Egwene mit pied à terre pendant que le Portail s’ouvrait. Quand Liandrin fit signe aux quatre fugitives d’avancer, elle obéit très lentement, tenant Bela par la bride. Même ainsi, la jument et sa cavalière titubèrent en émergeant à l’air libre mais, cette fois, parce qu’elles furent ralenties, comme si elles venaient de percuter un mur.
Un cercle de broussaille très dense entourait et dissimulait le Portail. Quand elles eurent négocié cet obstacle inattendu, les voyageuses se délectèrent de l’incroyable sensation de joie qu’on éprouvait en échappant à une nuit apparemment éternelle.
Quelques arbres ombrageaient le Portail, une brise matinale agitant leurs feuilles un peu plus colorées que celles de Tar Valon.
Occupée à regarder ses amies sortir des Chemins, puis à savourer sa joie, Egwene mit une ou deux minutes avant de s’apercevoir de la présence d’un comité d’accueil placé de façon à être invisible de l’autre côté du Portail. Plissant les yeux, la jeune femme étudia le groupe le plus étrange qu’elle ait jamais vu de sa vie. Avec toutes les rumeurs qu’elle avait entendues à propos de la guerre, sur la pointe de Toman, ce qu’elle découvrait avait de quoi glacer les sangs.
Une bonne cinquantaine de cavaliers en armure, leur casque intégral les faisant ressembler à des insectes géants, regardaient les femmes sortir du Portail en murmurant entre eux. Le seul à avoir la tête nue – un grand type à la peau sombre et au nez crochu qui avait posé son casque doré et peint sur ses genoux – semblait stupéfié par ce qu’il voyait.
Il y avait des femmes avec les soldats. Deux d’entre elles portaient une robe grise très ordinaire, n’était un étrange col argenté. Tandis qu’elles regardaient les voyageuses sorties du Portail, deux autres femmes se tenaient derrière elles, assez près pour leur parler à l’oreille.
Deux autres femmes encore se tenaient à l’écart, hautaines dans leur tenue composée d’une jupe fendue mi-longue et d’un chemisier orné sur le devant de plusieurs éclairs rouges. Un motif qu’on retrouvait sur leur jupe, au-dessus de la fente…
Mais il y avait une septième femme – la plus extravagante de toutes. Assise dans un palanquin soutenu par huit colosses vêtus d’un pantalon noir – mais sans porter de chemise –, l’inconnue avait une moitié du crâne rasée, une abondante crinière noire cascadant dans son dos de l’autre côté. Sa longue tunique couleur crème brodée de motifs floraux et aviaires, sur fond d’ovales bleus, scientifiquement disposée pour révéler la jupe blanche plissée qu’elle portait dessous, elle se caractérisait surtout par des ongles incroyablement longs, le pouce et l’index de chaque main étant vernis en bleu.
— Liandrin Sedai, souffla Egwene, angoissée, qui sont ces gens ?
Comme elle, ses amies semblaient se demander si elles ne devaient pas sauter en selle et fuir au grand galop. Mais Liandrin remit la feuille en place et avança vers le palanquin pendant que le Portail se refermait.
— Haute dame Suroth ? dit-elle.
Moins une vraie question qu’une demande de confirmation…
La femme aux ongles démesurés hocha la tête.
— Et toi, tu es Liandrin…
Dame Suroth avalait tellement ses mots qu’Egwene eut du mal à comprendre une phrase si simple.
— Une Aes Sedai, ajouta Suroth avec une moue dubitative. (Des murmures coururent parmi les cavaliers.) Nous devons en finir vite, Liandrin. Il y a des patrouilles, et si on nous surprenait tu apprécierais aussi peu que moi les attentions des Limiers de Vérité. J’ai l’intention d’être de retour à Falme avant que Turak se soit aperçu de mon absence.
— De quoi parlez-vous, toutes les deux ? demanda Nynaeve. Que se passe-t-il, Liandrin ?
L’Aes Sedai posa une main sur l’épaule de l’ancienne Sage-Dame et l’autre sur celle d’Egwene.
— Voici les deux que tu attendais… (Liandrin désigna Elayne.) Et une troisième en prime. Accessoirement, c’est la Fille-Héritière du royaume d’Andor.
Les deux femmes qui arboraient des éclairs sur la poitrine avançaient maintenant vers le groupe réuni devant le Portail. Egwene remarqua qu’elles tenaient chacune un rouleau de corde argentée – ou peut-être une chaîne – et que le soldat sans casque avait mis pied à terre et les accompagnait. Sans esquisser le moindre geste vers la poignée de l’épée qui dépassait de son dos, il affichait un sourire de bon aloi, mais la jeune fille ne lui trouva pas un air très franc. Si Liandrin ne s’était pas montrée si sereine, Egwene aurait choisi ce moment pour sauter sur le dos de Bela.
— Liandrin Sedai, qui sont ces gens ? Ils viennent eux aussi aider Rand et les autres ?
L’homme au nez crochu saisit soudain Min et Elayne par la peau du cou. En une fraction de seconde, tout sembla arriver en même temps. L’homme sans casque brailla un juron et une femme cria – ou peut-être plusieurs, c’était impossible à dire. La brise se transforma soudain en tempête, une colonne tourbillonnante de poussière et de feuilles mortes emportant avec elle le cri de fureur de Liandrin. Alors que les arbres s’inclinaient en craquant sinistrement, les chevaux ruèrent et hennirent de terreur.
Une des femmes tendit le bras et attacha quelque chose autour du cou d’Egwene.
Sa cape se gonflant au vent comme une voile, Egwene leva les bras, lutta contre les bourrasques et referma les mains sur ce qui semblait être un collier de métal parfaitement lisse. Sous ses doigts, l’étrange accessoire refusa de bouger et il semblait fait d’une seule pièce. Pourtant, il devait avoir une quelconque fermeture… Le rouleau de corde – en fait une laisse argentée – reliait maintenant le cou d’Egwene au bracelet que la femme aux éclairs portait au poignet gauche.
Serrant le poing, Egwene décocha un formidable direct dans l’œil gauche de sa toute nouvelle gardienne. Elle fit mouche, mais tituba en arrière, le souffle coupé, et tomba à genoux, des cloches sonnant le tocsin dans sa tête. On eût dit qu’un colosse venait de lui flanquer un coup de poing dans la figure.
Lorsque sa vue se stabilisa, la tempête était terminée. Plusieurs chevaux allaient et venaient sans cavalier – Bela et la jument d’Elayne étaient du nombre – et quelques soldats se relevaient en éructant des jurons bien sonores. Très calme, Liandrin époussetait le devant de sa robe. Agenouillée, Min était obligée de se tenir sur les mains pour ne pas basculer en avant. Elle essayait de se relever, mais sans succès. Le type au nez crochu se tenait devant elle, du sang coulant de sa main droite. Le couteau de Min, la lame rouge de fluide vital, gisait sur le sol, hors de sa portée.
Nynaeve et Elayne s’étaient volatilisées et la jument de la Sage-Dame manquait également à l’appel. Quelques soldats étaient également partis, et un binôme de femmes semblait les avoir accompagnés. Le second duo était toujours là. Une laisse d’argent reliait les deux femmes selon la même configuration qui enchaînait désormais Egwene à une inconnue.
Tout en se massant la joue gauche, l’inconnue en question vint s’accroupir à côté de la jeune fille. Avec ses longs cheveux noirs et ses yeux marron – le gauche provisoirement cerné d’un magnifique coquard –, la femme, plutôt jolie, devait avoir une dizaine d’années de plus que Nynaeve.
— Ta première leçon, dit-elle d’un ton assuré.
Il n’y avait pas d’animosité dans sa voix, cependant. Comme si elle voulait se montrer amicale et compréhensive.
— Je ne te punirai pas plus que ça, pour cette fois, parce que j’aurais dû me méfier, avec une nouvelle damane. Écoute-moi bien : tu es une damane – une Enchaînée, si tu préfères – et moi je suis une sul’dam, autrement dit Celle Qui Tient la Laisse. Lorsque le lien est établi, la damane éprouve tout ce que ressent la sul’dam, mais en deux fois plus fort. C’est vrai même pour la mort. Donc, si tu frappes ta sul’dam, tu te frappes toi-même, en quelque sorte, et en te faisant deux fois plus mal. Le même phénomène se produit si une tierce personne s’en prend à ta sul’dam. D’où la nécessité de veiller sur elle comme sur la prunelle de tes yeux. Je me nomme Renna. Comment t’appelles-tu ?
— Je ne suis pas… ce que vous dites…, murmura Egwene.
Elle tira sur le collier, qui ne bougea pas plus que la première fois. Elle envisagea de frapper Renna, de la jeter à terre et de lui arracher son bracelet, mais cette idée ne semblait pas très judicieuse. Même si les soldats ne volaient pas au secours de la sul’dam – pour l’instant, ils ignoraient superbement Egwene et Renna –, la jeune fille avait la quasi-certitude, situation déprimante s’il en fut, que l’histoire de la douleur doublement ressentie était vraie. Dès qu’elle touchait son œil gauche, elle devait s’empêcher de crier. Comme il n’était pas très enflé, son coquard serait peut-être plus petit que celui de Renna, mais ça lui faisait quand même un mal de chien.
— Liandrin Sedai, demanda-t-elle, pourquoi laissez-vous ces gens agir ainsi ?
Sans regarder la jeune fille, l’Aes Sedai se frotta distraitement les mains.
— La première chose que tu dois apprendre, dit Renna, c’est obéir à la lettre et sans retard.
Egwene cria de douleur. Du sommet du crâne à la plante des pieds, toute sa peau la brûlait et la démangeait comme si elle s’était roulée nue dans un buisson d’orties. La sensation augmentant, elle se raidit et inclina la tête en arrière.
— En général, les sul’dam pensent que leur damane n’a pas besoin d’un nom, à part celui qu’elles lui donnent. Mais c’est moi qui t’ai capturée et qui me chargerai de ta formation, et je n’appartiens pas à cette école. Donc, je te fais la grâce d’accepter que tu gardes ton nom. À condition que tu ne me déplaises pas trop. Et, là, je commence à m’énerver un peu. Tu veux t’entêter jusqu’à ce que je sois furieuse ?
Egwene serra les dents et enfonça les ongles dans ses paumes pour résister à l’envie de se gratter.
Allons, idiote, ce n’est jamais que ton nom !
— Egwene… Je me nomme Egwene al’Vere.
Aussitôt, l’insupportable brûlure disparut et l’irritation avec elle. Egwene osa enfin relâcher sa respiration.
— Egwene…, répéta Renna. Un très joli nom.
Horrifiée, la jeune fille sentit que sa « maîtresse » lui tapotait la tête.
Ainsi, c’était ça qu’elle avait entendu dans la voix de Renna. La gentillesse intéressée d’un dresseur de chiens, sans rapport avec la sympathie qu’on pouvait avoir pour un autre être humain.
— Là, c’est toi qui es furieuse ! railla Renna. Si tu as l’intention de me frapper, modère-toi, parce que ça te fera deux fois plus mal qu’à moi. Une dernière chose : ne tente pas de canaliser le Pouvoir. C’est interdit, sauf si je te l’ordonne.
Son œil la torturant, Egwene se releva et s’efforça d’ignorer Renna – dans la mesure où c’était possible, quand quelqu’un vous tenait en laisse.
La sul’dam ricana et Egwene sentit qu’elle s’empourprait de fureur. Elle aurait voulu s’approcher de Min, mais le mou que lui laissait Renna, à cet instant précis, ne le lui permettrait pas.
— Min, tu vas bien ? appela-t-elle.
La jeune femme s’assit sur les talons et hocha la tête – une initiative qu’elle sembla regretter aussitôt, à voir sa grimace.
Des éclairs zébrèrent le ciel et vinrent frapper des arbres, non loin de là. D’abord effrayée, Egwene eut un petit sourire ravi. Nynaeve était toujours libre, et Elayne aussi. Si quelqu’un pouvait les libérer, Min et elle, c’était bien l’ancienne Sage-Dame.
Cessant de sourire, Egwene foudroya Liandrin du regard. Pourquoi cette trahison ? Quelle que soit la réponse, l’Aes Sedai paierait cher sa vilenie.
Un jour, je ne sais pas encore comment…
Les huit porteurs se baissèrent, déposant le palanquin sur le sol. Suroth se leva majestueusement, tira soigneusement sur sa tunique et vint se camper devant Liandrin. Les deux femmes étant de la même taille, une paire d’yeux marron défia en duel deux petits lacs sombres comme la nuit.
— Tu devais m’en amener deux, dit Suroth. Au lieu de ça, j’en ai seulement une, avec deux autres en fuite. Et l’une d’elles est bien plus puissante – et de loin – qu’on me l’avait dit. Elle attirera nos patrouilles à deux lieues à la ronde.
— Je t’en ai amené trois, rectifia Liandrin. Si tu es incapable de les garder, notre maître devrait peut-être choisir quelqu’un d’autre dans vos rangs, afin d’être mieux servi. Tu as peur pour un rien, Suroth. Si des patrouilles déboulent, massacre-les !
Des éclairs déchirèrent de nouveau le ciel. Quelques secondes plus tard, la foudre frappa pas très loin de la clairière du Portail. Un nuage de poussière monta dans le ciel, mais Liandrin et Suroth ne parurent pas s’en inquiéter.
— Je peux encore revenir à Falme avec deux nouvelles damane, souffla Suroth. Laisser en liberté une Aes Sedai… (On eût juré que ces deux mots lui arrachaient la langue)… me fend le cœur.
Liandrin ne broncha pas, mais Egwene vit une aura menaçante se former autour d’elle.
— Attention, haute dame ! s’écria Renna. Elle se prépare à frapper !
Les soldats tendirent la main vers leur épée ou leur lance, mais Suroth se contenta de lever les mains et de sourire à Liandrin au-dessus de ses incroyables ongles.
— Tu ne feras rien contre moi, Aes Sedai… Notre maître en serait furieux, parce que je suis une pièce centrale dans son jeu, ici, et pas toi. Je suis sûre que tu as davantage peur de lui que de finir ta vie en portant le collier d’une damane.
Malgré la pâleur qui envahissait ses joues, un signe certain de fureur chez elle, Liandrin se fendit elle aussi d’un sourire :
— Mais toi, Suroth, tu le redoutes encore plus que l’éventualité d’être réduite en cendres par une Aes Sedai.
— Exactement… Il nous terrorise toutes les deux. Mais, au fil du temps, ses besoins changeront. Un jour, toutes les marath’damane seront enchaînées. Et ce sera peut-être moi qui aurai le privilège de passer un collier autour de ton charmant petit cou.
— Tu as raison, Suroth : les besoins de notre maître évolueront. Je te rappellerai cette prédiction le jour où tu seras contrainte de t’agenouiller devant moi.
À moins d’un quart de lieue, un grand massif de Chamaedaphne calyculata s’embrasa comme une torche.
— Ça devient lassant, soupira Suroth. Elbar, rappelle nos hommes.
L’homme au nez crochu décrocha de sa ceinture une petite corne de brume et souffla dedans, produisant un son étrangement aigu et grinçant.
— Tu dois trouver Nynaeve, dit Liandrin, visiblement choquée. Elayne n’a aucune importance, mais cette fille, Egwene, et la Sage-Dame devront être sur ton bateau lorsque tu lèveras l’ancre.
— Je connais les ordres, marath’damane, même si je donnerais cher pour mieux les comprendre…
— Mon enfant, lâcha Liandrin, superbement méprisante, si on ne t’en a pas dit plus, c’est que ce que tu sais suffit amplement. Souviens-toi : tu es là pour servir et pour obéir. Ces deux femmes doivent être conduites de l’autre côté de l’océan d’Aryth et elles devront y rester jusqu’à nouvel ordre.
— Je ne traînerai pas ici pour trouver Nynaeve… Si Turak me confie aux bons soins des Limiers de Vérité, je ne serai plus d’aucune utilité à notre maître. (Liandrin ouvrit la bouche pour lâcher une remarque acerbe mais, d’un geste, Suroth lui intima le silence.) Ces deux casse-pieds ne resteront pas en liberté bien longtemps. De toute façon, quand nous repartirons, nous emmènerons toutes les femmes capables de canaliser le Pouvoir qui vont et viennent sur cette presqu’île. Donc, si tu veux perdre ton temps à chercher des fantômes, libre à toi. Des patrouilles arriveront bientôt avec l’idée de devoir combattre les rebelles qui se cachent encore dans la nature. Certaines seront accompagnées d’Aes Sedai, et elles se ficheront de savoir quel maître tu sers. Si tu survis à cette rencontre, la laisse et le collier te prépareront à une nouvelle vie. Surtout, ne va pas croire que notre maître prendra le temps de te libérer, quand nous en serons tous là. Au contraire, il te méprisera d’avoir été assez stupide pour te faire piéger.
— Si une des deux femmes reste ici, Suroth, notre maître sera très mécontent de toi. Capture les deux, ou résigne-toi à payer ton erreur au prix fort.
Liandrin alla prendre sa monture par la bride. Puis elle franchit le Portail, qui se referma très vite sur elle.
Les soldats et les deux femmes – une sul’dam et sa damane, donc – partis à la poursuite de Nynaeve et Elayne revinrent sur ces entrefaites. Trois cavaliers tenaient chacun par la bride un cheval qui portait un cadavre en travers de son dos. D’abord terrifiée, Egwene fut rassurée de voir que tous les morts étaient revêtus d’une armure. Les « volontaires » n’avaient trouvé aucune des deux fugitives…
Min voulut se redresser, mais Elbar – l’homme au nez crochu – posa une botte entre ses omoplates et la fit tomber dans la poussière. Le souffle court, la jeune femme se recroquevilla sur elle-même.
— Haute dame, dit Elbar, je demande la permission de parler.
Suroth eut un geste nonchalant de la main.
— Cette bouseuse m’a blessé, haute dame… Si tu n’as rien de précis en vue pour elle…
Suroth acquiesça. Ravi, l’officier fit mine de dégainer son épée.
— Non ! cria Egwene.
Elle entendit Renna jurer d’agacement. Une seconde après, la brûlure et la démangeaison revinrent à la charge. Pires que la première fois. Mais, de toute façon, rien n’arrêterait la jeune fille.
— Haute dame, par pitié, c’est mon amie !
Une douleur comme elle n’en avait jamais éprouvé déchira le corps de la jeune fille. Elle tomba dans la poussière, la tête la première. Dévastée mais parfaitement lucide, elle vit Elbar dégainer son épée et la lever à deux mains au-dessus de la tête de Min.
— Non ! Par pitié !
Soudain, la douleur disparut – mais pas son souvenir, histoire de la dissuader de s’insurger. Sous ses yeux, Egwene vit apparaître les délicats escarpins en velours bleu de Suroth. La jeune femme nota distraitement qu’ils étaient couverts de poussière, mais son regard resta rivé sur Elbar, exécuteur des basses œuvres pour l’instant pétrifié, sa lame toujours prête à s’abattre sur le cou de Min.
— Cette souillon est ton amie ? demanda Suroth.
Egwene tenta de se redresser. Voyant la haute dame froncer les sourcils, elle renonça, se contentant de lever un peu la tête.
Je dois sauver Min, et tant pis si ça implique de m’humilier devant cette femme…
— Oui, haute dame, répondit Egwene avec un rictus qui, elle l’espérait, passerait pour un humble sourire.
— Si je l’épargne, lui permettant de venir te voir de temps en temps, suivras-tu notre enseignement sans rechigner ?
— Oui, haute dame…
Egwene aurait promis beaucoup plus que ça pour empêcher Elbar de décapiter Min ou de lui fendre le crâne en deux.
Et, tant que je ne pourrai pas faire autrement, j’irai même jusqu’à tenir mes promesses…
— Elbar, hisse cette fille sur sa selle et attache-la si elle ne tient pas droite toute seule. Si cette damane me déçoit, tu auras la tête de son amie…
Sur ces mots, la haute dame s’en retourna vers son palanquin.
Renna releva Egwene sans douceur et la poussa vers Bela. Mais la jeune fille n’avait d’yeux que pour Min. Elbar la rudoyait, bien sûr, mais elle semblait en bon état. Au point de monter en selle presque sans aide, au lieu de connaître l’humiliation d’être saucissonnée en travers.
L’étrange colonne s’ébranla. Le palanquin ouvrit la marche, Elbar le suivant de très près afin de répondre à la moindre demande de la haute dame. Renna, Egwene, Min et les autres femmes chevauchèrent derrière les soldats. La sul’dam qui aurait dû capturer Nynaeve, sa laisse encore serrée contre elle, semblait plus que morose.
Très vite, la fumée qui montait du massif de Chamaedaphne calyculata ne fut plus qu’une fine colonne à peine visible dans le dos du petit groupe.
— La haute dame s’est adressée à toi, dit Renna, et c’est un grand honneur. Dans d’autres circonstances, je t’aurais laissée porter un ruban pour manifester ta fierté. Mais puisque c’est toi qui as attiré son attention sur ta petite personne…
Egwene hurla quand une cravache sembla s’abattre entre ses omoplates, puis sur ses cuisses et sur ses bras. Alors que les coups venaient de toutes les directions, impossibles à dévier parce qu’immatériels, la jeune fille ne put s’empêcher de lever les bras pour se protéger. Furieuse de gémir ainsi, elle serra les dents, mais ne put rien faire contre les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Bela hennit et s’énerva, mais la laisse argentée, le mou réduit au minimum, l’empêcha de s’écarter du cheval de Renna.
Blasés, les soldats ne jetèrent même pas un coup d’œil en arrière.
— Que lui faites-vous ? cria Min. Egwene ? Arrêtez ça !
— Ta vie ne tient qu’à un fil… Min, c’est ça ? (Renna ricana.) Que ce soit aussi une leçon pour toi : tant que tu te mêleras de ce qui ne te regarde pas, je continuerai !
Min leva un poing… mais le laissa retomber.
— Je resterai à ma place, c’est promis… Mais, je vous en conjure, arrêtez ! Egwene, je suis désolée…
Comme pour montrer à Min que son intervention n’avait servi à rien, les coups invisibles continuèrent à pleuvoir quelques minutes. Quand ce fut terminé, Egwene ne parvint pas à cesser de trembler. Cette fois, la douleur ne s’estompait pas… Relevant une manche de sa robe, elle s’attendit à trouver sur sa peau des zébrures roses. Elle ne découvrit rien. Pourtant, la souffrance était bel et bien là.
— Ce n’était pas ta faute, Min…
Bela secoua la tête, les yeux ronds comme des soucoupes, et sa cavalière lui flatta l’encolure.
— Ni la tienne, d’ailleurs…
— Tu es la seule responsable, Egwene, dit Renna d’un ton professoral, comme si elle s’adressait à une élève à la compréhension un peu ralentie. Lorsqu’une damane est punie, c’est toujours sa faute, même si elle ne sait pas pourquoi. Vois-tu, une Enchaînée doit en permanence anticiper les désirs de sa sul’dam. Mais, cette fois, tu sais très bien pourquoi je t’ai châtiée. Comme des meubles ou des outils, les damane doivent être toujours présentes et prêtes à être utilisées. Mais elles n’ont en aucun cas le droit de se mettre en avant. Surtout quand elles se trouvent en présence d’un membre de la Lignée.
Egwene se mordit la lèvre inférieure pour ne pas hurler de rage.
C’est un cauchemar… Pourquoi Liandrin nous a-t-elle trahies ? Au nom de quoi suis-je condamnée à ce calvaire ?
— Puis-je… eh bien, puis-je poser une question ?
— Quand tu es avec moi, la réponse est « oui »… Beaucoup de sul’dam te tiendront en laisse au fil des années, car nous sommes bien plus nombreuses que les damane. Certaines d’entre elles t’écorcheront vive si tu oses lever les yeux ou ouvrir la bouche sans autorisation, mais je ne suis pas ainsi. Tant que tu restes respectueuse, je ne vois pas pourquoi je t’empêcherais de parler.
Une des autres sul’dam ricana ouvertement. Egwene nota qu’elle était liée à une jolie brune aux cheveux noirs qui regardait en permanence ses mains.
— Liandrin…, commença Egwene.
Pas question de donner son titre à cette vipère !
— Oui ?
— La haute dame et elle ont parlé du maître qu’elles servent toutes les deux.
Une image vint à l’esprit d’Egwene : celle de l’homme qui hantait ses rêves avec sa peau brûlée et ses yeux de flammes. Mais cette possibilité était trop horrible pour qu’elle aille plus loin sur cette voie.
— Qui est ce maître ? Que me veut-il ? Que veut-il à… Min ?
Ne pas nommer Nynaeve était une attitude enfantine, Egwene en avait conscience. Même si elle ne la mentionnait pas, ces gens n’étaient pas susceptibles de l’oublier. En particulier la sul’dam aux yeux bleus qui revenait bredouille de l’expédition.
— Les affaires de la Lignée ne me regardent pas – et toi encore moins. La haute dame me dit ce qu’elle juge utile que je sache, et je ferai de même avec toi. Tout ce que tu entendras et verras d’autre, tu devras le tenir pour nul et non avenu. C’est le secret de la sécurité, surtout pour une damane. Vous êtes trop précieuses pour qu’on vous abatte comme du bétail mais, au-delà des punitions de base, il existe des châtiments plus définitifs. Comme vous couper la langue ou les mains… Pour une damane, ni l’une ni les autres ne sont indispensables.
Bien que la température fût clémente, Egwene frissonna. Quand elle réajusta sa cape sur ses épaules, ses mains frôlèrent la laisse et elle sursauta, révulsée.
— C’est horrible, ce que vous faites… Comment peut-on infliger ça à un être humain ? Et quel esprit pervers a eu cette idée ?
La sul’dam aux yeux bleus eut un grognement haineux.
— Renna, cette fille serait beaucoup mieux sans sa langue !
Renna eut un sourire patient.
— En quoi est-ce horrible ? Pouvons-nous laisser en liberté une femme dotée de tous les pouvoirs dont bénéficient les damane ? Parfois, certains hommes naissent avec l’aptitude de canaliser – il paraît que le phénomène se produit aussi chez vous – et ils doivent être éliminés, bien entendu. Mais les femmes ne deviennent pas folles. Ne sont-elles pas mieux avec un collier autour du cou qu’en train de lutter pour la puissance séculière ? Quant à la personne qui imagina l’a’dam, figure-toi, mon enfant, que c’était une Aes Sedai.
Voyant Renna éclater de rire, Egwene devina que cette révélation devait l’avoir laissée bouche bée de stupeur.
— Lorsque Luthair Paendrag Mondwin, le fils d’Artur Aile-de-Faucon, affronta pour la première fois les Armées de la Nuit, beaucoup d’Aes Sedai figuraient dans leurs rangs. Ces femmes se livraient des guerres intestines pour la puissance et elles utilisaient le Pouvoir de l’Unique sur les champs de bataille. L’une d’entre elles, Deain, décida un jour qu’elle avait davantage à gagner en se mettant au service de l’Empereur – bien entendu, à l’époque, Luthair n’était pas encore Empereur, mais passons sur ce point. Ayant constaté qu’il n’avait pas d’Aes Sedai parmi ses troupes, Deain vint le voir avec un artefact qu’elle avait créé. Le premier a’dam, passé au cou d’une de ses sœurs. Alors que cette Aes Sedai-là ne voulait pas servir Luthair, le collier l’y obligea. Ensuite, Deain fabriqua d’autres artefacts, on forma les premières sul’dam, et les Aes Sedai capturées durent se résoudre à accepter d’être seulement des marath’damane. En d’autres termes, Celles Qui Doivent Être Enchaînées…
» D’après ce qu’on raconte, lorsqu’on lui passa un collier autour du cou, Deain cria si fort que les murs de la Tour de Minuit en tremblèrent. Mais elle était une marath’damane, alors pourquoi l’aurait-on laissée en liberté ? Quant à toi, si tu fais partie des prodiges capables de fabriquer un a’dam, tu seras dorlotée jusqu’à la fin de tes jours, tu peux me croire…
Egwene regarda autour d’elle, étudiant le paysage. La plaine cédait la place à une série de basses collines et la forêt se réduisait maintenant à quelques bosquets isolés – mais encore assez grands pour qu’elle puisse y semer des poursuivants.
— Dois-je me réjouir à l’idée de devenir un gentil chien domestique ? Toute une vie passée à être tenue en laisse par des maîtresses et des maîtres…
— Pas de maîtres ! fit Renna, amusée. Les sul’dam ne sont jamais des hommes. Si un mâle passait mon bracelet à son poignet, ça ferait autant d’effet que de l’accrocher à un portemanteau. Dans la plupart des cas, au moins…
— Plus rarement, intervint la sul’dam aux yeux bleus, cet homme et toi crèveriez en braillant comme des cochons qu’on égorge.
Avec ses traits durs et sa bouche trop fine, cette femme devait en permanence avoir l’air d’être furieuse. Une constatation qui ne rassura en rien Egwene.
— De temps en temps, l’Impératrice s’amuse un peu avec des seigneurs en les reliant à une damane. Les cobayes suent de peur, ce qui divertit beaucoup la cour des Neuf Lunes. Tant que le jeu n’est pas terminé, les seigneurs ignorent s’ils s’en sortiront vivants. C’est pareil pour les damane, bien entendu.
— Seule l’Impératrice peut se permettre de gaspiller ainsi de précieuses damane, Alwhin, dit sèchement Renna. Je n’ai pas l’intention de former cette fille pour qu’elle finisse comme ça !
— En guise de formation, je n’ai pas vu grand-chose jusque-là, Renna… En revanche, que de bavardage, comme si cette damane et toi étiez des amies d’enfance.
— Il est peut-être temps de découvrir ce qu’elle peut faire, concéda Renna. Egwene, tu vois ce chêne, au sommet de la colline suivante ? Es-tu capable d’utiliser le Pouvoir à cette distance ?
Egwene regarda l’arbre qui se dressait à quelque sept ou huit cents pas devant le palanquin. Jusque-là, elle n’avait jamais rien tenté qui dépassât la longueur de ses bras, mais ça ne voulait pas dire qu’elle échouerait.
— Je ne sais pas, répondit-elle.
— Essaie ! ordonna Renna. Sens l’arbre et entre en contact avec la sève qui coule en lui. Puis fais-la chauffer au point qu’elle s’évapore jusqu’à la dernière goutte. Tu vois ce que je veux dire ?
Très troublée, Egwene découvrit qu’elle brûlait d’envie d’obéir à Renna. Deux jours durant, elle n’avait pas canalisé ni même touché au saidar. Le désir de sentir couler en elle le Pouvoir la faisait trembler d’anticipation.
— Je ne veux pas…, commença-t-elle avant de se corriger : je ne peux pas…
Elle avait décidé de résister, mais les stigmates de la cravache invisible restaient trop douloureux pour qu’elle se révolte ouvertement.
— C’est trop loin, et je n’ai aucune expérience de telles distances…
Une des sul’dam ricana méchamment.
— Elle n’a même pas essayé, dit Alwhin.
Renna secoua la tête avec une sorte de tristesse mêlée d’amertume.
— Quand on est une sul’dam depuis assez longtemps, dit-elle, on devine bien des choses sur les damane sans avoir besoin de porter un bracelet. Mais quand on est liée à une damane, on sait si elle a canalisé le Pouvoir ou non. Egwene, tu ne dois jamais me mentir, ni essayer de tromper une autre sul’dam.
Soudain, la cravache invisible revint, mettant Egwene à la torture. Hurlant de douleur, elle tenta de frapper Renna, mais celle-ci écarta son bras sans difficulté. La loi de la « double douleur » jouant à plein, la jeune fille eut l’impression que sa tortionnaire lui avait frappé le bras avec un bâton. Elle talonna Bela, espérant s’enfuir, mais Renna tira sur la laisse, manquant la faire basculer de sa selle.
Alors, Egwene voulut entrer en contact avec le saidar, afin de blesser Renna juste assez pour qu’elle cesse de la torturer. Mais la sul’dam secoua la tête avec un rictus mauvais. Comme si on l’écorchait vive, Egwene hurla à s’en casser les cordes vocales. L’ignoble souffrance dura jusqu’à ce qu’elle ait renoncé à atteindre le saidar, les coups invisibles continuant bien après cet instant. Egwene voulut crier qu’elle était prête à faire ce qu’on lui demandait, si son calvaire cessait, mais aucun mot ne consentit à sortir de sa gorge.
Dans ce déchaînement de fureur, elle eut vaguement conscience que Min tentait de venir chevaucher à ses côtés. Elle vit Alwhin arracher des mains de Min les rênes de sa monture, puis entendit une des sul’dam parler sèchement à sa damane, qui riva alors les yeux sur Min.
Ce fut alors au tour de l’amie d’Egwene de crier et de battre des bras comme si elle tentait d’écarter une arme invisible ou de chasser un vol de frelons. Immergée dans sa propre douleur, Egwene eut le sentiment que celle de Min était trop lointaine pour la concerner.
Les cris des deux femmes incitèrent quelques soldats à se retourner sur leur selle. Mais un regard suffit à les convaincre qu’il ne se passait rien de grave. Les querelles entre sul’dam et damane ne les concernaient pas, et ils le prouvèrent en éclatant de rire.
Le calvaire d’Egwene menaçait d’être infini. Il eut pourtant une fin, qui la laissa vidée de ses forces, des larmes dans les yeux et la tête enfouie dans la crinière de Bela, totalement dépassée par la situation.
— J’aime que tu sois une forte tête, dit alors Renna. Les meilleures damane sont celles dont on peut briser la résistance et modeler le caractère.
Egwene ferma les yeux et regretta de ne pas pouvoir se boucher les oreilles afin de ne plus entendre sa tortionnaire.
Je dois m’enfuir… Oui, mais comment ? Nynaeve, aide-moi ! Lumière, fais que quelqu’un vienne à mon secours !
— Tu seras une des meilleures, bientôt, dit Renna, très satisfaite.
Comme une maîtresse fière de son chien, elle caressa les cheveux d’Egwene.
Nynaeve se pencha sur sa selle pour regarder sur la gauche de l’écran de broussailles épineuses qui la dissimulait à la vue. Elle découvrit quelques arbres isolés, certains feuillages changeant déjà de couleur et d’autres non, selon la variété de végétal. La plaine qui s’étendait devant elle semblait déserte. À part la colonne qui montait du massif de Chamaedaphne calyculata.
Cet incendie était son œuvre, comme un des éclairs qui avaient déchiré un ciel sans nuages. Elle avait également eu recours à un certain nombre de techniques qu’elle n’aurait pas songé à utiliser avant que ces deux fichues femmes les essaient sur elle.
Deux fichues femmes qui formaient une équipe, à l’évidence, même si l’une – celle qui portait un collier – semblait enchaînée à l’autre. Au fond, celle qui avait le bracelet n’était guère plus libre… En tout cas, une des deux au moins était une Aes Sedai. Nynaeve n’avait jamais pu les voir assez bien pour distinguer l’aura du Pouvoir, mais ça n’était pas nécessaire pour qu’elle se forge une conviction.
J’aurai bien du plaisir à raconter ça à Sheriam… Les Aes Sedai ne doivent pas utiliser le Pouvoir comme une arme, non ?
Pour se défendre, l’ancienne Sage-Dame avait dû s’y résoudre. Au minimum, elle avait renversé les deux femmes comme des quilles avec son éclair, et elle avait vu un soldat – son cadavre, plutôt – brûler après qu’elle lui eut jeté dessus une lance de feu.
Depuis un bon moment, elle n’avait plus aperçu l’ombre d’un membre du « comité d’accueil ». Un point qui n’était pas que positif…
De la sueur ruisselait sur le front de Nynaeve, et ce n’était pas seulement à cause de la fatigue. Son lien avec le saidar était rompu, et elle ne parvenait pas à le rétablir. Au début, quand elle était furieuse à cause de la trahison de Liandrin, le saidar était venu à elle sans même qu’elle en ait conscience, le Pouvoir de l’Unique coulant en elle comme un torrent. Exaltée, elle avait eu le sentiment que rien ne lui était impossible. Tant que les inconnus l’avaient traquée, la colère s’était chargée de l’alimenter en énergie. Et voilà que ses adversaires avaient disparu ! Ne voyant plus aucun chasseur, elle avait commencé à redouter de tomber dans un piège subtil – en même temps, ce répit tout relatif l’avait incitée à s’inquiéter au sujet d’Egwene, Elayne et Min. À présent, elle devait regarder la vérité en face : la peur avait pris en elle le dessus sur la colère. Mais c’était cette dernière qui pouvait la sauver…
Soudain, une ombre bougea derrière un arbre.
Le souffle court, Nynaeve tenta d’entrer en contact avec le saidar. Mais tout ce qu’elle avait appris en compagnie de Sheriam et des autres – toutes ces fleurs imaginaires qui s’épanouissaient devant son œil mental et tous ces cours d’eau symboliques dont elle contenait le flot tumultueux telle une digue – ne lui servit à rien. Elle sentait toujours la Source Authentique, mais sans parvenir à y accéder.
Quand Elayne sortit de derrière l’arbre, ramassée sur elle-même comme un félin prêt à bondir, l’ancienne Sage-Dame soupira de soulagement. La robe froissée et les cheveux en bataille, la Fille-Héritière regardait autour d’elle avec les yeux affolés d’une biche prise au piège. Mais la main qui brandissait sa dague ne tremblait pas.
Tirant sur les rênes de sa monture, Nynaeve sortit de sa cachette.
Elayne sursauta, porta une main à sa gorge puis exhala un profond soupir. Dès que Nynaeve eut sauté de sa selle, les deux femmes s’étreignirent, se réconfortant mutuellement.
— Un moment, dit Elayne quand elles se séparèrent, j’ai cru que tu étais… Sais-tu où sont nos ennemis ? Deux hommes me suivaient, et ils étaient sur le point de me rattraper. Mais une sonnerie de corne a retenti, et ils ont tourné bride, galopant comme des fous dans la direction d’où ils venaient. Ils m’avaient en ligne de mire, et ils m’ont laissée filer…
— J’ai entendu la corne. Depuis, plus l’ombre d’un adversaire. As-tu vu Egwene ou Min ?
Elayne s’assit à même le sol puis secoua la tête.
— Pas depuis que ce sale type a frappé Min pendant qu’une des femmes mettait je ne sais quoi autour du cou d’Egwene. Avant de m’enfuir, c’est tout ce que j’ai vu. Mais je doute que nos amies se soient échappées. J’aurais dû les aider. Min a blessé l’homme qui me tenait, et Egwene… J’ai couru d’instinct, dès que j’ai compris que j’étais libre. Ma mère devrait épouser Gareth Bryne et donner le jour à une autre fille tant qu’elle le peut encore. Je suis indigne du trône…
— Arrête de dire des idioties ! Sinon, souviens-toi que j’ai des racines de langue-de-mouton dans ma bourse…
La tête entre les mains, Elayne ne réagit pas à cette saillie.
— Petite, écoute-moi… Suis-je restée pour affronter une cinquantaine d’hommes armés et plusieurs Aes Sedai ? Non, j’ai fui, comme toi. Si tu ne l’avais pas fait, tu serais prisonnière – au mieux – et morte si les choses avaient mal tourné. À première vue, ces gens s’intéressent seulement à Egwene et à moi. Donc, ils t’auraient peut-être tuée.
Mais que nous veulent-ils, justement ? Pourquoi Egwene et moi, spécifiquement ? Et cette trahison de Liandrin, à quoi rime-t-elle ?
Des questions qui resteraient sans réponse, au moins pour le moment.
— Si j’étais morte en volant à leur secours…, commença Elayne.
— Tu serais morte, un point c’est tout, coupa Nynaeve. Qu’est-ce que ça te mettrait dans la poche ? Et à nos amies ? Bon, relève-toi et époussette ta robe.
Nynaeve sortit une brosse de ses sacoches de selle.
— Et recoiffe-toi !
Elayne obéit et eut un petit sourire.
— Tu me fais penser à Lini, ma vieille nourrice. (La Fille-Héritière grimaça dès qu’elle eut entrepris de démêler ses cheveux.) Mais comment allons-nous aider Egwene et Min ? Quand tu es furieuse, tu vaux largement une sœur expérimentée, mais nos adversaires disposent de plusieurs femmes capables de canaliser. Je déteste penser que ce sont des Aes Sedai, et pourtant, c’est bien possible, au fond… En plus, nous ne savons même pas dans quelle direction ces gens sont partis.
— L’ouest, dit Nynaeve. Suroth a parlé de Falme et, sur la pointe de Toman, il n’y a rien de plus occidental, à part l’océan. J’espère que Liandrin y sera aussi, histoire de lui faire regretter le jour où son père a posé les yeux sur sa mère. Mais d’abord, nous devons nous procurer des vêtements du coin. J’ai vu des Domani et des Tarabonaises, à la tour, et leurs tenues n’avaient rien à voir avec les nôtres. Or, nous devrons nous fondre dans la foule, à Falme…
— Je n’aurais rien contre une robe domani… Ma mère ferait une attaque si elle savait que j’ai porté une tenue si aguichante, et Lini me sermonnerait jusqu’à plus soif, mais ça m’amuserait. Cela dit, même si nous trouvons un village, comment renouveler notre garde-robe ? Je n’ai qu’une dizaine de pièces d’or et le double en argent. Et toi ? Il y a de quoi tenir deux ou trois semaines, mais que faire après ?
— La novice de Tar Valon continue de penser comme la Fille-Héritière du royaume d’Andor, dit Nynaeve, amusée. Je n’ai pas le dixième de ta fortune mais, à nous deux, ça nous permettra de vivre confortablement pendant deux ou trois mois ! Davantage, si nous sommes économes. Je n’ai pas l’intention de « renouveler notre garde-robe », ni d’acheter des vêtements neufs. Ma robe grise brodée de fil d’or et décorée de perles nous rendra de grands services, tu verras… Si nous trouvons une femme prête à la troquer contre deux ou trois robustes ensembles, je te donnerai ma bague et c’est moi qui jouerai la novice…
Nynaeve monta en selle et tendit la main à Elayne pour qu’elle se hisse en croupe.
— Que ferons-nous quand nous serons à Falme ? demanda la Fille-Héritière une fois assise.
— Je ne le saurai pas avant que nous y soyons… Tu es sûre de vouloir venir ? Ce sera dangereux.
— Plus que pour Min et Egwene ? Si la situation était inversée, elles ne nous laisseraient pas tomber. Alors, on s’en va ou on sèche sur place ?
Nynaeve orienta sa monture en direction de l’ouest.
— Nous devrons être prudentes, Elayne… Les Aes Sedai que nous connaissons savent identifier au premier coup d’œil une femme capable de canaliser le Pouvoir. Ces étranges femmes risquent de nous repérer de loin dans une foule, et ça ne nous facilitera pas la tâche.
Elles en avaient après Egwene et moi, mais pourquoi ?
— Je suis d’accord pour la prudence… Tu avais raison, nous faire prendre n’aiderait pas nos amies. (Elayne marqua une pause.) Tu crois que c’était un tissu de mensonges ? Je parle de ce que nous a dit Liandrin au sujet de Rand et des autres. En principe, les Aes Sedai ne mentent pas…
Nynaeve pensa aux serments dont lui avait parlé Sheriam. Avant d’accéder au statut de sœur, une Acceptée devait jurer – en tenant un ter’angreal qui sanctifiait ses paroles – de ne jamais dire un mot qui ne fût pas la vérité. Mais, comme tout le monde le savait, la conception de la vérité des Aes Sedai n’était pas celle du commun des mortels.
— Je parie que Rand, en ce moment même, se réchauffe devant la cheminée du seigneur Agelmar, à Fal Dara…
De toute façon, je ne peux pas m’inquiéter pour lui, en ce moment. Egwene et Min ont la priorité !
— Je suppose que tu as raison…, soupira Elayne. (Elle se tortilla dans le dos de Nynaeve.) Si Falme est loin d’ici, j’entends avoir droit à la selle la moitié du temps. Être en croupe n’a rien de confortable. Et, si tu laisses ce cheval flâner à sa guise, nous n’arriverons jamais !
Nynaeve talonna la jument. Surprise, Elayne poussa un petit cri et s’accrocha à la cape de sa compagne.
L’ancienne Sage-Dame se promit de laisser la selle à Elayne quand son tour viendrait et de ne pas gémir de douleur si la jeune femme lançait leur monture au galop. Cela dit, elle accorda une attention très distraite aux protestations de sa passagère. Plongée dans ses pensées, elle espérait avoir surmonté sa peur en arrivant à Falme, histoire de se mettre dans une colère noire.
Le vent se rafraîchit, augurant une détérioration prochaine du climat.