IV


Le vendredi matin, comme toujours, Briar se leva juste avant l’aube, et alluma une bougie pour s’éclairer.

Ses vêtements étaient là où elle les avait laissés. Elle remplaça la chemise de la veille par une autre, propre, mais enfila le même pantalon et rentra les étroits revers dans ses bottes. Sa ceinture était accrochée à un montant du lit. Elle s’en saisit et la serra autour de sa taille, bien plus que ce qu’il n’aurait fallu pour assurer son confort. Une fois réchauffé par son corps, le cuir s’y adapterait mieux.

Après avoir lacé ses bottes et mit la main sur une épaisse veste en laine qu’elle enfila par-dessus sa chemise, elle récupéra son manteau pendu à l’autre montant du lit et passa ses bras dans les manches.

Dans le couloir, elle n’entendit aucun son provenant de la chambre de son fils, pas même un léger ronflement ou un froissement de draps. Ce n’était pas encore l’heure, pour lui, de se réveiller, même les jours d’école, où il s’abstenait d’ailleurs régulièrement d’aller.

Briar avait déjà vérifié qu’il savait lire correctement, et il comptait et additionnait mieux que bien des gamins qu’elle connaissait. Alors elle ne s’inquiétait pas trop. L’école aurait été un bon moyen de l’écarter des ennuis, mais c’était souvent en soi une source de problèmes. Avant le Fléau, lorsque la ville était suffisamment active, on comptait plusieurs établissements scolaires. Mais, par la suite, confrontés à une population décimée ou parsemée, les professeurs n’étaient pas toujours restés et la discipline s’était nettement relâchée.

Briar se demanda quand la guerre s’arrêterait à l’est. Les journaux en parlaient en termes enthousiastes. Une guerre civile, une guerre entre les États, une guerre d’indépendance ou une guerre d’agression. Tout cela semblait épique et, après dix-huit ans de lutte continuelle, ça l’était sûrement devenu. Mais si seulement la guerre s’achevait, alors peut-être cela vaudrait-il la peine de repartir vers l’autre côte. En récupérant tout ce qu’elle pourrait et en réunissant ses économies, peut-être serait-il possible de rassembler l’argent nécessaire pour recommencer à zéro, dans une ville où personne ne saurait rien de ses défunts mari et père. Ou, si l’occasion de partir ne se présentait pas, Washington pourrait devenir un État digne de ce nom et pas simplement un territoire distant. Si Seattle faisait partie d’un État, alors l’Amérique devrait envoyer de l’aide, n’est-ce pas ? Cela permettrait de bâtir un mur plus robuste ou peut-être de faire quelque chose pour traiter le gaz piégé à l’intérieur. Des médecins pourraient venir pour rechercher des traitements contre l’empoisonnement dû au gaz et, avec l’aide de Dieu, peut-être même parvenir à le soigner.

Cette pensée qui aurait dû être exaltante la laissa de marbre. À six heures du matin, alors qu’elle entamait une marche de trois kilomètres dans une vasière, Briar n’était pas d’humeur.

Le soleil se levait lentement et le ciel prenait la teinte diurne habituelle, grise et laiteuse, dont il ne se départait jamais avant le printemps. La pluie, qui tombait de biais car elle était vivement rabattue par le vent, arrivait à s’immiscer sous le chapeau en cuir à large bord que portait Briar ; elle remonta dans ses manches et coula le long de ses bottes jusqu’à ce qu’elle ait les pieds gelés et que ses mains prennent l’aspect de la peau de poulet encore cru.

Lorsqu’elle arriva à l’usine, elle avait le visage complètement engourdi par le froid, mais aussi légèrement brûlé par cette pluie à l’odeur étrange.

Elle contourna l’énorme enceinte dont la masse se détachait au bord du Puget Sound. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’usine pompait les eaux de pluie et celles des nappes phréatiques. On les purifiait, les traitait, les nettoyait jusqu’à obtenir une eau suffisamment pure pour être bue et utilisée pour la toilette. C’était une procédure lente et laborieuse qui demandait beaucoup de main-d’œuvre, mais était indispensable. Le Fléau avait empoisonné l’écosystème jusqu’à ce que l’eau des criques et des courants, contaminée, en ressorte jaunie. Même la pluie, quasiment constante, n’inspirait pas confiance. Les nuages qui la portaient pouvaient être passés au-dessus de la ville emmurée et avoir absorbé suffisamment de toxines pour mettre la peau à vif et faire déteindre les peintures.

Mais on pouvait faire bouillir l’eau, filtrer le Fléau, le faire passer à l’état de vapeur et le filtrer à nouveau. Et, après dix-sept heures de traitement, consommer l’eau sans danger.

D’imposants chariots tirés par de grands chevaux de trait emportaient l’eau dans des tonneaux et approvisionnaient les habitants, quartier par quartier. Elle était vidée dans des réservoirs collectifs où les familles la récupéraient.

Mais tout d’abord, il fallait qu’elle passe à l’usine de traitement des eaux. C’est là que Briar Wilkes et plusieurs centaines d’autres ouvriers passaient dix à quinze heures par jour à accrocher et décrocher des bonbonnes et des réservoirs en cuivre, et à les faire passer d’un poste à l’autre, d’un filtre à l’autre. La plupart des bidons étaient suspendus et pouvaient être déplacés à l’aide d’une glissière, mais certains étaient construits dans le sol et devaient donc être poussés d’une bouche à une autre, comme les pièces d’un puzzle coulissant.

Briar monta l’escalier à l’arrière du bâtiment et souleva la barre qui fermait l’entrée des ouvriers.

Elle eut un mouvement de recul lorsqu’elle aspira une pleine bouffée de l’air chaud et humide qui stagnait dans les lieux. Elle récupéra ses gants de travail dans l’angle opposé de la pièce, dans un des casiers où les ouvriers rangeaient les affaires qui appartenaient à l’entreprise. Ce n’était plus ceux en laine épaisse qu’elle portait durant son temps libre, mais des gants en cuir épais qui protégeaient ses mains contre le métal surchauffé des réservoirs.

Elle ne remarqua pas la peinture avant d’avoir entièrement enfilé le gant gauche. Sur la paume, le long des doigts et sur le dos des phalanges, quelqu’un avait tracé des traînées bleues. Le deuxième gant avait subi le même sort.

Briar était seule dans la zone réservée aux ouvriers. Elle était en avance et la peinture était sèche. Le méfait remontait donc à la nuit dernière, après son départ. Il n’y avait personne en particulier à accuser. Elle soupira et passa ses doigts dans le gant droit. Au moins, cette fois-ci, personne n’avait rempli l’intérieur de peinture. Ils étaient toujours portables et elle n’aurait pas à les remplacer. Peutêtre même que, plus tard, elle parviendrait à les nettoyer.

— Ils ne s’en lasseront jamais, soupira-t-elle. Seize foutues années. On pourrait croire que la blague a fait son temps.

Elle déposa ses propres gants en laine sur l’étagère qui avait, par le passé, porté son nom. Elle y avait écrit « Wilkes », mais quand elle avait eu le dos tourné, quelqu’un avait barré l’inscription et l’avait remplacée par « Blue ». Elle l’avait biffée et avait réécrit « Wilkes », et le jeu s’était poursuivi encore et encore, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune place sur l’étiquette pour écrire quoi que ce soit. Tout le monde toutefois savait à qui appartenait ce casier.

Personne n’avait touché à ses lunettes et elle en fut soulagée. Les gants étaient déjà suffisamment chers et le matériel proposé par la société lui aurait coûté une semaine de salaire.

Tous les ouvriers avaient des lunettes équipées de verres polarisants. Pour des raisons que personne ne comprenait vraiment, cela permettait à celui ou celle qui les portait de voir le Fléau tant redouté. Même en quantité infime, il apparaissait alors sous forme d’un halo mi-jaunâtre mi-verdâtre qui suintait et s’écoulait goutte à goutte. Bien que le Fléau soit techniquement une substance gazeuse, il était très lourd et coulait ou s’agglutinait comme une épaisse vase.

Briar attacha les encombrantes lunettes derrière sa tête et accrocha son manteau à une patère. Elle s’empara d’une clé anglaise qui était presque aussi longue que son avant-bras et se rendit à l’étage principal pour commencer sa journée, laquelle allait consister à faire passer des creusets bouillants d’un poste à un autre.

Dix heures plus tard, elle enleva ses gants, s’extirpa de ses lunettes et les abandonna sur son étagère.

Elle ouvrit la porte métallique pour constater qu’il pleuvait toujours dehors, ce qui ne la surprit pas. Elle attacha la lanière de son grand chapeau à bord rond sous son menton. Elle n’avait vraiment pas envie que plus de mèches orange, conséquences de la pluie contaminée, viennent se mêler à sa chevelure sombre. Elle serra son manteau contre elle et enfonça les mains dans ses poches, puis elle prit le chemin du retour.

Pour revenir du travail, il lui fallait aller presque tout droit en remontant la colline, mais elle avait le vent dans le dos. Les rafales soulevaient l’océan en vagues et poussaient celles-ci jusqu’à ce qu’elles viennent s’écraser aux limites de la vieille ville. Le trajet en lui-même était long mais familier, et elle le parcourait sans faire particulièrement attention au vent ou à l’eau. Elle y était tellement habituée que ce n’était plus qu’un fond sonore, désagréable certes, mais qu’elle ne remarquait plus, hormis quand elle avait les orteils engourdis à cause du froid et devait taper du pied pour retrouver ses sensations.

La nuit tombait à peine quand elle arriva chez elle.

Cela lui fit plaisir de façon presque enivrante. En hiver, il était si rare qu’elle rentre chez elle avant que le ciel soit entièrement noir qu’elle était stupéfaite de pouvoir gravir les marches tordues en apercevant quelques taches de rose entre les épais nuages.

Et, même s’il s’agissait d’une maigre victoire, elle eut envie de la fêter.

D’abord, pensa-t-elle, il lui faudrait s’excuser auprès d’Ezekiel. Elle pourrait lui demander de s’asseoir et discuter avec lui, s’il voulait bien l’écouter. Elle lui raconterait quelques histoires si besoin. Mais pas tout, bien sûr.

Il était impossible qu’il soit au courant des pires détails, même s’il pensait probablement le contraire. Briar connaissait les histoires qui circulaient. Elle les avait entendues de ses propres oreilles et des dizaines de policiers, journalistes et survivants furieux étaient venus lui poser les mêmes questions à plusieurs reprises.

Alors Zeke les avait certainement entendues également. Il avait été accablé à l’école par tous ces commérages alors qu’il était encore assez petit pour pleurer devant tous. Une fois, il y avait des années de cela, alors qu’il lui arrivait à peine à la taille, il avait demandé si tout cela était vrai. Est-ce que son père avait vraiment construit la terrible machine qui avait détruit la ville jusqu’à ce qu’elle s’effondre en partie dans le sol ? Est-ce qu’il avait vraiment exhumé le Fléau ?

« Oui, lui avait-elle répondu, c’est ainsi que ça s’est passé, mais je ne sais pas pourquoi. Il ne me l’a jamais expliqué. Ne me pose plus de questions. »

Et, effectivement, il ne lui avait plus jamais posé de questions, même si Briar aurait parfois souhaité qu’il le fasse. S’il le lui demandait, elle arriverait peut-être à lui raconter quelque chose de positif, quelque chose d’agréable. Il n’y avait pas eu que de la peur et de l’étrangeté, après tout. Elle avait véritablement aimé son mari à une époque, et il y avait des raisons à cela. Tout n’était pas imputable qu’à son immaturité et à l’argent.

(Oh, elle savait qu’il était riche, et peut-être qu’à certains égards l’argent avait encouragé sa naïveté. Mais tout n’avait pas entièrement reposé là-dessus.)

Elle pouvait raconter à Zeke des histoires de fleurs envoyées en cachette, de billets écrits avec une encre qui était presque magique par sa façon de briller, de brûler, puis de s’évanouir. Il y avait eu de charmantes babioles et de plaisants jouets. Une fois, Leviticus lui avait fabriqué une broche qui ressemblait à un bouton de manteau, mais lorsqu’on faisait tourner le bord en métal ouvragé, de minuscules engrenages contenus à l’intérieur faisaient résonner une délicieuse mélodie.

Si Zeke avait posé la question, elle aurait pu partager une ou deux anecdotes qui auraient dressé de l’homme un portrait ressemblant moins à celui d’un monstre.

Elle comprit qu’elle avait été stupide d’attendre qu’il pose des questions. Soudain, tout lui sembla clair : elle aurait dû le lui dire. Expliquer à ce pauvre enfant qu’il y avait aussi eu de bons moments et qu’elle avait eu de bonnes raisons (c’était, du moins, ce qu’il lui avait semblé à l’époque) pour s’enfuir de la maison familiale. Elle avait quitté un père strict et distant, et avait épousé le scientifique alors qu’elle était à peine plus âgée que son fils actuellement.

De plus, la nuit précédente, elle aurait vraiment dû répondre : « Toi non plus tu n’as rien fait. Sur toi aussi, ils se trompent, mais tu as encore le temps de le prouver. Tu n’as pas encore fait des choix qui te marqueront pour la vie. »

Ces résolutions la rendirent joyeuse, encore plus que ce retour de bonne heure et l’espoir de trouver Zeke à la maison. Elle pouvait immédiatement commencer à corriger ses torts, qui n’étaient finalement que des erreurs imputables à ses doutes.

Sa clé grinça dans la serrure et la porte s’ouvrit sur la maison plongée dans le noir.

— Zeke ? Zeke, tu es là ?

La cheminée était froide. La lanterne était posée sur la table à côté de la porte. Elle s’en empara et chercha une allumette à tâtons. Il n’y avait pas une seule bougie allumée à l’intérieur et le fait de devoir utiliser la lampe l’agaça. Cela faisait des mois qu’elle n’était pas rentrée chez elle en ayant simplement besoin d’écarter les rideaux pour s’éclairer ; mais le soleil était presque couché et les pièces se trouvaient plongées dans l’obscurité, à l’exception des endroits où sa lanterne repoussait les ombres.

— Zeke ?

Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait répété son prénom. Elle savait déjà qu’il n’était pas là. Ce n’était pas simplement l’obscurité, mais la façon dont la maison semblait déserte. Il régnait un calme que ne pouvait expliquer la porte fermée de sa chambre.

— Zeke ?

Le silence était insupportable mais Briar aurait bien été en peine de dire pourquoi. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’elle trouvait la maison vide en rentrant et cela ne l’avait jamais rendue nerveuse auparavant.

Sa bonne humeur s’envola.

La lumière de la lanterne balaya l’intérieur des pièces, faisant ressortir les détails dans la lumière. Ce n’était pas dû à son imagination. Quelque chose n’allait pas. Un des placards de la cuisine était ouvert, celui où elle conservait les aliments secs lorsqu’elle en avait, notamment des biscuits en boîte et des céréales. Quelqu’un y avait fait une razzia et l’avait laissé vide. Au milieu de la pièce, devant le grand fauteuil en cuir, un morceau de métal renvoya la lumière de la bougie.

Une balle.

— Zeke ? appela-t-elle encore une fois, mais cette fois-ci, le ton était plus angoissé qu’interrogateur.

Elle ramassa l’objet et l’examina. Et là, alors qu’elle observait la petite pièce métallique, elle se sentit exposée.

Pas comme si on l’observait, mais comme si elle était sans défense.

Comme s’il y avait une menace, et que celle-ci avait trouvé un moyen d’entrer.

Les portes. Au bout du petit couloir, il y en avait quatre : l’une d’elles était celle d’un placard et les trois autres donnaient sur les chambres.

Celle de Zeke était ouverte.

Elle faillit en laisser tomber la lanterne et la balle. Sous l’effet d’une peur panique, elle sentit sa poitrine se comprimer et resta clouée sur place.

La seule façon de se libérer était de bouger et c’est donc ce qu’elle fit. Elle avança péniblement vers le couloir en traînant les pieds. Peut-être aurait-elle dû vérifier la présence d’intrus, mais un instinct primaire lui disait qu’il n’y avait personne. Le vide était trop complet et l’écho trop absolu. Il n’y avait pas âme qui vive à l’intérieur de la maison. Qu’il s’agisse de quelqu’un qui y avait sa place ou non.

La chambre de Zeke avait presque la même allure que lorsqu’elle y avait jeté un œil la veille. Elle semblait sale et dépouillée, en raison du fait qu’il ne possédait presque rien. La seule différence était qu’à présent un tiroir trônait au milieu du lit.

Il n’y avait rien à l’intérieur et Briar aurait bien été en peine de dire ce qu’il avait contenu auparavant. Elle l’ignora donc et se dirigea vers ceux qui étaient toujours à leur place. Ils étaient vides, à l’exception d’une chaussette égarée, tellement criblée de trous qu’elle ne pouvait plus recouvrir un pied.

Il possédait un sac. Elle le savait parce qu’il s’en servait pour se rendre à l’école, lorsqu’il daignait y aller. Elle l’avait fabriqué pour lui en cousant ensemble des morceaux dépareillés de cuir et de toile jusqu’à ce qu’il soit suffisamment solide et grand pour contenir les livres qu’elle pouvait à peine payer. Assez récemment, il lui avait demandé de le réparer, elle savait donc qu’il l’utilisait encore, mais elle ne parvint pas à mettre la main dessus. Une fouille rapide de la petite pièce ne lui permit pas de le retrouver, ni de déceler un indice révélant l’endroit où le garçon et le sac pouvaient bien se trouver… jusqu’à ce qu’elle se mette à genoux et soulève le bord du dessus-delit. Il n’y avait rien sous le lit, mais sous le matelas, entre le sommier et le sac de plumes comprimées, quelque chose créait un renflement étrange et géométrique. Elle glissa la main dans la literie et saisit un paquet de quelque chose de lisse qui bruissa entre ses doigts.

Des papiers. Une petite pile, de formes et tailles différentes.

Y compris…

Elle le retourna et inspecta le recto et le verso. La peur qui la saisit alors glaça ses poumons au point qu’elle pouvait à peine respirer.

…un plan du centre ville de Seattle, à moitié déchiré.

La partie manquante aurait indiqué l’ancien quartier financier où le Boneshaker avait provoqué un tremblement de terre catastrophique lors de sa première sortie d’essai, et depuis lequel, quelques jours plus tard, le Fléau avait commencé à suinter.

Comment Zeke avait-il réussi à se le procurer ?

Sur un des côtés, le plan avait été découpé avec soin, ce qui la conduisit à penser qu’il avait fait partie d’un livre, mais la petite bibliothèque de la ville n’avait jamais rouvert à l’extérieur des murs et il s’agissait de produits rares et chers. Il n’aurait pas été en mesure de l’acheter, mais peut-être l’avait-il volé, ou alors…

Le bout de papier avait un étrange parfum. Elle l’avait tenu pendant quelques dizaines de secondes avant de s’en apercevoir car l’odeur était si familière qu’elle passait presque inaperçue. Elle rapprocha la feuille de son nez et la renifla. Ce n’était peut-être que le fruit de son imagination. Il y avait un bon moyen de s’en assurer.

Elle repartit en trombe dans le couloir et se précipita dans sa propre chambre, où elle fouilla dans sa grande armoire grinçante jusqu’à ce qu’elle le trouve : un fragment de lentille qui datait des premiers temps, de ces horribles jours où l’ordre d’évacuer était récent et vague. Personne n’avait vraiment su ce qu’il fallait fuir, ni pourquoi ; mais tout le monde avait compris que c’était visible, à condition de porter un masque ou des lunettes avec des verres polarisants.

À l’époque, on n’avait pas encore procédé à d’autres tests. Les colporteurs avaient vendu des lentilles dans les rues à des prix ridicules, certaines n’étant en fait que de simples bouts de verre. D’autres provenaient de masques industriels cassés et de lunettes de sécurité, mais les moins chères ne valaient pas plus que des monocles ordinaires ou des fonds de bouteilles.

À cette période-là, l’argent n’était pas un problème. La lentille teintée, grande comme sa paume, que Briar tenait était authentique et fonctionnait aussi bien que les lunettes qu’elle avait laissées sur son étagère à l’usine.

Elle alluma deux bougies qu’elle transporta dans la chambre de Zeke. Elle eut alors suffisamment de lumière pour scruter, à travers le morceau de verre rayé, les documents qu’elle avait trouvés sous le matelas. Tous, du plan aux brochures en passant par les lambeaux d’affiches, luisaient d’un halo jaunâtre qui les marquait aussi clairement que s’ils étaient tamponnés d’un avertissement.

— Fléau, grommela-t-elle.

Ils étaient couverts de son résidu dégoûtant.

À vrai dire, ils étaient tellement contaminés qu’ils ne pouvaient provenir que de peu d’endroits. Elle pouvait difficilement imaginer son fils obtenir ces étranges papiers en se rendant dans la ville encerclée par son immense mur ininterrompu. Certaines boutiques du coin vendaient bien de menus objets que les gens avaient emportés lors de l’évacuation, mais les prix étaient souvent élevés.

— Maudits soient ses amis et leur stupide suc-citron, s’écria-t-elle. Maudits soient-ils, jusqu’au dernier.

Elle se releva et retourna dans sa propre chambre, cette fois-ci pour récupérer un masque en mousseline. Elle le plaqua sur son nez et sur sa bouche, et le noua derrière sa tête. Puis, elle étala sur le lit les documents trouvés sous le matelas. L’assortiment était étrange, c’était le moins que l’on puisse dire. Outre le plan, il y avait de vieux billets et des affiches, des pages de romans arrachées et des coupures de journaux plus vieilles que son fils.

Briar regretta de ne pas avoir ses gants de cuir avec elle. À leur place, elle se servit de la chaussette trouée pour manipuler les papiers, les trier et les passer en revue. Elle y aperçut son nom, ou du moins celui qu’elle portait auparavant.


Le 9 août 1864. Les autorités ont fouillé la maison de Leviticus et Briar Blue, sans toutefois trouver d’éléments concernant l’incident du Boneshaker. Blue restant introuvable, les soupçons sur sa malhonnêteté s’intensifient. Son épouse n’est pas en mesure de fournir des informations sur l’essai de la machine qui a presque ravagé les fondations de la ville et tué au moins trente-sept personnes et trois chevaux.


Le 11 août 1864. Arrestation de Briar Blue afin de l’interroger après l’effondrement d’une quatrième banque sur Commercial Avenue et la disparition de son mari. Son rôle dans les événements liés à l’incident du Boneshaker reste flou.


Briar se souvenait des articles. Elle se rappelait s’être forcée à trouver l’appétit pour déjeuner alors qu’elle survolait les rapports accablants, sans savoir à ce moment-là que sa nausée n’était pas seulement due à l’angoisse de l’enquête. Mais où Ezekiel s’était-il procuré ces coupures, et comment ? Tous ces bulletins avaient été imprimés seize ans auparavant et distribués dans une ville qui avait été tenue pour morte et était fermée depuis presque aussi longtemps.

Elle fronça le nez et s’empara de l’oreiller de Zeke dont elle prit la taie afin d’y fourrer les documents. Ils n’avaient pas dû être trop dangereux, enfouis ainsi sous la literie, mais plus elle les recouvrait, mieux elle se sentait. Elle ne voulait pas simplement les cacher ou les enfermer ; elle aurait aimé les enterrer. Mais cela n’était pas vraiment utile.

Zeke n’était toujours pas rentré et quelque chose lui disait qu’il ne comptait pas revenir à la maison cette nuit.

Elle eut ce sentiment avant même de trouver le billet qu’il avait laissé sur la table de la salle à manger, devant laquelle elle était passée sans le voir. Bref et précis, il disait : « Mon père est innocent, je peux le prouver. Je suis désolé pour tout. Je reviens dès que possible. »

Briar froissa rageusement le mot et se mit à trembler jusqu’au moment où elle poussa un cri de fureur qui terrifia certainement ses voisins, mais leur opinion lui importait si peu qu’elle recommença. Elle ne se sentit pas mieux pour autant, mais elle ne put s’empêcher de pousser un troisième hurlement perçant, puis elle attrapa la chaise la plus proche et la lança à travers la pièce sur la cheminée.

La chaise se brisa en deux contre la pierre mais, avant même qu’elle n’ait eu le temps de retomber au sol, Briar était déjà devant l’entrée de la maison et dévalait les escaliers, une lanterne à la main.

Elle attacha son chapeau et resserra son manteau tout en courant. Même si la pluie s’était presque arrêtée, le vent était toujours aussi déchaîné. Elle fonça résolument droit devant, descendit la colline jusqu’au rivage et prit le chemin du seul endroit où elle avait aisément pu retrouver Ezekiel les jours où il s’était absenté suffisamment longtemps pour qu’elle s’inquiète.

Au bord de l’eau, dans un bâtiment en brique de quatre étages qui avait été d’abord un entrepôt puis un bordel, un contingent de nonnes avait fondé un refuge pour les enfants que le Fléau avait laissés orphelins.

Les sœurs de l’orphelinat du Bon-Secours avaient élevé une génération entière de garçons et de filles qui, d’une façon ou d’une autre, avaient échappé au gaz et atteint les Faubourgs par leurs propres moyens. À présent, les plus jeunes pensionnaires des débuts étaient suffisamment âgés pour devoir bientôt se trouver un toit ailleurs ou accepter un travail au sein de l’église.

Rector « le Bousilleur » Sherman était l’un des garçons les plus âgés. Du haut de ses dix-sept ans, c’était un fournisseur connu de cette substance illégale mais très recherchée qu’était le suc-citron. Il s’agissait d’une drogue bon marché, une substance pâteuse, jaunâtre et sableuse, distillée à partir du Fléau et dont les effets étaient aussi agréables que dévastateurs. Une fois chauffé et inhalé, le suc donnait à son consommateur la sensation de planer de façon paisible et apathique, jusqu’à ce que l’usage chronique commence à le tuer… à petit feu.

Le produit ne s’attaquait pas seulement à l’esprit ; il nécrosait le corps. La gangrène s’installait et se répandait, gagnant du terrain à partir des commissures des lèvres et rongeant les joues et le nez. Les doigts et les orteils ne tardaient pas à tomber et, quelque temps plus tard, le corps pouvait entièrement se transformer en une parodie des Pourris, les morts vivants qui hantaient toujours, sans aucun doute, désespérément les quartiers emmurés.

En dépit des inconvénients évidents, la drogue était très prisée et, puisque la demande était forte, Rector se tenait toujours prêt à proposer un assortiment complet de pipes, de conseils et de succitron enveloppé dans de petits paquets en papier.

Briar avait bien essayé de tenir Zeke à l’écart du jeune homme, mais elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Au moins, Rector ne semblait pas vouloir laisser Zeke vendre ou consommer le suc. Son fils était de toute façon plus intéressé par la camaraderie et la chance de s’intégrer à une bande de garçons qui ne lui jetteraient pas de l’encre bleue, et ne le maintiendraient pas non plus au sol pour lui écrire des choses horribles sur le visage.

Elle comprenait donc, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’elle approuvait. Cela n’impliquait d’ailleurs pas non plus qu’elle se montre indulgente avec la grande perche rousse qui répondit à ses appels impatients et retentissants.

Elle repoussa une nonne vêtue d’un lourd habit gris et accula Rector dans un coin. Celui-ci avait les yeux trop écarquillés et trop honnêtes pour être innocent.

— Toi, commença-t-elle, en pointant un doigt sous son menton. Tu sais où est mon fils et tu vas me le dire, sinon je vais t’arracher les oreilles et te les faire manger, espèce de sale petit empoisonneur.

Les mots s’étaient bousculés sans pour autant atteindre le registre du hurlement, mais chaque syllabe était aussi lourde qu’un marteau.

— Sœur Claire, pleurnicha-t-il.

Il avait reculé aussi loin que possible et ne pouvait fuir nulle part.

Briar décocha à sœur Claire un regard qui aurait fait fondre du métal, puis se tourna à nouveau vers Rector.

— Si je dois le demander une nouvelle fois, tu le regretteras pour le restant de tes jours, et peu importe si tu es amené à vivre longtemps.

— Mais je ne sais pas, je vous jure, je ne sais pas, balbutia-t-il.

— Je parie que tu peux le deviner, et que tu seras sans doute très proche de la vérité. Aide-moi, car si je n’entends pas quelques suggestions sortir de ta bouche, je vais te faire terriblement mal, et il n’y aura aucune nonne ni aucun prêtre, ni qui que ce soit d’autre portant un costume religieux, qui sera en mesure de te reconnaître une fois que j’en aurai fini avec toi. Les anges pleureront en voyant ce qu’il reste de toi. Alors maintenant, parle.

D’un regard qui trahissait sa peur, il regarda alternativement Briar, puis sœur Claire, qui restait bouche bée, et enfin un prêtre qui venait juste de pénétrer dans la pièce.

Briar se retint, juste à temps, de lui décocher un coup de poing dans le ventre.

— D’accord, d’accord.

Il ne tenait pas à parler affaire devant ses hôtes.

Elle lui prit le bras et l’entraîna à sa suite, en lançant par-dessus son épaule :

— Excusez-moi, ma sœur, mon père, mais ce jeune homme et moi avons des choses à nous dire. Tout cela ne prendra qu’un moment, je vous le promets, et je vous le rendrai avant qu’il soit pour lui l’heure d’aller dormir.

Puis, dans un souffle, alors qu’elle tirait le gamin dans la cage d’escalier, elle lui glissa :

— Et garde à l’esprit, monsieur le Bousilleur, que je n’ai rien promis quant à l’état dans lequel tu reviendras.

— Je sais, je sais, répondit-il.

Il heurta un angle et trébucha sur une marche alors que Briar le forçait à descendre.

Elle ne savait pas où elle l’emmenait, mais il faisait sombre et il n’y avait pas un chat. Seules deux lampes murales minuscules et la lanterne que tenait Briar permettaient de se déplacer dans l’escalier.

Dans la cave, il y avait un espace étroit derrière les marches.

Elle obligea Rector à s’y glisser et à lui faire face.

— Nous y voilà, lui dit-elle avec un grognement qui aurait terrorisé un ours. Personne d’autre pour entendre. Tu parles, et tu le fais vite. Je veux savoir où est allé Zeke, et ce, maintenant.

Rector frissonna et essaya de se dégager de la prise ferme qu’elle exerçait sur son mince biceps. Mais elle ne relâcha pas la pression. Au contraire, elle serra plus fort, jusqu’à ce qu’il laisse échapper un gémissement et rassemble assez de courage pour s’extirper de ses griffes.

— Tout ce qu’il veut, c’est prouver que Leviticus n’était ni un fou ni un escroc !

— Qu’est-ce qui lui permet de penser qu’il peut le faire ? Et comment a-t-il pu se lancer dans une tâche pareille ?

Le garçon répondit, avec bien plus de circonspection que ne l’exigeait l’innocence :

— Il a peut-être entendu une rumeur, quelque part.

— Quelle rumeur ? Où ça ?

— Il y a eu des histoires concernant un registre, non ? Blue luimême n’a-t-il pas dit que les Russes l’avaient payé pour faire quelque chose de bizarre lors du test ?

Elle plissa les yeux.

— Levi l’a dit, mais il n’y a jamais eu de preuves. Et, s’il y en a eu, personne n’est en mesure de l’affirmer, parce qu’il n’a jamais rien montré à quiconque.

— Même pas à vous ?

Surtout pas à moi, répondit-elle. Il ne m’a jamais rien dit de ce qu’il fabriquait dans ce laboratoire avec ses machines. Et il n’a certainement jamais partagé d’informations concernant l’argent.

— Mais vous étiez sa femme !

— Cela ne veut rien dire, répondit-elle.

Elle n’avait jamais su avec certitude si son mari n’avait pas pipé mot parce qu’il n’avait pas confiance en elle ou parce qu’il la pensait stupide. Elle penchait pour un mélange des deux.

— Écoutez, madame, vous devez bien avoir compris que Zeke était curieux quand il a commencé à poser des questions.

Briar frappa la rambarde de la main qui ne tenait pas la lampe.

— Il n’a jamais posé de question ! Pas une fois ! Il n’a plus demandé quoi que ce soit sur Levi depuis son enfance. Mais il a voulu en apprendre davantage sur Maynard, ajouta-t-elle, plus doucement.

Rector la regardait toujours, acculé et aussi loin d’elle que possible. À ce moment-là, il aurait dû faire une remarque utile, mais il resta silencieux jusqu’à ce qu’elle frappe à nouveau la rambarde métallique de son poing fermé.

— Arrêtez, protesta-t-il en tendant les mains. Madame, arrêtez, ne faites plus ça ! Ça va aller, vous savez. Il est intelligent. Il sait où aller et il est au courant pour Maynard, alors tout va bien se passer.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Il est au courant pour son grand-père ? Tout le monde l’est.

Il hocha la tête, baissant les mains et les ramenant vers sa poitrine, prêt à se défendre s’il le fallait.

— Mais Zeke est son petit-fils. Les gens l’aideront à cause de ça. Euh, en fait… (Il s’arrêta, puis reprit). En fait pas partout, mais là où il se rend et vu ce qu’il va y faire, les gens qu’il risque de rencontrer… Tous ces gens-là sont au courant pour Maynard, et ils prendront soin de lui.

— Tous ces gens où ? demanda-t-elle.

Et sa voix s’étrangla sur le dernier mot parce qu’elle le savait, même si c’était impossible et dément. Elle en était certaine, même si cela n’avait absolument aucun sens.

— Il est allé… Il est parti…

Rector leva l’index et le pointa en direction de la vieille ville.

Briar se retint de gifler le garçon, mais elle n’eut pas assez de maîtrise pour également s’empêcher de hurler.

— Et comment va-t-il faire ? Comment compte-t-il procéder, une fois qu’il aura passé le mur et qu’il ne pourra ni respirer ni voir ?

Rector avait à nouveau levé les mains et il rassembla suffisamment de courage pour faire un pas en avant.

— Madame, il faut que vous arrêtiez de crier. S’il vous plaît.

— Il n’y aura personne d’autre que les Pourris abandonnés, enfermés et rampants qui voudront s’emparer de lui et le tuer…

— Madame, s’écria-t-il suffisamment fort pour l’interrompre, et presque assez pour recevoir un coup, mais il lui coupa la parole juste le temps nécessaire pour laisser échapper : il y a des gens qui vivent là-bas.

Un silence de plomb tomba entre eux.

Briar demanda :

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Tremblant, reculant à nouveau et ne s’arrêtant que lorsque ses épaules rencontrèrent les briques, il répéta :

— Il y a des gens qui vivent là-bas, à l’intérieur.

Elle déglutit avec peine.

— Combien ?

— Pas des masses, mais plus que vous ne pourriez l’imaginer. Ceux qui connaissent leur existence les appellent les Oubliés, parce qu’ils sont comme morts aux yeux du monde.

— Mais comment… (Elle secoua la tête.) Ce n’est pas possible, ça ne peut pas l’être. Il n’y a pas d’air dans la ville, pas de nourriture, pas de soleil, pas de…

— Stop. Il n’y a pas de soleil ici non plus. Quant à l’air, ils ont trouvé un moyen. Ils ont bouclé certains bâtiments et ils le pompent par le haut, au-dessus du mur, là où il est suffisamment pur pour pouvoir être respiré. Si vous vous êtes déjà promenée le long de la muraille, vous avez peut-être vu les tubes qui se dressent au loin dans la ville.

— Mais pourquoi feraient-ils cela ? Pourquoi se donner toute cette peine ? (Soudain une pensée horrible lui traversa l’esprit et se pressa jusqu’à ses lèvres.) Ne me dis pas qu’ils sont piégés là-dedans ?

Rector eut un petit rire nerveux.

— Non, non, madame, ils ne sont pas coincés. C’est simplement que… (Il haussa les épaules.) Ils sont restés.

— Pourquoi ? demanda-t-elle dans un bref murmure qui frisait l’hystérie.

Il fit un signe apaisant de la main afin qu’elle se calme et baisse la voix pour discuter plus sereinement.

— Certains d’entre eux ne voulaient pas quitter leur maison ou se sont retrouvés bloqués, d’autres encore se sont dit que le gaz allait se dissiper.

Mais il ne disait pas tout, elle le devina en le voyant s’agiter à nouveau.

— Et les derniers ? demanda-t-elle.

La voix du garçon s’affaiblit jusqu’à ne plus être qu’un murmure rauque.

— C’est le suc, madame. D’où croyez-vous qu’il vient, de toute façon ?

— Je sais bien qu’il vient du gaz, grommela-t-elle. Je ne suis pas stupide.

— Je n’ai jamais dit que vous l’étiez, madame. Mais comment croyez-vous que l’on récupère le gaz, au départ ? Savez-vous la quantité de suc que produisent les Faubourgs ? Beaucoup. Plus que l’on pourrait en extraire en faisait simplement bouillir de l’eau de pluie.

Briar était forcée de reconnaître que c’est ainsi qu’elle avait supposé que les gens procédaient pour fabriquer la drogue. Soit comme ça, soit en utilisant les déchets rejetés par l’usine de traitement des eaux. Personne ne semblait être au courant de ce qu’il advenait des conteneurs de résine de Fléau traité une fois qu’elle était mise en fûts pour refroidir. Elle avait toujours soupçonné qu’ils étaient détournés afin d’être revendus sur un marché ou un autre, mais Rector la détrompa.

— Il ne vient pas non plus de ce que vous extrayez des nappes phréatiques à l’usine. J’ai rencontré un ou deux chimistes qui travaillaient là-dessus, mais ils ont dit qu’il n’y avait rien à tirer de ces déchets-là. Il n’y a rien d’utile dedans. Seulement du poison.

— Parce que le suc-citron vaut mieux ?

— Le suc-citron, Seigneur, blasphéma-t-il avec un ricanement moqueur. C’est vrai que c’est le nom que les vieux lui donnent.

Elle leva les yeux au ciel.

— Je me fiche de savoir comment vous, vous l’appelez. Ce que je sais, c’est que je suis tout à fait en mesure de le repérer lorsque je le vois, et je l’ai vu faire pis que simplement empoisonner les gens. Si mon père était toujours vivant, il aurait… (Elle ne savait pas comment terminer.) Il n’aurait jamais approuvé cela, affirma-t-elle faiblement.

— Maynard est mort, madame. Et peut-être bien qu’il n’aurait pas voulu en entendre parler. Je ne sais pas mais, à nos yeux, il représente ce qu’il y a de plus proche d’un saint patron.

— Cela l’aurait rendu fou, coupa-t-elle brusquement.

Ce fut alors le tour de Rector de demander :

— Pourquoi ?

— Parce qu’il avait foi en la loi, répondit-elle.

— C’est tout ce que vous avez trouvé ? C’était votre propre père et c’est tout ce que vous savez sur lui ?

— Tais-toi avant que je ne te force à le faire, menaça-t-elle.

— Mais il était juste, vous ne comprenez pas ? Les garçons et les filles qui vendent des sachets infectés dans la rue et les consomment, les voleurs, les prostituées, les fauchés et les gens qui ont fait faillite, tous ceux qui apprennent durement que la vie n’est pas juste… ils croient tous en Maynard parce que lui, il l’était.

Briar interrogea Rector sur les menus détails du départ de Zeke. Lorsque, finalement, un prêtre plus imposant que les autres suivi de plusieurs nonnes arriva pour la mettre dehors, elle en savait beaucoup… Mais rien de ce qu’elle avait appris n’était rassurant, et tout conduisait à une réalité terrifiante.

Son fils s’en était allé dans la ville emmurée.

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