I


Elle l’aperçut et s’arrêta à quelques pas de l’escalier.

— Je suis désolé, s’excusa-t-il très vite, je ne voulais pas vous faire peur.

Enveloppée dans un triste manteau noir, la femme resta impassible.

— Que voulez-vous ?

Il avait préparé un discours, qu’il avait oublié.

— Parler. Avec vous. Je voudrais parler avec vous.

Briar Wilkes ferma les yeux, aussi fort que possible. Lorsqu’elle les rouvrit, elle demanda :

— C’est à propos de Zeke ? Qu’est-ce qu’il a fait, cette fois ?

— Non, non, ça n’a rien à voir avec lui, insista-t-il. Madame, j’espérais que nous pourrions parler de votre père.

Ses épaules se détendirent et elle secoua la tête.

— Logique. Je le jure devant Dieu, tous les hommes dans ma vie, ils…

Elle s’arrêta, puis reprit :

— Mon père était un tyran et toute personne qu’il aimait avait peur de lui. C’est ce que vous vouliez entendre ?

Il ne bougea pas alors qu’elle gravissait les onze marches tordues qui conduisaient jusqu’à chez elle, vers lui. Quand elle atteignit l’étroit porche, il demanda :

— Est-ce vrai ?

— Plus que vous ne le croyez.

Elle se tenait devant lui, les doigts enroulés autour de son trousseau de clés. Le haut de sa tête se trouvait au même niveau que le menton de l’homme, et ses clés étaient dans l’axe de sa taille. Du moins, c’est ce qu’il pensa avant de se rendre compte qu’il se tenait devant la porte. Il se mit prestement de côté.

— Depuis combien de temps m’attendez-vous ? demanda-t-elle.

Il envisagea sérieusement de mentir, mais son regard le transperçait.

— Plusieurs heures. Je voulais être là à votre retour.

La porte émit un bruit sec, puis un déclic avant de s’ouvrir vers l’intérieur.

— J’ai fait des heures supplémentaires. Vous auriez pu revenir plus tard.

— S’il vous plaît, madame, puis-je entrer ?

Elle haussa les épaules, mais ne s’y opposa pas. Comme elle ne refermait pas le battant, le laissant dans le froid, il la suivit, ferma la porte et resta debout tandis que Briar attrapait une lampe et l’allumait.

Elle porta l’objet jusqu’à la cheminée où des morceaux de bois s’étaient consumés jusqu’à n’être plus que des restes de charbon froids. Près de l’âtre étaient rangés un tisonnier et un soufflet, ainsi qu’une corbeille plate en fer où s’entassaient des bûches fendues. Elle enfonça le tisonnier dans les cendres et trouva quelques braises encore incandescentes au fond.

Avec quelques encouragements, une poignée de petit bois et deux branches supplémentaires, une flamme languissante prit et réussit à se maintenir.

Briar extirpa un bras, puis l’autre de son manteau et accrocha celui-ci à une patère. Sans l’épaisseur du vêtement, elle dégageait une impression de maigreur, comme si elle avait travaillé trop longtemps et avait trop peu, ou mal, mangé. Ses gants et ses grandes bottes marron étaient recouverts d’une couche d’immondices séchées provenant de l’usine, et elle portait un pantalon, comme un homme. Ses longs cheveux sombres étaient tirés en arrière, mais les heures supplémentaires qu’elle avait faites les avaient décoiffés et de lourdes mèches s’échappaient des peignes servant à les maintenir.

Elle avait trente-cinq ans et n’en paraissait pas une minute de moins.

Devant le feu rougeoyant qui commençait à bien prendre se trouvait un vieux fauteuil, imposant, en cuir. Briar s’y laissa choir.

— Dites-moi, monsieur… Je suis désolée, vous ne m’avez pas dit votre nom.

— Hale. Hale Quarter. Et je dois dire que c’est un honneur de vous rencontrer.

Pendant un moment, il pensa qu’elle allait se mettre à rire, mais tel ne fut pas le cas. Elle se pencha pour atteindre une petite table à côté du fauteuil et attrapa une blague à tabac.

— D’accord, Hale Quarter. Dites-moi tout. Pourquoi avez-vous attendu si longtemps à l’extérieur par un froid si mordant ?

De la blague, elle sortit un petit morceau de papier et une bonne pincée de tabac. Elle roula les deux ensemble jusqu’à obtenir une cigarette qu’elle alluma à la flamme de la lampe.

Il était arrivé jusqu’ici en disant la vérité, aussi se risqua-t-il à une nouvelle confession.

— Je suis venu à un moment où je savais que vous ne seriez pas chez vous. Quelqu’un m’a dit que, si je frappais à la porte alors que vous étiez là, vous tireriez par le judas.

Elle approuva silencieusement et laissa sa tête reposer contre le cuir.

— J’ai entendu cette histoire, moi aussi. Elle ne tient pas autant les gens en respect qu’on pourrait s’y attendre.

Il était bien en peine de dire si elle était sérieuse ou si sa réponse était une façon de démentir.

— Alors je vous remercie doublement, pour ne pas m’avoir tiré dessus et pour m’avoir laissé entrer.

— Je vous en prie.

— Est-ce que je… Est-ce que je peux m’asseoir ? Si ça ne vous gêne pas…

— Faites comme vous voulez, mais vous ne resterez pas longtemps ici, prédit-elle.

— Vous ne voulez pas parler ?

— Je ne veux pas parler de Maynard, non. Je n’ai aucune idée de ce qui lui est arrivé, personne ne le sait. Mais vous pouvez poser toutes les questions que vous voudrez, et vous n’aurez qu’à partir quand j’en aurai assez de vous, ou lorsque vous serez lassé de m’entendre répondre que je ne sais pas.

Encouragé par ses propos, il se saisit d’une chaise en bois à haut dossier et la tira en avant, se plaçant directement dans le champ de vision de Briar. Il ouvrit son carnet de notes sur une page blanche qui ne portait que quelques mots griffonnés tout en haut.

Pendant qu’il s’installait, elle lui demanda :

— Pourquoi vous intéressez-vous à Maynard ? Et pourquoi maintenant ? Cela fait quinze ans, presque seize, qu’il est mort.

— Pourquoi pas maintenant ? (Hale passa en revue sa précédente page de notes et se tint prêt, le crayon au-dessus de la page vierge.) Mais, pour vous répondre plus directement, j’écris un livre.

— Encore un livre ? dit-elle d’un ton tranchant.

— Je ne suis pas à la recherche de sensationnel, tint-il à clarifier. Je veux écrire une véritable biographie de Maynard Wilkes, parce que je crois qu’on a lui a fait beaucoup de tort. Vous n’êtes pas de cet avis ?

— Non, je ne pense pas. Il a eu exactement ce à quoi il pouvait s’attendre. Il a passé trente ans à travailler dur, pour rien, et il a été traité sans la moindre considération par la ville qu’il servait. (Elle tapota la cigarette à demi consumée.) Il s’est laissé faire et je l’ai détesté pour ça.

— Mais votre père avait foi en la loi.

Sa réponse claqua comme une gifle.

— Tous les criminels croient en elle.

Hale s’anima.

— Alors, vous pensez vraiment que c’est ce qu’il était ?

Elle tira une longue bouffée avant de répondre :

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais vous avez raison. Il avait foi en la loi. Parfois je ne savais pas bien s’il avait d’autres principes, mais oui, en tout cas, il croyait en cela.

Les crépitements et les étincelles de la cheminée meublèrent le bref silence qui retomba ensuite entre eux. Finalement, Hale reprit la parole.

— J’essaie de savoir ce qui s’est vraiment passé, madame, c’est tout. Je pense qu’il y avait davantage qu’une simple évasion derrière toute cette histoire.

— Pourquoi ? l’interrompit-elle. Pourquoi pensez-vous qu’il l’a fait ? Quelle est la théorie que vous comptez mettre en avant dans votre livre, monsieur Quarter ?

Il hésita, parce qu’il ne savait pas encore que penser. Il essaya de deviner quelle réponse Briar estimerait la moins offensante.

— Je pense qu’il faisait ce qu’il estimait juste. Mais je voudrais vraiment savoir ce que vous, vous pensez. Maynard vous a élevée seul, n’est-ce pas ? Vous deviez le connaître mieux que quiconque.

Le visage de la jeune femme ne trahit aucune émotion.

— Quitte à vous surprendre, nous n’étions pas tellement proches.

— Mais votre mère est morte…

— À ma naissance, c’est exact. Il est le seul parent que je n’ai jamais eu, pour autant que l’on puisse le qualifier ainsi. Il était aussi perplexe devant sa fille que moi devant une carte d’Espagne.

Hale se sentit face à un mur de brique et battit alors en retraite, essayant de trouver un autre angle d’attaque pour revenir dans ses bonnes grâces. Du regard, il balaya la petite pièce au mobilier robuste, dénuée de toute décoration, ainsi que le sol propre mais délabré. Il remarqua le couloir qui conduisait à l’arrière de la maison. De sa place, il pouvait voir que les quatre portes qui se trouvaient à l’extrémité de celui-ci étaient fermées.

— Vous avez grandi ici, n’est-ce pas ? Dans cette maison ? fit-il semblant de deviner.

Elle ne se radoucit pas.

— Tout le monde sait ça.

— Ils l’ont tout de même ramené ici. Un des garçons qui s’étaient évadés de la prison et son frère, ils l’ont ramené ici et ils ont tenté de le sauver. Ils ont envoyé chercher un médecin, mais…

Briar récupéra le fil de la conversation et s’engouffra dans la brèche.

— Mais il avait déjà inhalé trop de Fléau. Il était mort avant que le médecin n’ait le message, et je jure (elle tapota la cigarette du bout des doigts pour faire tomber la cendre dans le feu) que c’est tout aussi bien. Pouvez-vous imaginer ce qui lui serait arrivé s’il avait survécu ? Jugé pour trahison, ou du moins pour insubordination ? Au mieux, emprisonné. Au pire, exécuté. Mon père et moi n’étions pas toujours d’accord, mais je n’aurais pas souhaité qu’il lui arrive cela. C’est tout aussi bien, répéta-t-elle en contemplant les flammes.

Hale prit quelques secondes pour essayer de formuler une réponse et il finit par demander :

— Avez-vous eu l’occasion de le revoir avant qu’il meure ? Je sais que vous étiez parmi les derniers à quitter Seattle et que vous êtes venue ici. L’avez-vous vu une dernière fois ?

— Je l’ai vu, acquiesça-t-elle. Il était allongé, seul, dans la pièce du fond, sur son lit, sous un drap qui était trempé par le vomi qui avait finalement provoqué sa mort en l’étouffant. Le médecin n’était pas là et, pour autant que je sache, il n’est jamais venu. Je ne sais pas s’il était même possible d’en trouver un, à ce moment-là, au beau milieu de l’évacuation.

— Alors il était mort, seul, dans cette maison ?

— Il était seul, confirma-t-elle. La porte d’entrée avait été fracturée, mais elle était fermée. Quelqu’un l’avait allongé soigneusement sur le lit, et traité avec égards, je me souviens bien de ça. Il était recouvert d’un drap et son fusil était posé sur le lit à côté de lui avec son insigne. Mais il était mort, et il l’est resté. Le Fléau ne l’a pas réanimé. Alors, je suppose qu’il faut remercier Dieu pour ces petites choses.

Hale nota tout cela, murmurant quelques mots encourageants tandis que son crayon glissait sur le papier.

— Est-ce que vous pensez que ce sont les prisonniers qui ont fait cela ?

Vous le pensez, répondit-elle, d’un ton presque accusateur.

— En tout cas, c’est ce que je suppose.

Il en était, en réalité, intimement persuadé. Le frère du prisonnier lui avait dit qu’ils avaient quitté le domicile de Maynard sans rien déranger ni toucher. Il avait affirmé qu’ils l’avaient allongé sur le lit et lui avaient couvert le visage. C’étaient des détails que personne d’autre n’avait mentionnés au cours de toutes les spéculations et enquêtes qui avaient eu lieu sur la Grande évasion du Fléau. Et il y en avait pourtant eu un certain nombre durant toutes ces années.

— Et ensuite… ? l’invita-t-il à poursuivre.

— Je l’ai traîné à l’arrière de la maison et je l’ai enterré sous l’arbre, à côté de son vieux chien. Quelques jours plus tard, deux fonctionnaires sont venus et l’ont déterré.

— Pour vérifier ?

Elle émit un grognement.

— Pour voir s’il ne s’était pas échappé de la ville pour retourner à l’est, ou si le Fléau ne l’avait pas ramené à la vie. Pour vérifier s’il était bien là où j’avais dit que je l’avais mis. À vous de choisir.

Il termina de consigner ses mots et leva les yeux.

— Ce que vous venez de dire sur le Fléau… Est-ce que l’on savait déjà, à ce moment, ce qu’il pouvait faire ?

— Oui, on le savait. On l’a découvert assez tôt. Ceux qui étaient morts à cause de cela n’ont pas tous recommencé à bouger, mais les corps qui ont effectivement repris vie se sont mis à grimper et à chasser assez rapidement, en quelques jours. Mais, pour l’essentiel, les gens voulaient vérifier que Maynard ne s’était pas enfui en emportant quoi que ce soit. Lorsqu’ils ont constaté qu’ils ne pouvaient plus rien lui faire, ils l’ont laissé là. Ils n’ont même pas pris la peine de l’enterrer. Il était dehors, à côté de l’arbre, et il a fallu que je le remette moi-même en terre une seconde fois.

Le crayon et le menton de Hale s’étaient immobilisés au-dessus du papier.

— Je suis désolé, mais ce que vous avez dit… Vous voulez dire que… ?

— Ne soyez pas si choqué. (Elle changea de position dans le fauteuil et le cuir crissa contre sa peau.) Au moins, ils n’avaient pas rebouché le trou. La seconde fois était bien plus rapide. Permettez-moi de vous poser une question, monsieur Quarter.

— Hale, je vous en prie.

— Comme vous voulez, Hale. Dites-moi, quel âge aviez-vous lorsque le Fléau est apparu ?

Conscient du tremblement de son crayon, il le posa à plat contre son carnet et répondit :

— J’avais presque six ans.

— C’est à peu près ce que je pensais. Vous n’étiez pas bien vieux. Vous ne savez même plus comment c’était avant le mur, n’est-ce pas ?

Il secoua la tête ; non, effectivement, il ne s’en souvenait plus. Pas vraiment, du moins.

— Mais je me rappelle quand ils se sont mis à construire le mur. Je l’ai vu s’élever, rangée après rangée, autour des quartiers contaminés. Une muraille de soixante mètres de haut, tout autour des zones évacuées.

— Je m’en souviens également. Je l’ai regardé d’ici. On pouvait le voir de la fenêtre à l’arrière de la maison, dans la cuisine. (Elle fit un signe de la main vers la cuisinière et une petite ouverture rectangulaire qui se trouvait derrière.) Jour et nuit, pendant sept mois, deux semaines et trois jours, ils ont travaillé à la construction de ce mur.

— C’est très précis. Est-ce que vous notez toujours ce genre de choses ?

— Non, répondit-elle, mais c’est facile à retenir. Ils ont terminé le jour de la naissance de mon fils. Je me suis longtemps demandé si ça ne lui manquait pas, le bruit des travaux. La cadence des marteaux, le battement des burins manipulés par les maçons ; il les avait toujours entendus pendant qu’il était dans mon ventre. Dès que le pauvre enfant est né, le monde s’est tu.

Elle pensa brusquement à quelque chose et elle se redressa dans son fauteuil, qui protesta en crissant.

Elle jeta un coup d’œil à la porte.

— En parlant de mon fils, il se fait tard. Je me demande où il est encore allé. À cette heure-ci, en général, il est rentré.

Puis elle se reprit.

— Enfin, il est souvent rentré à cette heure-ci, et il fait diablement froid dehors.

Hale se cala contre le dur dossier en bois du siège qu’il avait emprunté.

— C’est dommage qu’il n’ait jamais pu rencontrer son grandpère, je suis sûr que Maynard en aurait été fier.

Briar se pencha en avant, les coudes appuyés sur les genoux. Elle prit son visage entre ses mains et se frotta les yeux.

— Je ne sais pas, répondit-elle.

Elle se redressa et s’essuya le front du revers du bras. Elle repoussa ses gants abandonnés sur la petite table ronde entre le fauteuil et la cheminée.

— Vous ne savez pas ? Mais il n’a pas d’autre petit-fils, n’est-ce pas ? Il n’avait pas d’autre enfant ?

— Non, pas que je sache. Mais j’imagine que c’est difficile à affirmer. (Elle se pencha en avant et commença à délacer ses chaussures.) J’espère que vous m’excuserez, je les porte depuis six heures ce matin.

— Faites comme si je n’étais pas là, répondit-il en regardant les flammes. Je suis désolé, je sais que je dérange.

— En effet, mais je vous ai laissé entrer. Par conséquent, c’est moi qui suis fautive. (Elle retira une première botte avec un bruit sec, puis elle s’attaqua à la seconde.) Et je ne sais pas si Maynard aurait particulièrement apprécié Zeke ou inversement. Ils sont très différents.

— Est-ce que votre fils… (Hale s’aventurait sur un terrain dangereux et il le savait, mais il ne put s’en empêcher.) Peut-être qu’il ressemble trop à son père ?

Briar n’eut aucune réaction. Elle arborait à nouveau une expression indéchiffrable, comme un joueur de poker, tandis qu’elle ôtait l’autre botte et la posait à côté de la première.

— C’est possible. Il est du même sang, mais ce n’est encore qu’un gamin. Il a encore tout le temps de se trouver. Quant à vous, monsieur Quarter, je suis désolée, mais je vais devoir vous reconduire. Il se fait tard et la nuit va être longue.

Hale soupira et acquiesça. Il était allé trop loin. Il aurait dû s’en tenir au père et éviter le défunt mari.

— Je suis désolé, lui dit-il tandis qu’il se levait en fourrant son carnet sous son bras.

Il remit son chapeau, serra son manteau contre lui et poursuivit :

— Je vous remercie de m’avoir accordé de votre temps. J’apprécie que vous m’ayez répondu et, si jamais mon livre est publié, je mentionnerai votre aide.

— D’accord, répondit-elle.

Elle referma la porte derrière Hale, le laissant seul dans la nuit. Il se prépara à affronter cette soirée balayée par le vent d’hiver, resserrant son écharpe autour de son cou et ajustant ses gants en laine.

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