XXV


Zeke balaya la pièce du regard à la recherche d’une autre issue. Est-ce que ce n’était pas ce que l’homme en armure avait dit ? Trouve une autre sortie ? Mais, à l’exception de la porte contre laquelle s’acharnait une force à l’extérieur, et du couloir par lequel le garçon était arrivé, il ne voyait pas d’autre voie.

L’homme au costume d’acier se retrouva à court de balles.

Non, en fait, seul un de ses pistolets l’était. Il rangea l’arme vide contre son ventre qui était protégé par une plaque de métal. Il en avait une autre coincée entre sa ceinture et sa hanche, il s’en saisit et commença à battre en retraite en mitraillant tout ce qu’il pouvait.

Zeke compta huit autres hommes qui tiraient, tout en se disputant, cachés derrière les chaises et autour des rares caisses. Il supposa qu’ils allaient tous finir par être à court de munitions et qu’ils allaient devoir s’arrêter. Mais pour le moment, le plomb fusait en lignes droites, crépitant comme de la grêle rabattue par le vent.

Zeke voulait sortir. Et l’homme reculait vers le couloir. Il essayait de rabattre le garçon vers l’escalier, et peut-être que ce n’était pas la pire idée au monde, après tout.

Le chemin était direct et il avait un imposant défenseur en armure qui détournait toutes les mauvaises intentions. Cependant, celui-ci allait très certainement le suivre dans l’escalier. Mais, à l’étage, il n’y avait rien d’autre que la mort et le chaos.

Zeke décida de tenter sa chance.

Il fit un bond qui se transforma en vol plané très court et très bas qui le mena des caisses au sol, puis il termina sa course par un sprint trébuchant qui l’envoya rouler la tête la première en bas des marches où il se récupéra à quatre pattes. Quinze secondes après lui, l’homme en armure le rejoignait à reculons, plus gracieusement que Zeke n’aurait cru.

Il saisit la porte et la ferma de toute ses forces, exactement au moment où quelqu’un d’autre venait s’écraser contre celle-ci de l’autre côté.

Zeke bascula, trébucha et dévala les marches jusqu’à ce qu’il ne puisse plus voir ce qui se passait au-dessus de lui, mais seulement l’entendre. Il était de nouveau à l’étage inférieur. L’atmosphère était bien plus calme ici, même les coups de pistolet du dessus étaient étouffés par le plafond et les murs en pierres autour de lui.

Retour à la case départ. Il eut une sensation d’échec, jusqu’à ce qu’il se souvienne du masque auquel il se cramponnait comme à une bouée de sauvetage.

Minnericht avait dit que Zeke ne pourrait pas en avoir un, et il avait eu tort. D’accord, celui-ci avait été pris sur un cadavre, mais le garçon s’efforça de ne pas penser au visage que la visière avait très récemment protégé. Il essaya de le prendre avec philosophie en se disant que l’autre homme n’en aurait plus besoin et que, du coup, il n’y avait pas de mal à le récupérer, et cela semblait logique. Mais il n’en fut pas moins dégoûté lorsqu’il passa son pouce à l’intérieur du verre et sentit l’humidité du dernier souffle de quelqu’un d’autre.

Maintenant qu’il avait un masque, il ne savait pas où aller ni qu’en faire. Il se demanda s’il devait le cacher, le mettre dans sa chambre et attendre que les choses se calment, mais cela ne lui plaisait pas.

En haut des marches, l’homme en armure protégeait ses arrières, mais Zeke n’avait aucun moyen de savoir combien de temps cela durerait.

En bas, dans le couloir où se trouvaient l’alignement de portes et l’ascenseur à l’extrémité, il n’y avait personne d’autre que Zeke.

Il ne savait absolument pas si c’était un point positif ou négatif. Il avait la ferme impression que quelque chose avait déraillé, et que le dîner tranquille auquel il avait récemment échappé s’était conclu par une terrible situation. Le chaos au-dessus de lui menaçait de descendre rapidement, tenu en respect seulement par une porte d’escalier qui était assaillie de toutes parts.

Paralysé par le doute, Zeke écouta les tirs qui ralentissaient au-dessus de sa tête. Le bruit des coups, des martèlements et des assauts s’étaient atténués et ne se faisaient pas pressants. Les grognements de l’homme en armure qui gardait la porte étaient résolument déterminés.

En bas, tout au bout du couloir, l’ascenseur commença à bouger dans un raclement de chaînes. Zeke tenait toujours dans sa main le masque volé. Il le roula en boule et le mit sous sa chemise. Puis, par peur d’être accusé de fouiner, il appela :

— Hé ho ! Il y a quelqu’un ? Dr. Minnericht ? Yaozu ?

— Je suis là, répondit ce dernier avant même que Zeke ne l’aperçoive.

Le Chinois sauta de l’ascenseur alors que celui-ci n’était pas encore tout à fait arrêté. Il était vêtu d’un long manteau noir qu’il ne portait pas la dernière fois que le garçon l’avait vu. La contrariété était gravée sur son visage et, lorsqu’il aperçut le garçon, les traits de mécontentement s’approfondirent.

Il déploya un long bras recouvert d’une manche ample et attrapa fermement l’épaule de Zeke.

— Va dans ta chambre et ferme la porte. Elle se barricade de l’intérieur, à l’aide d’un grand verrou. Il faudrait une catapulte pour l’abattre. Tu seras en sécurité là-bas, pendant un moment.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Des problèmes. Enferme-toi et attends. Ça va passer.

Il repoussa Zeke vers le couloir, loin de l’escalier et de l’homme en armure qui protégeait ses arrières à l’étage.

— Mais je ne veux pas me… me… m’enfermer.

Zeke jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, inquiet à l’idée de ce qui se passait en haut des marches.

— La vie est dure, n’est-ce pas ? dit Yaozu sèchement. (Il s’arrêta à la porte des quartiers de Zeke, fit pivoter le garçon et termina rapidement son discours.) Le docteur a de nombreux ennemis, mais d’habitude ils restent tous de leur côté et ne représentent qu’un danger limité pour ce petit empire sous les murs. Je ne sais pas pourquoi, mais ils se sont soudain rassemblés. Je soupçonne que ça a quelque chose à voir avec toi, ou avec ta mère. Quoi qu’il en soit, ils arrivent, et ils ont fait pas mal de raffut.

— De raffut ? Comment ça ?

Yaozu mit un doigt sur ses lèvres et indiqua le plafond. Puis il murmura :

— Est-ce que tu entends ça ? Pas les pistolets, et pas les cris. Le bourdonnement. Le grognement. Ce ne sont pas des hommes. Ce sont des Pourris. Toute cette agitation a attiré leur attention. Cela a signalé aux morts vivants qu’il y avait de la nourriture à proximité. Si tu veux survivre cette nuit, répéta-t-il, ferme ta porte et garde-la fermée. Je n’essaie pas de te menacer, seulement de te protéger, parce que c’est mon travail.

Et soudain, il disparut, filant dans le couloir et tournant au coin, son manteau noir volant derrière lui.

Zeke abandonna immédiatement sa chambre et retourna vers l’escalier, espérant apprendre quelque chose de nouveau, voire trouver la porte ouverte et la voie dégagée au-dessus. La bataille avait peut-être migré ailleurs, le laissant libre de chercher une sortie.

Il entendit à nouveau des tirs, puis un grondement qui ressemblait plus au rugissement d’un lion qu’au cri d’un homme.

Il faillit prendre ses jambes à son cou, mais un nouveau bruit attira son attention, et celui-ci était moins menaçant. À mi-chemin entre grognement et soupir, le faible cri venait d’ailleurs, pas bien loin, derrière une porte qui n’était pas totalement fermée mais qui n’incitait pas non plus à entrer dans la pièce.

Il y pénétra malgré tout.

Il poussa le battant et découvrit une petite pièce qui ne ressemblait pas totalement à une cuisine. Mais dans quelle autre pièce pouvait-on trouver ce type de bols, de lumières, de fours et de casseroles ?

À l’intérieur, il faisait trop chaud à cause des feux de cuisson. Zeke eut un mouvement de recul et écouta. Il entendit à nouveau le halètement désespéré. Celui-ci provenait de sous une table à moitié recouverte d’une toile d’emballage qui avait dû servir de sac. Il l’écarta et dit :

— Eh ? Eh, qu’est-ce que vous faites là ? Est-ce que tout va bien ?

Parce qu’Alistair Grabuge Osterude était tapi là, recroquevillé en position fœtale, les pupilles tellement dilatées qu’elles semblaient ne rien voir, ou au contraire, tout voir du monde.

Il bavait et, autour de sa bouche, il avait une série de petites plaies récentes, comme une ligne de brûlures boursouflées. Sa respiration était sifflante. Elle rappelait le son d’une corde de violon raclée lentement sur toute sa longueur.

— Rudy ?

L’homme frappa la main tendue de Zeke, puis retira son bras et s’attrapa le visage. Il murmura un mot qui aurait pu être « non » ou « ne », ou n’importe quelle autre syllabe courte qui exprimait de la résistance.

— Rudy, je vous croyais mort ! Lorsque la tour a explosé, j’ai cru que vous étiez mort en bas.

Il se garda d’ajouter qu’il avait l’air à moitié mort en ce moment même. Il n’arrivait pas à trouver une bonne formulation pour l’exprimer.

Plus il regardait, plus il était certain que Rudy avait été salement amoché, pas suffisamment pour le tuer, peut-être, mais salement quand même. L’arrière de son cou était griffé et couvert de bleus, et son bras droit pendait bizarrement. Son épaule avait tellement saigné que toute sa manche était détrempée et cramoisie. Sa canne était cassée, une longue fissure courait sur un côté. Elle n’avait plus l’air de fonctionner, que ce soit pour s’appuyer dessus ou pour tirer sur quelqu’un. L’homme l’avait abandonnée sur le côté et l’ignorait.

— Rudy ? demanda Zeke en tapotant sur une bouteille que l’homme tenait contre sa poitrine. Qu’est-ce qui se passe ? Rudy ?

D’abord profonde et bruyante, la respiration de l’homme était à présent presque imperceptible. Les grandes pupilles noires qui ne regardaient rien et tout en même temps commencèrent à se rétrécir, jusqu’à n’être plus que deux petits points. Une convulsion secoua l’estomac de Rudy, et remonta le long de son ventre jusqu’à ce que sa gorge gargouille et que sa tête tremble. Un jet de salive s’écrasa sous la table et sur les manches de Zeke.

Le garçon recula.

— Rudy, qu’est-ce qui vous arrive ?

Il ne répondit pas. Quelqu’un d’autre s’en chargea, depuis la porte.

— Il meurt. Comme il le voulait.

Zeke se retourna brutalement et se redressa si vite qu’il se cogna l’épaule contre le bord de la table. Cela faisait mal. Il posa la main dessus et serra.

— Bon sang, mademoiselle Angeline, vous ne pourriez pas frapper avant d’entrer ? Ce n’est pas possible, personne ne frappe jamais, ici !

— Pourquoi le devrais-je ? demanda-t-elle en entrant dans la pièce et en s’accroupissant dans un craquement de genoux. Tu ne risquais pas d’être surpris et de me tirer dessus. Quant à lui, il est déjà parti trop loin pour ne serait-ce que percevoir ma présence.

Zeke la rejoignit et adopta la même position, s’accrochant au rebord de la table et passant la tête dessous pour regarder.

— On devrait faire quelque chose, dit-il faiblement.

— Comme quoi ? L’aider ? Fiston, il est déjà tellement ailleurs que même si je le voulais, il n’y aurait plus rien à faire pour lui. Et puis merde. La chose la plus gentille à faire serait de lui tirer une balle dans la tête.

— Angeline !

— Ne me regarde pas comme ça. Si c’était un chien, tu ne le laisserais pas souffrir. Mais ce n’en est pas un et je me fiche qu’il souffre. Tu sais ce qu’il y a dans sa bouteille ? Celle qu’il tient, comme si c’était son bébé.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il l’attrapa et l’arracha de la poigne de Rudy.

Le liquide à l’intérieur était visqueux et un peu trouble. Il avait une teinte vert ou jaunâtre, et il avait un peu l’odeur âcre du Fléau, mais aussi un peu celle du sel, et peut-être du kérosène.

— Dieu seul le sait. Nous sommes dans un laboratoire de chimie. Ils font des expériences avec ce sale produit et tentent d’obtenir quelque chose qui peut se boire, se fumer, ou se sniffer. Le Fléau est une très, très mauvaise chose, et il est difficile d’en faire une substance que les gens peuvent absorber. Rudy, ce vieux déserteur, y est accro depuis des années. J’ai essayé de te prévenir, là-bas, dans le tunnel souterrain. J’ai bien tenté de faire entrer dans ton crâne qu’il essayait seulement de te ramener ici, parce qu’il pensait que Minnericht pourrait le récompenser pour cela. Ce misérable poison devait immanquablement le tuer un jour, et je pense que ça sera aujourd’hui.

Elle jeta un regard réprobateur à la bouteille, et un autre à l’homme qui était sur le sol.

— On devrait l’aider, dit Zeke, refusant sa mort, comme par principe.

— Tu veux lui tirer une balle dans la tête, finalement ?

— Non !

— Moi non plus. Je ne crois pas qu’il le mérite. Il mérite de sentir la douleur, et d’en mourir. Il a fait de très vilaines choses pendant sa vie pour obtenir cette boisson, cette pâte, ou cette poudre puante. Laisse-le. Recouvre-le si tu penses que c’est ton devoir. Cette fois, il ne s’en remettra pas.

Elle se releva, tapa sur le dessus de la table et dit :

— Je parie qu’il ne savait même pas ce que c’était. Il est probablement entré ici, il a cherché à décoller avec n’importe quelle drogue, et il a commencé à siroter la première chose qu’il a trouvée.

— C’est ce que vous pensez ?

— Oui, c’est ce que je pense. Alistair n’a jamais eu de neurones qui fonctionnaient, et le peu qu’il avait a été emporté par le suc.

Zeke se releva également, et il tira la toile qui était sur la table pour la poser à l’endroit où les tremblements de la tête de Rudy émettaient un horrible bourdonnement contre le plancher. Il n’arriva pas à le regarder plus longtemps.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il à Angeline, en partie parce qu’il voulait savoir et aussi parce qu’il avait besoin de parler d’autre chose.

— Je t’avais bien dit que je le tuerai, n’est-ce pas ?

— Je ne pensais pas que vous étiez sérieuse.

Elle demanda, avec un air étonné :

— Pourquoi pas ? Ce n’est pas le seul homme que je voulais tuer ici, mais il était sur ma liste.

Avant qu’Angeline ne poursuive, Zeke remarqua que le tumulte à l’étage s’était peu à peu atténué, jusqu’à ne plus être qu’un léger grondement de colère. Il n’entendait plus non plus le frottement derrière la porte au fond du couloir, même faiblement.

— L’escalier. Il y avait un homme en haut, lâcha-t-il dans un souffle.

— Jeremiah, oui. C’est exact. Un type énorme, aussi large qu’un mur de brique. Avec un drôle d’équipement.

— C’est lui. Est-ce que… ça va ? demanda Zeke.

La princesse comprit ce qu’il voulait dire.

— Il a ses défauts, comme tous les hommes, mais il est là pour aider.

— Aider qui ? M’aider, moi ? Vous aider ? (Zeke recula et sortit la tête de la pièce, regardant de gauche à droite.) Où est-il allé ?

Angeline le rejoignit à la porte, puis elle passa dans le couloir.

— Je crois qu’il est là pour aider ta mère, dit-elle. Elle est ici, dans la gare, quelque part. Jeremiah ! appela-t-elle.

— Ne criez pas, dit Zeke en essayant de la faire taire. Pourquoi est-il là pour ma mère ? Je croyais que personne ne savait où elle était !

— Qu’est-ce qui t’a fait croire ça ? C’est Minnericht qui te l’a dit ? Tu n’as pas retenu ce que je t’avais dit, espèce d’idiot ? Je t’ai prévenu que c’était un menteur. Ta mère est ici depuis un ou deux jours, et Jeremiah est venu parce qu’il avait peur que le docteur lui fasse du mal. Jeremiah ! hurla-t-elle à nouveau.

Zeke attrapa le bras d’Angeline et le secoua.

— Elle est ici ? Elle était ici tout ce temps ?

— Quelque part. Elle était censée revenir aux Coffres dans la matinée, mais elle n’est jamais arrivée, alors les Oubliés ont pris la gare d’assaut pour la retrouver. Je ne pense pas qu’ils s’en aillent sans elle, de toute façon. (Et à nouveau, elle cria :) Jeremiah !

— Arrêtez ! intervint Zeke. Arrêtez de crier comme ça ! Vous devez arrêter de crier !

— Et comment veux-tu que je le trouve, sinon ? Ça va. Il n’y a personne d’autre ici, en tout cas pas que j’ai rencontré.

— Yaozu était ici il y a quelques minutes, rétorqua Zeke. Je l’ai vu.

Angeline le regarda avec gravité.

— Ne me mens pas, pas maintenant. J’ai vu ce diable de Chinois en haut. Il est descendu ici ? S’il est ici, alors je dois savoir vers où il est allé.

— Par là. (Zeke indiqua l’angle au bout du couloir.) Et à droite.

— Il y a combien de temps ?

— Quelques minutes, répéta-t-il.

Puis, avant qu’elle s’en aille, il lui attrapa le bras et demanda :

— Où pensez-vous qu’il a mis ma mère ?

— Je ne sais pas, fiston, et je n’ai pas le temps de chercher. Il faut que je pourchasse ce meurtrier.

— Prenez le temps !

Zeke n’avait pas crié, mais les mots avaient retenti avec force, sur un ton qu’il ne s’était jamais entendu utiliser lui-même.

Puis, plus calmement et avec davantage de contrôle, il lui lâcha le bras et dit :

— Vous m’avez affirmé que tout ce que Minnericht disait était un mensonge. Eh bien, il m’a dit que ma mère était venue dans la ville, pour me chercher. Est-ce que c’est vrai ?

Elle ramena son bras contre elle et lui lança un regard qu’il fut incapable d’interpréter.

— C’est vrai, répondit-elle. Elle est venue ici à ta recherche. Minnericht l’a attirée ici, avec Lucy O’Gunning. Cette dernière est sortie de la gare hier et elle est retournée aux Coffres pour demander de l’aide.

— Aide. Lucy. Coffres. (Il répéta les mots qui semblaient importants, même si ceux-ci n’avaient aucun sens pour lui.) Qui est…

Angeline perdait patience. Elle répondit :

— Lucy est une femme qui n’a qu’un bras. Si tu la vois, dis-lui qui tu es et elle fera de son mieux pour te sortir d’ici.

Elle s’écarta de lui et commença à courir, comme si la discussion était terminée.

Zeke la rattrapa par le bras et la ramena vers lui, fermement.

Angeline n’apprécia pas. Elle se laissa attirer près de lui, mais elle avait une lame avec elle, qu’elle colla contre le ventre du garçon. Ce n’était pas une menace, pas encore. C’était simplement une observation, et un avertissement.

— Ne me touche pas, lui dit-elle.

Il la relâcha, comme elle le lui demandait, puis il reprit :

— Où pensez-vous qu’il a mis ma mère ?

Elle jeta un regard nerveux au coin du couloir et un autre plus dur à Zeke.

— Je ne sais pas où est ta mère. Mais je suppose qu’il l’a planquée quelque part. Peut-être dans l’une de ces chambres, peut-être en bas. Je suis déjà venue ici avant, une ou deux fois, mais je ne connais pas cet endroit comme ma poche. Si tu retombes sur Jeremiah, reste avec lui. Il est impressionnant, mais il te gardera en un seul morceau, si tu fais ce qu’il te dit.

Zeke supposa que c’était tout ce qu’il obtiendrait, alors il se mit à courir et, derrière lui, il entendit la foulée rapide d’Angeline qui partait dans l’autre sens.

Il courut jusqu’à la première porte dans le couloir et l’ouvrit en grand.

Il n’y avait qu’un lit et une cuvette, ainsi qu’une commode ; la pièce ressemblait presque en tout point aux quartiers qui lui avaient été attribués, même si elle n’était pas aussi propre ni aussi chic. Il y avait, dans l’odeur de poussière et dans celle des draps, quelque chose qui lui fit penser que personne n’était venu ici depuis très longtemps. Il sortit de la pièce, appelant Angeline, avant de se souvenir qu’elle était partie sans lui. Même l’écho de ses pas n’était plus là, et il était seul dans le couloir, avec toutes ces portes.

Mais, à présent, il savait ce qu’il devait faire.

Il passa à la porte suivante, qui était verrouillée.

Il retourna dans le laboratoire de chimie, où Rudy ne respirait plus. Ou peut-être que si, mais c’était si léger et si ténu que Zeke ne l’entendit pas lorsqu’il fit le tour de la table sur la pointe des pieds. Sans regarder sous la toile qui recouvrait l’homme, le garçon tâtonna du pied et trouva la canne fissurée.

Elle était lourde entre ses mains. Même avec la longue fissure, elle avait l’air solide.

Il retourna en courant jusqu’à la porte fermée, et il frappa sur la poignée avec la lourde canne jusqu’à ce que le mécanisme se casse et que la porte s’ouvre brutalement.

Zeke franchit le seuil et se précipita dans la pièce. Il n’y avait rien d’important, tout semblait vieux, certaines choses avaient l’air dangereuses. Une boîte n’avait plus de couvercle. À l’intérieur, il y avait des pièces de pistolet, des cylindres et des bobines de fil métallique. Une autre caisse était remplie de sciure et de tubes en verre.

Il ne pouvait pas en voir davantage. Il n’y avait pas suffisamment de lumière.

— Mère ? essaya-t-il, mais il savait déjà qu’elle n’était pas là.

Il n’y avait personne, et cela faisait un moment qu’il n’y avait pas eu de passage dans cette pièce.

— Mère ? redemanda-t-il, par acquit de conscience.

Personne ne répondit.

La porte suivante était ouverte et, derrière elle, Zeke découvrit un autre laboratoire, rempli de tables poussées les unes contre les autres et de lumières montées sur des charnières, qu’il était possible de régler pour obtenir un meilleur éclairage. Il appela sa mère par principe, ne reçut aucune réponse, et poursuivit sa route.

Il se retourna et tomba nez à nez avec la poitrine couverte de métal de l’homme qu’Angeline avait appelé Jeremiah. Comment arrivait-il à se déplacer aussi silencieusement avec une armure pareille ? Zeke n’en avait aucune idée, mais il était là, et l’adolescent aussi, hors d’haleine et sachant où aller pour la première fois depuis plusieurs jours.

— Poussez-vous, lâcha-t-il, je dois trouver ma mère !

J’essaie d’aider, stupide gamin. Je savais que c’était toi, ajouta-t-il en reculant d’un pas pour laisser Zeke sortir du laboratoire et retourner dans le couloir. Je savais que ça devait être toi.

— Félicitations. Vous aviez raison, répondit Zeke.

Il ne restait plus qu’une seule porte fermée. Il se dirigea vers elle, mais Jeremiah l’arrêta.

C’est un placard. Il ne la garderait pas là. À mon avis, il l’a cachée à l’étage du dessous, là où sont les chambres.

— Ce ne sont pas les chambres, ici ?

Non. Ce sont les quartiers des invités.

— Vous êtes déjà venu ici ?

Oui. Où crois-tu que j’ai eu cet équipement ? Va dans l’ascenseur.

— Vous savez comment il fonctionne ?

La seule réponse de Jeremiah fut de monter sur la plate-forme et de repousser la grille. Il la tint ouverte pour Zeke, qui devait courir pour ne pas se laisser distancer ; l’ascenseur commença à descendre avant même que le garçon n’ait posé les deux pieds à l’intérieur.

Tandis que la plate-forme se mettait en branle, Zeke demanda :

— Qu’est-ce qui se passe ? Personne ne veut me dire ce qui se passe !

Il se passe… (Jeremiah poussa un levier qui devait être un frein.) …que nous nous bagarrons avec ce maudit docteur complètement dérangé.

— Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

L’homme secoua la tête.

Et pourquoi pas maintenant ? Nous l’avons laissé nous traiter comme des chiens pendant des années, et nous avons subi, subi et subi. Mais à présent, il a pris la fille de Maynard. Et il n’y a pas un Oublié ou un bagarreur ici qui serait prêt à accepter ça.

Zeke ressentit un énorme soulagement, ainsi qu’une réelle gratitude.

— Vous êtes vraiment ici pour aider ma mère ?

Elle n’est venue ici que pour essayer de te retrouver. Il aurait pu la laisser en dehors de ça, et vous laisser tous les deux tranquilles. De toute évidence, dit-il en pesant de tout son poids sur le levier et en arrêtant l’ascenseur, il ne l’a pas fait. Aucun de vous deux ne devrait être là, mais vous y êtes. Et ce n’est pas correct.

Il repoussa la grille avec une telle force que celle-ci se brisa et se mit à pendiller.

Zeke sortit de la plate-forme et courut dans un nouveau couloir, recouvert de moquette, rempli de lumières et de portes. Il pouvait sentir un feu qui brûlait quelque part. Cela donnait un parfum chaleureux et accueillant, comme des bûches de noyer dans une cheminée.

— Où sommes-nous ? Qu’est-ce que c’est ? Mère ? Mère, vous êtes là ? Est-ce que vous m’entendez ?

À l’étage, quelque chose produisit une énorme explosion qui rappela à Zeke la tour contre laquelle le Clementine s’était écrasé. Il ressentit le même impact vibrant, et le fait de se trouver sous terre ne fit qu’accroître sa peur. Le plafond se fissura au-dessus de sa tête, et de la poussière tomba.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Zeke.

Comment veux-tu que je le sache ?

L’explosion fut suivie d’un énorme rugissement à l’étage, et même Zeke, qui pensait que ce serait dommage de quitter la ville sans avoir vu un Pourri, devina ce que cachait le son.

Des Pourris, dit Jeremiah, en grand nombre. Je croyais que les étages en sous-sol étaient mieux renforcés que ça. Je pensais que c’était la raison pour laquelle il avait construit tous ces niveaux. On dirait que Minnericht ne sait pas tout, finalement. Je ferais mieux de monter pour les contenir.

— Vous allez les contenir ? Tout seul ?

Certains des hommes de Minnericht seront certainement là aussi, ils ne veulent pas plus que moi finir en chiure de Pourri, et la plupart d’entre eux ne sont ici que parce qu’ils sont payés pour ça. Au fait, si tu entends un gros boum dans les minutes qui viennent, ne t’inquiète pas trop à ce sujet.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Zeke.

Jeremiah était déjà retourné dans l’ascenseur, tâtonnant parmi les leviers pour trouver le bon.

Reste ici et cherche ta mère, répondit-il. Elle a peut-être besoin d’aide.

Zeke courut jusqu’à la plate-forme et demanda :

— Et ensuite, qu’est-ce que je fais ? Où allons-nous une fois que je l’ai retrouvée ?

Monte, répondit l’homme en armure, et sors, si tu le peux. Les choses vont empirer ici avant de s’améliorer. Les Pourris sont allés plus vite que nos hommes ne le pensaient. Retourne aux Coffres, peut-être, ou va à la tour et attend le prochain dirigeable.

Puis, l’ascenseur se mit en branle, fit une embardée, et remonta Jeremiah vers le plafond jusqu’à ce que même le bout de ses orteils ait disparu. Zeke était à nouveau seul.

Mais il y avait d’autres portes à ouvrir. Et, comme sa mère avait disparu, il avait au moins quelque chose à faire pour détourner son attention de ce qui se passait à l’étage. La pièce de l’autre côté du couloir était ouverte et, puisque cette porte représentait le chemin qui opposait le moins de résistance, ou qui proposait l’accès le plus rapide, le garçon fonça vers elle et la poussa.

Il venait de trouver la source de l’odeur de fumée : une cheminée en brique avec des bûches rougeoyantes donnait à la pièce une teinte orange doré. Un bureau noir massif était installé au milieu de la pièce, sur un tapis oriental orné de dragons brodés dans les coins. Un vaste fauteuil en cuir avec une assise rembourrée était installé derrière le meuble, et devant ce dernier se trouvaient deux autres chaises. Zeke n’était jamais entré dans le bureau de quelqu’un auparavant et il n’en voyait pas l’utilité, mais c’était une superbe pièce et elle était chaude. S’il y avait eu un lit, cela aurait été un endroit parfait pour vivre.

Comme il n’y avait personne pour le regarder, il fit le tour du bureau et ouvrit le tiroir supérieur. À l’intérieur, il trouva des documents écrits dans une langue qu’il ne savait pas lire. Le deuxième tiroir, plus profond et muni d’un verrou, n’était pas fermé. Il contenait quelque chose de plus intéressant.

Au départ, il crut que l’aspect familier de la sacoche était dû à un effet de son imagination. Il voulait croire qu’il l’avait vue avant, sur l’épaule de sa mère, mais il ne pouvait pas en être certain d’un simple regard, alors il l’ouvrit et glissa les mains à l’intérieur. Sa fouille rapide lui permit de trouver des munitions, des lunettes et un masque, qu’il n’avait jamais vus auparavant. Puis, il trouva l’insigne avec les initiales MW gravées, ainsi que la blague à tabac de sa mère, qui n’avait pas servi depuis plusieurs jours, et il sut que rien, dans le sac, n’appartenait au docteur.

Il se baissa et s’en empara. Lorsqu’il se pencha pour refermer le tiroir, il vit un fusil caché sous le bureau, à un endroit où il était impossible de le repérer, à moins de se trouver derrière le fauteuil à haut dossier où Zeke n’était probablement pas censé s’asseoir.

Il emporta également le fusil.

La pièce était vide et silencieuse, à l’exception des crépitements de la cheminée. Zeke ne toucha à rien d’autre et retourna dans le couloir avec ses trésors.

Il y avait une porte en face, mais il ne put l’ouvrir. Il frappa avec la canne abîmée de Rudy mais, lorsque la poignée se brisa, elle tomba simplement, et ce qui maintenait le battant de l’autre côté resta en place. Il se jeta de tout son poids contre la porte suffisamment de fois pour se faire un bleu à l’épaule. Rien ne bougea. Mais il y en avait d’autres, et il pourrait revenir à celle-là s’il le fallait.

La suivante s’ouvrait sur une chambre vide. Et celle d’après refusa de s’ouvrir, jusqu’à ce que Zeke fracasse la poignée avec la canne. Le verrou tenta de résister, mais le garçon était têtu comme une mule et, au bout d’une trentaine de secondes, le chambranle vola en éclats et la porte s’ouvrit violemment.

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