VII


Lorsque briar arriva au ferry, le jour avait entièrement chassé la nuit. Le ciel était couvert d’un voile gris, mais le soleil perçait suffisamment les nuages pour qu’elle puisse distinguer une île couverte d’arbres de l’autre côté de l’eau.

De-ci, de-là, une forme arrondie s’élevait au-dessus de la cime des arbres. Même à cette distance, elle pouvait discerner les dirigeables amarrés qui attendaient un équipage ou une cargaison.

Le pont craqua et le ferry s’enfonça légèrement dans l’eau lorsqu’elle posa le pied dessus. Les passagers étaient rares à une heure si matinale, et elle était la seule femme. Le vent emportait les vagues et tirait sur son chapeau, mais elle le maintenait enfoncé, cachant presque ses yeux. Si quelqu’un l’avait reconnue, il ne sembla pas en faire grand cas. Peut-être était-ce dû au fusil, ou à sa façon de se tenir, les pieds écartés et les mains posées sur la rambarde.

Peut-être que personne ne s’en souciait.

Les autres passagers étaient pour la plupart des marins de tous les horizons. La population de Bainbridge travaillait soit sur les dirigeables soit sur les bateaux car, lorsque l’un des vaisseaux volants déchargeait sa cargaison sur l’île, il fallait bien la transporter par une autre voie jusqu’à la ville.

Elle ne s’était jamais demandé pourquoi il n’y avait aucun dirigeable amarré plus près des Faubourgs, mais à présent qu’elle se posait la question, elle pouvait en tirer une ou deux conclusions. Celles-ci lui donnèrent à penser que les propriétaires de ces dirigeables se tenaient à l’écart des regards pour des raisons suspectes. En ce qui la concernait, plus c’était suspect, mieux c’était.

Après plus d’une heure de roulis à travers le courant, le ferry grinçant, peint en blanc, s’amarra au quai du lointain rivage.

Les embarcadères en bois étaient pressés les uns contre les autres. Les pontons, avec leurs armures de bernacles sur la ligne de flottaison, avoisinaient les zones déblayées où d’énormes tubes en fer formaient des boucles profondément ancrées dans le sol. Plusieurs dirigeables étaient amarrés à ces tubes grâce à des attaches en laiton en forme de pinces de homard aussi grosses que des tonneaux.

Les vaisseaux eux-mêmes étaient assez variés. Certains étaient guère plus que des ballons d’air chaud auxquels étaient accrochés des paniers positionnés assez bas ; tandis que d’autres, plus impressionnants, étaient équipés de nacelles qui ressemblaient à la coque d’un bateau : ils possédaient un réservoir d’hydrogène et étaient propulsés à la vapeur.

Briar n’était jamais allée à Bainbridge. Ne sachant pas par où commencer, elle resta au milieu d’un ponton où même les marchands commençaient à peine à s’affairer. Elle observa les équipages en train d’arriver et les hommes charger les cargaisons des nacelles vers les chariots, puis vers les bateaux.

Bien que peu commode, cette méthode permettait de déplacer les produits qui arrivaient de l’air jusqu’à l’eau rapidement.

Soudain, l’un des plus petits dirigeables fit une embardée et deux hommes glissèrent le long des amarres pour dégager les attaches. Les fixations se détachèrent et se balancèrent librement, tandis que les hommes remontaient le long des cordes jusqu’à la nacelle. De là, ils ramenèrent les cordes à bord de l’embarcation et les suspendirent à l’extérieur.

Profitant qu’un homme plus âgé coiffé d’une casquette de capitaine s’était arrêté à côté d’elle pour allumer une pipe, Briar demanda :

— Excusez-moi, mais lequel de ces dirigeables va au plus près du mur de Seattle ?

Il lui jeta un regard soupçonneux par-dessus sa pipe, l’évaluant alors qu’il tirait une bouffée, puis répondit :

— Vous n’êtes pas du bon côté de l’île pour ce type de questions, ma petite dame.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Que vous devriez prendre cette route-là, lui dit-il en se servant de sa pipe pour désigner un chemin boueux et plat qui disparaissait entre les arbres. Suivez-le aussi loin que vous pouvez et vous rencontrerez peut-être quelqu’un qui sera plus à même de vous répondre.

Elle hésita, le bras sur sa sacoche, parce qu’elle ressentait le besoin de tenir quelque chose. Un nouveau dirigeable était en train de se détacher du quai plein de tuyauteries et un autre se positionnait au-dessus de la zone. Sur son flanc, elle distingua un nom qui avait été peint, et constata qu’il s’agissait de celui d’une entreprise, et non pas de celui du ballon.

— Madame, l’interpella l’homme.

Briar se tourna vers lui et surprit la façon dont son regard passa rapidement de sa boucle de ceinture à ses yeux.

Il enchaîna :

— L’île n’est pas très grande. Vous ne mettrez pas longtemps à atteindre… l’autre secteur commercial, si c’est ce que vous cherchez.

Elle le remercia, jeta un coup d’œil à l’espèce de chemin boueux, et répondit :

— Vous êtes très aimable.

— Non, mais je fais de mon mieux pour être juste.

Quelqu’un qui se trouvait à proximité cria un nom, et l’homme à la casquette lui répondit par un signe de la main et un mouvement de tête. Briar regarda de nouveau le chemin et remarqua que personne d’autre ne s’y aventurait.

Elle ne savait pas trop si elle devait adopter une attitude nonchalante ou s’il valait mieux se faufiler discrètement, alors elle tenta de mêler les deux dans une retraite rapide qui la conduisit en haut d’une petite colline, sur le chemin criblé de profondes ornières.

Le sommet de celles-ci était plus sec. Elle les traversa sur la pointe des pieds et s’enfonça dans les arbres, hors de vue des quais. Briar n’avait jamais aimé les bois : elle était née à la ville et y avait grandi. Devant les vastes alignements d’écorce et de broussailles, elle se sentait petite et vulnérable, comme si elle était piégée dans un conte pour enfants avec des loups.

Elle gravit tant bien que mal le chemin, s’efforçant de ne pas laisser ses talons s’engluer dans la surface boueuse. Au fur et à mesure qu’elle traversait le paysage vallonné, la voie devenait plus large et mieux dessinée, mais elle ne voyait toujours personne l’emprunter dans un sens ou dans l’autre.

— Mais il est encore tôt, se dit-elle.

Plus elle avançait, plus les arbres étaient hauts ; et plus elle plongeait au cœur de l’île, plus la forêt se faisait dense… C’était d’ailleurs la raison pour laquelle elle ne comprit qu’elle avait trouvé une autre zone d’amarrage que lorsqu’elle se trouva presque en plein milieu.

Elle s’arrêta brusquement et voulut rebrousser chemin lorsqu’elle se rendit compte que la route qu’elle avait empruntée s’arrêtait là. Et qu’elle n’était plus seule.

Trois aviateurs aux larges épaules fumaient la pipe à la limite d’une clairière. Ils s’étaient tous interrompus pour observer Briar, qui n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire mais était déterminée à ne pas le montrer. L’air de rien, elle examina les dirigeables mouchetés et les trois hommes silencieux et surpris.

La plupart des ballons étaient attachés à de grosses branches ou à des troncs, comme des chevaux. Les arbres étaient assez solides pour résister au poids, et même s’ils émettaient d’étranges grincements et craquements, aucun des dirigeables ne s’était détaché ou écrasé. Ils étaient différents de ceux qu’elle avait vus sur le quai principal, moins brillants et moins uniformes. Ils semblaient davantage bricolés à partir de morceaux d’autres vaisseaux plus vastes et plus robustes que dûment fabriqués comme les précédents.

Le plus petit des trois hommes qui fumaient à côté des ballons ressemblait dans l’ensemble à n’importe lequel des collègues de travail de Briar, pâle et un peu sale, portant des vêtements amples et un tablier en cuir doté de poches d’où s’échappait une paire de longs gants de la même matière.

L’homme qui se trouvait au milieu était un mulâtre. Ses longs cheveux nattés comme des cordes étaient ramenés en arrière dans un foulard. Il portait une veste de pêcheur avec un grand col replié qui remontait sous sa barbe sombre et bien fournie.

Le dernier fumeur était le mieux habillé des trois. Aussi noir que du charbon, il portait une veste bleu vif avec des boutons brillants en laiton. Une cicatrice rosée s’étendait presque du coin de sa bouche jusqu’à son oreille, laquelle était ornée de petits anneaux d’or qui cliquetèrent lorsqu’il se mit à rire en la regardant.

Il gloussa faiblement, puis rit à gorge déployée, bientôt imité par ses compagnons.

— Hé là, madame, lança l’homme à la peau sombre entre deux hoquets, son accent trahissant des origines d’au-delà des montagnes, au sud. Vous êtes perdue ?

Elle attendit que leur hilarité se calme et soit réduite à une respiration sifflante pour répondre par la négative.

— Oh, ajouta-t-il en levant un sourcil. Alors, vous êtes venue jusqu’à Canterfax-Mar exprès, hein ? Je serais incapable de vous dire quand nous avons eu une dame de votre qualité parmi nous pour la dernière fois.

— Qu’est-ce que je dois comprendre ? demanda-t-elle.

Il haussa les épaules et pinça ses lèvres épaisses.

— Seulement que vous semblez parée pour un tout autre commerce. Qu’est-ce que vous attendez de nous et de notre petit quai perdu ? Vous avez une idée derrière la tête, ça me semble évident, maintenant.

— J’ai besoin d’un moyen de transport. Je suis à la recherche de mon fils. Est-ce que vous pouvez m’aider ?

— Eh bien, madame, ça dépend, répondit-il.

Il s’éloigna de ses compagnons et vint à sa rencontre. Elle aurait été incapable de dire s’il essayait de l’intimider ou s’il voulait simplement la voir de plus près ; mais il était plus imposant que sa taille ne le laissait penser. Il n’était pas plus grand que ne l’avait été son père, mais il avait les épaules larges et ses bras étaient aussi épais que des bûches dans les manches de sa veste de laine. Il avait une voix chaude et puissante.

Briar ne détourna pas les yeux. Elle ne bougea même pas pour changer sa jambe d’appui.

— Ça dépend de quoi ?

— Pas mal de choses ! D’abord, je dois savoir où vous voulez aller et si c’est loin.

— Vous voulez le savoir ?

— Bien sûr. Ce ballon là-bas, c’est le mien. Vous le voyez ? La Corneille libre, comme nous l’appelons. Elle a été un peu volée, un peu achetée, et beaucoup bricolée… mais, oh, elle vole.

— Elle est magnifique, déclara Briar, d’une part parce que cela semblait approprié, et d’autre part parce que le dirigeable était vraiment impressionnant.

Il portait une inscription sur le flanc ; elle en distinguait le bord et pouvait presque la lire.

Le capitaine lui épargna un pénible déchiffrage.

— Elle porte l’inscription « CSA » parce que c’est là que son squelette a tout d’abord été assemblé, dans les États confédérés. On peut dire que je l’ai interceptée et que j’en ai fait un meilleur usage. En cette période de guerre et d’aventure, j’ai décidé qu’elle était plus adaptée pour survoler l’Amérique, pour le tourisme.

— Ce n’est pas encore tout à fait l’Amérique.

— Toutes ces terres le sont, d’une façon ou d’une autre. Saviezvous que c’est un navigateur italien qui a donné son nom à tout le continent ? Et quoi qu’il en soit, ce coin de carte fera un bel État un jour. Vous verrez, lui assura-t-il. Avec un peu de patience, quand la guerre se terminera.

— Quand la guerre se terminera, répéta-t-elle.

À présent, juste en face d’elle, il la dévisageait intensément, observant son chapeau, puis l’insigne qu’elle avait accroché sur le côté de la ceinture. Après une minutieuse évaluation, il lui dit :

— Je ne pense pas que vous fassiez la loi pour le gouvernement. Je n’ai jamais entendu parler d’une femme de loi, mais ça, ce n’est pas du toc, déclara-t-il en désignant l’insigne. Et je sais de qui il s’agit. Je sais ce que signifie ce symbole.

Il montra du doigt la boucle ornée des larges initiales MW.

— Je ne sais pas si ce vieux Maynard et vous étiez proches ou quoi que ce soit, mais vous portez sa marque, aussi visible que possible, alors mes hommes et moi sommes tentés de croire que vous ne cherchez pas les ennuis.

— Non, en effet, lui assura-t-elle. Je ne cherche pas les problèmes et ne veux en créer aucun. J’essaie seulement de retrouver mon fils et je n’ai personne pour m’aider, alors je suis venue ici.

Le capitaine déplia les bras et lui tendit la main.

— Alors peut-être que nous pouvons faire affaire. Mais d’abord, dites-moi, puisque vous ne l’avez pas encore fait, où voulez-vous aller pour avoir besoin de services de personnes qui sont du côté caché de l’île ?

— Seattle, répondit-elle. Je dois aller de l’autre côté du mur, dans la ville. C’est là que mon fils s’est rendu.

Il secoua la tête.

— Alors votre fils est soit mort, soit damné.

— Je ne crois pas. Il est seulement allé à l’intérieur, c’est simplement qu’il ne peut plus sortir.

— À l’intérieur, hein ? Et comment il aurait fait ? Nous n’avons pas vu passer de jeune garçon.

— Il est passé par-dessous, par l’ancien système d’évacuation des eaux.

— Alors il peut sortir de la même façon !

Briar perdait l’attention de son interlocuteur. Il repartait. Elle essaya de ne pas avoir l’air trop paniquée lorsqu’elle expliqua :

— Mais il ne le peut pas ! Le tremblement de terre de la nuit dernière, vous avez dû le sentir. Il a provoqué l’effondrement de l’ancien tunnel, et il n’est plus possible de passer par là. Je dois entrer dans la ville et l’en sortir. Il le faut, vous comprenez ?

Il leva les mains et avait presque atteint ses compagnons qui discutaient à voix basse, mais il fit volte-face et lui dit :

— Non, je ne comprends pas. Il n’y a pas d’air à respirer là-bas, vous le savez, non ? Il n’y a rien d’autre que la mort.

— Et des gens, coupa-t-elle. Il y a des personnes qui y vivent et travaillent.

— Les bagarreurs et les Oubliés ? En effet, mais pour la plupart ils sont là depuis des années et ils ont appris à se débrouiller pour ne pas être dévorés ou empoisonnés. Quel âge a votre fils ?

— Quinze ans, mais il est malin et têtu.

— Toutes les mères disent ça de leur fils, contra-t-il. Mais, même si vous arrivez à entrer, comment allez-vous le faire sortir ? En escaladant ? En creusant ?

— Je n’ai pas encore prévu ça, avoua-t-elle, mais je trouverai le moment venu.

Le mulâtre derrière le capitaine posa sa pipe et dit :

— On part chercher du gaz dans moins d’une semaine. Si elle tient jusque-là, elle pourra remonter en attrapant une corde.

Le capitaine se retourna brusquement.

— Toi, ne l’encourage pas !

— Pourquoi pas ? Si elle a de quoi payer et qu’elle veut aller dans la ville, pourquoi elle viendrait pas ?

Bien qu’elle n’ait pas posé la question, le capitaine s’adressa à Briar.

— Parce que nous ne sommes pas équipés pour faire une expédition maintenant. Nos deux meilleurs filets se sont accrochés à la pointe de la tour lors de notre dernier voyage, et nous sommes toujours en train de les réparer. Et, pour le moment, je n’ai pas entendu parler de paiement, alors je ne voudrais pas présumer que notre invitée surprise soit une riche veuve.

— Je ne le suis pas, reconnut-elle. Mais j’ai un peu d’argent…

— Si vous voulez nous embarquer dans une expédition où nous ne récupérerons pas de gaz, il va vous falloir plus qu’un petit peu d’argent. Je serais ravi d’aider une dame, mais les affaires sont les affaires.

— Mais, demanda-t-elle, est-ce qu’il n’y a personne d’autre qui pourrait voler ?

— Quelqu’un de suffisamment stupide pour aller au-dessus du mur ? Je ne sais pas. (Il enfonça ses mains dans les poches de son manteau bleu, aux couleurs de l’Union.) Je n’en ai aucune idée.

Une nouvelle fois, le mulâtre prit la parole.

— Il y a Cly. Il devient vraiment stupide face à une jolie femme, et il respecte la paix de Maynard.

Briar avait du mal à déterminer s’il s’agissait d’un compliment ou une offense. Elle eut un regain d’espoir.

— Cly ? Qui est-ce ? Est-ce que je peux lui parler ?

— Oui, vous le pouvez, acquiesça le capitaine. Madame, je vous souhaite de retrouver votre idiot de gamin, mais je dois vous prévenir : à l’intérieur, c’est un lieu diabolique, ce n’est pas un endroit pour une femme, ni pour un gosse.

— Montrez-moi où est ce Cly, répondit-elle froidement. Je me fiche de savoir si c’est un endroit pour un chien ou pour un rat. Il y aura une femme là-dedans avant le coucher du soleil, alors que Dieu me vienne en aide, ou Maynard, corrigea-t-elle, en se remémorant les paroles de Rector.

— Comme vous voudrez.

Il lui offrit son bras, que Briar accepta après un instant d’hésitation. Tant que tout le monde semblait décidé à collaborer, elle resterait courtoise, elle aussi. Elle ne savait pas jusqu’à quel point elle aurait besoin de l’aide de ces gens, alors cela valait la peine de se montrer agréable, même si tout cela l’effrayait.

Le bras musclé du capitaine, aussi dur au toucher qu’il le semblait à première vue, déformait la manche du manteau. Briar s’efforça de contenir le tremblement de ses doigts, qui trahissait son inquiétude, mais il ne s’agissait pas d’une simple poignée de main qui lui aurait permis de donner le change. Le capitaine tapota sa main nerveuse et dit :

— Madame, tant que vous portez la marque de Maynard et que vous respectez notre paix, nous devons respecter la vôtre. Il n’y a pas de raison de s’agiter.

— Je vous crois, répondit-elle, sans qu’il soit possible d’affirmer si elle disait la vérité ou non. Mais il y a bien d’autres choses qui m’inquiètent que votre proximité, croyez-moi.

— Votre fils.

— Mon fils, oui. Je suis désolée, vous n’avez pas dit votre nom, capitaine… ?

— Hainey. Croggon Hainey, lui répondit-il. Capitaine, pour faire bref. Capitaine Hainey si vous préférez la version longue. Crog en passant.

— Bien, capitaine. Je vous remercie pour votre aide.

Il lui décocha un sourire qui dévoila une rangée de dents parfaitement blanches.

— Ne me remerciez pas encore. Je vous ai juste traitée comme je le devais. Mon ami et aviateur peut – ou non – vous aider davantage.

Crog la conduisit parmi les dirigeables grinçants qui se balançaient, amarrés entre les troncs massifs, dans des chemins plus larges que celui qu’elle avait emprunté. Ils se cognaient contre leurs attaches et rebondissaient doucement contre la cime des arbres, frottant leurs coques sur des rameaux aux feuillages persistants et des nids d’oiseaux.

Le vaisseau le plus proche semblait avoir été construit à la va-vite. Mais, même s’il avait l’air d’être entièrement bricolé, il semblait extrêmement solide. Elle se demanda même s’il n’était pas trop lourd pour voler. Il était équipé d’une nacelle en forme de canoë, recouverte d’acier et de la taille de la salle à manger d’un homme riche, ainsi que de deux réservoirs à gaz aussi gros que la charrette d’un pauvre homme. Riveté, assemblé, boulonné et solidement fixé, il surplombait la clairière au-dessus de laquelle il était retenu par trois câbles longs et épais.

Une échelle de corde se balançait et traînait au sol. Dans l’ombre de l’embarcation à la forme étrange, un homme était assis dans un fauteuil pliant en bois. Au creux de son bras reposait une bouteille de whisky. Celle-ci bougeait au rythme de sa respiration. Sans les lunettes qui cachaient ses yeux, il aurait été évident qu’il dormait à poings fermés.

Crog s’arrêta à quelques mètres de l’homme qui semblait sur le point de ronfler et confia dans un murmure :

— Madame, je vous présente le capitaine Andan Cly. Et, au-dessus de sa tête dure, vous voyez son ballon, le Naamah Chérie. Réveillez-le gentiment, et, si possible, en vous tenant à distance.

— Attendez, vous n’allez pas… ?

— Oh non. C’est vous qui voulez demander une faveur. Je vous laisse le soin de le réveiller. Bonne chance, madame. Et s’il refuse de vous conduire, la meilleure offre que je puisse vous faire, c’est un départ dans trois jours, lors de notre prochaine expédition. S’il accepte de vous emmener et que vous passez de l’autre côté du mur, alors mardi vous pourrez rejoindre la Corneille libre. Elle sera ancrée à la tour Smith. Ça ne me coûte rien de vous récupérer, mais rien ne vous empêche de me rapporter un souvenir si je le fais.

Il décrocha les doigts de Briar de son bras. Elle n’avait pas remarqué qu’elle s’agrippait à sa manche jusqu’à ce moment-là.

— Merci, lui dit-elle. Sincèrement. Merci. Si vous me récupérez mardi, je trouverai un moyen de vous dédommager. Je connais les lieux et les choses qui se trouvent dans la ville. Je ferai en sorte que ça en vaille la peine.

— Alors c’est moi qui vous remercierai, madame.

Il disparut dans le labyrinthe d’arbres, de cordes et de ballons amarrés. De son côté, Briar rassembla tout son courage pour ne pas se faire toute petite en présence de l’homme endormi sous le Naamah Chérie.

Andan Cly n’était ni complètement avachi, ni complètement assis dans le fauteuil en bois. Sa chevelure châtain clair était coupée si ras qu’il en paraissait presque rasé, et ses oreilles étaient placées haut sur son crâne. Il portait trois boucles en argent sur celle de gauche, rien à droite. Il était vêtu d’un maillot de corps sale et d’un pantalon marron dont les revers avaient été enfoncés dans ses bottes.

Briar se dit qu’il avait certainement trop froid pour dormir mais, alors qu’elle s’avançait, elle sentit la température monter. Lorsqu’elle se retrouva devant lui, elle était presque en sueur. Elle comprit alors qu’il s’était placé juste sous les chaudières du ballon, lesquelles fonctionnaient à plein régime et fumaient.

Elle avait pris soin de ne pas faire craquer de brindille ni heurter de caillou. Elle n’avait pas bougé et s’était contentée de l’observer, mais ce fut suffisant pour le réveiller soudainement. Rien ne signala ce changement d’état en dehors d’un raidissement de sa posture. Puis, d’un doigt engourdi par le sommeil, il souleva ses lunettes et les remonta sur son front.

— Quoi ? demanda-t-il.

La question n’était pas spécifiquement une demande, ni une plainte, mais le ton se trouvait quelque part entre les deux.

— Andan Cly ? demanda-t-elle, avant d’ajouter : capitaine du Naamah Chérie ?

Il grommela :

— Lui-même. Pour qui ?

Ce fut alors le tour de Briar de demander :

— Quoi ?

— Vous êtes qui ?

— Je suis… une passagère. Ou du moins je voudrais l’être. J’ai besoin qu’on me dépose quelque part et le capitaine Hainey m’a conseillé de venir vous parler.

Elle évita de répéter le reste de ce que Crog avait dit.

— Ah oui ?

— Oui.

Il tordit la tête vers la gauche, puis vers la droite, en faisant craquer ses cervicales.

— Où voulez-vous aller ?

— De l’autre côté du mur.

— Quand ?

— Maintenant, répondit-elle.

— Maintenant ?

Il récupéra la bouteille au creux de son bras et la posa au sol à côté du fauteuil. Ses yeux étaient d’un brun noisette si clair et intense qu’ils paraissaient cuivrés dans la pénombre sous le dirigeable. Il la regarda fixement, clignant si peu des yeux que Briar se sentit mal à l’aise.

— Mon fils. Il est parti, résuma-t-elle. Il est dans la ville. Je dois aller le chercher.

— Vous n’êtes jamais allée là-dedans, alors ?

— Pas depuis qu’ils ont construit le mur, non. Pourquoi ?

— Parce que, si vous y étiez déjà allée, il ne vous viendrait pas à l’idée qu’un gamin puisse y rester vivant.

Elle soutint son regard et lança :

Mon fils l’est peut-être encore. Il est intelligent et prévoyant.

— Il est stupide, corrigea Andan. Puisqu’il est allé à l’intérieur.

— Il n’est pas stupide, il est seulement… mal informé. (Elle avait pris l’expression la plus juste, même si cela lui faisait mal de la dire à voix haute.) S’il vous plaît, écoutez. Vous devez m’aider. J’ai un masque. Si je peux entrer, je trouverai mon chemin dans la ville. Crog a dit qu’il me récupérerait mardi.

— Vous pensez que vous allez survivre jusque-là ?

— Oui.

— Alors vous êtes stupide, vous aussi. Sans vouloir vous offenser.

— Vous pouvez m’offenser autant qu’il vous plaira, tant que vous m’aidez à passer de l’autre côté du mur.

Il esquissa un demi-sourire, comme s’il allait se moquer d’elle, mais le réprima.

— Vous êtes sérieuse. Et têtue. Mais il vous faudra plus que ça (il indiqua le fusil) et la marque de Maynard si vous voulez rester en un seul morceau là-dedans.

— Mais si je respecte la paix…

— Alors certaines personnes que vous rencontrerez à l’intérieur la respecteront aussi, mais pas tout le monde. Il y a un fou appelé Minnericht qui règne sur une partie de la ville, et d’importants groupes de Chinois qui se montreront peut-être amicaux, ou pas, envers une étrange femme blanche. Et vos amis les escrocs seront le dernier de vos soucis. Est-ce que vous avez déjà vu un Pourri ? Un qui soit véritablement affamé ?

— Oui. Pendant l’évacuation.

— Oh ! (Il secoua la tête, mais ses yeux restèrent fixés sur la boucle de ceinture de la jeune femme.) Ces choses ? Ils n’étaient pas affamés. Pas encore. Ceux qui meurent de faim à l’intérieur depuis quinze ans, ce sont eux, le problème. En plus, ils se déplacent en meutes.

— J’ai des munitions, dit-elle en posant la main sur sa sacoche.

— Et un fusil à répétition aussi, je vois. Ce sera utile. Mais vous finirez par être à court. Et si les Pourris ne vous mettent pas la main dessus, les hommes de Minnericht le feront. Ou alors les corbeaux. Il n’y a aucun moyen de prévoir ce que vont faire ces damnés oiseaux. Mais laissez-moi vous poser une question.

— Encore une ?

— Oui, encore une, répondit-il avec colère. (Puis il pointa un doigt fin vers la taille de Briar et poursuivit.) Où avez-vous eu ça ?

— Ça ? (Dans un réflexe, elle attrapa la boucle et baissa les yeux.) Elle… pourquoi ?

— Parce que je l’ai déjà vue et que je veux savoir comment vous vous l’êtes procurée.

— Cela ne vous regarde pas, rétorqua-t-elle.

— En effet. Et ce n’est pas non plus mon problème si vous ne passez pas de l’autre côté du mur pour aller récupérer votre fils, madame Blue.

Pendant un moment, elle eut le souffle coupé ; elle n’arrivait plus qu’à déglutir. La peur l’étranglait et elle ne pouvait plus parler. Elle finit par dire :

— Ce n’est pas mon nom.

Ce à quoi il répondit :

— Pourtant, c’est vous, non ?

Elle secoua la tête un peu trop rapidement et nia :

— Non, pas depuis qu’ils ont monté le mur. Je m’appelle Wilkes, et mon fils aussi, si vous avez besoin de lui donner un nom. (Les mots se bousculèrent ensuite dans sa bouche, mais elle ne put les arrêter.) Il pense que son père est innocent et, là-dessus, vous avez raison, il est un peu stupide. Il est allé à l’intérieur parce qu’il voulait le prouver.

— Est-ce qu’il le peut ?

— Non, répondit-elle. Parce que ce n’est pas le cas. Vous devez comprendre que Zeke n’est qu’un gamin. Il n’a rien écouté et je n’ai pas réussi à le convaincre. Il fallait qu’il aille voir par lui-même.

— D’accord, acquiesça-t-il. Il connaît la marque de Maynard, et il a trouvé un moyen pour entrer. J’imagine qu’il est passé par-dessous ?

— Oui. Mais le tremblement de terre de la nuit dernière a condamné l’ancien tunnel d’évacuation. Il ne peut plus sortir par là et je ne peux pas l’emprunter non plus. Maintenant, est-ce que vous allez m’aider à passer le mur ou pas ? Parce que, si vous ne comptez pas m’emmener, je vais devoir aller demander à quelqu’un d’autre.

Il prit son temps pour lui répondre. Pendant qu’il se décidait, il la dévisagea de la tête aux pieds d’une façon qui n’était pas vraiment insultante, mais sûrement pas flatteuse. Quelque chose l’obnubilait visiblement, mais Briar ne savait pas de quoi il s’agissait ni comment il avait deviné son identité si facilement. Elle ignorait également si Maynard pourrait lui être d’une quelconque aide à présent.

— Vous auriez dû commencer par là, lança Andan.

— Par quoi ?

— Par le fait que vous êtes la fille de Maynard. Pourquoi vous ne l’avez pas dit ?

Elle lui répondit :

— Parce que dire que c’est mon père, c’est aussi me positionner en tant que veuve de Blue. Je ne savais pas si le jeu en valait la chandelle.

— Je comprends, répondit-il.

Sur quoi il se leva. Il lui fallut quelques secondes pour se redresser car il avait beaucoup de centimètres à déplier.

Lorsqu’il fut debout sous le ventre du Naamah Chérie, Briar put constater qu’il était bien plus grand que n’importe quel homme qu’elle avait pu rencontrer dans sa vie. Très musclé et mesurant plus de deux mètres vingt des orteils au sommet de son crâne, Andan Cly n’était pas simplement gigantesque, il était terrifiant. Il n’était pas très séduisant et, lorsque Briar le regarda en entier et vit son allure d’ouvrier et sa taille hors du commun, il lui fallut tout son courage pour ne pas partir en courant.

— Vous avez peur de moi, maintenant ? demanda-t-il.

Il prit une paire de gants dans ses poches et commença à les enfiler sur ses immenses mains.

— Vous me le conseillez ? demanda-t-elle.

Il s’assura que le second gant était bien en place et se pencha pour récupérer la bouteille.

— Non, répondit-il. (Son regard fut à nouveau attiré par la boucle de ceinture.) Votre père portait ça.

— Il portait beaucoup de choses.

— Mais il n’a pas été enterré avec toutes. (Andan tendit à Briar une main qu’elle serra. Ses doigts se perdirent dans l’imposante poigne de l’homme.) Soyez la bienvenue à bord du Naamah Chérie, mademoiselle Wilkes. J’ai peut-être tort de vous emmener. Ce n’est peut-être pas la meilleure façon de s’acquitter d’une vieille dette, car j’ai bien peur de vous conduire à la mort, mais vous trouverez de toute façon un moyen pour vous rendre à l’intérieur, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors, le mieux que je puisse faire est de vous y préparer, je suppose. (Du pouce, il indiqua les chaudières au-dessus d’eux.) Les propulseurs seront chauds d’ici peu. Je peux vous emmener et vous faire passer de l’autre côté.

— Pour… Pour une dette ?

— Une vieille, et pas des moindres. J’étais enfermé au poste lorsque le Fléau s’est emparé du monde. Mon frère et moi avons ramené votre père chez lui. Il n’était pas obligé de faire ce qu’il a fait. (Il secoua à nouveau la tête.) Il ne nous devait rien. Mais il nous a fait sortir et, maintenant, mademoiselle Wilkes, si vous n’avez pas changé d’avis… Je vais vous faire entrer.

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