XIII


Briar but une pleine chope d’eau, puis une seconde. Elle le questionna au sujet de la bière.

— Vous en voulez ?

— Non, je me demandais simplement comment vous pouviez arriver à en faire ici.

Swakhammer se servit une grande chope de bière à l’odeur aigre et tira une chaise face à elle. Il répondit :

— Parce qu’il est plus simple de transformer l’eau rendue amère par le Fléau en bière, que de la purifier. La distiller en fait un breuvage médiocre, mais qui ne vous tuera pas et ne vous transformera pas en Pourri.

— Je vois, dit-elle, car l’explication lui parut en effet très claire.

Toutefois, elle ne pouvait s’imaginer en train de siroter la boisson jaunâtre, sauf dans les pires circonstances. Même à une certaine distance, le liquide avait une odeur qui aurait pu décoller de la peinture.

— Il faut un peu de temps pour s’y faire, reconnut-il, mais, une fois qu’on y est habitué, ça n’est pas trop mal. Vous savez, je n’ai toujours pas saisi votre nom.

— Briar, dit-elle.

— Briar comment ?

Elle envisagea rapidement de s’inventer une nouvelle identité, mais rejeta l’idée tout aussi vite. Sa rencontre avec le capitaine et l’équipage du Naamah Chérie avait eu sur elle l’effet d’un encouragement.

— C’était Wilkes, répondit-elle, et à présent, c’est à nouveau ça.

— Briar Wilkes. Alors vous êtes… D’accord. Je ne suis pas étonné que vous l’ayez gardé pour vous. Qui vous a amenée ici ? Cly ?

— C’est exact, c’est lui qui m’a fait descendre. Il m’a déposée en chemin. Comment avez-vous deviné ?

Il prit une nouvelle gorgée de bière et répondit :

— Tout le monde sait comment il a échappé au Fléau. Ce n’est pas un secret. Ce n’est pas non plus le pire homme que vous pouviez rencontrer. Ce n’est pas le meilleur, mais ce n’est certainement pas le pire. Je parie qu’il ne vous a pas posé de problèmes.

— Il s’est montré un parfait gentleman, répondit-elle.

Il sourit, dévoilant des dents étrangement alignées.

— J’ai du mal à le croire. Il est plutôt imposant, n’est-ce pas ?

— Immense, oui, même si vous n’êtes pas petit non plus. Vous m’avez fichu une sacrée frousse en déboulant ainsi. Comme si votre masque ne vous faisait pas une voix suffisamment impressionnante, il vous donne aussi l’air d’un monstre.

— Oui, c’est vrai, mais il me protège mieux que l’ancien modèle que vous portez. Et le costume me protège des méchants coups de dents des Pourris. Ils vous dévoreraient entièrement s’ils pouvaient vous attraper et vous jeter à terre. (Il se leva pour se resservir et resta debout, prenant une pose songeuse, un bras replié tandis qu’il tenait sa chope de l’autre main.) Alors vous êtes la fille de Maynard ? Votre visage me disait bien quelque chose, mais je ne vous aurais pas remise si vous n’aviez rien dit. Et, du coup, votre fils qui est parti…

— Ezekiel. Son nom est Ezekiel, mais on l’appelle Zeke.

— D’accord, d’accord. Et c’est le petit-fils de Maynard. Vous pensez qu’il est du style à en parler autour de lui ?

Briar acquiesça.

— Très certainement. Il sait que cela peut l’aider ici et il ne comprend pas complètement, je crois, combien cela peut également lui porter préjudice. Pas le fait d’être le petit-fils de Maynard, mais plutôt le lien avec son père.

Elle soupira et demanda davantage d’eau. Pendant que Swakhammer remplissait sa chope, elle expliqua :

— Ce n’est pas sa faute. Rien de tout cela ne l’est. C’est la mienne. J’aurais dû lui dire. Vous vous rendez compte, je ne lui ai jamais rien expliqué. Et, à présent, il s’est donné cette mission d’aller chercher dans le passé et de voir s’il pouvait trouver quelque chose qui valait la peine.

Une nouvelle chope d’eau amère fut posée sur la table, devant elle. Elle s’en empara et la vida à moitié.

— Alors Ezekiel est venu ici à la recherche de son père ?

— À la recherche de son père ? D’une certaine façon, oui, je suppose. Il pense pouvoir démontrer que son père était innocent s’il peut mettre la main sur quelque chose qui prouve que l’ambassadeur russe avait payé pour que le Boneshaker soit testé avant d’être parfaitement prêt. Il est venu ici pour essayer de trouver l’ancien laboratoire, afin d’avoir un moyen de laver le nom de Levi.

Briar but le reste de l’eau. Swakhammer lui en proposa encore, mais elle refusa d’un geste de la main.

— Est-ce qu’il peut le faire ?

— Je vous demande pardon ?

— Est-ce qu’il peut le faire ? Est-ce qu’il peut prouver que Blue était innocent dans l’affaire du Fléau ?

Elle secoua la tête et fut à deux doigts de se mettre à rire.

— Oh non, Dieu non, Levi était aussi coupable que Caïn.

Presque immédiatement, elle regretta d’avoir lâché cette dernière phrase. Elle ne voulait pas que son nouveau compagnon pose des questions, alors elle s’empressa d’ajouter :

— Peut-être que, au fond de lui, Zeke le sait et qu’il veut simplement voir d’où il vient, ou voir les dégâts lui-même. Ce n’est qu’un gamin, expliqua-t-elle en essayant coûte que coûte de ne pas laisser transparaître son exaspération. Dieu seul sait pourquoi il fait ce qu’il fait.

— Il n’a jamais connu son père, j’imagine.

— Non, Dieu merci.

Swakhammer s’appuya contre le dos de sa chaise face à Briar.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que Levi n’a jamais eu l’occasion de le corrompre ou de le changer. (Ce n’était pas la seule chose qu’elle avait à dire, mais c’était tout ce qu’elle pouvait confier à cet étranger.) Je ne peux pas m’empêcher de penser que, peut-être, un jour, cette guerre à l’est se terminera, et alors je pourrais l’emmener ailleurs, à un endroit où personne ne nous connaît. Ce serait mieux, non ? Ça ne peut pas être pire qu’ici.

— Ce n’est pas si mal, ici, répondit-il avec un sourire sardonique. Regardez-moi ce palace !

— C’est horrible et vous le savez autant que moi. Alors pourquoi restez-vous ? Pourquoi vivez-vous ici ? Pourquoi d’autres personnes en font-elles autant ?

Swakhammer haussa les épaules et termina sa bière. Il reposa la chope dans une caisse et dit :

— Nous avons tous nos raisons. Et vous pouvez vous installer ici si vous voulez, ou si vous le devez. Ce n’est pas facile, mais ça ne l’est plus nulle part, de toute façon.

— Je suppose que vous avez raison.

— En tout cas, il y a de l’argent à faire. Vous êtes totalement libre, et il y a plein d’opportunités si vous savez où regarder.

— Comment ? En faisant quoi ? demanda Briar. En pillant les maisons des riches ? Un jour, il n’y aura plus d’argent. Il n’y a pas tant de choses à voler et à vendre à l’intérieur des murs, à mon avis.

Il se dandina d’un pied sur l’autre et dit :

— Il y a toujours le Fléau. Il ne va nulle part et personne ne sait qu’en faire. S’il est possible de tirer de l’argent du suc, alors ça peut servir.

— Le suc-citron tue des gens.

— Tout comme les autres personnes, les chiens, les chevaux en colère et les maladies, la gangrène et le fait de donner naissance. Et je ne vous parle même pas de la guerre. Vous ne croyez pas qu’elle tue des gens à l’est ? Laissez-moi vous dire ceci : elle en tue par dizaines et bien plus que le Fléau. Je parierai même que des milliers en sont morts.

Briar haussa les épaules, mais ne renonça pas.

— Je reconnais que vous n’avez pas tout à fait tort, mais mon fils ne va pas mourir en accouchant ou à la guerre, du moins pas encore. Pour le moment, il risque plus de succomber à cette stupide drogue, parce que ce n’est qu’un gosse et que les gosses font des bêtises. Comprenez-moi bien, je ne vous accuse de rien. Je comprends comment fonctionne le monde et je suis bien placée pour savoir ce qu’il faut parfois faire pour s’en sortir.

— Je ne vous dois pas d’explication.

— Je ne vous en demande pas, mais vous sembliez prêt à en fournir une pour votre défense.

Il repoussa la chaise et la regarda d’un air presque furieux.

— Bon, d’accord, tant que nous nous comprenons.

— Je pense que c’est le cas, oui.

Elle se frotta les yeux et se gratta la cuisse, à l’endroit où les petites plaies dues à la fenêtre la démangeaient ; au moins, elles ne saignaient plus.

— Vous êtes blessée ? demanda Swakhammer, désireux de changer de sujet.

— Ce ne sont que quelques coupures, rien de bien méchant, si ce n’est qu’elles ont été en contact avec le gaz. Vous n’auriez pas des bandages ici, par hasard ? Il m’en faudrait, ne serait-ce que pour être décente. Mon pantalon ne va pas tarder à partir en lambeaux, alors je ne serais pas contre une aiguille et du fil également.

Un large sourire apparut sur le visage de l’homme.

— On dirait que vous avez besoin d’une secrétaire ou d’un petit hôtel douillet. J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous fournir tout cela. Mais maintenant, je sais où je vais vous emmener. Je pense que nous trouverons de quoi vous rafistoler là-bas.

La formulation déplut à Briar.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Où allez-vous m’emmener ?

— Essayez de comprendre, commença-t-il. (Il endossa son armure et mit son masque sous son bras.) Ici, c’est, disons… une communauté contrôlée. Ce n’est pas pour tout le monde et ça nous plaît comme ça. Mais, de temps en temps, quelqu’un débarque d’un dirigeable ou remonte par les conduites d’eau, et veut changer les choses. Les gens s’imaginent qu’il y a quelque chose de précieux ici et veulent leur part du gâteau.

Il indiqua de la tête son masque, le sac et le fusil qui étaient posés sur la table à côté d’elle.

— Prenez vos affaires.

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-elle, d’un ton plus inquiet en plaçant ses doigts autour du fusil.

— Chérie, si j’avais voulu vous faire du mal, je vous aurais enlevé ça. (Il indiqua le Spencer.) Je vais vous conduire chez votre père… si on peut dire. Maintenant, venez. C’est déjà la fin d’après-midi et il va faire sombre. C’est encore pire à l’extérieur quand il fait sombre. Nous passons sous des endroits qu’il faut vraiment éviter, mais à cette heure-ci, tout le monde descend dans les tunnels.

— C’est mauvais ?

— Ça peut l’être. Comme j’allais vous le dire avant que vous ne me perturbiez, nous avons déjà pas mal de problèmes ici. C’est la raison pour laquelle nous surveillons si étroitement les nouveaux venus. Nous n’avons aucune envie d’avoir plus d’ennuis que nous n’en avons déjà.

Briar se sentit revigorée mais pas vraiment rassurée par le ton légèrement sinistre qu’avait pris la conversation. Elle plaça le fusil sur son épaule, fit passer la bandoulière de la sacoche au-dessus de sa tête et rangea le masque. Le vieux chapeau de son père lui allait bien mieux sans le masque, alors elle le remit, au lieu de l’attacher à son sac.

Elle lui dit :

— Je veux simplement retrouver mon fils, c’est tout. Je le retrouve et je quitte votre ville.

— Je pense que vous sous-estimez les troubles qu’une femme comme vous peut provoquer même sans le vouloir. Vous êtes la fille de Maynard, et il représente ici ce qu’il y a de plus proche d’une autorité reconnue.

Elle cligna des yeux.

— Mais il est mort. Il est mort depuis seize ans.

Swakhammer écarta un rideau en cuir et attendit que Briar, qui avait à présent de moins en moins envie de l’accompagner, passe devant lui. Mais elle n’avait pas le choix. Elle secoua la tête et il laissa retomber le rideau derrière eux, plongeant le couloir dans l’obscurité à l’exception de la bulle créée par sa lanterne.

— Bien entendu qu’il l’est, et c’est une bonne chose pour nous. Il est difficile de se disputer avec un mort. Il ne change pas d’avis, ne dicte pas de nouvelles règles et ne se comporte pas comme un salopard, risquant ainsi que plus personne ne l’écoute. Un homme mort reste un saint.

Il lui tapota l’épaule et lui tendit la lanterne.

— Tenez-la comme ça, que je puisse voir.

Comme s’il avait oublié quelque chose, il leva un doigt pour lui demander d’attendre, retourna de l’autre côté du rideau et réapparut quelques secondes plus tard, suivi par une odeur de fumée.

— Il fallait que j’éteigne les bougies. Maintenant, approchez la lumière.

À côté du rideau, une longue tige en fer était appuyée contre le mur. Swakhammer s’en saisit et l’enfila dans une série de boucles prévues à cet effet en bas de la tenture.

— Est-ce que vous… (Briar ne savait pas trop comment terminer la question) verrouillez le rideau ?

L’homme étouffa un rire.

— Je le leste, simplement. Plus il y a de barrières entre le monde souterrain et la partie aérienne, plus l’air reste. Et, lorsque les soufflets sont actionnés, ils font voler ces rideaux.

Elle l’observa attentivement pendant qu’il s’activait. Tout ce mécanisme la fascinait : les filtres, les joints, les soufflets. Seattle avait été une simple ville commerciale, alimentée et engraissée par l’or de l’Alaska, puis elle s’était transformée en ville cauchemardesque remplie de gaz et de morts vivants. Mais des gens étaient restés. D’autres étaient revenus. Ils s’étaient adaptés.

— Est-ce que je peux faire quelque chose ?

— Contentez-vous de tenir la lampe. Je m’occupe du reste.

Les rideaux étaient attachés et reliés à la tige dont il avait à présent coincé l’extrémité dans une fente du mur.

— Voilà, c’est bon. Allons-y. Gardez la lumière, si vous en avez envie. Montez par là. Puis prenez la voie de droite, si vous le voulez bien.

Briar avança dans l’allée humide recouverte de mousse dans laquelle résonnait au loin l’écoulement de l’eau. Parfois, un bruit sourd ou un cliquetis discordant venait du dessus. Mais comme l’homme qui l’accompagnait n’y prêtait pas attention, elle s’efforça de les ignorer également.

— Alors, monsieur Swakhammer, que vouliez-vous dire ? Nous allons chez mon père ?

Elle regarda par-dessus son épaule. La lumière de la lanterne donna un air fatigué et hagard au visage de l’homme.

— Nous allons Chez Maynard. Avant, c’était un bar qui donnait sur la place. Maintenant, c’est complètement mort, comme tout le reste, mais au sous-sol, il y a des personnes qui continuent de faire tourner le lieu. Je pense qu’on va essayer ça en premier parce que, pour commencer, vous allez avoir besoin de nouveaux filtres, et peut-être d’un meilleur masque. Et ensuite, si votre fils est allé raconter qu’il était le petit-fils de Maynard, il y a de grandes chances pour qu’on l’ait ramené là-bas.

— Vous pensez ? Vraiment ? Mais il voulait tellement trouver la maison de Levi.

Le couloir débouchait sur un croisement d’où partaient trois voies.

— Prenez celle du milieu, lui indiqua Swakhammer. La question est : est-ce que votre gamin sait où se trouve la maison ?

— Je ne crois pas, mais je peux me tromper. S’il ne le sait pas, alors je ne vois pas comment il a pu se mettre à chercher.

— Chez Maynard, répéta-t-il, d’un ton confiant. Le bar est à la fois le lieu le plus sûr dans lequel il puisse atterrir et celui dans lequel il est le plus probable qu’il arrive.

Briar essaya de maîtriser le tremblement de la lanterne lorsqu’elle demanda, à moitié pour elle-même et à moitié à l’attention de son compagnon :

— Et s’il n’y est pas ?

Tout d’abord, l’homme ne répondit pas. Il se glissa à côté d’elle et prit délicatement la lanterne, la levant plus haut, comme s’il cherchait quelque chose.

— Ah, dit-il, et Briar vit le nom de la rue à côté d’une flèche qui était peinte sur le mur. Désolé, pendant un moment j’ai pensé que nous nous étions égarés. Je ne viens pas souvent ici. En général, je reste à proximité de la place.

— Oh.

— Mais écoutez, en ce qui concerne votre fils, s’il n’est pas Chez Maynard, eh bien il n’y est pas, point. Vous pourrez demander, essayer de savoir si quelqu’un l’a vu ou a entendu parler de lui. Et, si ce n’est pas le cas, vous pourrez au moins faire passer le mot. Cela ne peut que l’aider. Les gars, là-bas, si vous leur dites qu’il y a un descendant en chair et en os du vieux héros qui s’est perdu ou qui se promène ici dans la ville, alors ils remueront ciel et terre, et Fléau dans le cas présent, pour le trouver, simplement pour pouvoir dire qu’ils l’ont vu.

— Vous ne dites pas ça seulement pour me faire plaisir ?

— Qu’est-ce que ça pourrait me faire ?

Au-dessus d’eux, quelque chose de lourd tomba et les tuyaux qui couraient le long des murs tremblèrent.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Briar.

Elle se rapprocha de Swakhammer et résista à l’envie d’armer son fusil.

— Des Pourris, nos gars, Minnericht qui essaie un nouveau jouet, difficile à dire…

— Minnericht, répéta Briar. (C’était la troisième fois qu’elle entendait ce nom.) Le même homme qui a fabriqué votre… votre Daisy ?

— C’est ça, oui.

— Il est scientifique ? Inventeur ?

— Quelque chose comme ça.

Briar fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que je suis censée comprendre ?

— C’est un homme qui a de nombreux jouets et qui en sort régulièrement de nouveaux. Beaucoup sont extrêmement dangereux, même si quelques-uns sont assez marrants. Il crée aussi quelques petits objets mécaniques, parfois. C’est un vieux singe, pas toujours très amical… Vous pouvez le dire à voix haute, si vous voulez.

— Dire quoi à voix haute ? demanda-t-elle en regardant droit devant elle, dans l’obscurité légèrement oppressante.

— Ce que vous pensez. Vous n’êtes pas la première à remarquer à quel point Minnericht ressemble à votre mari.

— Mon ancien mari, et ce n’est pas ce à quoi je pensais, mentit-elle.

— Alors, vous êtes un peu lente d’esprit. Il n’y a pas un homme ici qui ne se soit pas posé la question.

— Je ne comprends pas ce que vous insinuez, insista-t-elle, tout en craignant, au contraire, d’avoir parfaitement compris. Seattle n’était pas une ville immense, mais elle était suffisamment grande pour abriter plus d’un scientifique, je pense. Et ce Minnericht pourrait aussi bien venir d’ailleurs.

— Ou il peut s’agir de ce vieux Levi, habillé différemment et portant un nouveau nom.

— Impossible, répondit-elle si rapidement qu’elle sut au même instant que sa réponse n’était pas crédible. Mon mari est mort. Je ne sais pas qui peut être ce Minnericht, mais ce n’est certainement pas Levi.

— Par ici, l’orienta Swakhammer en indiquant un chemin très sombre qui se terminait par une échelle, qui elle-même disparaissait dans un autre tunnel en brique. Vous voulez y aller la première ou vous préférez que je passe devant ?

— Vous pouvez passer d’abord.

— D’accord. (Il prit le câble qui servait de poignée à la lanterne entre ses dents, pencha la tête en avant et manqua de brûler sa chemise en descendant.) Comment ? demanda-t-il une fois en bas.

— Comment quoi ?

— Comment est-ce que vous savez que Minnericht ne peut pas être Leviticus ? Vous avez l’air sacrément sûre de vous, veuve Blue.

— Si vous m’appelez encore une fois comme ça, je vous tire dessus, dit-elle.

Elle posa les pieds sur les barreaux et le suivit.

— Je tâcherai de m’en souvenir, mais répondez à ma question. Comment savez-vous que ce n’est pas lui ? Pour autant que je sache, personne n’a jamais retrouvé le corps de Blue, ou si c’est le cas, ça ne s’est pas ébruité.

Elle sauta le dernier barreau et se redressa. Debout, elle lui arrivait à peine à l’épaule.

— Personne ne l’a retrouvé parce qu’il est mort ici dans la ville, en même temps que beaucoup d’autres, et que personne n’avait vraiment envie de revenir voir ce qu’il en était. Les Pourris se sont probablement occupés de son corps, ou peut-être qu’il est tout simplement retourné à l’état de poussière. Mais je vous le dis, il est bel et bien mort. Il ne vit pas à l’intérieur de ces murs qui ont été érigés par sa faute. Je ne vois pas comment vous pouvez seulement imaginer une chose pareille.

— Vraiment, vous ne voyez pas ? (Il arbora un petit sourire narquois et secoua la tête.) Oui, c’est vraiment dur à imaginer, un scientifique fou fabrique des machines folles et détruit une ville entière puis, dès que la poussière retombe, on retrouve un scientifique fou qui construit des machines folles.

— Mais il y a certainement quelqu’un qui a vu Minnericht. Tout le monde savait à quoi ressemblait Levi.

— Tout le monde sait à quoi il ressemblait, c’est vrai, mais personne n’a aperçu le visage de Minnericht. Il le garde couvert en permanence et il se tient tête baissée. Il y avait bien une fille qui se cachait par ici, Evelyn quelque chose. Il s’amusait avec elle de temps en temps, avant qu’elle ne devienne trop accro au Fléau et ne commence à se transformer. (Il baissa les yeux vers Briar et précisa ses paroles.) C’était il y a quelques années, avant que l’on comprenne comment respirer ici. Il y a eu des essais et des erreurs. C’est un endroit où seuls les plus forts survivent, et Evie n’était pas assez forte. Elle est tombée malade et elle a commencé à déraper, alors le bon docteur lui a tiré une balle dans la tête.

— C’est…

Briar fut incapable de formuler une réponse.

— C’est une question de logique, c’est tout. Nous avons déjà plein de Pourris qui errent tout autour, nous n’avions pas besoin d’un Pourri de plus. Le fait est qu’avant de partir elle a révélé qu’elle avait aperçu son visage, et qu’il était couvert de cicatrices, comme s’il avait été brûlé ou qu’il avait vraiment passé un sale moment. Elle a expliqué qu’il n’enlevait presque jamais son masque à gaz, même lorsqu’il se trouvait sous terre, dans les endroits les plus sûrs.

— Vous voyez ! C’est seulement un homme malchanceux qui cache des cicatrices. Il n’y a aucune raison de supposer le pire.

— Il n’y a aucune raison non plus de supposer le meilleur. C’est un fou, autant que l’était votre mari. Et il a le même talent pour construire des machines et les faire fonctionner. (Swakhammer parut sur le point d’ajouter quelque chose.) Je n’affirme pas que c’est lui, bien sûr. Je dis simplement que beaucoup de gens pensent que ça pourrait être le cas.

Briar émit un son laissant paraître son mépris.

— Honnêtement, si vous pensiez vraiment qu’il puisse s’agir de Blue, vous l’auriez traîné dans la rue pour le livrer aux Pourris, depuis tout ce temps.

— Regardez où vous mettez les pieds, lui dit-il en balayant avec la lanterne le tunnel dont le sol était fissuré et inégal. Elle ne nous est pas venue d’un seul coup, l’idée que cet étranger n’en était peutêtre pas un. Ça s’est fait petit à petit, en plusieurs années. Un jour, deux gars qui en discutaient en privé ont fait part de leur réflexion et, à partir de là, la rumeur s’est répandue et plus personne n’a pu l’arrêter.

— Je pourrais le faire.

— Peut-être que vous le pourriez ; peut-être que vous ne pouvez pas. Si vous tenez tant à vous occuper du problème, j’aimerais bien vous voir essayer. Ces dernières années, le vieux docteur a causé plus de problèmes qu’il n’a fait de bien, à l’exception de quelques instruments fort utiles. (Il tapota la Daisy et secoua la tête). Il fait du bon travail, mais il construit des choses néfastes. Il adore diriger.

— Vous avez dit vous-même que personne ne commandait ici, à l’exception d’un homme mort depuis seize ans.

Il grommela :

— Je n’ai pas tout à fait dit cela. Venez. Nous ne sommes plus très loin, je vous le promets. Vous entendez ?

— Entendre quoi ?

Au moment où elle posa la question, elle reconnut de la musique. Ce n’était pas très fort, ni très mélodieux, mais le son était distinct et agréable.

— On dirait que Varney joue, ou essaie du moins. Il est incapable de sortir un morceau qui vaille quelque chose, mais il fait de son mieux pour apprendre. Il y avait un vieux piano mécanique dans le bar, mais les éléments à l’intérieur étaient complètement rongés. Quelques gars l’ont bricolé pour que l’on puisse jouer comme sur un instrument classique. La dernière fois que cette pauvre chose a été accordée, c’était avant le mur. Mais vous l’aviez probablement entendu par vous-même.

— Je suis surprise que vous puissiez faire tant de bruit. Je m’étais imaginé que vous passiez vos journées à être aussi silencieux que possible. Les Pourris semblent avoir une bonne ouïe.

— Oh, ils ne nous entendent pas si bien que ça lorsque nous sommes dans les souterrains. Le son se propage davantage sous terre qu’il ne passe à la surface. (Il indiqua le plafond d’un signe de la tête.) Et, même s’ils détectent notre présence, ils ne peuvent pas nous atteindre ici. Le bar, et même la majeure partie de l’ancienne place pour être exact, sont renforcés sans commune mesure. C’est la partie la plus sûre de ce qu’il reste, je vous le dis.

Elle pensa à Zeke et adressa une prière silencieuse à quiconque écouterait pour que le garçon ait trouvé son chemin jusqu’au lieu protégé au sein de la forteresse.

— Et avec un peu de chance, mon fils sera là.

— Avec un peu de chance, oui. Il est du genre débrouillard ?

— Oui. Oh oui ! Trop pour son bien.

La musique se faisait plus forte, s’immisçant par les interstices d’une porte circulaire qui avait été calfeutrée des deux côtés. Swakhammer attrapa les battants et chercha le loquet.

Briar remarqua une inscription sur la porte. Elle était géométrique et nette, et formait un zigzag qui lui rappelait quelque chose. Elle la pointa du doigt et demanda :

—Monsieur Swakhammer, qu’est-ce que c’est ? Que signifie cette marque ?

— Quoi, vous ne la reconnaissez pas ?

— La reconnaître ? Ce n’est qu’une ligne brisée. Est-ce que ça a une signification ?

Il fit un mouvement vers elle et elle recula presque par réflexe, mais elle réussit à rester immobile jusqu’à ce qu’il touche la boucle de sa ceinture. D’un doigt, il la souleva pour qu’elle puisse regarder et se rendre compte par elle-même.

— Ce sont les initiales de votre père, c’est tout. Elles indiquent que c’est un endroit sûr pour les gens qui respectent sa paix.

— Bien sûr, murmura-t-elle. J’ai l’air bête, maintenant.

— Ne vous tourmentez pas trop. L’écriture de Willard est légendaire tellement elle est illisible. Reculez, si vous le voulez bien. Ces portes sont calfeutrées des deux côtés, au cas où.

Il tira le loquet, ouvrit le battant et s’appuya contre lui pour le maintenir ouvert.

— Au cas où quoi ?

— Au cas où il y aurait une fuite. Au cas où les soufflets tomberaient en panne, ou que les salles en haut des marches soient ouvertes et contaminées. Juste pour prévenir les dégâts, c’est tout. Ici, tout est possible.

Elle franchit la porte et lui fit confiance.

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