XVIII


Le sourire de Lucy s’estompa en une fine ligne, elle avait une question à poser.

— Est-ce que je peux vous demander quelque chose ?

— Allez-y, répondit Briar. (Elle massait sa main douloureuse sous les draps poussiéreux. Ils étaient propres, mais ils sentaient le renfermé, comme s’ils avaient été rangés dans un placard et n’étaient que rarement utilisés.) Si je peux faire de même ensuite.

— Aucun problème. (Lucy attendit qu’un jet de vapeur strident se calme dans les tuyaux, puis elle formula sa question avec d’infinies précautions.) Je ne sais pas si Jeremiah vous en a parlé, mais il y a un quelqu’un, ici, que nous appelons le Docteur Minnericht. Même si je ne suis pas certaine que ce soit son vrai nom. C’est l’homme qui m’a fabriqué ce bras.

— Il est possible que monsieur Swakhammer l’ait mentionné.

La tenancière s’enfonça plus profondément sous les couvertures et dit :

— Bien, bien. C’est un scientifique, ce docteur. Un inventeur qui est arrivé peu après la construction du mur. Nous ne savons pas exactement d’où il vient, et nous ne savons pas ce qui ne va pas chez lui. Il porte toujours un masque, même lorsque l’air est respirable, comme ici, alors nous ne savons pas à quoi il ressemble. Quoi qu’il en soit, il est vraiment intelligent. Il maîtrise parfaitement les objets mécaniques comme celui-ci.

Elle remua à nouveau l’épaule.

— Et les tunnels, et la Daisy.

— Oui, ça aussi. C’est un sacré bonhomme. Il peut fabriquer n’importe quoi à partir de rien. Je n’avais jamais entendu parler de quelqu’un comme ça auparavant. Enfin… (Elle ajouta un mot de plus, un mot qui poussait la discussion vers une question à laquelle

Briar ne voulait pas répondre.) Presque. Briar se retourna et s’appuya sur son coude.

— Où voulez-vous en venir, Lucy ?

— Oh, allez. Vous n’êtes pas idiote. Vous ne vous posez pas la question ?

— Non.

— Même pas un peu ? C’est une sacrée coïncidence, quand même. Il y a beaucoup de rumeurs ici sur le fait que ce serait…

Elle répondit sèchement :

— Ça ne l’est pas. Je peux vous le promettre.

Lucy baissa les yeux, non pas sous l’effet de la fatigue, mais avec un air rusé qui troubla Briar. La tenancière déclara :

— C’est une énorme promesse, de la part d’une femme qui n’a jamais rencontré notre terrible vieux docteur.

Briar faillit répondre qu’elle n’avait pas besoin de le voir, mais au lieu de cela, elle dit lentement, en mesurant chacun de ses mots sous le regard avide de Lucy :

— Je ne connais pas ce Dr. Minnericht, mais il ne peut pas s’agir de Leviticus. Car même si Levi était un vieux fou, c’était un vieux fou qui serait venu me voir s’il avait été vivant tout ce temps. Ou, s’il n’était pas revenu pour moi, il l’aurait fait pour Zeke.

— Il vous aimait tant que ça ?

— Aimer, non. Je ne pense pas que c’était de l’amour. De la possessivité, peut-être. Je ne suis qu’une chose de plus qui lui appartient, sur le papier. Et Zeke est une chose de plus qui lui appartient, par le sang. Non. (Elle secoua la tête, puis déplia son coude et s’allongea sur le matelas, tapotant l’oreiller en plume et l’aplatissant avec sa joue.) Il n’aurait jamais laissé les choses comme ça. Il serait venu nous chercher que nous le voulions ou non.

Lucy digéra l’information, mais Briar n’arriva pas à lire sur son visage ce qu’elle en pensait.

— Je suppose que vous le connaissiez mieux que personne.

Briar acquiesça.

— Je suppose que oui. Mais parfois, j’ai l’impression que je ne le connaissais pas du tout. C’est comme ça, parfois. Les gens vous manipulent. Et j’étais idiote, alors c’était facile pour lui.

— Vous n’étiez qu’une gamine.

— C’est du pareil au même. Mais à présent, c’est à mon tour de poser une question.

— Allez-y, répondit Lucy.

— D’accord. Vous n’êtes pas obligée de me répondre si vous n’en avez pas envie.

— Aucun problème. Rien de ce que vous pourrez me demander ne m’embarrassera.

— Tant mieux. Parce que je mentirais si je disais que je ne me suis pas posé de questions à propos de vos bras. Comment les avez-vous perdus ?

Lucy retrouva son sourire.

— Ça ne me gêne pas. Ce n’est pas un secret, de toute façon. J’ai perdu le bras droit au moment de l’évacuation, quand nous avons tous fui au risque de mourir, ou pire.

» J’étais de l’autre côté de la place, plus près de la décharge que de la jolie colline sur laquelle vous habitiez. Mon mari Charlie et moi, nous tenions un commerce où les gens avaient l’habitude de venir, principalement des hommes. Les vieux rôdeurs et les pêcheurs dans leurs manteaux huilés, les prospecteurs avec leurs casseroles en étain qui s’entrechoquaient dans leurs dos… Ils venaient pour la cuisine. Je suis désolée, j’aurais dû le dire en premier, ce n’était pas un bordel ou quelque chose dans ce style-là. Nous avions un petit bar, plus petit que Chez Maynard et deux fois moins beau.

» On l’appelait le Phoque Capricieux et on ne s’en sortait pas trop mal. On servait principalement de la bière et de l’alcool, du poisson poché ou frit dans du pain. Nous n’étions que deux, Charlie et moi, pour tenir le commerce et, même si ce n’était pas parfait, c’était correct.

Elle se racla la gorge, puis reprit :

— Donc, il y a seize ans, cette grosse machine est descendue de la colline en écrasant tout, en creusant sous la ville. Vous connaissez déjà cette partie-là. Vous savez ce qu’elle a détruit, et vous savez probablement mieux que personne si le Boneshaker est à l’origine de la fuite du Fléau ou non. Si quelqu’un le sait, c’est vous.

Briar répondit doucement :

— Mais je ne sais pas, Lucy. Alors j’imagine que personne n’a de réponses.

— Minnericht croit savoir, dit-elle, changeant temporairement de sujet. Il pense que le Fléau a quelque chose à voir avec la montagne. Il dit que le Rainier est un volcan, que ceux-ci produisent du gaz toxique et que, s’ils ne le recrachent pas, celui-ci reste sous terre. À moins que quelque chose ne creuse et le laisse s’échapper.

Briar se dit que la théorie était aussi bonne qu’une autre, alors elle répondit :

— Je ne connais rien aux volcans, mais c’est crédible.

— Je ne sais pas. C’est simplement ce que dit le Dr. Minnericht. Il est peut-être cinglé, c’est impossible à dire. Il m’a fabriqué ce bras, alors je lui suis redevable, en dépit du fait qu’il rend également les choses compliquées.

— Mais vous et Charlie… coupa Briar.

Elle ne voulait pas en entendre davantage sur Minnericht pour le moment. Même son nom la mettait mal à l’aise, et elle ne savait pas pourquoi. Elle savait que ce n’était pas Leviticus, même si elle ne pouvait pas dire à Lucy pourquoi elle en était certaine. Mais cela n’avait pas d’importance ; l’homme pouvait tout aussi bien être le fantôme de Levi, si les gens en étaient convaincus.

Lucy reprit :

— Oh, oui. Eh bien, le Fléau a rongé son chemin dans la ville et il fallait fuir. Mais j’étais au marché en train de récupérer des provisions lorsque l’évacuation a été ordonnée, et nous avons été emportés par la panique. Charlie était au Phoque Capricieux. Cela faisait dix ans que nous étions mariés et je ne voulais pas le laisser, mais les officiers m’y ont obligée. Ils m’ont embarquée et m’ont fait sortir de la ville comme si j’étais un ivrogne effondré sur un trottoir.

» Ils étaient déjà en train de monter les murs, ceux en toile traitée à la cire et à l’huile. Cela ne fonctionnait pas très bien, mais c’était mieux que rien, et les ouvriers continuaient à mettre en place les structures. Dès que j’ai pu, quelques jours après la grande panique, j’ai enfilé un masque et je les ai traversés en courant, pour retourner au Phoque Capricieux, rejoindre Charlie.

» Mais, lorsque je suis arrivée là-bas, je ne l’ai pas trouvé. L’endroit était vide et les fenêtres avaient été cassées. Des gens avaient jeté des choses à l’intérieur et avaient volé ce qu’ils avaient trouvé. Je ne pouvais pas le croire : piller à un moment pareil !

» Alors je suis allée à l’intérieur et je l’ai appelé, encore et encore, et il a répondu de l’arrière-boutique. Je suis passée de l’autre côté du comptoir et il était là, recroquevillé dans la cuisine, mordu de partout et recouvert de sang. Une grande partie de celui-ci n’était pas le sien. Il avait tué trois des Pourris qui avaient tenté de l’emporter. Vous savez comment ils font, comme des loups sur un cerf. Il était seul avec leurs cadavres, mais il était mordu. Il lui manquait une oreille et un bout de pied, et son cou était à moitié déchiqueté.

Elle soupira et se racla une nouvelle fois la gorge.

— Il était en train de mourir, mais aussi de se transformer. Je ne savais pas ce qui allait se produire en premier. À cette époque-là, on n’avait pas encore compris, alors je ne savais pas qu’il ne fallait pas s’approcher de lui. Il remuait la tête, et ses yeux s’éteignaient, prenant cette couleur jaune-gris.

» J’ai essayé de le relever, en pensant que, peut-être, je pourrais l’amener à l’hôpital. C’était une idée stupide. À ce moment-là, ils avaient tout fermé, et il n’y avait aucun endroit où aller pour obtenir de l’aide. Mais je l’ai remis sur ses pieds. Ce n’était pas un grand homme, et je ne suis pas petite non plus.

» Et là, il a commencé à me frapper, je ne sais pas pourquoi. Je me dis que c’est parce qu’il savait que c’était la fin et qu’il essayait de me protéger en me repoussant. Mais je ne me suis pas laissé faire. J’étais absolument déterminée à l’emmener et à le mettre en lieu sûr. De son côté, il voulait rester.

» Nous sommes tombés à côté du comptoir et, quand je l’ai relevé, ce n’était plus lui. Il avait commencé à grogner et à baver ; avec toutes ces morsures, le poison s’était infiltré dans son corps.

» C’est alors que ça s’est produit. C’est alors qu’il m’a mordue.

» Il ne m’a attrapé que le pouce, et il a à peine percé la peau, mais c’était suffisant. Je savais qu’il était parti, d’autant plus qu’il avait un vilain regard et que son haleine puait la charogne. Charlie ne m’aurait jamais blessée.

Elle s’éclaircit une fois encore la voix, mais elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient secs, brillant à la lumière de la bougie.

Les tuyaux se remirent à siffler, et elle en profita pour marquer une pause. Puis elle poursuivit :

— J’aurais dû le tuer. Je lui devais au moins cela. Mais j’avais trop peur, et je me suis détestée de n’avoir rien fait. De toute façon, tout est fini maintenant, et il n’y a pas moyen de réparer quoi que ce soit. Finalement, j’ai couru jusqu’aux Faubourgs et je suis allée dans une église où j’ai pu m’allonger et pleurer.

— Mais la morsure ?

— Mais la morsure, répéta Lucy. Oui, la morsure. Elle s’est mise à pourrir, et ça s’est étendu. Trois nonnes m’ont tenue pour m’empêcher de bouger et un prêtre a effectué la première amputation.

— La première ? dit Briar en grimaçant.

— Oh, oui. Cela n’a pas suffi. Ils n’ont enlevé que ma main, au niveau du poignet. La deuxième fois, ils sont revenus avec la scie et ils ont coupé au-dessus du coude, et puis la troisième ils ont tout enlevé jusqu’à l’épaule. Ça s’est arrêté là, enfin. J’en suis presque morte, à chaque fois. Chaque fois, la blessure était rouge et brûlante pendant des semaines, et je priais pour que la maladie m’emporte, ou que quelqu’un me tire une balle, car j’étais trop faible pour le faire moi-même.

Elle hésita, ou peut-être qu’elle était simplement fatiguée.

Mais Briar demanda :

— Alors, que s’est-il passé ensuite ?

— Je m’en suis remise. Il a fallu longtemps, environ un an et demi, pour que je me sente à nouveau moi-même. Et alors, je n’avais plus qu’une seule idée en tête : il fallait que je retourne prendre soin de Charlie. Même si cela voulait dire lui mettre une balle entre les deux yeux. Il méritait mieux.

— Mais à ce moment-là, il y avait le mur.

— C’est exact. Mais il existe plusieurs moyens d’entrer, comme vous l’avez découvert vous-même. Je suis passé par le tunnel d’évacuation, comme votre fils. Et j’ai fini par rester.

— Mais… (Briar secoua la tête.) Que s’est-il passé pour votre autre main ? Et le bras de remplacement ?

— L’autre main ? Oh. (Elle se retourna à nouveau dans son lit, et les plumes du matelas bruissèrent. Elle bâilla, et profita de son expiration pour souffler la bougie qui était à côté de son lit.) J’ai perdu l’autre main deux ans plus tard, ici. Un des fours a explosé : les trois Chinois qui le faisaient fonctionner ont été tués, et un autre en est devenu aveugle. Ma main a été touchée par un morceau de métal chauffé à blanc, et ça a été fini.

— Seigneur, murmura Briar. (Elle se pencha pour souffler sa propre bougie.) C’est terrible, Lucy. Je suis désolée.

— Ce n’est pas votre faute, répondit-elle dans le noir. Ce n’est celle de personne, en dehors de la mienne et du fait que je suis toujours ici après tout ce temps. À ce moment-là, nous avions notre vieux docteur et il m’a arrangé ça.

Briar entendit le frottement de jambes qui se retournaient sur de la flanelle.

Lucy étouffa un bâillement en une note satisfaite, comme le sifflement d’une bouilloire.

— Il lui a fallu un moment pour trouver comment il allait faire. Il a préparé des plans et fait des tas de dessins. C’était un jeu pour lui, de me reconstruire. Et, quand il a eu terminé, et que le bras était prêt à être porté, il me l’a montré et j’aurais voulu mourir. Il avait l’air si lourd et si bizarre, je me suis dit que je ne serais jamais capable de le soulever, et encore moins de le porter.

Il ne m’avait pas non plus expliqué comment il comptait le faire fonctionner. Il m’a proposé un verre, et je l’ai accepté. Je me suis endormie aussi sec et je me suis réveillée en hurlant. Le docteur et un de ses hommes m’empêchaient de bouger. Il m’avait attachée sur une planche, comme pour une opération chirurgicale, et ils étaient en train de percer un trou dans mon os avec un foret à bois.

— Seigneur, Lucy…

— C’était pire que les autres fois, et pire que le fait de perdre les bras. Mais maintenant, eh bien… (Elle devait s’être retournée ou avoir tenté de bouger le bras, car celui-ci cliqueta sous la couverture, contre sa poitrine.) À présent, je suis heureuse de l’avoir, en dépit de ce que cela me coûte.

Briar nota quelque chose de négatif dans la dernière phrase que Lucy avait dite avant de s’endormir, mais il était tard et elle était trop fatiguée pour poser des questions. Elle avait passé presque tout son temps entre les murs à courir, grimper ou se cacher, et elle n’avait pas encore retrouvé la trace de Zeke qui, pour ce qu’elle en savait, était peut-être déjà mort.

Alors que Briar tentait d’apaiser son esprit, son ventre protesta et elle se rendit compte qu’elle n’avait rien avalé depuis bien longtemps. Le simple fait de penser à de la nourriture poussa presque son ventre à sortir se mettre en quête d’aliments. Mais elle ne savait absolument pas où aller, alors elle se cramponna, se mit en boule, et décida de poser la question du petit déjeuner le lendemain matin.

Briar Wilkes n’était pas femme à prier, et elle n’était pas bien sûre de croire au Dieu dont elle utilisait parfois le nom pour jurer. Mais tandis qu’elle fermait les yeux et essayait d’oublier le sifflement intermittent des tuyaux de chauffage, elle supplia le Ciel de l’aider, elle et son fils…

…qui, pour ce qu’elle en savait, était peut-être déjà mort.


Et soudain, elle se réveilla.

Ce fut si rapide qu’elle pensa qu’elle était folle et qu’elle n’avait pas dormi du tout, mais non, quelque chose avait changé. Elle tendit l’oreille et ne détecta aucun signe de Lucy dans l’autre lit. Par ailleurs, il y avait un rai de lumière orangée qui filtrait sous la porte.

— Lucy ? murmura-t-elle.

Elle ne reçut aucune réponse en provenance de l’autre matelas, alors elle se mit à farfouiller autour d’elle jusqu’à ce qu’elle mette la main sur la bougie et quelques allumettes abandonnées.

La lumière confirma que Briar était bien seule. Un creux en forme de croissant dans la literie montrait où Lucy avait dormi. Les tuyaux étaient silencieux, même s’ils étaient encore chauds contre la main de Briar. La pièce était confortable mais vide, et son unique bougie ne suffisait pas à repousser l’obscurité.

Une lampe-tempête était posée à côté de la cuvette. Elle l’alluma afin d’augmenter la luminosité que projetait la flamme de la bougie, puis abandonna cette dernière sur la table de chevet. Il y avait de l’eau dans la cuvette. La vue du liquide lui donna immédiatement soif, à tel point qu’elle faillit le boire, mais arrêta son geste parce qu’elle se souvint tout d’un coup qu’il y avait des tonneaux d’eau plus fraîche dans le couloir.

Elle s’aspergea un peu le visage, enfila ses chaussures et remit sa ceinture. Ici, dans les souterrains, elle aimait la porter, cela faisait comme une armure, ou un soutien qui la tenait droite quand elle était trop fatiguée ou trop effrayée pour se redresser d’elle-même.

La porte s’ouvrait à l’aide d’un levier, ce qui permit à Briar de comprendre comment Lucy pouvait avoir quitté la pièce sans aide. Elle exerça une pression et le battant s’ouvrit. Dans le couloir, de petites flammes avaient été disposées le long des murs, à intervalles réguliers.

C’était troublant. Par où était-elle arrivée ?

Par la gauche, pensa-t-elle.

— D’accord, à gauche, se dit-elle.

Elle ne pouvait pas voir le bout du tunnel, mais après quelques mètres, elle l’entendit. Le four ne rugissait pas et les soufflets ne pompaient pas au maximum de leur capacité, ; ils refroidissaient tranquillement, crépitant et sifflant pendant que les feux brûlants s’atténuaient, profitant de la pause cyclique.

Les tonneaux se trouvaient comme promis à côté des portes, et une pile de chopes en bois était rangée sur une étagère au-dessus.

Dieu seul savait quand elles avaient été lavées pour la dernière fois, mais Briar s’en fichait éperdument. Elle saisit la première, celle qui avait l’air la moins sale, et retira le couvercle du tonneau du bout des doigts. À l’intérieur, l’eau semblait noire, mais ce n’était qu’une illusion provoquée par les ombres. Elle n’avait pas plus mauvais goût que celle qui était traitée à l’usine, alors elle la but.

Son estomac vide réagit vivement en réceptionnant le liquide et, un peu plus loin dans ses intestins, un autre gargouillement lui indiqua qu’il lui fallait trouver les toilettes. Au bout du couloir, elle repéra une porte et tenta sa chance. Elle en ressortit quelques minutes plus tard, se sentant mieux que lorsqu’elle était allée se coucher.

Elle avait l’impression d’être observée, sans vraiment savoir pourquoi, jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’elle entendait des voix à proximité, et qu’elle avait confondu la sensation de pouvoir espionner et celle de pouvoir l’être. Si elle se tenait complètement immobile, elle pouvait reconnaître les voix. Elle fit un pas vers la droite pour les comprendre.

— C’est une mauvaise idée.

C’était Lucy, qui n’était pas loin de la confrontation.

— Peut-être pas. On pourrait le lui demander.

— J’ai discuté avec elle. Je ne crois pas qu’elle acceptera.

L’autre voix appartenait à Swakhammer, sans son masque. Il répéta :

— On pourrait le lui demander. Ce n’est pas une gamine et elle peut répondre elle-même. Cela pourrait être utile, elle pourrait nous le certifier.

— Elle pense qu’elle sait déjà et, en parlant de gamins, elle a d’autres problèmes actuellement, répondit Lucy.

Briar passa l’angle et se plaqua dos au mur, à côté d’une porte qui était entrebâillée vers l’intérieur.

— Je pense qu’elle parle comme une femme qui en sait plus qu’elle ne le dit et, si c’est le cas, ce n’est pas à nous de la forcer à nous le révéler, déclara Lucy.

Swakhammer marqua une pause.

— Nous n’avons pas à forcer qui que ce soit à dire quoi que ce soit. Si elle le voit, et qu’il la voit, alors tout le monde saura. Il ne pourra plus se cacher sous le masque d’un autre escroc, et ceux ici qui ont peur de lui auront une raison de se rebeller.

— Ou il pourrait essayer de la tuer, simplement parce qu’elle sait la vérité sur lui. Et cela signifie qu’il me tuera aussi, si je la conduis jusqu’à lui.

— Votre bras a besoin d’être réparé, Lucy.

— J’y ai réfléchi et je crois que je vais demander à Huojin. Lui aussi se défend plutôt bien en matière de mécanique. C’est lui qui a réparé les fours lorsqu’ils sont tombés en panne le mois dernier, et il s’est aussi occupé de la montre de Squiddy. Il est intelligent. Peut-être qu’il peut le remettre en état.

— Vous et ces Chinois. Si vous continuez à vous lier d’amitié avec eux comme ça, ça va jaser.

— Ça peut jaser autant que ça voudra. Nous avons besoin de ces hommes, et vous le savez autant que moi. Nous ne pouvons pas maintenir la moitié de cet équipement en état de marche sans eux, et ça, c’est un fait.

— Fait ou non, ils m’inquiètent. Ils sont exactement comme ces foutus corbeaux qui errent sur les toits : vous ne pouvez pas les comprendre, ils parlent entre eux, et ils peuvent aussi bien être dans votre camp que contre vous, mais vous ne le saurez qu’une fois qu’il sera trop tard.

— Vous êtes stupide, asséna Lucy. Ce n’est pas parce que vous ne pouvez pas les comprendre qu’ils vont vous faire un coup bas.

— Et Yaozu ?

Elle renifla.

— On ne peut pas les rejeter tous en bloc simplement à cause d’un fruit gâté. Si j’agissais comme ça, je ne serais plus jamais courtoise avec aucun homme. Alors descendez de vos grands chevaux, Jeremiah. Et laissez mademoiselle Wilkes tranquille avec Minnericht. Elle ne veut pas parler de lui, alors vous pouvez être sûr qu’elle ne voudra pas parler avec lui.

— Vous voyez, c’est exactement ce que je veux dire ! Elle évite le sujet et elle n’est pas stupide. Elle doit se poser des questions. Si nous le lui demandons, peut-être qu’elle acceptera…

Briar poussa la porte avec le pied. Swakhammer et Lucy se figèrent comme s’ils avaient été surpris dans une position inconvenante. Ils étaient installés à une table, face à face, devant un bol de figues séchées et une pile de maïs séchés.

— Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez, annonça-t-elle sans toutefois promettre quoi que ce soit quant à la réponse. Peut-être qu’il est temps de mettre cartes sur table. J’aimerais discuter de ce fameux docteur que vous avez ici, je voudrais que la main de Lucy soit réparée, et j’ai envie d’une de ces figues plus fort que j’ai jamais voulu un morceau de gâteau à Noël mais, surtout, je veux retrouver mon fils. Il est ici depuis… Combien de temps ? Quelques jours maintenant, je suppose, et il est seul, et je ne sais pas… Peutêtre qu’il est déjà mort. Mais, d’une façon ou d’une autre, je ne le laisserai pas ici. Et je ne crois pas pouvoir me débrouiller toute seule dans cet endroit. Je pense que j’ai besoin de votre aide, et je suis prête à vous apporter la mienne en retour.

Swakhammer choisit une grosse figue moelleuse dans le bol et la lui lança. Elle la rattrapa et mordit dedans immédiatement, la faisant disparaître en une bouchée et demie. Elle s’assit à côté de Lucy, face à Swakhammer, parce qu’elle supposait qu’elle arriverait plus facilement à lire sur le visage de celui-ci.

Lucy était rouge, mais pas de colère. Elle était gênée d’avoir été surprise en pleins commérages.

— Ma chérie, je ne voulais pas agir dans votre dos ni parler à tort et à travers. Mais Jeremiah a une mauvaise idée, et je ne voulais pas vous la soumettre.

Briar répondit d’un ton monocorde :

— Il veut que j’aille avec vous voir Minnericht pour réparer votre main.

— Ce n’est pas un mauvais résumé, en effet.

Swakhammer se pencha en avant, appuyé sur ses coudes. Il tripotait un épi de maïs et essayait de présenter le visage le plus sincère qu’il pouvait.

— Vous devez comprendre : les gens vous croiront si vous posez les yeux sur lui et si vous dites que ce n’est pas Blue, ou au contraire que c’est bien lui. Si Minnericht est Blue, alors nous avons raison de le tenir pour responsable de l’état de cet endroit et de l’en expulser, de le remettre aux autorités et de les laisser se débrouiller avec lui.

— Vous n’êtes pas sérieux, déclara Briar.

— Bien sûr que je le suis. Maintenant, pour ce qui est de savoir si les autres personnes ici voudront le jeter dans la rue et le donner à manger aux Pourris… Je ne suis pas dans une position qui me permet de l’affirmer. Mais je n’ai pas eu l’impression que vous soyez vraiment inquiète à l’idée que quelqu’un lui fasse du mal.

— Pas du tout.

Elle se saisit d’une autre figue et prit une nouvelle gorgée de la chope qu’elle avait conservée avec elle. Swakhammer attrapa une boîte derrière sa chaise et en retira un sac de pommes séchées sur lequel Briar se jeta.

— Voilà la situation, expliqua-t-il pendant qu’elle mangeait. (Il prit à nouveau son visage d’honnête homme.) Minnericht… C’est… C’est un génie. Un vrai, pas le style dont on parle dans les histoires d’horreur, vous voyez ? Mais il est fou. Et cela fait au moins dix ou douze ans qu’il est ici, gérant cet endroit comme si c’était son petit royaume, depuis qu’il a découvert que nous avions besoin de lui.

Il n’aimait pas dire cela, Briar s’en rendit compte à la façon qu’il eut d’hésiter sur le mot « besoin ». Il ajouta :

— Au début, tout allait bien. Rien n’était très organisé et cet endroit était une vraie maison de fous, car nous n’avions pas encore tout compris.

Lucy l’interrompit et confirma.

— Ça allait. Il s’occupait de lui-même et de personne d’autre, et il pouvait se montrer vraiment utile lorsqu’il le voulait. Certains des Chinois le traitaient comme si c’était un magicien. Mais, se dépêcha-t-elle d’ajouter, cela n’a pas duré.

— Qu’est-ce qui a changé ? demanda Briar, la bouche pleine de pomme. Et est-ce qu’il y a quelque chose d’autre à manger, ici ? Je ne voudrais pas être impolie, mais je meurs de faim.

— Attendez, répondit Swakhammer.

Il se leva pour se diriger vers des caisses qui devaient faire office de placards. Pendant qu’il farfouillait, Lucy poursuivit.

— Ce qui a changé, c’est que les gens ont découvert que l’on pouvait faire de l’argent à partir du Fléau, à condition de le transformer en suc-citron. Et par « les gens », j’entends le Dr. Minnericht lui-même. De ce que j’en sais, il faisait des expériences, essayant de le transformer en quelque chose qui n’était pas si mauvais. Ou peutêtre pas. Personne d’autre que lui ne le sait.

Swakhammer se retourna en tenant un sachet fermé. Il le lança vers Briar et le sac atterrit sur la table, devant elle.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Du saumon séché, répondit-il. Ce que Lucy oublie de dire, c’est que Minnericht avait pris l’habitude de faire ces tests sur ses amis Chinois. Je pense qu’il voulait qu’ils s’en servent comme de l’opium. Mais il en a tué quelques-uns comme ça, et pour finir, les autres se sont retournés contre lui.

— À l’exception de Yaozu, précisa Lucy. C’est le bras droit de Minnericht et il gère la partie commerciale de l’opération. Il est aussi rusé qu’un serpent et, à sa façon, je suis prête à parier qu’il est plus intelligent que son chef. À eux deux, ils ont amassé une incroyable fortune, en fondant leur petit empire avec cette sale drogue jaune. Mais Dieu seul sait à quoi ils l’ont dépensée.

— Ici ?

Briar prit une poignée de saumon et se mit à le ronger ; cela lui donna soif et elle n’avait plus d’eau, mais elle ne s’arrêta pas.

— C’est où je veux en venir, répondit Lucy. L’argent ne vaut pas grand-chose ici. Les gens ne s’intéressent qu’à ce qu’ils peuvent échanger contre de l’eau propre et de quoi manger. Et il y a encore beaucoup de maisons pleines d’objets à voler. Nous n’avons pas passé au peigne fin chaque centimètre du secteur emmuré, loin de là. À mon avis, il utilise l’argent pour faire venir encore plus de métal, plus d’engrenages, plus de pièces. Plus de n’importe quoi. Il ne peut pas fabriquer tous ces objets à partir de rien, et une bonne partie des matériaux qui se trouvent en surface n’est plus utilisable.

— Pourquoi ?

— L’eau et le Fléau les ont fait rouiller rapidement, répondit Swakhammer. Vous pouvez ralentir l’oxydation si vous lubrifiez bien les parties métalliques, et Minnericht se sert d’un vernis qui évite que l’acier devienne trop friable.

Lucy expliqua :

— Il reste là-bas, sur King Street, ou du moins, c’est ainsi qu’il l’appelle, parce qu’il est le roi, ou quelque chose comme ça. Personne ne va là-bas ni ne regarde de trop près, même si quelques Chinois ont leurs maisons dans ce coin, en bordure de leurs vieux quartiers.

— Mais la plupart d’entre eux se sont déplacés plus haut, une fois qu’ils en ont eu assez d’être traités comme des rats, ajouta Swakhammer. La situation est la suivante, mademoiselle Wilkes : le Dr. Minnericht contrôle presque tout ce qui se passe ici. Les aviateurs : Cly, Brawley, Grinstead, Winlock, Hainey et les autres, dépendent tous de lui. Ils lui reversent une taxe, si on peut dire, pour pouvoir prélever du Fléau, et tous les chimistes qui traitent celui-ci, dans les Faubourgs, ont dû acheter la formule auprès de lui.

— Et tous les contrebandiers et les revendeurs, eux aussi, lui doivent quelque chose. Il les a tous endettés, en leur disant qu’ils le rembourseraient plus tard, sur leurs profits. Mais étrangement, personne n’arrive jamais à remettre le compteur à zéro. Il rajoute des intérêts et des frais, fait des calculs savants, et finalement tous ces gens comprennent qu’ils lui appartiennent.

Briar baissa les yeux sur le bras unique et cassé de Lucy, et lâcha :

— Même vous.

Elle s’agita sur sa chaise.

— Cela fait… Qu’est-ce que j’ai dit ? Treize, quatorze ans maintenant. Et il n’est jamais satisfait. Je lui dois toujours quelque chose de plus. De l’argent, des informations, des choses comme ça.

— Et si vous ne les lui donnez pas ?

Elle fit la moue. Ses lèvres se crispèrent, puis s’entrouvrirent.

— Il viendrait le reprendre. Vous pensez peut-être que ce n’est pas une excuse suffisante pour me livrer comme ça à cette vieille canaille, ajouta-t-elle rapidement, mais vous avez deux bras en bon état, et moi, je n’en ai pas la moitié d’un sans cette machine.

— Et Swakhammer ?

Celui-ci émit quelques exclamations étouffées, puis dit :

— Il est difficile de vivre ici sans matériel. J’ai failli mourir un bon nombre de fois avant d’avoir cette protection. Et avant ça, j’ai perdu un frère et un neveu. Ici, les choses sont différentes. Ici, nous… nous faisons des choses qui… si les gens, là-bas dans les Faubourgs, l’apprenaient, nous vaudraient de passer devant un juge. Et Minnericht se sert de cela, aussi. Il menace de tous nous jeter dehors et de nous laisser à la merci du peu de loi qui subsiste.

— Et Maynard est mort, dit Lucy. Il n’y a donc personne à l’extérieur en qui nous ayons confiance.

Swakhammer revint à son idée d’origine.

— Mais si vous pouviez nous assurer que c’est Blue, alors les gens auraient quelque rancœur contre lui. Vous comprenez ?

Briar tourna sa chope et fit tomber les dernières gouttes d’eau dans sa bouche. Elle la reposa sèchement.

— Laissez-moi vous poser une question, répondit-elle. Est-ce que quelqu’un a essayé de le lui demander ? Je veux dire, est-ce que quelqu’un n’aurait pas pu aller le voir et lui dire : « Holà ! Est-ce que Minnericht c’est votre vrai nom, ou est-ce que vous pourriez être un certain Leviticus Blue ? »

— Je vais vous en chercher, déclara Swakhammer.

Il tendit la main vers sa chope, et elle la lui passa. Il sortit de la pièce, laissant à Lucy le soin de répondre :

— Bien sûr que des gens ont essayé. Mais il ne confirme ni n’infirme rien. Il se contente de laisser la rumeur grossir et s’étendre. Il veut tous nous garder sous son emprise et, moins nous en savons sur lui, plus nous avons peur de lui, et mieux il se porte.

— Un vrai enfant de chœur, rétorqua Briar. Je reste persuadée que ce n’est pas Levi, même s’ils semblent être faits de la même étoffe. Je n’ai rien contre le fait de vous accompagner là-bas, Lucy. Peut-être qu’il ne saura même pas qui je suis. Vous avez dit qu’il est arrivé ici après la construction du mur, alors peut-être qu’il n’est pas de la région.

Swakhammer revint avec une chope pleine d’eau, tandis que derrière lui cheminait un vieux Chinois, les mains poliment croisées derrière le dos.

— Voici votre eau, mademoiselle Wilkes, et voici un message, mademoiselle Lucy. Je vous laisse discuter avec lui. Je ne comprends rien à ce qu’il raconte.

Lucy invita le Chinois à s’asseoir ou à parler, et l’homme s’exprima dans un enchaînement de syllabes que personne d’autre que la tenancière ne pouvait suivre. À la fin de son discours, elle le remercia, et il repartit aussi silencieusement qu’il était entré.

— Eh bien ? demanda Swakhammer.

Lucy se releva :

— Il dit qu’il revient du tunnel est et du blocus principal, en bas de Chez Maynard. Il dit qu’il y a une marque qui a été laissée là-bas, une grosse main noire, claire comme le jour. Et nous savons tous ce que cela signifie.

Briar leur lança un regard interrogateur.

— Cela signifie que le docteur signe son œuvre, lui expliqua Swakhammer. Il veut que nous sachions que les Pourris étaient un cadeau spécial de sa part.

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