XVII


Le Clementine s’éloigna de la tour avec toute la grâce d’un oisillon apprenant à voler, et l’estomac mal en point de Zeke renvoya une pleine gorgée de vomi dans sa bouche. Il le ravala d’un coup, ce qui lui fit monter les larmes aux yeux, puis il s’accrocha à la sangle, qui ne servait à rien à part lui donner quelque chose à tenir.

Il la regarda en essayant de se concentrer sur autre chose que l’acide contre ses dents et le remous dans son estomac. C’était une ceinture, pensa-t-il. Quelqu’un l’avait bouclée et accrochée autour d’une poutre pour pouvoir se tenir. La boucle était en laiton avec un fond en plomb et portait, sur le devant, l’inscription « CSA ».

Tandis que le ballon plongeait, remuait et se déplaçait à toute allure au-dessus des rues couvertes par le Fléau, Zeke pensa à Rudy et se demanda s’il avait vraiment déserté l’armée de l’Union ou pas. Il repensa à la guerre à l’est, et se demanda pourquoi une ceinture de l’armée confédérée servait de sangle de maintien dans un… Et à nouveau les mots firent irruption dans son crâne… Dans un aéronef de guerre.

Cela lui donna autre chose à penser, détournant son attention du goût de lave chaude qu’il avait dans la bouche.

Au-dessus de la console, il vit des espaces de rangement munis de crochets qui semblaient pouvoir supporter des armes, et un tiroir carré sur lequel était écrit « Munitions ». Vers l’avant du ballon se trouvait une large porte dotée d’un volant de coffre-fort comme ceux que l’on voit dans les banques. Zeke supposa que ce devait être l’endroit où les marchandises étaient entreposées, car il fallait bien que la porte qui donnait accès à la cargaison dispose de solides verrous, mais d’un volant comme celui-ci ? Et il ne put s’empêcher de relever la façon dont le plancher, les murs et les joints autour de l’immense porte, étaient renforcés.

— Oh, Seigneur, murmura-t-il pour lui-même. Oh, Seigneur.

Il se recroquevilla autant que possible, de façon à former la plus petite boule de Zeke dont il était capable, et resta tapi là, dans la courbure de la paroi du dirigeable.

— Ballon à tribord ! hurla M. Guise.

— Manœuvres d’évasion ! ordonna ou déclara Parks, bien que le capitaine ait déjà réagi.

Brink tira violemment sur un dispositif au-dessus de sa tête et un ensemble de leviers sortit du plafond. Il actionna une commande qui avait la forme d’un trapèze et les réservoirs à gaz de l’aéronef sifflèrent si fort qu’ils en hurlaient presque.

— C’est trop chaud ! estima Parks.

— Ça ne fait rien ! répondit le capitaine Brink.

Par les vitres avant, qui recouvraient la moitié de la cabine ovale, Zeke aperçut le spectre terrifiant d’un autre dirigeable, plus petit mais tout de même imposant, qui fonçait tout droit sur le Clementine.

— Ils vont remonter, murmura M. Guise. Ils doivent remonter.

— Ils ne remontent pas ! hurla Parks.

— Nous n’avons plus le temps ! s’écria le capitaine.

— Qu’en est-il des manœuvres d’évasion ? demanda Parks avec une pointe de moquerie dans la voix.

— Je n’arrive pas à faire en sorte que ces fichus propulseurs…

Le capitaine abandonna l’idée de s’expliquer et donna un coup de coude sur un bouton aussi gros que ses poings.

Le Clementine s’emballa comme un cheval nerveux, envoyant valdinguer son contenu et tout l’équipage vers l’arrière, sur les côtés, et en l’air ; mais cela ne permit pas d’éviter complètement l’impact. Le deuxième dirigeable lui rentra franchement dedans, puis il y eut un terrible fracas de métal et de tissus alors que les formidables machines se frottaient l’une contre l’autre en plein ciel. Zeke crut que ses dents allaient se déloger de ses gencives sous l’effet des vibrations, mais elles restèrent miraculeusement en place et, au bout de quelques secondes, le dirigeable se redressa et sembla sur le point de s’échapper.

— Nous montons ! déclara le capitaine. Nous montons ! Vous les voyez ? Où sont-ils allés ?

Tous les yeux étaient rivés sur la vitre, scrutant tous les angles pour tenter de découvrir une trace de leurs attaquants.

— Je ne les vois pas, dit Parks.

— Nous ne pouvons pas les avoir perdus comme ça, lança M. Guise.

Parks respira lentement et calmement, et dit :

— Ils nous pourchassent avec un ballon plus petit. Peut-être qu’ils n’auraient pas dû nous rentrer dedans. Peut-être que leur coque n’a pas pu supporter les dégâts.

Zeke n’arrivait pas à décrocher ses doigts de la ceinture. Il la serrait si fort que ses articulations blanchissaient. Il tendit tout de même le cou pour voir par la vitre et il retint sa respiration, faute de pouvoir la calmer. Il n’avait jamais été très pratiquant, et sa mère n’était pas vraiment femme à aller à l’église, mais il se mit à prier pour que, quel que soit l’endroit où était parti l’autre ballon, il ne revienne pas. Mais la voix de Parks ne le rassura pas :

— Non, non, non, non, non !

— Où ?

— En bas.

— Où ? Je ne le vois pas, insista le capitaine.

Et à ce moment-là, une autre collision secoua le ballon et l’envoya valdinguer dans les airs. La ceinture à laquelle Zeke s’accrochait lâcha, et celui-ci fut éjecté contre le sol, roula jusqu’à la paroi et revint au milieu du pont. Il se mit à avancer péniblement en rampant. Étant donné l’inertie du dirigeable, la première chose à laquelle il put s’accrocher fut le volant de coffre-fort qui se trouvait sur la porte du local à marchandises. Il s’y enroula, aussi fortement que possible.

Quelque part sous lui, une plaque d’acier s’étirait et se fendait, et des rivets étaient projetés, aussi durs et rapides que des balles. Sur le côté, un propulseur crachait et sifflait, émettant des sons que n’était pas censé produire un moteur en état de marche. Devant eux, le Fléau s’étalait sur le paysage, et il fallut un moment à Zeke pour comprendre que s’il pouvait le voir directement devant lui, c’est parce que le ballon faisait face au sol et était sur le point d’entrer en collision avec ce qui se trouvait sous cette purée de pois.

— On va s’écraser, hurla-t-il, mais personne ne l’entendit.

La conversation animée des membres de l’équipage les occupait tous, et même les cris du garçon ne pouvaient pas les distraire.

— Propulseur gauche !

— En panne, ou bloqué, ou… Je ne sais pas ! Je n’arrive pas à mettre la main sur le stabilisateur !

— Ce stupide dirigeable n’en a peut-être pas. Propulsion à droite, freins pneumatiques. Bon Dieu, si nous ne remontons pas bientôt, nous ne le ferons jamais.

— Ils remettent ça !

— Ils sont fous ? Ils nous tueront tous s’ils nous rabattent au sol !

— Je ne suis pas sûr qu’ils en aient quelque chose à faire…

— Essaie cette pédale ! Non, pas celle-là ! Donne un coup, puis remonte-la…

— Ça ne fonctionne pas !

— Nous fonçons sur…

— Trop lent !

Zeke ferma les yeux et les sentit s’enfoncer dans ses orbites sous la pression de la descente.

— Je vais mourir ici, ou je vais mourir en bas, au sol, dans un ballon ! Ce n’est pas ce que je voulais… se dit-il, parce que personne d’autre n’écoutait. Ce n’est pas ce que je voulais faire. Oh, Seigneur.

Le ventre du dirigeable frotta le long d’une nouvelle surface, plus rugueuse et faite de briques, et les pierres poussiéreuses et irrégulières râpèrent le long de la coque et s’éclatèrent au sol.

— Qu’est-ce que nous avons heurté ? demanda Parks.

— Un mur !

— Celui de la ville ?

— Je ne sais pas !

Le ballon tournoyait de façon incontrôlable et se cognait contre des obstacles durs et des choses tranchantes, mais il ralentit, puis il remonta si subitement que le bond fit venir davantage de bile dans la bouche de Zeke. Il en cracha un peu sur sa visière.

Enfin, le dirigeable s’arrêta avec geste impitoyable, comme un coup sec sur la laisse d’un chien.

L’adolescent tomba du volant auquel il se cramponnait et s’effondra face contre terre.

— Coincés, déclara le capitaine d’un ton sinistre. Nous sommes fichus, ils nous ont bloqués.

L’un des pirates écrasa la main du garçon et celui-ci hurla, mais ce n’était pas le moment de se plaindre. Quelqu’un tambourinait impatiemment à la porte principale. C’était le bruit produit par un individu grand et très, très énervé. Zeke se redressa et s’éloigna, battant en retraite vers le recoin à côté de la porte du local à marchandises. Il s’y recroquevilla tandis que le capitaine et son équipage sortaient pistolets et lames.

Ils abandonnèrent leurs sièges et tentèrent d’abord de maintenir la porte fermée, mais elle avait été endommagée avant même que le Clementine ne heurte la tour Smith, et à présent elle tenait à peine aux charnières. Les épaules avaient beau pousser et les pieds résister, la personne qui était de l’autre côté était plus lourde ou plus déterminée. Centimètre par centimètre, la porte céda.

Zeke n’avait nulle part où aller et rien pour participer à la bataille. Il regarda depuis le sol tandis qu’un bras noir comme du charbon passait par l’ouverture d’un côté et qu’un autre, blanc et robuste, surgissait par la gauche. Le premier attrapa Parks par les cheveux et lui cogna la tête contre l’encadrement de la porte, mais ce dernier se servit de son couteau pour taillader la main jusqu’à ce qu’elle se retire en saignant. Elle revint aussitôt à l’intérieur en tenant elle aussi une lame.

Le gros bras blanc de l’autre côté aurait pu appartenir à un géant ou à un de ces immenses gorilles que Zeke avait une fois aperçus dans un cirque. Bien qu’il ne fût pas couvert de poils, il était plus long que tous ceux que le garçon avait vus et il frissonna à l’idée de rencontrer l’homme à qui il appartenait.

Le bras blanc plongea, attrapa la botte la plus proche, et tira. M. Guise s’affala sur le sol, d’où il se mit à donner des coups de pied contre tout ce qui était à sa portée. La monstrueuse main se retira pendant moins d’une seconde, et réapparut en tenant un revolver, dont elle se servit pour tirer directement à travers le pied de Guise.

La balle remonta le long de la botte, ne s’arrêtant pas là, mais traçant une ligne droite à travers la cuisse de Guise jusqu’à atteindre la chair tendre de son avant-bras. Il hurla et tira à son tour sur la porte, sur le bras, et sur tout ce qui bougeait de l’autre côté.

Mais les balles n’arrivaient pas à traverser le battant renforcé et la main géante ne semblait pas touchée.

La porte céda de quelques centimètres supplémentaires, ployant sous la force conjuguée des hommes qui la poussaient. Le capitaine quitta son poste pour se rapprocher du coffre. Il fit dégager Zeke en lui décochant des coups de pied, lui imprimant des bleus sur les jambes et les côtes tandis qu’il l’écartait de son chemin et faisait tourner le volant pour ouvrir la porte.

— Tenez cette entrée ! ordonna-t-il.

Ses hommes faisaient de leur mieux, mais Guise saignait et Parks avait reçu un mauvais coup qui donnait à son front l’aspect d’un fruit pourri.

Les solides frères indiens repoussaient la porte cabossée avec leur dos et résistaient face à leurs agresseurs.

De l’autre côté du pont, une trappe de secours s’ouvrit en laissant entendre des grincements de charnières qui n’avaient pas été souvent utilisées. Zeke regarda le capitaine se glisser hors de la cabine, s’accrochant et escaladant le ballon comme une araignée, jusqu’à ce qu’il disparaisse et que, par l’ouverture, il n’y eut plus rien d’autre à voir qu’un carré de ciel empoisonné par le Fléau. Il entendait les pieds et les genoux de l’homme qui grimpait sur la coque extérieure, cherchant les crochets des pirates et essayant de les enlever à la main.

Zeke n’arrivait pas à s’imaginer dans cette situation : être au-dessus du sol, à Dieu seul sait quelle hauteur, et escalader l’extérieur d’un dirigeable sans harnais, sans corde, et sans garantie que quelque chose de moelleux attendait en bas. Mais les prises employées par le capitaine pour poser ses mains et ses pieds résonnaient comme de petits gongs au plafond et à l’arrière du vaisseau.

— Qu’est-ce qu’il fait ? brailla Parks.

Zeke l’entendait à peine car le bruit des coups de feu dans cet espace si exigu résonnait encore dans ses oreilles.

— Leurs crochets ! dit M. Guise, qui avait pourtant le souffle coupé à cause de la douleur, et qui essayait de s’occuper de ses blessures tout en s’appuyant contre la porte. Il les décroche !

Zeke aurait voulu aider, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire. Il voulait fuir, mais il n’y avait nulle part où aller, sauf dans le ciel pour tomber au sol, ce qui lui vaudrait certainement d’arriver en morceaux.

À côté de M. Guise, un couteau recourbé, pointu et tranchant était tombé hors de portée de quiconque. Zeke glissa un pied sur le sol pour l’attraper et le rapprocher. Comme personne ne s’opposait à ce qu’il faisait, il s’en saisit et le serra contre sa poitrine.

Avec un crissement qui rappelait l’ouverture d’une boîte de conserve, quelque chose se détacha et le ballon fit un bond à donner la nausée.

La porte qui séparait l’équipage du Clementine des hommes du ballon qui les avait attaqués se referma brusquement et failli s’envoler dans le ciel, car il n’y avait plus rien de l’autre côté : l’autre dirigeable avait rebondi et les deux aéronefs s’étaient décrochés.

— Je l’ai eu ! s’écria Brink, même si on l’entendait à peine à l’intérieur du dirigeable.

L’équipage de l’autre ballon hurla. Quelqu’un avait dû tomber lorsque les deux aéronefs s’étaient séparés. Zeke ne savait pas et ne pouvait rien voir.

— Éloignez-vous de cette porte, hurla M. Guise, et il s’écarta et retourna à sa chaise, qu’il eut du mal à atteindre.

La porte était complètement cabossée, et elle n’allait pas tenir. La dernière charnière céda sous le poids de la plaque en acier. Avec un petit crissement, le lourd battant tomba vers la ville loin en dessous.

Tout le monde tendit l’oreille, comptant les secondes jusqu’à l’entendre s’écraser au sol.

Zeke arriva presque à quatre avant que l’écho ne résonne dans les rues. Cela voulait dire qu’ils étaient encore haut, vraiment haut.

Le capitaine réapparut par la porte à l’opposé de la soute à marchandises. Il la referma, retourna rapidement dans le cockpit et reprit son siège, en dépit de l’inclinaison inconfortable et de la porte manquante qui exposait toute la cabine à l’air puant.

— Sortons d’ici, lança-t-il, hors d’haleine et tremblant de fatigue. Maintenant. Si nous n’arrivons pas à passer de l’autre côté du mur, nous sommes fichus.

Parks se pencha au-dessus de la silhouette effondrée de M. Guise et tira sur un levier, puis il passa un pied par-dessus le corps avachi pour appuyer sur une pédale. C’était la mauvaise, ou peut-être la bonne. Le ballon bondit vers le haut en effectuant un demi-tonneau vigoureux qui délogea Zeke de sa position défensive à côté du volant.

Il tomba, fut secoué, puis projeté par l’ouverture béante.

Sans lâcher son couteau, il lança une main pour saisir l’encadrement de la porte, ou la charnière, ou n’importe quoi d’autre qu’il serait en mesure d’attraper. Mais le ballon remontait et il n’y avait personne pour l’aider. Une charnière tordue et fendue lui entailla si profondément la paume qu’il n’eut pas la force de se maintenir à moitié sur le pont, à moitié dans les airs, et, sous le coup d’un réflexe et de la terreur, il lâcha.

Il tomba…

…et s’écrasa sur quelque chose de dur bien plus tôt qu’il ne l’avait prévu, même dans son esprit rendu confus par la peur.

Puis la main géante qu’il avait vue auparavant attrapa son bras avec la puissance d’un ébéniste.

Un proverbe passa dans la tête de Zeke, sur Charybde et Scylla.

Il n’arrivait pas à savoir s’il fallait lutter ou non, mais son corps décida pour lui, même s’il n’avait rien d’autre sous les pieds que de l’air contaminé. Il se débattit comme un diable, essayant d’échapper à la prise des énormes doigts.

— Stupide gamin, grogna une voix parfaitement assortie à l’immensité de la main. Tu ne veux pas vraiment que je te lâche, n’est-ce pas ?

Zeke marmonna quelque chose en réponse, mais personne ne l’entendit.

La grosse main le souleva jusqu’à l’extrémité du pont de l’autre ballon.

Il essaya de ne pas hoqueter, par peur de cracher un peu plus de vomi à l’intérieur de son masque. L’homme qui le tenait par les poignets était plus grand que n’importe quelle personne qu’il ait vue, ou dont il ait entendu parler jusque-là. Il gardait la tête baissée pour arriver à tenir dans l’ouverture de son propre ballon, d’où la porte avait été écartée : elle ne s’ouvrait pas à l’aide de charnières mais coulissait sur un rail. Le masque de l’homme était un modèle bien ajusté doté d’un large dispositif lui permettant de respirer. Il lui donnait l’air d’être chauve et lui faisait le nez retroussé comme la gueule d’un chien.

Derrière l’homme, Zeke entendit des voix qui se chamaillaient.

— Ils se sont dégagés ! Le salopard nous a dégagés. À la main !

— Ce voleur est donc un fieffé salaud : on le savait déjà.

— Faites-moi remonter ce ridicule engin dans les airs ! Montez, maintenant ! Mon bébé m’échappe chaque minute un peu plus et je ne veux pas le perdre, vous m’entendez ? Je ne veux pas le perdre !

L’homme immense détourna son attention du gamin qui gesticulait pour lancer par-dessus son épaule :

— Hainey, tu as déjà perdu ton fichu ballon. Nous avons essayé, d’accord ? Nous allons réessayer plus tard.

— Nous allons réessayer maintenant ! insista une voix grave du fond de la cabine.

Mais une autre, plus aiguë et presque collet monté, intervint :

— Nous ne pouvons pas réessayer maintenant. Nous sommes entravés, espèce d’abruti.

— Et nous ferions mieux de monter.

— Nous ne montons pas, nous plongeons.

Toujours par-dessus son épaule, aussi immense qu’une chaîne montagneuse, le géant dit :

— Rodimer a raison. Nous sommes entravés et nous plongeons. Il faut se rétablir si nous ne voulons pas nous écraser.

— Je veux récupérer mon fichu ballon, Cly !

— Alors il ne fallait pas laisser quelqu’un te le voler, Crog. Mais j’ai peut-être un moyen de savoir où il est parti. (Il regarda Zeke, toujours suspendu au-dessus du brouillard vide et tournoyant qui était posé comme de l’écume sur la ville.) N’est-ce pas ?

— Non, répondit Zeke. (Sa voix donnait presque l’impression qu’il boudait, alors qu’il suffoquait, n’en pouvait plus d’être tenu si bizarrement et de respirer par ses filtres bouchés par le vomi.) Je ne sais pas où ils ont emmené le dirigeable.

— Quelle triste chanson me chantes-tu là ? répondit l’homme en faisant tourner son poignet comme s’il comptait jeter Zeke dans les airs.

— S’il vous plaît, non ! supplia-t-il. Non ! Je ne sais pas où ils l’ont emmené !

— Tu faisais partie de l’équipage, non ?

— Non ! Ils m’ont simplement transporté pour sortir de la ville ! C’est tout ! Reposez-moi ! Posez-moi à l’intérieur, je veux dire. S’il vous plaît ! Vous me faites mal au bras. Vous me faites mal !

— Il faut avouer que je n’essaie pas de te faire un massage, répondit le géant, mais son ton avait changé.

Il balança Zeke à l’intérieur sans effort apparent, comme s’il déplaçait un chaton d’un panier à un autre et, pendant ce temps, il le regarda d’un air étrange.

Il pointa un doigt aussi long qu’un couteau à pain directement entre les yeux de Zeke et dit :

— Si tu as la moindre notion de ce qui est bon pour toi, ne bouge pas.

— Tue ce petit con, s’il ne parle pas ! asséna la voix la plus énervée de la cabine.

— Tais-toi, Crog. Il nous dira ce qu’il sait dans quelques minutes. Pour le moment, il faut stabiliser ce ballon avant qu’il ne s’écrase.

Il referma la porte et alla s’asseoir sur un très large siège devant une énorme vitre. Il se retourna vers Zeke et lui dit :

— Ne joue pas avec moi, fiston. J’ai vu que tu avais lâché ton couteau, mais il vaut mieux pour toi que tu ne caches rien d’autre, où que ce soit. Je veux te parler dans quelques minutes.

Zeke s’accroupit sur le sol, frotta son bras douloureux et étira les muscles endoloris de son cou.

— Je ne sais rien de ce qu’ils voulaient faire avec ce ballon, gémitil. Je ne suis monté là-dedans qu’il y a une heure. Je ne sais rien.

— Rien ? Vraiment ? répondit le géant, et Zeke supposa en regardant le large fauteuil, et en notant la façon dont les autres le laissaient parler, que c’était le capitaine de ce dirigeable-là. Fang, surveille-le.

Un homme élancé, que Zeke n’avait pas encore vu, sortit de l’ombre en faisant un pas en avant. Il était chinois et portait un masque à gaz de pilote enfilé sur une queue-de-cheval, ainsi qu’une veste chinoise traditionnelle. Zeke déglutit, d’une part parce qu’il ressentait une pointe de culpabilité, et d’autre part parce qu’il était la proie d’une peur abjecte.

— Fang ? couina-t-il.

Le Chinois ne bougea pas d’un cil. Alors que le ballon se balançait de façon chaotique, plongeant dans le ciel, il ne vacilla même pas. C’était comme si ses pieds étaient enracinés, et il était aussi stable et lisse que de l’eau dans un verre incliné.

Comme personne d’autre ne semblait écouter, Zeke se répéta :

— J’essayais seulement de sortir de la ville. J’essayais seulement…

— Accrochez-vous, suggéra le capitaine, plus qu’il ne l’ordonna.

C’était un bon conseil car le ballon commençait à tournoyer lentement en spirale.

— Les freins pneumatiques sont en panne, annonça quelqu’un en se forçant à rester calme.

— Est-ce qu’ils fonctionnent quand même un peu ? demanda le géant.

— Oui, mais…

Le dirigeable effleura un bâtiment avec un bruit de métal raclé contre de la brique. Zeke entendit le fracas des fenêtres qui se brisèrent toutes en même temps au contact de la coque qui les traversait dans sa chute.

— Il faut activer le propulseur, dans ce cas.

— Celui de droite a quelques ratés.

— Alors nous allons crever en atteignant le sol, génial. Allons-y.

Un vrombissement retentit aux oreilles de Zeke. Il essaya de trouver quelque chose pour se tenir, mais ne vit rien. Il s’accroupit au sol et s’étala de tout son long, essayant d’accrocher ou de bloquer ses pieds à ce qu’il trouverait. Ce faisant, il donna par inadvertance un coup à Fang, qui ne parut pas troublé pour autant et bougea à peine.

— On descend, les gars, annonça calmement le capitaine.

L’homme à la peau noire et au manteau bleu (Crog, se souvint Zeke) répondit :

— Deux en une seule journée ! C’est pas vrai !

Le géant répondit :

— Si j’avais su que tu avais autant de chance, je ne t’aurais pas embarqué.

Le sol arrivait à toute vitesse. Chaque fois que l’arrière du dirigeable se soulevait, la terre apparaissait par la vitre et promettait un arrêt brutal en bas.

— Où est le fort ? demanda le capitaine.

Pour la première fois, il avait l’air nerveux, peut-être même à la limite de la peur.

— À six heures.

— Où ça… ?

— Là-bas.

— Je le vois, répondit-il soudain, et il tira un levier au-dessus de sa tête. J’espère qu’il n’y a personne en dessous.

L’homme qui était assis dans le fauteuil du second répondit :

— S’il y a quelqu’un, il nous aura entendus arriver. S’il ne s’est pas encore écarté de notre chemin, ce sera de sa faute.

Il s’apprêtait peut-être à ajouter autre chose, mais le ballon choisit ce moment-là pour commencer à s’arrêter pour de bon, se retournant presque, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien d’autre que le ciel derrière la vitre qui se trouvait devant le capitaine et son équipage.

Zeke était persuadé qu’il allait vomir de nouveau et qu’il n’arriverait pas à se retenir, sauf qu’il n’en eut pas le temps. La terre arriva en dessous du ballon. L’atterrissage fut rude et le dirigeable faillit rebondir, mais il se retrouva coincé et se mit à creuser une tranchée qui débuta à un mur et se poursuivit sur cinquante mètres, jusqu’à ce que l’appareil soit arrêté par l’herbe à l’intérieur d’une cour.

Lorsque le monde s’arrêta de tourner et que le ballon cessa sa course, presque comme s’il avait été garé sur le côté, Zeke se releva en chancelant et se prit la tête entre les mains.

Quelque chose de chaud remplissait son gant et il n’eut pas besoin de regarder pour savoir que c’était du sang. Il sentait l’entaille dans sa peau, ouverte et lancinante. Il savait que la blessure ne devait pas être jolie à regarder, et qu’elle était peut-être vraiment grave. Peut-être qu’il s’était tué en se cognant le crâne contre le mur, ou la porte, ou peu importe ce qu’il avait heurté pendant cette descente tumultueuse. Qu’allait donc penser sa mère en apprenant que son fils était mort dans un accident de dirigeable, quelque part dans la ville emmurée, où il n’avait rien à faire et n’avait aucune excuse pour justifier son imprudence ?

Il essaya de se résigner mais, au lieu de ça, il s’apitoya sur luimême. Ses pieds refusèrent de s’accrocher au sol. Il tituba, un bras appuyé contre sa tête sanguinolente, et l’autre tendu pour s’équilibrer, ou peut-être pour trouver la sortie.

Le ballon avait atterri en penchant sérieusement sur la gauche, écrasant ainsi la porte latérale par laquelle Zeke était entré dans le dirigeable. Les occupants de l’habitacle étaient bel et bien piégés.

Ou du moins le pensa-t-il, jusqu’à ce qu’une trappe au fond du ballon ne s’entrebâille.

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