraiment équitables.
Nynaeve avait plus d’une fois rendu la justice au sein du Cercle des Femmes. Parfois, pensant qu’ils seraient mieux écoutés que par le Conseil, des hommes venaient y présenter leur cas. Hélas, ils croyaient toujours qu’il suffisait d’être éloquent pour infléchir la décision. Ou d’implorer la pitié avec assez de conviction… Le Cercle savait se montrer clément lorsque c’était justifié, mais il ne manquait jamais d’être juste. Et c’était à la Sage-Dame d’annoncer ses sentences.
Nynaeve ramassa le bracelet jeté par Egwene et le ferma.
— Si je pouvais, je libérerais toutes les damane, puis je détruirais ces objets maléfiques… Comme c’est impossible…
Elle accrocha le bracelet sur le même portemanteau que le premier.
Les rôles sont inversés, et les sul’dam ont peur…
— Si vous vous tenez tranquilles, vous resterez seules assez longtemps pour réussir à vous débarrasser de votre collier. La Roue tisse comme elle l’entend, c’est connu, et vous avez peut-être fait assez de bien pour compenser vos méfaits. Dans ce cas, vous vous libérerez… Sinon, on vous trouvera, et on vous posera sûrement beaucoup de questions avant de vous rendre éventuellement la liberté. Qui sait, vous devrez peut-être vivre le calvaire que vous avez imposé à d’autres femmes ? (Nynaeve se tourna vers ses compagnes.) Ce serait ça, la justice…
Renna écarquilla les yeux d’horreur. Les épaules de Seta tremblaient comme si elle pleurait derrière ses mains.
Oui, ça ne serait que justice…, pensa Nynaeve, chassant les doutes qui l’assaillaient.
Elle fit signe à ses compagnes de sortir et les suivit.
Sur le chemin du retour, on ne leur accorda pas plus d’attention que lorsqu’elles étaient arrivées. C’était bien entendu grâce à la robe de sul’dam. Pourtant, Nynaeve avait hâte de s’en débarrasser. N’importe quels haillons lui auraient paru plus agréables à porter.
Les trois plus jeunes femmes la suivirent en silence jusque dans la rue. Était-ce par peur d’être repérées au dernier moment ? Ou contestaient-elles sa conception de la justice ? Dans ce cas, elle les plaignait. Si elle les avait laissées se monter la tête au point d’exécuter les deux sul’dam, se seraient-elles senties mieux ou plus mal, à l’heure actuelle ? Pour l’ancienne Sage-Dame, la réponse ne faisait pas de doute.
— Il nous faut des chevaux, dit Egwene. Je sais dans quelles écuries est Bela, mais essayer d’y aller risque d’être dangereux.
— Nous allons abandonner ta jument, souffla Nynaeve. Parce que nous partons en bateau…
— Où sont passés les gens ? demanda soudain Min.
Nynaeve regarda autour d’elle et s’aperçut que la rue était déserte. Il n’y avait plus l’ombre d’un passant et tous les commerçants avaient fermé boutique. Mais, tout au bout de la rue, venant du port, une centaine de soldats avançaient au pas, un officier au casque et à l’armure peints ouvrant la marche. Tandis qu’ils approchaient, Nynaeve eut l’étrange impression que tous rivaient le regard sur elle.
C’est ridicule ! Avec leur casque, je ne vois pas leurs yeux, et si quelqu’un avait donné l’alerte les soldats arriveraient dans notre dos…
Elle s’immobilisa néanmoins.
— Il y en a d’autres derrière nous, annonça Min. Vous entendez les bruits de bottes ? J’ignore lesquels arriveront les premiers.
— Ce n’est pas après nous qu’ils en ont… (Nynaeve regarda au-delà des soldats, le port où mouillaient les gros navires seanchaniens et où le Poudrin était censé les attendre.) Nous allons les croiser sans problème.
Lumière, fais que ce soit vrai !
— Et s’ils veulent que tu ailles avec eux ? demanda Elayne. Tu portes une robe de sul’dam. Imagine qu’ils te posent des questions…
— Je n’y retournerai pas ! s’écria Egwene. Plutôt mourir ! Mais avant, je vais leur montrer que j’ai bien retenu mes leçons !
Nynaeve vit une aura jaune briller autour de la jeune fille.
— Non ! lança-t-elle.
Mais il était déjà trop tard. Dans un vacarme de fin du monde, la rue s’ouvrit sous les pas des soldats qui montaient du port. Des pavés volèrent dans les airs et des hommes furent soulevés de terre. Son aura toujours vive, Egwene se tourna et frappa l’autre détachement de Seanchaniens. Alors que la poussière retombait en pluie sur les quatre femmes, les soldats survivants se dispersèrent en bon ordre et allèrent se cacher dans des ruelles adjacentes. En quelques secondes, il ne resta plus en vue que les cadavres et les blessés.
Tentant de regarder dans les deux directions à la fois, Nynaeve leva les bras au ciel.
— Idiote ! Nous voulions passer inaperçues !
Eh bien, c’était raté. Mais avec un peu de chance, en passant par les ruelles, elles atteindraient peut-être le port au prix d’un assez long détour.
Mais les damane doivent être alertées… Elles ne peuvent pas avoir manqué ça.
— Je n’y retournerai pas ! répéta Egwene. Pas question !
— Attention ! cria Min.
Avec un étrange gémissement, une lance de feu grosse comme un cheval venait de passer au-dessus d’un toit et amorçait sa retombée. Droit sur les quatre femmes.
— Filez ! ordonna Nynaeve.
Elle se rua vers la ruelle la plus proche, entre deux boutiques fermées. Finissant sur un plongeon, elle atterrit rudement sur le ventre, le souffle coupé. Une seconde plus tard, l’onde de chaleur d’une explosion la survola. Toujours haletante, elle roula sur le dos et sonda la rue d’où elle venait.
Sur un cercle d’au moins dix pas de diamètre, les pavés de la rue éventrée étaient noirs comme du charbon. En face de Nynaeve, Elayne s’était réfugiée dans une autre ruelle. En revanche, Min et Egwene n’étaient nulle part en vue. Les sangs glacés, Nynaeve plaqua une main sur sa bouche.
Elayne comprit ce qu’elle pensait et secoua frénétiquement la tête. Puis elle tendit un bras en direction du port. Leurs deux amies étaient parties par là.
Nynaeve soupira de soulagement avant de grogner de rage.
Petite idiote ! On aurait sûrement pu les croiser sans anicroche.
Mais l’heure n’était pas aux reproches. Avançant jusqu’au coin de la ruelle, Nynaeve jeta un coup d’œil dans la rue… et rentra très vite la tête pour éviter une énorme lance de feu qui explosa très près d’elle, la criblant d’éclats de pierre.
La fureur lui permit d’entrer en contact avec le saidar avant même qu’elle ait décidé de le faire. Un éclair zébra le ciel et vint s’écraser derrière une maison, là d’où semblait être partie la lance de feu. La riposte ne se fit pas attendre, et l’ancienne Sage-Dame jugea qu’il était temps de détaler en direction du port.
Si Domon ne nous a pas attendues, je… Lumière, aide-nous à y arriver toutes les quatre !
Lorsqu’un éclair déchira le ciel, Bayle Domon se leva d’un bond. Un deuxième éclair suivit de très près, frappant lui aussi au cœur de la ville.
Dans un ciel pratiquement sans nuages ?
Un rugissement monta de la cité, puis une lance de feu s’abattit sur un bâtiment, juste au-dessus des quais. Des éclats de tuile volèrent dans les airs puis retombèrent sans blesser personne, puisque la zone, très curieusement, était déserte. Enfin, à l’exception de quelques soldats qui couraient à présent dans tous les sens, arme au poing.
Un militaire sortit d’un entrepôt, un grolm à ses côtés, et allongea sa foulée pour courir en compagnie du monstre vers l’endroit de la toute première explosion.
Un des marins du Poudrin ramassa une hache et la brandit, résolu à couper une amarre.
Domon bondit, saisit au vol le manche de la hache et referma sa main libre sur la gorge du type.
— Aedwin Cole, le Poudrin n’appareillera pas avant que j’en aie donné l’ordre !
— Capitaine, cria Yarin, ils deviennent fous !
Une explosion bien plus forte que les précédentes se répercuta dans tout le port, effrayant jusqu’aux mouettes. D’autres éclairs s’abattaient sur Falme, comme si un ennemi céleste l’attaquait.
— Les damane vont nous tuer tous ! Filons pendant que ces fous furieux sont occupés à se massacrer. Ils ne feront pas attention à nous, c’est certain !
— J’ai donné ma parole, dit simplement Domon. (Il arracha la hache à Cole et la jeta au loin.) Ma parole, par la bonne Fortune !
Mais presse-toi, femme ! Que tu sois une Aes Sedai ou non, presse-toi !
Geofram Bornhald n’accorda pas une importance énorme aux éclairs qui zébraient le ciel de Falme. Il nota cependant qu’une créature volante – sans doute un des monstres seanchaniens – fuyait à toute allure pour éviter d’être touchée. S’il y avait un orage, cela ralentirait les Seanchaniens autant que les Fils de la Lumière. Une excellente raison pour ne pas s’en faire…
Des collines très peu boisées, même si certaines étaient au sommet couvertes de buissons, se dressaient entre le seigneur capitaine et la ville. Du coup, ses hommes et lui n’étaient pas visibles non plus pour les citadins.
La colonne de Fils de la Lumière attendait derrière son chef, tel un long serpent prêt à frapper dès qu’on le lui ordonnerait. De plus en plus violent, le vent faisait gonfler les capes blanches et cinglait la bannière de l’ordre – un soleil jaune barré de lignes ondulées – sous laquelle se tenait Bornhald.
— Il est temps, Byar…, souffla celui-ci.
Son second hésitant, il changea de ton :
— Tu dois partir, Fils de la Lumière Byar !
Byar posa la main sur son cœur et s’inclina.
— À vos ordres, seigneur capitaine !
À contrecœur, l’officier talonna sa monture et s’éloigna.
Bornhald cessa aussitôt de penser à son second. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, il avait fait tout son possible.
— Légion, à mon commandement, en avant !
Dans un concert de grincements de cuir, les mille cavaliers en cape blanche se mirent en mouvement.
Rand jeta un coup d’œil aux Seanchaniens qui approchaient, puis il recula dans l’étroite ruelle flanquée par des granges. L’ennemi serait bientôt là… Très bientôt. Se palpant une joue, le jeune homme reconnut le contact si particulier du sang séché. Les coupures infligées par Turak le faisaient souffrir, mais il allait devoir prendre son mal en patience.
La foudre frappa de nouveau et il sentit le sol vibrer sous ses pieds.
Au nom de la Lumière ! que se passe-t-il ?
— Ils arrivent ? demanda Ingtar. Rand, il faut sauver le Cor de Valère !
Malgré l’orage dans un ciel serein, les explosions en ville et les soldats qui approchaient, l’officier semblait plongé dans ses pensées. À l’autre bout de la ruelle, Mat, Perrin et Hurin surveillaient une autre patrouille ennemie. S’ils ne se faisaient pas repérer, les cinq intrus n’étaient plus très loin de leurs chevaux.
— Elle est en danger…, murmura Rand.
Il éprouvait un étrange sentiment, comme si plusieurs fils de sa vie risquaient d’être coupés. Egwene était bien entendu une des personnes qui comptaient pour lui, mais il y en avait d’autres, et certaines couraient de terribles risques. En ce moment même, à Falme… Si l’une de ces personnes succombait, la vie de Rand ne serait jamais complète – en somme, son destin resterait inaccompli. Il n’aurait su dire pourquoi il en allait ainsi, mais c’était une certitude.
— Ici, un seul homme pourrait en retenir cinquante…, souffla Ingtar.
Entre les granges, il y avait tout juste la place pour que deux hommes se tiennent de front.
— Un guerrier contre cinquante… Pas une mauvaise façon de mourir. On a fait des chansons pour moins que ça.
— Peut-être, mais ça ne sera pas nécessaire… Enfin, j’espère.
Au cœur de la cité, un toit venait d’exploser.
Comment vais-je retourner dans cet enfer ? Je dois retrouver Egwene. Et les autres…
Rand jeta un nouveau coup d’œil dans la rue. Les Seanchaniens avalaient vite la distance.
— Je ne savais pas pourquoi il était là…, dit Ingtar comme s’il parlait tout seul. (Il avait dégainé son épée, éprouvant le tranchant du bout d’un pouce.) Un petit homme au teint blême qu’on ne remarquait pas, même quand on l’avait sous le nez… On m’avait ordonné de le faire entrer dans la forteresse. Je ne voulais pas, mais comment désobéir ? Rand, tu comprends ? J’étais obligé. Sans savoir ce qu’il allait faire, jusqu’à ce qu’il tire cette flèche. Encore aujourd’hui, je ne sais pas si elle était destinée à la Chaire d’Amyrlin ou à toi.
Rand frissonna et se tourna vers Ingtar.
— De quoi parles-tu ?
Les yeux toujours baissés sur son épée, Ingtar continua son monologue comme s’il n’avait rien entendu :
— L’humanité est balayée dans le monde entier… Les nations s’écroulent et disparaissent. Les Suppôts sont partout, mais les gens du Sud s’en fichent. Pendant que nous défendons les Terres Frontalières – assurant ainsi leur tranquillité, bien au chaud chez eux –, la Flétrissure gagne inexorablement du terrain. Et ces idiots pensent que les Trollocs et les Myrddraals sont des mythes ou une invention de trouvère. (Ingtar fronça les sourcils et secoua la tête.) J’ai estimé que c’était la seule solution… Puisque nous risquions d’être massacrés pour sauver des gens qui se moquaient de nous, ça m’a paru logique. Pourquoi mourir alors qu’une paix séparée était possible ? Les Ténèbres ne valaient-elles pas mieux que l’oubli éternel que connaissent le Caralain ou le Hardan ? Oui, à l’époque, ça me semblait évident.
Rand saisit l’officier par les revers de sa veste.
— Cesse de dire n’importe quoi !
Il ne peut pas raconter la vérité… C’est impossible.
— Ton discours n’a aucun sens. Quoi que tu aies à dire, n’y va pas par quatre chemins.
Pour la première fois, Ingtar leva vers Rand des yeux où brillaient des larmes.
— Tu es meilleur que moi, Rand. Berger ou seigneur, je ne t’arrive pas à la cheville. Tu sais ce que dit la prophétie : « Que celui qui me fera sonner ne songe pas à la gloire, mais uniquement au salut. » Moi, c’était à mon salut que je pensais ! Je rêvais de souffler dans le Cor puis de conduire la charge des héros morts contre le mont Shayol Ghul. Ç’aurait été suffisant pour me racheter, non ? Aucun homme ne reste assez longtemps dans les Ténèbres pour ne pas pouvoir revenir un jour vers la Lumière. C’est ce qu’on dit, pas vrai ? Je suis sûr que mes mauvaises actions auraient été rayées de ma vie comme un mot raturé sur un parchemin.
— Ingtar, par la Lumière !… (Rand lâcha l’officier et recula autant qu’il le pouvait, le dos plaqué contre le mur d’une grange.) Je crois… Eh bien, je crois que la volonté suffit. Tu n’as qu’une chose à faire : cesser d’être un… enfin, de leur appartenir.
Ingtar tressaillit comme si Rand avait prononcé à haute voix les mots : « Suppôt des Ténèbres ».
— Rand, pendant que nous voyagions jusqu’ici, via la Pierre-Portail, j’ai vécu d’autres vies. Parfois, j’ai tenu le Cor, mais sans jamais souffler dedans. J’essayais d’échapper à ma malédiction, et j’échouais toujours à la fin. Chaque fois, je recevais des ordres plus exigeants qui me forçaient à commettre des actes de plus en plus épouvantables. Jusqu’à ce que… Rand, tu aurais renoncé au Cor pour sauver un ami. « Ne songe pas à la gloire… » Lumière, aide-moi, je t’en supplie !
Rand ne sut que dire, comme si Egwene venait de lui annoncer qu’elle avait tué des enfants. Une vérité trop horrible pour qu’on y croie. Et encore plus pour qu’on l’accepte.
Ingtar reprit la parole d’une voix qui ne tremblait plus :
— Il y a un prix, Rand. C’est inévitable… Et je peux m’en acquitter ici, je crois…
— Ingtar, je…
— Tout homme a le droit de choisir l’instant où il Remet l’Épée au Fourreau, mon ami. Même un type comme moi…
Avant que Rand puisse répondre, Hurin déboula de l’autre extrémité de la ruelle.
— Notre patrouille est partie en direction de la ville, annonça-t-il. Les Seanchaniens ont l’air de vouloir s’y rassembler. Mat et Perrin sont déjà partis rejoindre les chevaux. (Le renifleur jeta un rapide coup d’œil dans la rue.) Nous ne devrions pas traîner, mes seigneurs. Les soldats à tête d’araignée ne sont plus bien loin.
— Va-t’en, Rand, dit Ingtar. (Il se tourna vers la rue et ne regarda plus ses compagnons.) Rapporte le Cor à qui de droit. J’ai toujours su que la Chaire d’Amyrlin aurait dû te confier le commandement. Mais, ce que j’ai fait, c’était pour la survie du Shienar, afin qu’il ne sombre pas à jamais dans les poubelles de l’histoire.
— Je sais, Ingtar… Que la Lumière brille sur toi, seigneur Ingtar de la maison Shinowa, et puisses-tu reposer dans la main du Créateur. (Rand posa une main sur l’épaule du guerrier.) Que l’ultime étreinte de la terre te soit douce, mon ami.
Hurin ne put retenir un petit cri.
— Merci, dit Ingtar.
Il semblait soulagé d’un poids écrasant. Pour la première fois depuis l’intrusion des Trollocs à Fal Dara, il ressemblait à l’homme confiant et serein que Rand avait connu au début. Un homme fier et satisfait…
— Il est temps de partir, Hurin !
— Mais le seigneur Ingtar…, souffla le renifleur, les yeux écarquillés de stupeur.
— Le seigneur Ingtar a un destin à accomplir, et nous aussi ! En route !
Hurin acquiesça et se mit en chemin. Lui emboîtant le pas, Rand constata qu’il entendait le bruit des bottes des Seanchaniens. Il continua sans se retourner.