III


Briar Wilkes referma la porte derrière le biographe.

Elle attendit un moment, le front appuyé contre le montant, avant de retourner près du feu. Elle s’y réchauffa les mains, puis ramassa ses chaussures, commença à déboutonner sa chemise et desserra la ceinture qui maintenait celle-ci contre son corps.

Dans le couloir, elle passa à proximité des portes qui donnaient accès à la chambre de Maynard et à celle d’Ezekiel. Elles auraient aussi bien pu être verrouillées : elle ne les ouvrait jamais. Cela faisait des années qu’elle n’était pas entrée dans celle de son père. Quant à la chambre de son fils, elle n’y était pas allée depuis… Même en se concentrant, il lui était impossible de se souvenir d’un moment en particulier, ni même de se rappeler à quoi elle ressemblait.

Elle s’arrêta devant la porte d’Ezekiel.

Sa décision d’abandonner la chambre de Maynard était dictée par une nécessité philosophique, mais elle n’avait aucune raison particulière d’éviter celle de son fils. Si quelqu’un lui avait posé la question – mais bien entendu, personne ne l’avait jamais fait – elle se serait retranchée derrière le respect de sa vie privée. En fait, c’était encore plus simple que ça, peut-être même pire. Si elle ne pénétrait jamais dans la pièce, c’est parce que celle-ci la laissait parfaitement indifférente. Ce manque d’intérêt aurait pu être interprété comme de la négligence, mais c’était simplement la conséquence d’une fatigue permanente. Même en sachant cela, elle ressentit une bouffée de culpabilité et dit à voix haute, parce qu’il n’y avait personne pour approuver ou contester son opinion :

— Quelle mère indigne !

Ce n’était qu’une remarque, mais elle sentit le besoin de la réfuter d’une façon ou d’une autre ; elle posa alors la main sur la poignée et la fit tourner.

La porte s’ouvrit et Briar tendit sa lanterne pour percer la profonde obscurité de la pièce.

Un lit aux montants familiers occupait un coin de la pièce. C’était celui dans lequel elle dormait, enfant. Il était suffisamment long pour accueillir un homme adulte, mais ne faisait que la moitié du sien en largeur. Sur le sommier était posé un vieux matelas en plume tellement tassé qu’il ne faisait plus que quelques centimètres d’épaisseur. Il était recouvert d’un épais édredon qui avait été rabattu et était emmêlé dans un drap sale.

Près de la fenêtre, au pied du lit, se trouvaient une commode sombre et une pile de vêtements sales jetés en vrac sur des chaussures dépareillées.

— Il faut vraiment que je lave son linge, marmonna-t-elle, tout en sachant très bien que cela devrait attendre le dimanche, à moins de programmer une lessive nocturne.

Elle savait également que Zeke allait très certainement se lasser avant et faire sa lessive lui-même. Elle ne connaissait aucun autre garçon qui se souciât autant de ses corvées ménagères, mais les choses avaient changé pour les familles de la ville depuis le Fléau. Pour tout le monde, assurément. Mais encore plus pour Briar et Zeke.

Elle se plaisait à penser qu’il comprenait, du moins un petit peu, les raisons pour lesquelles elle le voyait si peu. Et elle préférait imaginer qu’il ne lui en tenait pas trop rigueur. Les garçons aiment être libres, non ? Ils apprécient leur indépendance et la mettent en avant comme un signe de maturité. Quand elle y pensait en ces termes, elle se disait que son fils était plutôt chanceux.

Briar entendit soudain un bruit sourd et des tâtonnements à la porte d’entrée.

Elle sursauta, referma la porte et battit rapidement en retraite.

Une fois à l’abri dans sa propre chambre, elle termina d’ôter ses vêtements de travail et, quand elle entendit le bruit des chaussures de son fils dans l’entrée, elle l’appela.

— Zeke, tu es rentré ?

Elle se sentit ridicule de poser la question, mais c’était une façon comme une autre de l’accueillir.

— Quoi ?

— J’ai dit, tu es rentré ?

— Oui, cria-t-il. Où êtes-vous ?

— J’arrive tout de suite, répondit-elle.

Et, un peu plus d’une minute plus tard, elle émergea, vêtue d’une tenue qui sentait un peu moins le lubrifiant industriel et la poudre de charbon.

— Où étais-tu ?

— Dehors.

Il avait déjà enlevé son manteau et l’avait suspendu au portemanteau près de la porte.

— Tu as mangé ? demanda-t-elle, en essayant de ne pas faire attention à sa maigreur. J’ai reçu ma paie hier. Je sais que nous sommes un peu à court de provisions, mais je vais bientôt changer ça. Et on a encore un petit quelque chose à grignoter ici.

— Non, j’ai déjà mangé.

C’est ce qu’il répondait toujours. Elle ne savait jamais s’il disait la vérité. Il coupa court aux éventuelles questions en demandant :

— Vous êtes rentrée tard, ce soir ? Il fait froid ici. Je parie que le feu n’est pas allumé depuis longtemps.

Elle hocha la tête et se dirigea vers le placard. Elle mourait de faim mais c’était si souvent le cas qu’elle avait appris à vivre avec cette sensation.

— J’ai fait des heures supplémentaires, quelqu’un était malade.

Sur l’étagère du haut, il y avait un mélange de haricots secs et de maïs cuit en ragoût. Briar s’en empara en regrettant de ne pas avoir de viande à y ajouter, sans s’y attarder trop longtemps.

Elle mit une casserole d’eau à bouillir et sortit un morceau de pain presque trop dur pour être mangé de sous une serviette. Elle l’enfourna pourtant dans sa bouche et se mit à le mastiquer rapidement.

Ezekiel prit le siège sur lequel Hale s’était assis et le déplaça jusqu’au feu pour réchauffer ses mains engourdies par le froid.

— J’ai vu cet homme sortir de la maison, lança-t-il, suffisamment fort pour qu’elle l’entende depuis l’autre pièce.

— Ah oui ?

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

Une louchée de ragoût tomba dans la casserole avec un bruit d’éclaboussure.

— Parler. Il est un peu tard pour cela, je sais. Ce n’est pas très convenable, mais que peuvent faire les voisins ? Jaser dans notre dos ?

Elle entendit un sourire dans la voix de son fils lorsqu’il insista :

— De quoi voulait-il parler ?

Elle ne lui répondit pas. Elle termina de mâcher le pain et demanda :

— Tu es sûr que tu n’en veux pas ? Il y en a largement assez pour deux… Tu devrais te regarder, tu n’as que la peau sur les os.

— Je vous ai dit que j’avais déjà mangé. Allez-y, vous, vous êtes encore plus maigre que moi.

— Ce n’est pas vrai, rétorqua-t-elle.

— Si. Alors, que voulait cet homme ? répéta-t-il

Elle s’avança jusqu’à l’angle de la pièce et s’appuya contre le mur, les bras croisés et les cheveux défaits.

— Il écrit un livre sur ton grand-père. Ou, du moins, c’est ce qu’il dit.

— Vous pensez qu’il ment ?

Briar observa son fils attentivement, en tentant de voir à qui il ressemblait le plus lorsqu’il prenait cette expression innocente et soigneusement dépourvue d’émotion. Pas à son père, de toute évidence, bien que le pauvre enfant ait hérité de sa chevelure insensée. Ni aussi sombre que la sienne, ni aussi claire que celle de son mari, sa tignasse était impossible à peigner ou à dompter de quelque façon que ce soit. Sur la tête d’un bébé, ce type de cheveux donnait généralement envie aux vieilles dames d’y glisser la main pour les ébouriffer en émettant des gazouillis. Mais plus Zeke grandissait, plus sa coiffure semblait ridicule.

— Mère ? répéta-t-il. Vous pensez que cet homme mentait peut-être ?

Elle secoua rapidement la tête, pas en guise de réponse, mais plutôt pour s’éclaircir les idées.

— Oh. Eh bien, je n’en sais rien. Peut-être. Peut-être pas.

— Vous allez bien ?

— Oui, oui, ça va, répondit-elle. Je… je te regardais, c’est tout. Je ne te vois pas assez souvent, je crois. On devrait, je ne sais pas… On devrait faire quelque chose ensemble, parfois.

— Comme quoi ? demanda-t-il d’un air gêné.

Son embarras ne passa pas inaperçu. Briar essaya de faire marche arrière.

— Je n’avais rien de particulier en tête. Peut-être que c’est une mauvaise idée. C’est probablement… hum. (Elle se retourna et repartit vers la cuisine, de façon à pouvoir lui parler sans être témoin de sa gêne alors qu’elle confessait la vérité.) C’est probablement plus simple pour toi si je garde mes distances, de toute façon. J’imagine que ça n’est pas toujours facile d’être mon fils. Parfois je me dis que ce que je peux faire de mieux pour toi, c’est de te laisser vivre comme si je n’existais pas.

Aucune protestation ne s’éleva du côté de la cheminée, jusqu’à ce qu’il déclare :

— Ce n’est pas si mal d’être votre fils. Je n’ai pas honte de vous ou de quoi que ce soit, vous savez.

Mais il ne quitta pas la chaleur de l’âtre pour venir le lui dire en face.

— Merci.

Elle remua une cuillère en bois dans la casserole en dessinant des vagues dans la préparation bouillonnante.

— Non, vraiment. Et, de la même façon, ce n’est pas si mal d’être le petit-fils de Maynard. Dans certains cercles, c’est plutôt un atout, ajouta-t-il, et Briar entendit une hésitation dans sa voix, comme s’il avait peur d’en avoir trop dit.

Comme si elle n’était pas déjà au courant.

— Je préférerais que tu aies de meilleures fréquentations, lui ditelle, quoi qu’au moment où elle prononçait ces mots, elle en devina plus qu’elle ne voulait en savoir.

Où donc son enfant pourrait-il trouver d’autres amis ? Qui d’autre voudrait le côtoyer, en dehors des gens des quartiers où Maynard était fêté en héros local plutôt qu’en malfrat chanceux mort avant de passer devant le juge ?

— Mère…

— Non, écoute-moi ! (Elle abandonna la casserole et revint se placer dans l’embrasure de la porte.) Si tu souhaites un jour mener une vie normale, tu dois éviter les embrouilles, et cela signifie qu’il faut te tenir à l’écart de ces lieux et de ces gens.

— Une vie normale ? Et pourrais-je savoir comment cela est censé arriver ? Je pourrais passer ma vie entière à être honnête mais pauvre, si c’est ce que vous voulez, mais…

— Je sais que tu es jeune et que tu ne me crois pas, mais il faut me faire confiance, c’est la meilleure solution. Reste honnête mais pauvre, si c’est ce qui te permet de garder un toit au-dessus de la tête et d’éviter la prison. Il n’y a rien là-bas qui vaille la peine…

Elle ne savait pas trop comment terminer, mais elle eut le sentiment d’avoir exprimé ce qu’elle pensait. Alors elle s’interrompit, fit demi-tour et retourna devant la cuisinière.

Ezekiel quitta la cheminée et la suivit. Il se plaça à l’autre bout de la cuisine, l’empêchant de sortir et l’obligeant à lui faire face.

— La peine de quoi ? Qu’est-ce que j’ai à perdre, mère ? Tout ceci ? (D’un geste sarcastique, il balaya la maison sombre dans laquelle ils vivaient.) Tous nos amis et notre argent ?

Elle laissa tomber la cuillère sur le bord de l’évier, puis se saisit d’un bol pour se servir un peu de ragoût à moitié cuit, ce qui lui permettrait d’éviter le regard de l’enfant qu’elle avait mis au monde. Il ne lui ressemblait en rien et, chaque jour qui passait, il lui rappelait un peu plus un homme ou l’autre. En fonction de la lumière et de son humeur, il était le portrait de son père ou de son grand-père.

Elle remplit un bol de ragoût insipide et s’efforça de ne pas en renverser au moment où elle passa à côté de lui.

— Tu préfères fuir ? Je comprends. Il n’y a pas grand-chose qui te retienne ici, et peut-être qu’une fois adulte tu prendras tes affaires et tu partiras, déclara-t-elle en posant le bol en grès sur la table tout en se glissant sur la chaise qui se trouvait à côté. J’ai conscience qu’avec moi une honnête journée de travail n’a rien d’attrayant. Je sais aussi que tu t’estimes lésé et que tu penses que tu aurais dû avoir une meilleure vie. Je ne t’en blâme pas. Mais c’est cela, notre vie. Les circonstances nous ont condamnés tous les deux.

— Les circonstances ?

Elle avala une bonne partie du contenu de son bol et essaya de ne pas le regarder, puis elle se reprit :

— Disons, elles et moi. Tu peux me le reprocher, si tu veux, tout comme je peux en vouloir à ton père, ou au mien. Peu importe. Ça ne changera rien. Ton avenir a été brisé avant même ta naissance et il ne te reste plus personne à qui le reprocher, excepté moi.

Du coin de l’œil, elle observait Ezekiel qui serrait et desserrait les poings. Elle attendait. À tout moment, il pouvait perdre son sangfroid et une expression mauvaise et sauvage déformerait alors son visage, comme s’il était le fantôme de son père, et elle devrait fermer les yeux pour chasser cette image.

Mais il ne céda pas et la furie ne changea pas son visage en un masque terrible. Au lieu de cela, il dit, d’une voix impassible qui faisait écho au regard vide qu’il lui avait précédemment jeté :

— Mais la partie la plus injuste dans toute cette histoire, c’est que vous, vous n’avez rien fait.

Étonnée, elle fit toutefois preuve de prudence.

— C’est ce que tu penses ?

— C’est ce que j’ai fini par comprendre.

Elle eut un petit rire amer.

— Alors, tu sais tout maintenant, c’est ça ?

— Plus que vous ne le croyez, je pense. Et vous auriez dû dire à cet écrivain ce que Maynard a fait, parce que si davantage de gens savaient et comprenaient, alors peut-être que quelques personnes respectables reconnaîtraient qu’il n’était pas un criminel, et vous pourriez vivre un peu moins comme une lépreuse.

Elle piocha quelques bouchées supplémentaires dans son bol afin de gagner du temps pour réfléchir. Il ne lui avait pas échappé que Zeke avait certainement parlé à Hale, mais elle préféra éviter le sujet.

— Je n’ai rien dit au biographe au sujet de Maynard parce qu’il en sait déjà beaucoup et qu’il a déjà choisi son camp. Si cela peut te rassurer, il est d’accord avec toi. Lui aussi pense qu’il était un héros.

Zeke leva les mains en l’air et dit :

— Vous voyez ? Je ne suis pas le seul. Quant à mes fréquentations, peut-être que mes amis ne viennent pas de la haute société, mais ils savent reconnaître des gens biens quand ils en voient.

— Ce sont des escrocs, asséna-t-elle.

— Ça, vous n’en savez rien. Vous ne connaissez même pas un seul d’entre eux, vous ne les avez jamais rencontrés, à l’exception de Rector, et il n’est pas si mal que ça, vous l’avez reconnu vousmême. Et puis, il y a quelque chose que vous devriez savoir : le nom de Maynard a la valeur d’une poignée de main secrète. On le prononce comme on cracherait dans sa main pour sceller un pacte. C’est comme jurer sur la Bible, sauf que tout le monde sait que grandpère a réellement fait quelque chose.

— Arrête de dire des choses comme ça, l’interrompit-elle. Tu cherches les ennuis à vouloir réécrire l’histoire et manipuler les faits jusqu’à ce qu’ils prennent un sens plus positif.

— Je n’essaie pas de réécrire quoi que ce soit ! (Ce fut alors qu’elle entendit le timbre effrayant de sa voix, qui était presque celle d’un homme et venait de se briser.) J’essaie simplement de rétablir la vérité !

Elle avala la dernière bouchée trop vite, se brûlant presque la gorge tant elle avait hâte d’en finir, pour ne plus avoir faim et pouvoir se concentrer sur cette lutte, si c’était ce qui se préparait.

— Tu ne comprends pas, souffla-t-elle, et les mots étaient douloureux dans sa gorge enflammée. Voici la dure et terrible réalité de la vie, Zeke, et si tu n’as jamais prêté attention à ce que je t’ai dit auparavant, écoute au moins ceci. Peu importe que Maynard fût ou non un héros, ou que ton père fût un honnête homme plein de bonnes intentions. Tant pis si je n’ai rien fait pour mériter ce qui s’est passé, ou si ta vie a été maudite avant même que j’apprenne que j’étais enceinte de toi.

— Comment pouvez-vous dire ça ? Si tout le monde comprenait et si les gens savaient ce que mon grand-père et mon père ont vraiment fait, alors…

Le désespoir perçait dans ses protestations.

— Alors quoi ? Subitement, nous serions riches, estimés et heureux ? Tu es jeune, oui, mais tu n’es pas stupide au point de croire ça. Peut-être que, dans quelques générations, quand l’eau aura coulé sous les ponts et que personne ne se souviendra plus des ravages et de la peur… Quand ton grand-père aura eu le temps d’entrer dans la légende, alors les conteurs comme le jeune monsieur Quarter auront le dernier mot…

Soudainement, elle se tut, frappée par l’horreur de ce qu’elle comprenait soudain : son fils n’avait en fait que très peu parlé de Maynard. Elle inspira longuement, prit son bol sur la table, alla le déposer dans l’évier et l’y laissa. L’idée de pomper davantage d’eau pour le nettoyer immédiatement était au-dessus de ses forces.

— Mère ? (Ezekiel sentit qu’il avait franchi une terrible limite, sans véritablement savoir laquelle.) Mère, ça va ?

— Tu ne comprends pas, lui asséna-t-elle, même si elle avait le sentiment de l’avoir répété un millier de fois en une heure. Il y a tant de choses que tu ne comprends pas, mais je te connais mieux que tu ne le crois. Mieux que quiconque, même, parce que j’ai connu les hommes que tu imites, même si tu ne le fais pas exprès, et que tu n’as aucune idée de ce qui m’a fait bondir dans ce que tu as dit ou fait.

— Mère, vous dites n’importe quoi.

Elle se frappa la poitrine de la main.

— Moi, je dis n’importe quoi ? C’est toi qui me racontes des choses merveilleuses sur quelqu’un que tu n’as jamais connu, qui mets en place cette formidable apologie pour un mort ! Tout ça parce que tu crois, mais tu n’as rien de concret sur quoi t’appuyer, que si tu peux réhabiliter une mémoire, une autre suivra. Tu t’es trahi en les nommant tous les deux comme ça, dans un même souffle. (Il était choqué et elle profita de ce moment d’attention pour poursuivre.) Car c’est bien ce que tu as en tête, n’est-ce pas ? Si Maynard n’était pas si mauvais, alors peut-être que ton père ne l’était pas non plus ? Si tu peux disculper l’un, alors il y a de l’espoir pour l’autre ?

Il acquiesça de la tête, d’abord lentement, puis de plus en plus vite.

— Oui, mais ce n’est pas aussi idiot que ce que vous avez l’air de penser. Non, ne dites rien. Écoutez-moi. Écoutez ce que j’ai à dire : si, pendant tout ce temps, tous ceux qui habitent dans les Faubourgs ont eu tort à votre sujet, alors…

— En quoi ont-ils tort à mon sujet ? voulut-elle savoir.

— Ils pensent que vous êtes responsable de l’évasion des prisonniers, du Fléau et même du Boneshaker. Mais ce n’était pas votre faute, et le but de l’évasion n’était pas de provoquer chaos et nuisances. (Il marqua une pause pour reprendre sa respiration, et sa mère se demanda où il était allé chercher une expression pareille.) Ils se sont trompés à votre sujet et je pense qu’ils ont également eu tort à propos de Maynard. Ça fait donc deux sur trois, non ? Pourquoi est-ce qu’il serait si stupide de penser qu’ils ont tous également fait erreur à propos de Levi ?

C’était exactement ce qu’elle craignait, formulé en une parfaite et jolie phrase.

— Tu… essaya-t-elle de dire, mais ses paroles s’étouffèrent dans une sorte de toux.

Elle respira et fit de son mieux pour retrouver son calme en dépit du terrible coup de massue que lui avaient asséné les mots à la fois dangereux et innocents de son fils.

— Il y a… Écoute. Je comprends pourquoi ça te semble si évident, pourquoi tu veux croire qu’il y a quelque chose à sauver dans la mémoire de ton père, et peut-être que tu as raison à propos de Maynard ; aussi invraisemblable que ça puisse paraître, il essayait peut-être simplement d’aider. Possible qu’il ait eu cet éclair de lucidité lorsqu’il a compris qu’il pouvait obéir aux ordres ou suivre un idéal de justice, et qu’il a décidé de faire ce qui lui semblait le plus juste. Une quête qui l’a conduit tout droit dans le Fléau et à la mort. Je peux le croire, je peux l’accepter, et je peux même être un peu en colère en voyant comment ils ont choisi de s’en souvenir.

Zeke laissa échapper un bougonnement incrédule d’adolescent et avança les mains comme s’il voulait secouer ou étrangler sa mère.

— Alors, pourquoi n’avez-vous rien dit ? Pourquoi les avez-vous laissé piétiner sa mémoire si vous pensiez qu’il essayait d’aider des gens ?

— Je t’ai déjà dit que cela n’avait pas d’importance. Et de plus, même si l’évasion ne s’était jamais produite et qu’il était mort d’une façon moins étrange, cela n’aurait pas fait de différence pour moi. J’aurais gardé le même souvenir de lui, que ses dernières minutes aient été héroïques ou non, et… et… de plus, ajouta-t-elle, pour appuyer encore sa défense, qui m’écouterait ? Les gens m’évitent et m’ignorent, et ce n’est pas la faute de Maynard, pas vraiment, du moins. Rien de ce que j’aurais pu dire en sa faveur aurait pu faire douter qui que ce soit dans les Faubourgs, parce que le fait d’être sa fille n’est qu’une malédiction secondaire pesant sur mes épaules.

Sa voix était montée d’un cran, trop emplie de peur à son goût. Elle en reprit le contrôle, respira profondément et tenta de maintenir la logique dans ses propos afin de remporter la joute verbale à laquelle son fils et elle se livraient. Elle reprit :

— Pas plus que quiconque, je n’ai choisi mes parents. Je pourrais donc être pardonnée pour les péchés de mon père. Mais j’ai choisi ton père, et pour ça, ils ne me laisseront jamais en paix.

Quelque chose de salé et brillant traçait un chemin profond et rageur dans sa poitrine. Des larmes remontaient résolument le long de sa gorge. Elle les ravala. Elle bloqua sa respiration le temps de maîtriser ses émotions. Elle vit Zeke tourner les talons en direction de sa chambre pour s’isoler et le suivit.

Il lui claqua la porte au nez. Il aurait voulu la fermer à clé, mais il n’y avait pas de verrou, alors il pesa de tout son poids contre le battant. Briar pouvait entendre le frottement de son corps qui exerçait une résistance obstinée de l’autre côté.

Elle ne tenta pas de tourner la poignée, ni même de la toucher.

Elle posa sa tempe à l’endroit où elle imaginait que pouvait se trouver la tête de son fils, et lui dit :

— Essaie de sauver Maynard si cela peut te rendre heureux. Fais-en ton but personnel, si ça donne un sens à ta vie et si ça te rend moins… hargneux. Mais s’il te plaît, Zeke, crois-moi, il n’y a rien à sauver chez Leviticus Blue. Rien du tout. Si tu creuses trop profond ou si tu vas trop loin, si tu en apprends trop, tout ce que tu gagneras, c’est d’avoir le cœur brisé. Parfois, tout le monde a raison. Pas toujours, et même rarement, mais de temps en temps, c’est le cas.

Il lui fallut se maîtriser pour éviter d’en dire davantage. Elle fit demi-tour et alla se réfugier dans sa propre chambre pour pouvoir laisser libre cours à sa colère.

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