Épilogue


À l’usine, un contremaître à l’air maussade, qui portait des gants très épais, répondit à Hale Quarter que non, Mme Blue n’était pas venue travailler ce jour-là. D’ailleurs, cela faisait presque une semaine qu’elle ne s’était pas présentée et, en ce qui le concernait, elle ne faisait plus partie du personnel. De plus, il ne savait pas ce qu’il était advenu d’elle et, non, il n’avait aucune idée de l’endroit où elle pouvait se trouver, ni de ce qu’elle pouvait faire à présent.

Mais si Hale était vraiment intéressé, inquiet, ou bien s’il ennuyait, il était cordialement invité à aller fouiller dans les effets personnels qu’elle avait pu laisser. Pour autant que le contremaître le sache, personne n’avait vidé son étagère ou son casier.

Briar n’avait rien laissé qui puisse intéresser qui que ce soit.

Le jeune biographe acquiesça d’un signe de tête et passa un doigt entre le col de sa chemise et son cou. Il régnait dans la pièce une chaleur étouffante. De la vapeur suintait, tourbillonnait et parfois jaillissait des fissures des énormes machines, et l’eau bouillante utilisée pour le traitement se déversait d’un creuset à l’autre en une cascade fumante et grésillante qui engendrait une atmosphère chaude et pesante. Les ouvriers l’observaient avec suspicion et un mépris non dissimulé. Même si personne ne leur avait dit qui Hale cherchait, il leur suffisait qu’il soit vêtu d’une tenue visiblement faite sur mesure et qu’il ait un carnet sous le bras. Le seul fait qu’il porte des lunettes s’embuant à chaque fois qu’une cuve suspendue au-dessus de sa tête était actionnée était largement suffisant. Il n’était pas des leurs et ils n’étaient pas prêts à se montrer cordiaux envers lui. Ils voulaient le voir quitter leur territoire, s’en aller de leur lieu de travail.

Hale se conforma à leurs attentes et déguerpit de la zone de traitement principale en dérapant légèrement sur les grilles nimbées de vapeur qui faisaient office de plancher entre les différents postes.

Avant de quitter totalement la pièce, il se retourna pour demander par-dessus son épaule en forçant la voix :

— Comment puis-je reconnaître ce qui lui appartient ?

Le contremaître ne détourna même pas le regard des soupapes qu’il surveillait. Une grosse aiguille rouge oscillait entre une zone bleue et une autre, jaune. Il répondit simplement :

— Vous trouverez.

Hale retourna à l’entrée située à l’arrière du bâtiment et se rendit dans la pièce où les employés rangeaient leurs affaires. Il ne lui fallut que quelques instants pour comprendre ce que le contremaître avait voulu dire. Il trouva en effet sans peine une étagère sur laquelle le nom de Briar avait été écrit. En tout cas, ça avait dû être l’idée de départ. Des graffitis et gribouillis s’étaient succédés dans une sorte de lutte sur tout le bord, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place pour que l’on puisse y lire quoi que ce soit avec certitude.

Une paire de gants était posée sur l’étagère, mais lorsque Hale tenta de les attraper pour les examiner, ils restèrent collés au bois.

Il se dressa alors sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus la planche et constata qu’une petite mare de peinture bleue s’était figée en quelque chose d’aussi résistant que de la colle. Il laissa les gants où ils étaient et, puisque la peinture était suffisamment sèche pour pouvoir tâtonner autour, il glissa la main plus loin sur l’étagère en espérant trouver une trace de la vie de Briar. Du fond du casier, il retira une seule et unique lentille qui provenait d’une paire de lunettes bon marché, la lanière cassée d’un sac et une enveloppe qui portait effectivement le nom de Briar, mais ne contenait plus rien.

Ne trouvant rien d’autre, il reposa les talons pour se retrouver à nouveau à plat sur le sol. Il tapota le bord de sa ceinture, car cela l’aidait à réfléchir. Mais cette fois, rien : il était parfaitement à court d’idées. Quel que soit l’endroit où s’était rendue Briar Wilkes Blue, elle était partie sans prévenir. Elle n’avait ni fait ses adieux, ni quitté son travail en bonne et due forme, ni bouclé ses valises ou touché un mot de ses projets à qui que ce soit, où que ce soit.

Il n’y avait pas non plus de trace de son fils.

Une dernière fois, Hale décida de vérifier la maison. Même s’il n’y avait personne chez elle, il pourrait peut-être deviner s’il y avait eu quelqu’un, ou s’il y avait eu du passage. À défaut, peut-être qu’il trouverait un ami d’Ezekiel dans les parages. Au pire, Hale pourrait jeter un coup d’œil à l’intérieur par une fenêtre ou deux et confirmer l’évidence : quel que soit l’endroit où s’était rendue Briar Wilkes Blue, elle n’avait nullement l’intention de revenir.

Hale Quarter cala son carnet sous son bras et entama la longue marche sur le rivage, les rues détrempées des Faubourgs, et le quartier où Maynard Wilkes était enterré dans son propre jardin. Il était encore tôt, et la légère bruine n’était pas si désagréable que ça. Les rayons du soleil traversaient faiblement les nuages, projetant des ombres inversées sur les traces laissées par les chevaux et les chariots dans la terre meuble. Le vent froid le poussait dans le dos, mais il n’était pas aussi mordant que d’autres jours, et il ne projetait qu’un peu d’eau sur ses papiers.

Lorsqu’il arriva à la maison des Wilkes, la nuit commençait déjà à tomber, un peu trop tôt, comme c’était toujours le cas à cette époque de l’année. Dans la rue, de jeunes garçons allumaient des lampadaires pour un centime par lanterne, et la faible clarté était suffisante pour permettre à Hale de voir la maison dans toute la gloire de son abandon.

C’était un bâtiment trapu et gris, comme tout ce qui l’entourait. Les murs étaient teintés de filets de pluie colorée par le Fléau, et les fenêtres étaient marquées de la même façon, comme gravées à l’acide.

Hale savait déjà que la porte d’entrée était fermée mais pas verrouillée. Il posa la main sur la poignée et commença à la faire tourner, mais s’interrompit.

Il préféra prendre le temps de regarder par la fenêtre la plus proche. Ne voyant rien, il retourna à la porte. Sa paume était moite sur la poignée métallique glacée. Il la tourna à moitié, changea d’avis pour la centième fois, et la relâcha.

La pluie reprit, s’abattant en rafales et lui projetant de l’eau froide dans les oreilles. Le porche ne l’abriterait pas énormément, ni pendant très longtemps. Il serra fermement son carnet dans les rabats en cuir qui protégeaient le papier de l’eau, et envisagea une nouvelle fois d’ouvrir la porte.

Finalement, il préféra s’asseoir contre elle, en se tenant aussi loin que possible de la pluie, et plaça son carnet sur ses genoux. Le vent balayait les arbres autour de la petite maison délabrée, tandis que la pluie allait et venait comme si quelqu’un ouvrait et fermait les rideaux d’un théâtre.

Du bout de la langue, Hale Quarter humidifia sa plume, puis se mit à écrire.

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