IX


Lorsque Andan Cly avait dit « maintenant », il aurait fallu comprendre « lorsque le reste de l’équipage sera revenu ». Mais il avait assuré à Briar qu’il ne faudrait pas compter plus d’une heure et que, de toute façon, si elle trouvait une meilleure offre, elle ne devait pas hésiter à l’accepter. Il l’invita à monter dans la cabine et à s’y mettre à l’aise, en précisant toutefois qu’il apprécierait qu’elle ne touche à rien.

Cly resta à l’extérieur pour vérifier les jauges et tripoter les boutons.

Briar grimpa par l’échelle en corde, passa à travers la trappe et arriva à un compartiment qui était étonnamment spacieux, ou peut-être qu’il en avait simplement l’air parce qu’il était presque vide. D’immenses sacs flasques pendaient du plafond depuis des rails qui s’abaissaient et s’ajustaient à l’aide de poulies ; et sur les bords, à l’avant comme à l’arrière, étaient disposés des tonneaux et des caisses empilés jusqu’au plafond. Mais au centre, le sol était dégagé et des lampes-tempête étaient suspendues à des charnières, comme des lanternes de bateau, tout en haut des cloisons, là où elles ne risquaient pas d’être ébranlées ou renversées. À l’intérieur, Briar distingua de petites ampoules traversées par de gros filaments jaunes incandescents à la place des flammes. Elle se demanda où Cly se les était procurées.

Tout à droite, après l’échelle, il y avait quelques marches en bois contre le mur. Briar les gravit également. Une fois au sommet, elle se retrouva dans une salle remplie de tuyaux, de boutons et de leviers. Les trois quarts des murs étaient en fait constitués d’un verre épais, opaque à certains endroits car il avait été éraflé, abîmé et martelé depuis l’extérieur. Mais il ne présentait pas de fissure et, lorsqu’elle le tapota avec son ongle, il émit un bruit sourd plutôt qu’un tintement.

Le poste de commande principal comportait des leviers plus longs que son avant-bras ainsi que des voyants lumineux qui clignotaient sur la console du capitaine. Des pédales sortaient du sol et des poignées descendaient de panneaux installés en hauteur.

Pour des raisons qu’elle était incapable d’expliquer, Briar eut soudain la certitude angoissante qu’elle était observée. Elle se tint immobile et regarda loin devant elle par la vitre. Derrière elle, il n’y avait aucun bruit, pas même une respiration ou le bruit d’un pas. Les escaliers en bois n’avaient pas craqué. Pourtant, elle restait convaincue qu’elle n’était pas seule.

— Fang ! appela Cly de l’extérieur.

Briar sursauta en entendant le cri, et se retourna.

Un homme se tenait là, si près qu’il aurait pu la toucher s’il l’avait voulu.

— Il y a une femme là-dedans. Essaie de ne pas lui coller la peur de sa vie !

Fang était un petit homme, à peu près de la même taille que Briar. Plus fluet qu’elle, il ne paraissait toutefois ni fragile ni faible. Sa chevelure noire était si sombre qu’elle arborait des reflets bleus. Il l’avait rasée sur une bonne partie du crâne à partir du front et avait réuni le reste de ses cheveux en une queue-de-cheval placée haut sur sa tête.

— Bonjour, dit-elle.

Il n’eut aucune réaction, à l’exception d’un léger clignement de ses yeux bridés couloir noisette.

Cly passa sa grosse tête par la trappe.

— Désolé, lança-t-il à Briar, j’aurais dû vous prévenir. Fang n’est pas méchant, mais c’est le plus silencieux salopard qu’il m’ait été donné de rencontrer.

— Est-ce qu’il… commença-t-elle, mais elle s’interrompit par peur d’être impolie et s’adressa à l’homme qui portait un pantalon ample et une veste chinoise.

— Vous parlez anglais ?

Le capitaine répondit à sa place.

— Il ne parle rien du tout. Quelqu’un lui a coupé la langue, je ne sais pas qui ni pourquoi. Cela ne l’empêche pas de comprendre beaucoup de choses. L’anglais, le français, le chinois, le portugais et Dieu sait quoi d’autre.

Fang s’éloigna de Briar et posa une sacoche en tissu sur un siège à gauche. Il en retira une casquette d’aviateur qu’il plaça sur sa tête. Un large trou y avait été découpé pour lui permettre de glisser sa queue-de-cheval.

— Ne vous préoccupez pas de lui, insista Cly. C’est un bon gars.

— Vous savez ce que veut dire Fang en anglais ? demanda Briar.

Cly grimpa les marches en s’accroupissant. Il était trop grand pour se redresser de toute sa hauteur dans sa propre cabine.

— Tout ce que je sais, c’est que c’est bien son nom. À Chinatown, en Californie, une vieille femme m’a dit que cela voulait dire honnête et droit, et qu’il n’y avait aucun rapport avec la signification en anglais. Je suis bien obligé de la croire.

— Hors de mon chemin ! ordonna une autre voix.

— Tu as la place de passer, répondit Cly sans regarder.

Un autre homme, souriant et légèrement enrobé, surgit de la trappe. Il portait un chapeau en fourrure noire avec des rabats qui lui couvraient les oreilles et un manteau en cuir marron fermé par des boutons en laiton dépareillés.

— Rodimer, voici mademoiselle Wilkes. Mademoiselle Wilkes, je vous présente Rodimer. Ignorez-le.

— M’ignorer ? répondit l’homme en feignant d’être vexé, faute d’arriver à faire comme s’il ne s’intéressait pas à elle. Croyez-moi, je serais prêt à prier pour que ça ne soit pas le cas !

Il se saisit d’une des mains de Briar et y déposa un baiser sec et élaboré.

— Ne vous inquiétez pas, le rassura-t-elle, en récupérant sa main. Est-ce que tout le monde est là ? demanda-t-elle à Cly.

— Oui, tout le monde est là. Si je transportais quelqu’un d’autre, il n’y aurait plus assez de place pour la marchandise. Fang, va vérifier les cordages ! Rodimer, les chaudières sont à la bonne température et prêtes au décollage.

— Tu as vérifié le niveau d’hydrogène ?

— J’ai fait le plein à Bradenton. Ça devrait être bon pour quelques voyages.

— La fuite a été colmatée ?

— Oui, elle l’est, acquiesça Cly.

Puis, s’adressant à Briar :

Vous, vous avez déjà volé ?

Elle reconnut que non.

— Mais ça va aller, lui dit-elle.

— Il vaut mieux. Si vous vomissez, vous nettoyez. C’est d’accord ?

— C’est d’accord. Est-ce que je dois m’asseoir quelque part ?

Il passa en revue l’étroite cabine et, ne voyant rien qui semblait confortable, lui lança :

— En général, nous ne prenons pas de passager. Désolé, mais il n’y a pas de première classe dans ce coucou. Attrapez une caisse et accrochez-vous si vous voulez voir dehors. Sinon (il secoua son immense bras en indiquant une petite porte ronde à l’arrière du dirigeable) il y a des couchettes. De simples hamacs. Aucun n’est prévu pour une femme, mais vous pouvez vous installer là-bas. Est-ce que vous êtes malade quand vous voyagez ?

— Non.

— Je vous demanderais d’en être absolument sûre avant de vous allonger là-bas.

Elle le coupa avant qu’il puisse en rajouter.

— Je ne suis pas malade. En plus, je veux rester ici, je veux voir.

— Mettez-vous à l’aise, répondit-il.

Il s’empara d’une lourde caisse et la traîna pour la placer contre la cloison la plus proche.

— Nous allons mettre à peu près une heure pour arriver jusqu’au mur, puis il faudra compter une demi-heure supplémentaire avant de pouvoir vous larguer. Je vais essayer de vous trouver un lieu… enfin, il n’y a pas d’endroit sûr, là-bas, mais…

Rodimer se redressa et tourna vivement la tête vers Briar.

— Vous allez à l’intérieur ? demanda-t-il, sur un ton délibérément trop mélodieux pour un homme de cette taille et de cette corpulence. Bon Dieu, Cly, tu vas abandonner la dame de l’autre côté du mur ?

— La dame s’est montrée très persuasive.

Il la regarda du coin de l’œil.

— Mademoiselle Wilkes, répéta lentement Rodimer, comme si le nom n’avait pas eu de signification pour lui lorsqu’il l’avait entendu la première fois, mais en prenait soudainement une. Mademoiselle Wilkes, la ville emmurée n’est pas un endroit pour…

— Pour une femme, oui, on me l’a déjà dit. Vous n’êtes pas le premier, mais j’apprécierais que vous n’abordiez plus le sujet. Je dois aller à l’intérieur, j’irai, et le capitaine Cly est assez gentil pour accepter de m’aider.

Rodimer pinça les lèvres, secoua la tête et se concentra sur la console qui se trouvait devant lui.

— Comme vous voulez, madame, mais c’est vraiment dommage, si vous me permettez ce commentaire.

— Dites-le si vous voulez, répondit-elle, mais ne m’enterrez pas trop tôt. Je serai sortie mardi prochain.

Cly ajouta :

— Hainey a proposé de la récupérer lors de sa prochaine expédition. Si elle arrive à tenir jusque-là, elle sera entre de bonnes mains.

— Ça ne me plaît pas, grommela Rodimer. Ça ne se fait pas de laisser une dame dans cette ville.

— Peut-être pas, en effet, marmonna Cly en prenant place à son poste, mais, quand Fang sera revenu, nous décollerons et elle ne fera pas le trajet de retour avec nous, à moins de changer d’avis. Tire le monte-charge avant, d’accord ?

— Oui, chef.

Le second se pencha et tira d’un coup sec sur l’un des leviers. Quelque part au-dessus de leurs têtes, quelque chose de lourd se dégagea et s’enclencha ailleurs. Le bruit métallique de cette opération résonna dans la cabine. Le capitaine attrapa un loquet et ramena une barre de dérive vers sa poitrine.

— Mademoiselle Wilkes, il y a un filet à marchandises fixé au mur derrière vous. Vous pouvez vous y accrocher si besoin. Passez-y le bras ou faites comme bon vous semble. Essayez de trouver une position stable.

— Ça va secouer ?

— Non, pas trop, je ne crois pas. Le temps est assez calme, mais il y a des courants d’air autour des murs. Ils sont suffisamment en hauteur pour que le vent des montagnes vienne s’en mêler. De temps en temps, nous avons une petite surprise.

Fang apparut dans la cabine avec le même silence inquiétant qu’auparavant. Cette fois, Briar ne broncha pas et le Chinois muet ne lui prêta pas particulièrement attention.

Une légère inclinaison du plancher signala que le dirigeable se mettait en mouvement. Des branches raclèrent la coque dans un bruit strident alors que le Naamah Chérie prenait son envol. Au départ, il se souleva lentement, comme mû par sa propre volonté, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la vapeur ou de donner une poussée. Il était simplement emporté par l’hydrogène qui se trouvait dans les réservoirs gonflés au-dessus de leurs têtes. Le ballon ne remua pas vraiment. Briar eut seulement la sensation de prendre de l’altitude, jusqu’à ce que le dirigeable dépasse la cime des arbres et se mette à flotter au-dessus, dérivant plus haut, doucement et sans accélération.

L’ensemble de l’opération se déroula plus silencieusement que Briar ne s’y attendait. En dehors du craquement des cordages, de l’étirement des jointures en métal et du glissement des caisses vides à l’étage d’en dessous, il n’y eut pas beaucoup de bruit.

Mais alors Cly tira entre ses genoux un levier de commande qui se terminait par une sorte de volant et bascula trois interrupteurs qui se trouvaient sur le côté. À ce moment-là, la cabine se remplit du sifflement impétueux de la vapeur passant des chaudières aux tuyaux, puis déferlant dans les propulseurs qui allaient permettre de diriger le ballon entre les nuages. En même temps que le bruit, il y eut une légère embardée qui fit remonter l’embarcation vers l’est, et le Naamah Chérie émit une nouvelle fois un concert de grondements, de crissements et de gémissements alors qu’il se soulevait dans le ciel.

Une fois à la bonne altitude, le ballon se déplaça en douceur vers l’avant, régulièrement poussé par les propulseurs à vapeur. Briar se leva de son siège au bord de la cabine et alla se poster derrière le capitaine pour pouvoir regarder le monde qui s’étendait à l’extérieur et sous ses pieds.

À cette hauteur, ils pouvaient toujours distinguer les bateaux et ferrys qui voguaient lentement sur l’océan et, lorsqu’ils franchirent la frontière entre l’eau et la terre, Briar se rendit compte qu’elle était capable de reconnaître les quartiers et même les rues. Le complexe de l’usine de traitement des eaux se déployait de façon irrégulière le long du rivage. Les collines basses et les crêtes pentues étaient parsemées de maisons. Ici et là, de grands chevaux tiraient les charrettes d’eau d’un secteur à un autre et effectuaient les livraisons hebdomadaires.

Elle chercha sans succès sa propre maison.

En un rien de temps, le mur de Seattle se dressa devant eux, menaçant, incurvé, nu et gris au-dessus des quartiers des Faubourgs. Le Naamah Chérie s’en rapprocha, puis le dépassa et entreprit d’en faire le tour.

Briar fut sur le point de poser une question, mais Cly anticipa :

— À cette époque de l’année, les transports réguliers ne s’approchent pas autant de la ville. Tout le monde emprunte le col nord qui la contourne, par les montagnes. Si nous faisons mine de plonger là, ça se remarquera.

— Et alors ? demanda-t-elle.

— Quoi alors ?

— Si on vous remarque, je veux dire, qu’est-ce qui peut se passer ?

Fang, Cly et Rodimer échangèrent des regards lourds de sens.

Elle répondit à leur place :

— Vous n’êtes pas sûrs, mais vous préférez ne pas le savoir.

— C’est plus ou moins ça, lança Cly par-dessus son épaule. Le ciel n’est pas encore réglementé comme les routes. Cela viendra, j’en suis sûr ; mais pour le moment, la seule force qui fait la loi dans les airs est occupée par la guerre à l’est. J’ai déjà vu quelques aéronefs officiels, de temps en temps, mais j’ai plutôt eu l’impression qu’il s’agissait de vaisseaux de guerre déserteurs. Je ne pense pas qu’ils étaient de sortie pour contrôler qui que ce soit, où que ce soit. Nous avons bien plus à craindre de la part d’autres pirates de l’air, si vous voulez tout savoir.

— Des vaisseaux de guerre déserteurs ? Comme celui de Croggon Hainey ? demanda-t-elle.

— Exactement, oui. Je ne suis pas sûr qu’il ait fait le bon choix en volant un jouet au camp des perdants, mais…

— Ils n’ont pas encore perdu, coupa Rodimer.

— Ça fait dix ans qu’ils perdent. À ce point, ce serait mieux pour tout le monde qu’ils trouvent un bon accord avant de se rendre.

Rodimer enfonça une pédale avec son pied et bascula un commutateur d’un revers de la main.

— C’est un miracle que les États confédérés aient tenu si longtemps. S’il n’y avait pas eu cette histoire de chemin de fer…

— Oui, je sais, s’il n’y avait pas eu un million de choses, cela ferait des années qu’ils auraient été écrasés. Mais ils ne le sont pas encore et Dieu seul sait pendant combien de temps ils continueront à tenir leur position, regretta Cly.

Briar demanda :

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, de toute façon ?

— Pas grand-chose, répondit-il, si ce n’est que j’aimerais voir le pays intégrer Washington et qu’il y ait un peu d’argent américain qui arrive ici. Pour nettoyer le désordre qui règne dans cette ville, si possible. Il n’y a plus d’or au Klondike, si tant est qu’il y en ait jamais eu. Alors, quoi qu’il se passe, il n’y a plus assez d’argent dans cette région pour les intéresser.

Il tendit la main vers la vitre qui se trouvait à sa droite et, montrant le mur en dessous d’eux :

— Quelqu’un doit faire quelque chose. Et le Ciel m’est témoin que personne en bas n’a le début d’une idée sur la façon de régler le problème.

Son second secoua la tête.

— Mais nous en tirons un bon profit, comme beaucoup d’autres gens.

— Il existe de meilleurs moyens pour gagner sa vie, des méthodes plus honnêtes.

La voix de Cly laissait transparaître une étrange menace et ni Briar ni Rodimer n’osèrent poursuivre le sujet.

Toutefois, elle pensait avoir compris. Elle détourna la discussion.

— Qu’est-ce que vous disiez sur les pirates de l’air ?

— Rien, sauf qu’on peut en rencontrer. Mais il n’y en a pas beaucoup par ici, en général. Rares sont les aviateurs qui ont assez de cran pour plonger dans le gaz. De l’avis de certains d’entre nous, nous faisons une faveur aux Faubourgs en emportant un peu de cette substance. Vous savez, il y en a toujours qui s’échappe du trou. Il remplit la ville emmurée, comme un gros saladier. Ce que nous écrémons du dessus permet de diminuer un peu le problème.

— À condition d’oublier ce que l’on en fait, rétorqua Briar.

— Ça ne dépend pas de moi et ce n’est pas mon problème, répondit Cly, ne semblant toutefois pas énervé par sa remarque.

Elle ne dit rien, car elle était fatiguée de se battre.

— Est-ce que nous sommes bientôt arrivés ? demanda-t-elle.

Le Naamah Chérie ralentissait et se stabilisait, planant au-dessus d’une partie du mur.

— Nous y sommes. Fang ?

Fang se leva de son siège et disparut par les marches en bois. Quelques secondes plus tard, le bruit de gros objets roulant et basculant se fit entendre, puis il y eut un léger plongeon et une embardée alors que le dirigeable trouvait son équilibre. Lorsqu’il s’arrêta de bouger, Fang réapparut dans la cabine. Il portait un masque à gaz et des gants en cuir si épais qu’il pouvait à peine replier les doigts.

Il fit un signe de tête à Cly et Rodimer, qui le lui rendirent.

Le capitaine lança à Briar :

— Vous avez votre masque, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mettez-le.

— Déjà ?

Elle attrapa sa sacoche et en sortit l’objet. Le fouillis de boucles et de sangles était encombrant, mais elle démêla le tout et le plaça sur son visage.

— Oui, déjà. Fang a ouvert les portes de la soute et nous a ancrés au mur. Le gaz est trop lourd pour monter rapidement jusqu’ici, mais il trouvera son chemin jusqu’à la cabine une fois que nous nous serons mis à bouger.

— Pourquoi est-ce que vous vous êtes ancrés au mur ?

— Pour rester stables. J’ai déjà évoqué les courants d’air. Même si le temps est calme, il y a toujours la possibilité qu’une bourrasque nous soulève et nous rabatte dans les quartiers contaminés. Alors, nous attachons le ballon avec une corde de quelques centaines de mètres. Ensuite nous dérivons au-dessus de la ville, comme un bateau qui quitterait le quai.

Il se détacha de son siège et repoussa le levier pour libérer ses genoux. Il se releva, s’étira et, au dernier moment, pensa à ne pas se redresser entièrement pour ne pas se cogner le front contre la vitre.

— Bien, dit-il. Nous allons descendre les sacs vides et lancer les propulseurs à plein régime. Ils vont nous renvoyer vers le mur en tirant les sacs derrière nous. Ces derniers se rempliront à une vitesse impressionnante. La puissance des moteurs nous permettra de remonter car, comme je l’ai déjà dit, le gaz est plus lourd qu’il n’y paraît. Il nous faudra une forte poussée pour pouvoir nous élever à une bonne altitude.

Briar régla son masque, maintenu sur son crâne grâce à des lanières, puis elle le releva au-dessus de ses yeux pour pouvoir parler.

— Donc, en gros, vous dérivez à la surface du gaz, descendez les sacs et vous propulsez à nouveau hors de la ville.

— En gros, oui, répondit-il. Lorsque nous aurons fini de dériver, je vous placerai au-dessus des conduits d’aération. Vous devrez soit descendre, soit vous laisser glisser à l’intérieur. Je vous recommande une combinaison des deux. Sortez les pieds et les mains pour ralentir votre chute. Ils sont assez longs et je n’ai aucune idée de ce que vous allez trouver en bas.

— Aucune idée du tout ?

Elle tenait toujours la protection au-dessus de ses yeux, réticente à se couper des autres en s’en recouvrant le visage.

Il se frotta la tempe et enfila un gros masque noir qui couvrait son nez et sa bouche. Une fois qu’il eut serré les sangles et ajusté la position, sa voix se transforma en un murmure étouffé.

— J’imagine que, si je vous fais glisser par un tube, il y a de grandes chances pour que vous atterrissiez dans une salle de pompage de l’air. Je ne sais pas à quoi ça ressemble, je n’en ai jamais vu personnellement. Tout ce dont je suis sûr, c’est que c’est ainsi qu’ils aspirent l’air frais.

Rodimer avait lui aussi enfilé son masque sur son visage rond et Briar était donc la seule à ne pas être protégée. Elle pouvait déjà sentir le Fléau, puissant et âpre, monter par la trappe, et elle savait qu’il fallait se prémunir. Ce qu’elle fit.

Mais le masque était horrible. Il lui allait, mais pas très bien. Le joint autour de son visage s’enfonçait dans sa chair et le poids de l’objet qui tirait sur son front et ses joues la surprit. Elle régla la sangle par-dessus ses cheveux, en évitant le plus possible que celle-ci lui fasse mal en tirant sur des mèches. À l’intérieur, il y avait une odeur de caoutchouc et de brûlé. Chaque bouffée d’air était difficile à respirer et avait un mauvais goût.

— Qu’est-ce que c’est ? Un vieux MP80 ? demanda Cly en désignant le masque.

Elle acquiesça de la tête.

— Il date de l’évacuation.

— C’est un bon modèle, observa-t-il. Vous avez des filtres à charbon de rechange ?

— Non. Mais ces deux-là n’ont pas été utilisés très longtemps, ça devrait aller.

— Ça ira pendant un moment, une journée entière si vous avez de la chance. Attendez une minute.

Il glissa la main sous la console et en retira un carton rempli de disques de divers formats.

— Quelle taille font-ils ?

— Environ sept centimètres.

— Nous en avons. Voilà, prenez-en quelques-uns. Ils ne sont pas très lourds et ils peuvent vous être utiles très bientôt.

Il en choisit quatre et les contrôla en les plaçant l’un contre l’autre, puis en les inspectant sous la lumière qui traversait le parebrise. Satisfait de leur solidité, il les donna à Briar. Pendant qu’elle les rangeait dans sa sacoche, Cly poursuivit :

— Maintenant, écoutez. Ils ne vous permettront pas de tenir jusqu’à mardi. Je n’en ai pas assez pour vous équiper autant de temps. Vous allez devoir trouver des zones cloisonnées et remplies d’air. Il y en a. J’en suis certain. Mais je ne sais pas comment les trouver.

Briar ferma une nouvelle fois son sac, cognant le bas du masque à gaz contre sa clavicule en regardant vers le bas.

— Merci, lui dit-elle. Vous avez été très aimable et croyez bien que j’apprécie. Quand je serai en bas… à la maison… Je veux dire, mon ancienne maison, car je n’y ai pas vécu longtemps, je sais où il y a de l’argent, du vrai, et toutes sortes de… Je ne sais pas. Ce que je veux dire c’est que je trouverai un moyen de vous payer.

— Ne vous préoccupez pas de ça, répondit-il, sa voix rendue indéchiffrable derrière le masque. Contentez-vous de rester vivante, d’accord ? J’essaie moi-même de rembourser une dette en faisant ce que je fais, mais je ne la considérerai pas comme payée si vous allez là-dedans et que vous y restez.

— Je ferai de mon mieux, promit-elle. Et maintenant, montrezmoi la sortie, et laissez-moi aller chercher mon fils.

— Oui, madame, répondit-il, et il désigna les marches derrière elle, puis une ouverture vers le bas.

Il était difficile de descendre les échelons avec le masque qui cognait contre chaque barreau. Briar avait du mal à voir à travers les verres ronds et lourds qui diminuaient sa vision périphérique. L’odeur la rendait déjà malade, mais elle n’y pouvait rien, alors elle essaya de faire comme si elle voyait sans problème et respirait facilement, comme si sa tête n’était pas serrée dans un étau.

En bas, dans la soute à marchandises, Fang était en train de détacher les cales qui servaient de freins aux grands contenants sur leurs rails. Rodimer travaillait à l’autre bout de la pièce. Il ramassait les sacs dégonflés, protégés par un revêtement en caoutchouc, les tirait le long d’un rail, puis les jetait par la trappe ouverte.

Briar se déplaça lentement jusqu’au bord du trou et jeta un œil au gaz. Il n’y avait rien à voir et elle en fut saisie.

L’ouverture dans le plancher révélait un brouillard brunâtre qui tourbillonnait, obscurcissant tout à l’exception du sommet des bâtiments les plus hauts. Rien ne permettait de détecter les rues ou les quartiers situés en dessous, et il n’y avait pas trace de vie en dehors du croassement occasionnel d’un oiseau noir qui manifestait sa rancune au loin.

Mais, en regardant plus attentivement, Briar put déceler de minuscules détails ici et là, entre les nuages agités. Les contours d’un mât totémique apparurent dans la couche de gaz, puis s’évanouirent. Le clocher d’une église perça l’horrible brouillard, puis se perdit.

— Je croyais que vous aviez dit qu’il y avait des tubes d’aération ou…

C’est alors qu’elle le vit. Le ballon était calé contre lui, de sorte qu’elle ne pouvait l’apercevoir qu’en regardant vers le bas, sur le côté, et uniquement selon un certain angle. Le tube était d’un joli jaune clair, en partie recouvert de fientes d’oiseaux. Il se balançait un peu mais restait assez stable dans l’ensemble, soutenu par une étrange structure qui avait l’air fragile et l’entourait telle une armature sous une jupe. Briar n’arrivait pas à voir à quoi cette structure était attachée, mais elle l’était sans aucun doute, quelque part sous le brouillard, peut-être aux toits ou à ce qu’il restait des arbres.

L’extrémité du tube émergeait au-dessus de l’air empoisonné. Elle était suffisamment large pour permettre le passage de Briar, et même d’une seconde personne.

Elle tendit le cou pour la voir, en essayant de trouver le sommet.

— Nous allons devoir reprendre de l’altitude, expliqua Cly. Attendez une minute. Nous allons remonter de quelques mètres et nous serons alors suffisamment près pour que vous puissiez plonger. Le gaz est dense, il va nous soulever un petit peu avant que nous chargions.

— Plonger, répéta-t-elle en essayant de ne pas s’évanouir.

Sous elle, le monde tourbillonnait, blafard, aveugle et sans fond. Et, quelque part, caché dans ce brouillard, son fils de quinze ans était perdu et piégé. Il n’y avait personne d’autre que sa mère pour aller le récupérer là-dedans. Elle avait bien l’intention de le retrouver et de le ramener dans trois jours, à bord de la Corneille libre.

Se concentrer sur cet objectif et se répéter que c’était une nécessité ne l’aida pas franchement à calmer les palpitations de son cœur.

— Vous avez changé d’avis ? demanda Rodimer.

Malgré son masque à gaz, Briar crut déceler une note d’espoir dans la question.

— Non, il n’y a personne d’autre pour aller le chercher. Seulement moi.

Mais elle ne pouvait pas détacher ses yeux du lugubre tourbillon sous le ballon.

Alors que le Naamah Chérie montait, poussé centimètre par centimètre au-dessus du gaz, le tube devint plus net. De la hauteur où elle se trouvait désormais, Briar pouvait en deviner d’autres qui sortaient du nuage dégoûtant. Ils ondoyaient, comme les antennes d’insectes géants qui se cacheraient dans la brume, accrochés les uns aux autres par des tiges et luttant doucement contre le courant vicié, sans jamais ployer.

Et soudain, ils se retrouvèrent au-dessus de l’ouverture… Tout juste assez proche pour que Briar puisse s’y accrocher. Elle tendit une main par la trappe ouverte et agrippa le rebord.

Le tube était rigide, mais étrangement lisse. Elle pensa qu’il pouvait s’agir de toile d’emballage enduite de cire, mais à travers les épaisses lentilles du masque, elle ne voyait pas suffisamment bien pour être plus précise. Il était muni de cerceaux de bois destinés à maintenir sa forme, et ceux-ci dessinaient des protubérances tous les mètres, lui donnant l’aspect d’un ver segmenté.

Finalement, le dirigeable arriva à la hauteur voulue et l’entrée du tube se retrouva juste devant eux.

Le capitaine annonça :

— C’est maintenant ou jamais, mademoiselle Wilkes.

Elle prit une profonde inspiration et en eut mal : il n’était pas aisé d’aspirer l’air à travers les filtres jusque dans ses poumons.

— Merci, répéta-t-elle.

— N’oubliez pas : quand vous serez dedans, tendez vos jambes et vos bras pour ralentir la chute.

— Je n’oublierai pas, répondit-elle.

Elle prit congé de Rodimer et Fang d’un signe de la tête et saisit le bord du tube.

Cly fit le tour de la trappe. Il entortilla son poignet dans un filet à marchandises et s’en servit pour rester stable.

— Allez-y, lui dit-il. Je vous tiens.

Même s’il ne la touchait pas, elle pouvait le sentir derrière elle, le bras tendu, prêt à l’empêcher de tomber là où il ne fallait pas. Puis il lui attrapa le coude.

Elle s’appuya contre lui tandis qu’elle levait la jambe et la faisait passer par-dessus le bord du conduit. Après une brève hésitation, elle quitta le Naamah Chérie et le soutien du précieux capitaine, et elle descendit de quelques dizaines de centimètres pour se retrouver à califourchon sur la paroi du tube. Briar serra les bras et les jambes autour de celui-ci et s’accrocha fermement.

Elle ferma les yeux, mais les rouvrit rapidement, parce qu’il valait mieux voir même si le paysage lui donnait la nausée. Le conduit n’était pas aussi stable qu’il le paraissait et il penchait, ondoyait et s’agitait. Même si les mouvements étaient lents, ils étaient effroyablement loin du sol. Un écart d’un centimètre dans un sens ou un autre suffisait à lui couper le souffle.

À bord du Naamah Chérie, trois visages curieux la scrutaient depuis la soute.

Ils étaient encore proches et le capitaine avait le bras suffisamment long pour pouvoir la ramener à bord si jamais elle en exprimait le souhait. La tentation était presque insoutenable.

Au lieu de remonter, elle lutta contre le tremblement qui agitait ses mains, et les déplaça l’une après l’autre, relâchant doucement le tube. Elle réussit à se redresser suffisamment pour faire pivoter ses hanches et ramener sa deuxième jambe de l’autre côté. Elle resta dans cette position un moment, comme si elle s’apprêtait à entrer dans une baignoire. Puis, après un dernier regard par-dessus son épaule, trop rapide pour lui laisser le temps de changer d’avis, elle s’élança dans la cavité noire et profonde du conduit d’aération.

La transition de la lumière sinistre et insipide du jour vers l’obscurité la plus totale fut brusque.

Elle s’efforça de tendre bras et jambes pour ralentir sa chute, mais elle comprit rapidement qu’elle devait se servir d’une main pour maintenir son masque pendant la descente, sans quoi celui-ci risquait d’être arraché par la formidable force du dangereux toboggan. Cela lui laissait donc deux jambes et un bras pour s’équilibrer. Trois étant moins pratique que quatre, Briar dégringola et culbuta, parfois la tête la première, d’autres fois les genoux ou les pieds en avant, le long du tube jaune et de ses cerceaux en bois.

Elle ne pouvait rien voir, et tout ce qu’elle touchait était dur, moite, et disparaissait à toute vitesse. Alors qu’elle chutait, un nouveau son devint de plus en plus distinct et fort. Il était difficile à isoler du fracas qui accompagnait sa descente, mais il était là, sorte de souffle en va et vient, comme si un immense monstre respirait au fond du trou, l’attendant la gueule béante.

Elle sentait qu’elle approchait du fond, sans pouvoir s’expliquer comment. Quoi qu’il en soit, elle effectua une dernière poussée désespérée pour ralentir la chute désordonnée de son corps : tête en haut, pieds en bas, bras droit allongé, jambes tendues.

Elle réussit enfin à s’arrêter lorsque ses bottes se posèrent sur un cerceau plus large et plus épais que ceux qu’elle avait frôlés tout au long de sa chute. Le tuyau aspira violemment ses vêtements, puis souffla dans l’autre sens, comme pris d’une longue toux. Briar remercia le Ciel de ne pas porter une jupe.

Au bout de dix secondes, le sens du souffle s’inversa et le tuyau se remit à aspirer.

Elle ne distinguait rien dans le trou noir comme de l’encre qui se trouvait sous ses pieds mais, entre les énormes inspirations du tube, elle entendait une machine gronder et d’imposantes pièces métalliques cliqueter les unes contre les autres.

L’air allait et venait en émettant des gémissements stridents, inspirant et expirant les cheveux de Briar, son manteau et sa sacoche. Son chapeau se soulevait comme un ballon, retenu par les sangles qui passaient sous son menton, par-dessus le masque.

Elle ne pouvait pas rester là éternellement, mais elle n’avait aucune idée de l’endroit où allait l’emmener une nouvelle chute. Une série de bruits métalliques qui rappelaient le jeu et le roulement d’immenses engrenages résonnait en même temps que la soufflerie : proche, mais pas assez pour être dangereux, lui sembla-t-il. Au point où elle en était, tous les dangers étaient relatifs.

Elle attendit une nouvelle aspiration pour écarter un pied du bord et plaquer son dos contre la toile. Elle tâtonna du pied, examinant l’obscurité par le toucher. Ne trouvant rien, elle se baissa un peu plus. Elle se servit de ses bras pour contrebalancer son poids, même lorsque la soufflerie du conduit essaya de la soulever et de la rejeter.

Elle se laissa glisser de quelques dizaines de centimètres supplémentaires, jusqu’à se retrouver suspendue la poitrine et les épaules au niveau du dernier cerceau robuste. La pointe de ses orteils ne reposait plus sur rien. À présent, elle ne pouvait plus atteindre le cerceau que du bout des doigts, alors elle dégagea ses bras et se laissa à nouveau légèrement glisser.

Voilà.

Ses pieds frottèrent contre quelque chose de mou. Le mouvement qu’elle exécutait en tâtonnant poussa l’objet sur le côté, mais elle toucha de nouveau quelque chose de petit et de flasque. Et ce qu’elle caressait du bout des bottes reposait sur quelque chose de ferme. Cette découverte fut suffisante pour qu’elle relâche sa prise et libère ainsi ses mains fatiguées.

La chute fut brève et Briar atterrit à quatre pattes.

Sous ses mains et ses genoux, des choses s’aplatirent en produisant une centaine de craquements étouffés et, lorsque le tube à air souffla de nouveau, elle sentit de petits débris légers qui voletaient dans ses cheveux. C’était des oiseaux. Morts. Certains sûrement depuis longtemps, ou du moins en arriva-t-elle à cette conclusion en sentant les becs cassants et les ailes démembrées et pourries qui battaient en suivant le mouvement de l’air. Elle était heureuse de ne rien pouvoir voir.

Briar se demanda pourquoi ils n’étaient pas expulsés hors du tube à chaque expiration. Mais en tâtant et en ressentant le mouvement de l’air, elle se dit que le coin où ils s’étaient amassés était peut-être hors de portée de la puissance de souffle du tube. Cela se confirma lorsqu’elle tenta de se relever et qu’elle se cogna la tête contre une saillie.

Elle avait atterri dans un coin protégé où pouvaient s’accumuler les détritus. Elle tendit les bras devant elle en restant accroupie de façon à ne pas se cogner une nouvelle fois et se mit à chercher les limites de la pièce.

Ses doigts butèrent contre un mur qui s’enfonça légèrement sous la pression, et elle réalisa alors qu’il n’était ni en brique ni en pierre. Il était plus épais que de la toile, davantage comme du cuir. Peut-être avait-il été fabriqué à partir de plusieurs couches collées ensemble ; elle ne pouvait cependant pas en être sûre. Mais elle s’appuya contre le mur et poursuivit son examen de haut en bas, à la recherche d’une ouverture ou d’un loquet.

Ne trouvant rien de la sorte, elle colla sa tête contre la paroi et fut presque certaine d’entendre des voix. Le mur était trop épais ou le son trop distant pour qu’elle arrive à reconnaître une langue ou des mots distincts, mais elle ne s’était pas trompée.

Elle se dit que c’était bon signe, que oui, il y avait des gens à l’intérieur de la ville et qu’ils y vivaient sans problème. Alors pourquoi Zeke n’y arriverait-il pas lui aussi ?

Mais elle ne put se résoudre à taper ou à crier pour le moment. Alors, elle resta où elle était, sur le sol jonché de cadavres de choses ailées, mortes depuis longtemps, et elle essaya d’en apprendre davantage sur ce qui pouvait l’attendre de l’autre côté. Elle ne pouvait pas rester là éternellement, dans ce cimetière recouvert de plumes. Il lui était impossible de faire comme si tout allait bien. Elle devait agir.

Il fallait au moins qu’elle sorte de l’obscurité.

Elle serra les poings et frappa contre la paroi légèrement flexible.

— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle. Est-ce que quelqu’un m’entend ? Il y a quelqu’un ? Je suis coincée à l’intérieur de cette… chose. Comment en sort-on ?

Peu de temps après, le dispositif grinçant de la machine qui inspirait et expirait se mit à ralentir, puis s’arrêta, et Briar distingua mieux les voix. Quelqu’un l’avait entendue et des gens discutaient fébrilement de l’autre côté du mur, mais elle n’arrivait pas à savoir s’ils étaient énervés ou ravis, surpris ou effrayés.

Elle tambourina contre la paroi et continua son appel insistant jusqu’à ce qu’un rai de lumière apparaisse derrière elle. Elle fit demitour, écrasant une petite carcasse sous ses pieds, et leva la main devant son masque. Le mince rayon blanc lui brûla les yeux, comme si elle faisait face au soleil.

Le contour d’une tête presque chauve se dessina à contre-jour.

La voix d’un homme prononça quelque chose à toute vitesse, de façon incompréhensible. Il faisait un geste de la main à Briar, l’invitant à sortir rapidement. À s’échapper de ce trou où s’empilaient les oiseaux morts.

Elle s’avança vers lui en titubant, les bras tendus.

— Aidez-moi, dit-elle doucement. Merci, oui. Sortez-moi de là.

Il lui prit la main et la tira dans une pièce remplie de feux soigneusement contrôlés. Elle cligna des yeux et fit la grimace face à la soudaine luminosité des charbons ardents et au mélange de fumée et de vapeur. Elle tourna la tête de gauche à droite, essayant de voir tous les angles que le masque lui cachait.

Derrière elle, sur la gauche, se trouvaient d’immenses soufflets. Une version gigantesque de ceux qui étaient d’ordinaire à côté des cheminées. Ils étaient reliés à une machine élaborée avec des engrenages dont les dents étaient aussi grosses que des pommes. Il y avait également une manivelle pour les actionner, certainement pour mettre les soufflets en mouvement. Mais elle était repliée sur le côté de l’engin et reposait là, comme si elle ne servait à actionner le dispositif qu’en dernier recours.

Plus loin sur le côté, un massif four à charbon, dont l’intérieur brûlant était rempli de braises, était très certainement la véritable source motrice. La porte en était ouverte et un homme équipé d’une pelle se tenait sur le côté. Quatre tuyaux de divers matériaux allaient et venaient des puissants soufflets : le conduit jaune par lequel Briar était descendue, un cylindre métallique qui était raccordé au four, un tube en toile bleue qui disparaissait dans une autre pièce et, enfin, un tuyau gris, ou peut-être blanc, qui partait dans le plafond.

Tout autour de Briar, des voix posaient des questions dans une langue qui lui était inconnue et des mains la saisissaient, touchant ses bras et son dos. Elle avait l’impression qu’il y avait une dizaine d’hommes, alors qu’ils n’étaient en réalité que trois ou quatre.

Ils étaient asiatiques, chinois, devina-t-elle, car deux d’entre eux s’étaient partiellement rasé la tête et avaient une queue-de-cheval, comme Fang. Couverts de sueur, portant de longs tabliers en cuir qui protégeaient leurs jambes et leurs poitrines nues, ils avaient des lunettes munies de lentilles teintées pour protéger leurs yeux des flammes qu’ils entretenaient.

Briar s’écarta d’eux et recula dans l’angle le plus proche qui ne comportait pas de four ou de foyer ouvert.

Les hommes avançaient, s’adressant toujours à elle dans cette langue qu’elle ne pouvait pas saisir, et Briar se souvint qu’elle avait un fusil. Elle l’attrapa dans son dos et mit le premier homme en joue, puis le deuxième, et le troisième, changeant régulièrement de cible. Elle pointa également son arme sur deux nouveaux arrivants qui étaient entrés dans la pièce pour voir quelle était la cause de toute cette agitation.

Même à travers le filtre à charbon de son masque, elle pouvait sentir la suie qui emplissait l’air. Elle se sentait étouffer, même si la fumée ne pouvait pas réellement l’atteindre. Elle en avait aussi les yeux qui pleuraient, même s’il n’y avait aucune raison à cela.

C’était trop et trop soudain. Les hommes masqués qui jacassaient sans relâche, avec leurs feux et leurs pelles, leurs engrenages et leurs seaux de charbon. L’obscurité dans la pièce était oppressante et tranchait avec l’intense luminosité des charbons ardents et des flammes jaunes. Toutes les ombres dansaient et se tordaient. Elles étaient sévères et effrayantes, et avaient l’air violentes sur les murs et les machines.

— N’approchez pas ! hurla Briar, à peine consciente qu’ils ne la comprenaient peut-être pas ou même qu’ils pouvaient ne pas très bien l’entendre à travers le masque.

Elle brandit le fusil, faisant de grands gestes.

Ils levèrent les mains et reculèrent, sans cesser pour autant de piailler. Qu’ils parlent ou non anglais, ils parlaient du fusil.

— Où est la sortie ? demanda-t-elle, au cas où quelqu’un la comprendrait tout de même. Sortir, comment je sors ?

Dans un angle, quelqu’un aboya une réponse qui ne tenait qu’en une syllabe, mais elle ne l’entendit pas bien. Elle tourna rapidement la tête pour voir qui avait parlé et découvrit un vieillard avec de longs cheveux blancs et une barbe pointue. Ses yeux étaient recouverts d’une pellicule blanche. Briar se rendit compte, même en dépit de la fièvre orange et noire de la salle aux soufflets, qu’il était aveugle.

Il leva un bras mince et indiqua un étroit couloir entre un four et une machine. Elle ne l’avait pas encore vu. Ce n’était qu’une tranche noire à peine aussi large qu’un tiroir, et cela semblait être le seul moyen pour entrer ou sortir.

— Je suis désolée, lui dit-elle. Je suis désolée, répéta-t-elle au reste du groupe sans pour autant baisser le fusil. Je suis désolée, redit-elle une dernière fois alors qu’elle se retournait et s’enfuyait rapidement dans le couloir.

Elle détala dans l’espace étroit. Au bout de quelques mètres, quelque chose lui gifla le visage, mais elle poursuivit son chemin en courant comme une folle dans une allée mieux éclairée où des bougies avaient été disposées dans les recoins. Elle regarda pardessus son épaule et vit de longues bandes de toile recouvertes de caoutchouc qui pendaient comme des rideaux, protégeant la voie de communication plus claire de la fumée et des étincelles.

Elle passait régulièrement à côté de fenêtres encastrées dans le mur à sa gauche qui étaient barricadées et calfeutrées de toile, de papier, de poix et de tout ce qui pouvait servir à isoler et maintenir l’horrible gaz à l’extérieur.

Briar haletait à l’intérieur du masque, luttant pour chaque bouffée d’air, mais elle ne pouvait pas s’arrêter alors que des hommes étaient peut-être à ses trousses et qu’elle n’avait aucune idée du lieu où elle se trouvait.

L’endroit lui semblait familier ; pas beaucoup, pas comme un endroit qu’elle avait souvent vu, mais elle y était certainement déjà venue dans de meilleures circonstances et sous des cieux plus cléments. Sa poitrine lui faisait mal, et ses coudes étaient un peu douloureux après sa descente chaotique dans le tube jaune ondoyant.

Elle n’avait qu’une seule idée en tête : sortir. Trouver une issue, voir où cela allait la conduire, et ce qu’elle allait y trouver.

Le couloir s’ouvrit sur une grande pièce, vide à l’exception de tonneaux, de caisses et d’étagères remplis de toutes sortes de bizarreries. Il y avait également deux lanternes, une à chaque extrémité d’un long comptoir en bois. À présent, elle pouvait voir plus clairement, à l’exception des angles morts de son masque.

Elle tendit l’oreille mais n’entendit personne derrière elle. Alors elle ralentit et essaya de reprendre son souffle tout en passant en revue les caisses disposées d’un angle à l’autre de la pièce, avec leurs contenus inscrits au pochoir. Il lui était toutefois difficile de retrouver son calme. Elle se concentra pour aspirer l’air à travers les filtres. Cela lui demandait un certain effort, mais elle avait beau faire, les quelques bouffées n’étaient pas suffisantes. Elle n’osait pas retirer son masque, pas encore, pas alors que son objectif était de trouver la sortie jusque dans la rue, dans l’épaisseur du gaz. Elle se mit à lire les inscriptions sur les caisses, psalmodiant les mots comme s’ils étaient une prière.

— Toile. Poix traitée. Clous. Bouteilles. Verre.

Derrière elle, il y avait à présent des voix. Peut-être les mêmes ou d’autres.

Une grande porte en bois avec des panneaux en verre avait été renforcée et calfeutrée à l’aide d’épaisses couches noires de poix. Briar essaya de la pousser de l’épaule, mais elle ne bougea, ne couina ou ne fléchit même pas. À sa gauche, une fenêtre avait subi le même traitement. Elle était couverte de fines planches de bois assemblées hermétiquement.

À droite de la porte se trouvait un autre comptoir et, derrière lui, des marches descendaient vers un autre endroit lugubre, qui était toutefois éclairé par davantage de bougies.

Même en dépit du sifflement et de la pression du masque qui frottait sur ses cheveux, Briar pouvait entendre des bruits de pas. Les voix devenaient plus fortes, mais il n’y avait nulle part où s’enfuir ou se cacher. Elle avait le choix entre retourner dans le couloir rempli de Chinois qui étaient à ses trousses, ou descendre l’escalier et voir ce qui pouvait l’attendre dans les profondeurs.

— En bas, dit-elle dans le masque. C’est bon, je descends.

Et elle trébucha à moitié en dévalant les vieilles marches tordues et grinçantes.

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