XXVIII



Briar reconnut les hommes à leurs silhouettes, parce qu’elle ne pouvait voir leur visage.

Fang, élancé et parfaitement immobile.

Le capitaine Cly, un géant impossible à confondre avec quelqu’un d’autre.

La lumière n’inondait pas la place entourée de murs, mais la clarté était suffisante pour voir. Des lanternes avaient été accrochées à la mode chinoise, suspendues par des cordes et éclairant la voie du dessus. Deux hommes travaillaient avec un outil qui crachait des étincelles et du feu, et un troisième actionnait un générateur à vapeur qui produisait des nuages chauds, refermant les joints déchirés du Naamah Chérie.

Briar fut étonnée car elle ne l’avait pratiquement pas vu à travers l’air épais, mais il se tenait devant elle, presque majestueux en dépit des nombreux rapiéçages.

— Je croyais que vous ne comptiez pas revenir pendant un moment, dit-elle à Cly.

— Ce n’était pas mon intention, en effet, lui répondit-il. (Il désigna un autre homme qui leur tournait le dos et observait les réparations en cours.) Mais Crog s’est mis dans le pétrin.

— Je me suis mis dans le pétrin ? (Le capitaine fit volte-face et la colère brillait tellement dans ses yeux que Briar put le voir même à travers sa visière.) Je ne me suis pas mis dans le pétrin du tout ! Un misérable scélérat m’a volé la Corneille libre.

— Bonjour, hum… capitaine Hainey, dit Briar. Je suis vraiment désolée d’apprendre cela.

— Vous êtes désolée, je suis désolé. Tout le monde est désolé, répondit-il avec colère. Le dirigeable le plus puissant à des kilomètres à la ronde ! Le seul aéronef de guerre volé au camp ennemi ! Et quelqu’un a eu l’audace de me le voler, à moi ! Et vous avez tout intérêt à remercier votre bonne étoile, madame, dit-il en pointant un doigt vers Briar.

— Oh, je le fais. Au moins une fois par jour, lui assura-t-elle. Mais pourquoi ?

— Parce que sans la Corneille libre, répondit Hainey, je n’aurais eu aucun moyen de vous emmener. Et Dieu sait qui d’autre vous auriez pu rencontrer ! Mais ce gaillard a accepté de m’aider pour rattraper mon ballon, alors nous sommes là.

— Comme vous le voyez, ajouta Cly, les choses ne vont pas fort pour Crog, mais je suis heureux de vous avoir retrouvée, vous, au moins. Nous avons subi quelques dégâts, dit-il en désignant les ouvriers qui rangeaient leurs outils et se laissaient glisser le long des cordes sur le côté du ballon. Vous pouvez demander à votre fils de vous raconter ce qui s’est passé. Que faisais-tu à bord de la Corneille libre, en parlant de ça ? J’essaie de comprendre depuis que j’ai découvert qui tu étais.

Zeke, qui était resté silencieux dans l’espoir d’être ignoré, répondit d’un air penaud :

— Ils m’ont dit que le dirigeable s’appelait le Clementine. Et j’essayais seulement de sortir, pour retourner aux Faubourgs. Mademoiselle Angeline avait tout prévu pour moi. Elle m’a dit qu’ils me sortiraient de là. Je ne savais pas que c’était un ballon volé, mentit-il.

— Eh bien c’en est un, rétorqua Hainey. Je l’ai volé le premier, proprement, à la loyale. Je l’ai modifié. J’ai fait en sorte qu’il fonctionne bien. J’en ai fait la Corneille libre, et il m’appartient, aussi vrai que c’est moi qui l’ai retapé jusqu’au gouvernail !

— Je suis vraiment désolé, répondit Zeke faiblement.

— Alors, c’est Angeline qui avait tout prévu pour toi, c’est ça ? Mais elle connaît la plupart d’entre nous, déclara Cly, en grattant délicatement un endroit où son masque n’était pas assez large pour passer confortablement au-dessus de son oreille. J’ai du mal à croire qu’elle t’ait laissé à l’aveuglette, avec un capitaine qu’elle ne connaissait pas.

— Elle a dit qu’elle le connaissait, répondit Zeke. Mais pas très bien, je crois.

— Où est-elle ? demanda Croggon Hainey, d’une voix qui frisait l’hystérie. Où est cette stupide vieille Indienne ?

— Elle est en route pour les Coffres, répondit Briar, en essayant de donner du poids à ce qu’elle disait. Et nous devrions parler du décollage. Les choses vont mal là-bas, à la gare, et ça va se répandre.

— Je ne suis pas inquiet, déclara Hainey. Ce fort tiendra en respect presque tout. Je vais aller trouver cette femme et…

Voulant aider, Zeke dit :

— Monsieur, le nom du capitaine était Brink. Il était roux, avec des tas de tatouages sur les bras.

Hainey se figea en recevant ces informations, puis il leva les bras en l’air et commença à s’énerver :

— Brink ! Brink ! Je connais ce salopard !

Il fit demi-tour, continuant à donner des coups de pied et de poing à tout et à rien. Puis il repartit vers le ballon, jurant et proférant des menaces que Brink ne pouvait entendre.

Andan Cly observa son collègue tempêter à travers la cour du fort, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière le Naamah Chérie. Puis il se tourna vers Briar et ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Mais elle fut plus rapide que lui.

— Capitaine Cly, je sais que vous ne comptiez pas revenir si vite dans la ville, mais je suis heureuse de vous revoir. (Elle marqua une pause, ne sachant pas trop comment formuler sa demande.) J’espère que je peux vous demander une autre petite faveur. Je peux faire en sorte qu’elle soit rentable, et cela ne vous demandera aucun effort.

— Rentable, hein ?

— Rentable, absolument. Lorsque nous repartirons, je voudrais m’arrêter à mon ancienne maison. Je voudrais que Zeke voie l’endroit où j’ai vécu. Et, comme vous devez vous en souvenir, mon mari était riche. Je sais qu’il y a de l’argent dissimulé quelque part, et je ne pense pas que même les pillards les plus assidus l’aient trouvé. Il y a… des cachettes. Je serais heureuse de partager ce que je trouverais et ramènerais.

Comme s’il n’avait pas entendu le reste, Zeke dit :

— Vraiment ? Tu me conduiras là-bas ? Tu me montreras la vieille maison ?

— Vraiment, répondit-elle, même si le fait de simplement en parler lui donna un coup de vieux. Je t’emmènerai, et je te montrerai. Je te montrerai tout, ajouta-t-elle. À condition que le bon capitaine soit assez aimable pour nous y emmener.

Croggon Hainey sortit de derrière le Naamah Chérie, jurant comme un charretier.

— J’espère que Brink va apprécier sa promenade avec mon ballon, parce que, quand je l’attraperai, je le tuerai.

Cly regarda Hainey en plissant les yeux, plus parce qu’il souriait que parce qu’il doutait.

— Avec la perspective d’un profit, je dois pouvoir lui faire accepter un petit détour. De plus, c’est mon ballon. Nous irons voir votre maison si vous le voulez. Est-ce qu’il y a un endroit pour s’amarrer, ou du moins accrocher une ancre ?

— Il y a un arbre dans le jardin, un bon vieux chêne. Il est mort maintenant, j’en suis sûre, mais il devrait pouvoir vous maintenir pendant quelques minutes.

— Je vous crois sur parole, répondit-il. (Il la dévisagea de la tête aux pieds, puis regarda également Zeke, avant de dire :) Nous pourrons décoller dès que vous le souhaiterez.

— Quand vous serez prêt, capitaine ! dit Zeke.

Il s’appuya contre sa mère et passa le bras autour de sa taille, ce qui la fit sursauter mais lui plut.

Cela fit plaisir à Briar, même si ça la rendait également un peu triste. Elle avait toujours su qu’il grandirait un jour, mais elle ne s’attendait pas à ce que ça arrive si vite, et elle ne savait pas bien ce qu’elle allait faire maintenant.

Elle était épuisée et elle avait mal aux yeux tellement elle avait peu dormi, tellement elle s’était inquiétée, sans parler du coup qu’elle avait pris sur la tête. Elle s’appuya sur son fils et, si elle n’avait pas porté le vieux chapeau de son père, elle aurait peut-être mis la tête sur son épaule.

Cly regarda derrière lui et, voyant que les ouvriers en avaient terminé avec les derniers outils, il demanda à Fang :

— Est-ce que nous avons remis Rodimer à bord ?

Fang acquiesça d’un signe de tête.

— Oh… oh oui, Rodimer, dit Briar. Je me souviens de lui. Je suis un peu étonnée qu’il ne soit pas là, à discuter.

Sans cérémonie, Cly annonça :

— Il est mort. Lorsque nous nous sommes écrasés, il s’est cassé quelque chose, à l’intérieur, vous voyez ce que je veux dire. Pendant un moment, tout allait bien, et puis après, rien n’allait plus. Maintenant, j’imagine qu’on va le ramener chez lui. Sa sœur décidera de ce qu’il faut faire de lui.

— Je suis désolée, dit Briar. Je l’aimais bien.

— Moi aussi, reconnut-il. Mais il n’y a plus rien à faire maintenant. Allons-y, sortons d’ici. J’en ai assez de ce masque. J’en ai assez de cet air. Je veux sortir et bouger. On y va, dit Cly, il est temps de rentrer à la maison.

Et, moins d’une demi-heure plus tard, le Naamah Chérie volait dans les airs.

Il s’éleva prudemment tandis que le capitaine testait ses propulseurs, ses réservoirs et sa direction. Il était rapide pour un dirigeable aussi énorme, et il se retrouva bientôt très haut au-dessus du fort.

Croggon Hainey prit le siège de Rodimer et assura en ronchonnant les fonctions d’un second. Fang s’accrocha et s’acquitta en silence de ses tâches à bord du ballon, par des signes de main et des mouvements de tête. Briar et Zeke s’installèrent du côté le plus éloigné de l’angle légèrement fissuré du pare-brise et regardèrent la ville sous leurs pieds.

— Nous allons rester dans le Fléau pour le moment, expliqua Cly. Si on monte plus haut, nous risquons de rencontrer des vents de travers, et je voudrais bichonner ce vieux coucou jusqu’à ce que je sois sûr qu’il fonctionne correctement. Regardez en bas à gauche. Vous voyez la gare ?

— Je la vois, répondit Briar.

Elle voyait également les passerelles qui s’entrelaçaient comme des doigts, donnant aux piétons un moyen d’entrer, de sortir et de contourner le quartier où la gare à moitié construite reposait sur le rivage, près du grand mur de Seattle. Les feux qui avaient été allumés en bas lui permirent de voir beaucoup de choses, et les hommes qui s’en occupaient avaient l’air de souris.

Le Naamah Chérie dépassa la tour de la gare de très près. Le visage vide d’une immense horloge les observa, aucun mécanisme n’avait été installé pour qu’elle indique l’heure et il n’y avait pas d’aiguilles. C’était le fantôme de quelque chose qui n’avait jamais été achevé.

Au-dessus des rues, le ballon flotta, et les Pourris emplissaient les routes en dessous. Ils se déplaçaient par petits groupes et en meutes, rebondissant sans logique d’un mur à un autre comme de petites billes qui se seraient renversées d’un seau.

Briar ressentit un grand élan de pitié pour eux, et elle souhaita de tout son cœur qu’un jour, peut-être, quelqu’un les terrasse tous, jusqu’au dernier. Ils avaient été des humains auparavant, et ils méritaient mieux. Non ?

Tandis que le ballon remontait encore, le long de la colline la plus élevée de la ville, Briar pensa à Minnericht et se mit à douter. Peutêtre qu’ils ne méritaient pas tous mieux. Mais certains, oui.

Elle contempla son fils à côté d’elle. Il regardait par la même fenêtre, la même épave urbaine. Il souriait, pas parce que c’était beau, mais parce que, finalement, c’est lui qui avait gagné, et qu’il allait avoir la seule récompense qu’il ait toujours voulue. Briar le regarda sourire. Elle l’observait à la dérobée, essayant de ne pas attirer son attention. Elle voulait qu’il sourie, et elle se demanda combien de temps ce bonheur durerait.

— Mademoiselle Wilkes, je vais avoir besoin de quelques indications, annonça le capitaine Cly. Je sais que vous viviez en haut de cette colline, mais je ne sais pas où précisément.

— Par-là, indiqua-t-elle. Le long de Denny Hill. Tout droit en remontant, puis à gauche. La grande maison, dit-elle.

Elle émergeait des couches lugubres et sinistres du gaz pesant comme un petit château, gris et bien dessiné, accroché sur le flanc de la colline comme un coquillage sur la coque d’un bateau. Briar pouvait voir sa petite tour, sa terrasse sur le toit et le glaçage couleur pain d’épice qui soulignait les gouttières. Le peu de couleurs qui restait de la jolie maison était tout juste suffisamment éclairé pour être visible dans l’obscurité.

L’extérieur avait autrefois été peint dans un ton violet pâle, lavande, parce que c’était sa couleur favorite. Elle avait même avoué, à Levi et à personne d’autre, qu’elle avait toujours aimé le nom « Heather », qui signifiait « bruyère », et qu’elle aurait souhaité que ses parents l’appellent ainsi. Mais Levi lui avait répondu que sa maison pouvait avoir cette couleur et, si jamais ils avaient une fille, Briar pourrait l’appeler comme elle voudrait.

Cette conversation la hantait. Elle était nette et tenace, comme si le souvenir s’était figé et était resté bloqué dans sa gorge.

Elle regarda à nouveau Zeke, du coin de l’œil. À ce momentlà, elle ne savait pas qu’elle était enceinte de lui. Tellement de choses s’étaient produites avant même qu’elle ne pense à lui. Au moment où elle avait compris pourquoi elle avait des nausées, et pourquoi elle avait envie de choses étranges… elle s’était retrouvée dans les Faubourgs à enterrer son père pour la seconde fois. Elle avait vécu grâce à l’argenterie qu’elle avait emportée de la maison de Levi, vendant une pièce après l’autre pour survivre, tandis que le mur isolait la ville qu’elle avait considérée comme sa maison.

— Quoi ? dit Zeke en surprenant son regard. Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle eut un petit rire nerveux, tellement ténu qu’il aurait pu être confondu avec un sanglot.

— Je réfléchissais. Si tu avais été une fille, tu te serais appelée Heather. (Puis elle dit à Cly :) Voilà l’arbre. Est-ce que vous le voyez ?

— Je le vois, dit-il. Fang, attrape un des crochets, veux-tu ?

Fang disparut dans la soute à cargaison.

Au-dessous, une trappe s’ouvrit et une corde d’amarrage lestée fut accrochée à la cime du grand arbre mort. Briar pouvait le voir depuis la vitre : les branches étaient cassées et fendues mais, lorsque la corde fut tirée et agitée, l’arbre tint bon. Le Naamah Chérie dériva, se rétablit et se mit en vol stationnaire.

À côté de l’arbre, une échelle de corde se déroula et tomba à quelques dizaines de centimètres du sol.

Fang revint sur le pont du dirigeable.

— Ça ne nous maintiendra pas très longtemps, dit Cly, mais pour quelques minutes, ça ira.

Le capitaine Hainey, qui servait de second à contrecœur, demanda :

— Est-ce que vous avez besoin d’aide ?

Briar comprit ce qu’il voulait vraiment dire, et répondit :

— Est-ce que vous pouvez nous laisser seuls quelques minutes ? Ensuite venez à l’intérieur, et je vous aiderai à trouver l’or qui reste. Vous aussi, capitaine Cly. Je vous dois beaucoup et tout ce que vous pourrez trouver est à vous.

— Combien de minutes ? demanda Hainey.

— Dix, peut-être ? répondit Briar. Je voudrais retrouver quelques effets personnels, c’est tout.

— Prenez-en quinze, lui dit Cly. Je le retiendrai s’il le faut, ajouta-t-il.

— J’aimerais bien te voir essayer, rétorqua Hainey.

— Je sais. Mais, pour le moment, laissons à cette dame le temps qu’elle demande, d’accord ? Allez-y maintenant, avant que les Pourris ne se rendent compte que l’action n’est pas uniquement à la gare, et viennent aussi voir ce qui se passe du côté des collines.

Zeke n’eut pas besoin de se le faire dire deux fois. Il fila attraper l’échelle de corde et, avant que Briar ne puisse le rejoindre, Cly s’était levé de son siège. Il la prit doucement par le bras et demanda :

— Est-ce que vos filtres sont en bon état ?

— Oui.

— Est-ce qu’il y a quelque chose… ? Est-ce qu’il y a… ?

Peu importe ce qu’il voulait demander, Briar n’avait pas le temps et lui répondit :

— Laissez-moi le rejoindre, voulez-vous ?

— Désolé, lui dit-il, et il la relâcha. Est-ce qu’il vous faut de la lumière ?

— Oh. Oui. Merci.

Il lui donna deux lanternes et quelques allumettes, et elle le remercia encore une fois. Elle enfila les poignées autour de sa main et les fit glisser le long de son bras pour pouvoir assurer ses prises le long de l’échelle.

Quelques instants plus tard, elle se tenait dans son ancien jardin.

L’herbe était aussi morte que le vieux chêne, et il n’y avait plus rien que de la boue et une légère couche de gazon et de fleurs décomposés depuis longtemps.

La maison elle-même avait pris une teinte jaunie, gris-brun, comme tout ce qui avait été souillé par le Fléau depuis seize ans.

Autour du porche où des rosiers florissaient par le passé, il ne restait plus que des résidus squelettiques d’une végétation cassante et empoisonnée.

Elle posa les lanternes au sol, à l’entrée, et frotta les allumettes pour les allumer.

La porte d’entrée était ouverte. À côté, une fenêtre avait été cassée. Si Zeke l’avait fait, elle ne l’avait pas entendu, mais il n’aurait pas été difficile à quiconque de passer le bras à l’intérieur, de déverrouiller la porte, et d’entrer.

— Mère, vous êtes là ?

— Oui, répondit-elle, faiblement.

Elle n’arrivait pas à respirer, et cela n’avait rien à voir avec le masque.

À l’intérieur, tout n’était pas exactement comme elle l’avait laissé, mais peu de chose avait bougé. Des gens étaient venus, c’était évident. Il y avait des choses cassées et les objets qui avaient été laissés en évidence avaient été volés. Un vase japonais bleu et blanc était fracassé au sol. L’armoire chinoise avait été saccagée et tout ce qui était à l’intérieur avait été emporté ou brisé. Sous ses pieds, un tapis oriental avait les bords retournés à l’endroit où il avait été piétiné, et plusieurs séries d’empreintes sales sillonnaient le salon, la cuisine et la pièce où Ezekiel se trouvait actuellement, regardant et découvrant tout pour la première fois.

— Mère, regarde cet endroit ! dit-il, comme si elle ne l’avait jamais vu auparavant.

Elle lui tendit une lanterne et lui dit :

— Tiens, voici un peu de lumière pour que tu puisses effectivement le voir.

Là, il y avait le canapé en velours, tellement recouvert de poussière qu’il était impossible de dire de quelle couleur il était à l’origine. Et ici, un piano avec une partition toujours à sa place, prête à être jouée. Et là-bas, au-dessus de la porte, un fer à cheval qui n’avait jamais porté chance à personne.

Briar se tenait au milieu de la pièce et essayait de se souvenir à quoi elle avait ressemblé seize ans auparavant. De quelle couleur avait été le canapé ? Et le fauteuil à bascule dans l’angle ? Est-ce qu’elle y avait un jour jeté un châle ou une écharpe ?

— Ezekiel, murmura-t-elle.

— Maman ?

— Il y a quelque chose que je dois te montrer, dit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— En bas. Il faut que je te montre où ça s’est passé, et comment ça s’est passé. Il faut que je te montre le Boneshaker.

Un large sourire éclaira le visage du garçon. Elle pouvait voir ses yeux briller derrière le masque.

— Oui ! Montre-moi !

— Par ici, dit-elle. Ne t’éloigne pas. Je ne sais pas si le plancher a résisté.

Au moment où elle disait cela, elle aperçut une de ses anciennes lampes à huile suspendue à un mur comme si elle n’était jamais partie. Le réservoir en verre était intact, ni fissuré ni même déformé. Lorsqu’elle passa à côté, la lumière de sa lampe industrielle bon marché s’y refléta et lui redonna brièvement vie.

— Les escaliers sont par-là, dit Briar.

Ses jambes lui faisaient mal rien qu’à l’idée de parcourir encore une fois des marches dans la journée, mais elle ouvrit la porte du bout des doigts et les charnières émirent un grincement familier. Elles étaient rouillées, mais avaient tenu et, quand le battant bougeait, elles chantaient exactement les mêmes notes qu’avant.

Zeke était trop excité pour parler. Briar s’en rendit compte à sa démarche sautillante derrière elle, au sourire permanent qu’il affichait à l’intérieur du masque, ainsi qu’à sa respiration rapide et sifflante.

Elle sentit le besoin d’expliquer.

— À l’époque, il y a eu un concours. Les Russes voulaient trouver un moyen d’extraire l’or sous la glace du Klondike. Ton père a remporté le concours, alors ils l’ont payé pour construire une machine qui percerait plusieurs centaines de mètres de glace. (À chaque marche qu’ils descendaient, elle ajoutait un nouvel élément d’explication, tentant de ralentir leur allure, même si elle se forçait à avancer.) Il n’y a quasiment jamais de dégel là-bas, j’imagine, et exploiter le minerai est extrêmement compliqué. Quoi qu’il en soit, Levi avait six mois pour construire la machine et la présenter à l’ambassadeur lorsque celui-ci viendrait en ville. Puis il a dit qu’il allait essayer l’engin plus tôt, parce qu’il avait reçu une lettre le lui demandant.

Elle atteignit la cave.

Elle leva sa lanterne et la laissa éclairer la pièce. Ezekiel arriva à sa hauteur.

— Où est-il ? demanda-t-il.

Les rayons de la lampe illuminaient une pièce presque vide, avec quelques bâches éparses qui avaient par le passé recouvert telle ou telle autre machine.

— Pas ici. Ce n’est pas le laboratoire. Ce n’est qu’une cave. C’est ici qu’il avait l’habitude de stocker tout ce sur quoi il travaillait en attendant que quelqu’un l’achète ou de savoir ce qu’il allait en faire.

— Que s’est-il passé ?

— Je suppose que Minnericht a emporté tout ce qu’il pouvait. La plupart des engins que j’ai vus là-bas dans la gare provenaient d’ici. Ces belles lampes, tu les as vues ? Alimentées par de l’électricité, elle-même générée à partir de je-ne-sais-quoi. Est-ce que tu as vu le fusil qu’il avait ? Cette chose à trois canons ? Je n’en ai jamais vu ici, mais j’ai vu quelques dessins. Ils étaient sur ce bureau.

Un long meuble trapu était repoussé contre le mur. Il était parfaitement dégagé, sans un seul morceau de papier ni le moindre bout de crayon.

— Minnericht, ou Joe Foster, ou qui qu’il fût… Je suppose qu’il a pris tout ce qu’il a trouvé. Du moins, tout ce qu’il voyait. Et tout ce qu’il pouvait déplacer. Mais il n’aurait pas pu bouger ce fichu Boneshaker, même s’il avait su comment le trouver.

Elle ouvrit le tiroir supérieur droit du bureau et passa les doigts sous un panneau caché, où elle appuya sur un bouton.

Dans un claquement suivi d’un craquement, une forme qui ressemblait à une porte apparut dans le mur.

Zeke poussa un cri et courut vers elle.

— Attention, l’avertit sa mère. Laisse-moi te montrer.

Elle avança jusqu’à la forme rectangulaire et passa ses mains le long du creux où l’ouverture s’était révélée. Elle appuya sur le panneau à un endroit précis, et celui-ci s’effaça, coulissant vers l’arrière en émettant un sifflement et laissant la place un nouvel escalier.

— Bien, dit-elle. (Elle leva la lanterne et la passa dans la pièce.) On dirait que le plafond a tenu.

Mais ce n’était pas forcément le cas de tout le reste.

Une partie d’un mur et tout le sol étaient complètement dévastés, hachés comme de la viande. D’énormes câbles pendaient du plafond et étaient éparpillés sur des piles de décombres qui avaient été repoussés çà et là, balayés sur les côtés aussi facilement que de la neige par la gigantesque machine qui était ressortie des profondeurs souterraines de la colline pour revenir dans l’ancien laboratoire.

Le Boneshaker était intact, recouvert par les débris qu’il avait si efficacement générés. Il était planté au milieu de la pièce, comme s’il y avait pris racine.

Les lanternes ne suffisaient pas à repousser toute l’obscurité, mais Briar pouvait voir les panneaux d’acier éraflés de la machine entre les dalles de maçonnerie qui étaient tombées, ainsi que les énormes forets qui pointaient toujours comme les pinces d’un terrible crabe. Seuls deux des quatre instruments étaient visibles.

Le Boneshaker ne s’était pas contenté de casser les trois longues tables qui se trouvaient là, il les avait réduites en poussière. Il avait abattu et démoli des rangées d’étagères et d’armoire ; tout ce qui avait été effleuré, même légèrement, était en morceaux.

— C’est extraordinaire qu’il n’ait pas fait s’effondrer toute la maison, murmura Briar. Je t’avoue qu’à l’époque j’ai bien pensé qu’il allait le faire.

Même à travers son masque, l’air était froid et sentait le renfermé. Il était chargé de moisissure, de poussière et de Fléau depuis seize ans.

— Oui, répondit Zeke, approuvant tout ce qu’elle pourrait dire.

À première vue, il semblait que la machine était sur le flanc, mais cette impression n’était qu’une illusion due aux proportions de la salle. Elle était le nez en l’air, à un tiers sortie du sol de la cave. Ses forets, qui étaient chacun de la taille d’un poney, avaient fait voler tout ce qui était à proximité ; Briar se souvint d’avoir pensé à des fourchettes géantes qui tournoyaient dans un bol de spaghettis. Et, malgré la rouille qui rongeait leurs parties tranchantes, ils avaient toujours l’air aussi maléfiques.

Briar déglutit. Zeke s’accroupit comme s’il était sur le point de sauter, mais elle tendit un bras pour l’arrêter.

— Est-ce que tu vois, tout en haut, un dôme en verre épais, de la forme d’une balle de pistolet ?

— Je le vois.

— C’est là qu’il s’est assis pour conduire cette chose.

— Je veux m’asseoir dedans. Est-ce que je peux ? Est-ce qu’il s’ouvre toujours ? Est-ce que tu penses qu’il fonctionne encore ?

Il sauta avant qu’elle ne puisse l’arrêter, franchissant l’espace dévasté et atterrissant en douceur sur les marches au bord de la pièce remplie de décombres.

— Attends ! dit-elle en le suivant. Attends, ne touche à rien. Il y a du verre partout.

La lanterne dans les mains de Briar se balançait suite au saut qu’elle avait fait, donnant l’impression que la salle poussiéreuse et à moitié effondrée était remplie d’étoiles.

— J’ai mes gants, répondit Zeke.

Et il commença à se faufiler dans les décombres, passant à côté des forets et grimpant jusqu’à la place du conducteur.

— Attends ! dit-elle d’un ton pressant et autoritaire.

Il s’arrêta.

— Laisse-moi t’expliquer, avant que tu ne poses des questions.

Elle descendit les marches et alla le rejoindre, sur les piles de décombres et de roches et de ce qui restait des murs de la cave, qui recouvraient le Boneshaker comme une carapace de homard.

— Il a juré que c’était un accident. Il a dit qu’il y avait eu un problème avec la direction et la propulsion, et que la machine était devenue incontrôlable. Mais tu vois, par toi-même, comme il l’a parfaitement ramenée dans la cave lorsqu’il a eu fini.

Zeke acquiesça. Il se laissa tomber sur les genoux et écarta des mains autant de poussière qu’il pouvait, révélant d’autres parties du blindage en acier complètement cabossé.

— Il a juré qu’il ne savait pas ce qu’il était advenu de l’argent parce qu’il ne l’avait pas pris, et il a juré qu’il n’avait jamais voulu faire de mal à personne. Et, crois-le ou non, pendant quelques jours, il a réussi à se cacher ici. Personne ne savait exactement où était repartie la machine. Au début, personne n’a su qu’il était revenu ici aussi facilement qu’on fait demi-tour avec un chariot.

» Mais ton grand-père est venu le chercher. Je veux dire, tout le monde le cherchait mais, si quelqu’un savait où Levi était allé, c’était moi, alors il est venu ici.

» Je ne lui avais plus adressé la parole depuis que je m’étais enfuie pour me marier. Mon père n’avait jamais aimé Levi. Il pensait qu’il était trop vieux pour moi, et j’imagine qu’il avait raison. Mais, au-delà de ça, il pensait que Levi était mauvais, et il avait aussi raison sur ce point. Alors, la dernière fois que j’ai parlé à ton grand-père, je lui ai dit qu’il était un menteur parce qu’il accusait mon mari d’être un escroc ; j’ai menti, et j’ai dit que je ne savais pas où était Levi. Mais il était ici, dans son laboratoire.

— J’aurais aimé le connaître, dit Zeke. Votre père, je veux dire.

Elle ne savait pas quoi répondre à ça, et les mots restèrent coincés dans sa gorge, jusqu’à ce qu’elle arrive à dire :

— J’aurais aimé que tu le rencontres, moi aussi. Il n’était pas toujours très chaleureux, mais je pense qu’il t’aurait aimé. Je pense qu’il aurait été fier de toi.

Puis, elle s’éclaircit la gorge et dit :

— Mais j’ai été horrible avec lui la dernière fois que je l’ai vu. Je l’ai jeté dehors, et je ne l’ai plus jamais revu vivant. (Elle ajouta, plus pour elle-même que pour lui.) Et quand on pense que c’est Cly qui l’a ramené à la maison. Le monde est petit.

— Le capitaine Cly ?

— Oh, oui. C’était bien lui, même s’il était plus jeune à l’époque, et puis il n’était pas capitaine, j’imagine. Peut-être qu’il te racontera son histoire quand nous serons remontés à bord du dirigeable. Il te racontera l’évasion comme elle s’est vraiment passée, puisque tu as toujours voulu le savoir. Si quelqu’un peut te rapporter les faits comme ils se sont produits, c’est lui, puisqu’il y était. Mais plus tard, ce même soir, après que mon père est venu chercher Levi, je suis descendue dans le laboratoire, même si je savais que je n’étais pas censée le faire. Ton père était très pointilleux là-dessus, sur le fait que je ne devais pas entrer sans sa permission. Mais j’y suis allée, et je suis entrée alors qu’il avait le dos tourné. Il était sous ce dôme, travaillant avec des clés ou des boulons, le dos courbé et la tête enfouie dans les entrailles du Boneshaker. Alors, il ne m’a pas vue.

Zeke grimpait vers les commandes du conducteur, vers la bulle en verre plus épaisse que sa main. Il leva sa lanterne aussi haut que possible au-dessus de sa tête, et regarda à travers la surface éraflée.

— Il y a quelque chose à l’intérieur !

Briar se mit à parler plus rapidement.

— J’ai ouvert la porte du laboratoire, et là, il y avait toute une pile de sacs portant l’inscription « First Scandinavian Bank ». Là-bas, à l’endroit où cette table est à présent cassée, il y avait plusieurs sacs alignés et bourrés d’argent.

» Je me suis figée sur place, mais il m’avait repérée. Il s’est levé brusquement de ce siège et il m’a lancé le regard le plus noir que j’aie jamais vu. Il s’est mis à crier. Il m’a dit de sortir, puis il s’est rendu compte que j’avais déjà vu l’argent, et il a tenté une autre approche : il a admis qu’il l’avait volé, mais il m’a dit qu’il n’était pas au courant à propos du gaz. Il a juré que c’était un accident.

— Qu’est devenu l’argent ? demanda Zeke. Est-ce qu’il y en a encore ici ?

Ses yeux scrutaient ce qui restait de la pièce mais, ne voyant rien, il se mit à escalader le Boneshaker.

— Il en avait déjà caché la plus grande partie, poursuivit Briar. Ce que j’ai vu n’était qu’une fraction de l’argent qu’il n’avait pas encore eu le temps de planquer. J’en ai pris un peu quand je suis partie ; et je l’ai dépensé jusqu’au dernier centime. C’est comme ça que nous avons pu manger quand tu étais petit, avant que j’aille travailler à l’usine de traitement des eaux.

— Et le reste ?

Elle prit une profonde inspiration.

— Je l’ai caché à l’étage.

Et elle se mit à parler, encore plus vite qu’avant, essayant de cracher toute la vérité avant que Zeke n’ait l’occasion de poser les yeux dessus.

— Levi a essayé de me convaincre de fuir avec lui et de recommencer notre vie ailleurs, mais je n’avais pas envie d’aller ailleurs. Et, de toute façon, il était évident qu’il n’avait pas prévu de m’emmener. Il a commencé à hurler, et j’étais en colère, et j’avais peur. Et sur la table, celle qui était là, j’ai vu un des revolvers qu’il essayait de transformer en quelque chose de plus gros et de plus complexe.

— Mère !

Elle ne laissa pas son exclamation l’arrêter. Elle poursuivit :

— Je l’ai pris et je l’ai braqué sur lui, et il s’est moqué de moi. Il m’a dit de remonter et de réunir les affaires que je comptais emporter, parce que nous allions quitter la ville dans le Boneshaker, et que nous partirions dans une heure. Sinon, je pouvais rester là et mourir comme tous les autres. Il m’a tourné le dos, il est retourné dans la machine et il s’est remis à travailler, comme si je n’étais pas là. Il n’a jamais considéré que j’avais la moindre importance, de toute façon, dit-elle comme si cela venait juste de lui sauter aux yeux. Il pensait que j’étais jeune et sotte, et juste assez jolie pour décorer son salon. Il pensait que j’étais futile. Eh bien, je ne l’étais pas.

Zeke se tenait suffisamment près de la vitre rayée pour voir, lorsqu’il leva sa lanterne vers elle, une forme affalée.

— Mère !

— Je ne dis pas qu’il m’a menacée, ou qu’il a essayé de me frapper. Ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Ce qui s’est passé, c’est qu’il est retourné dans le Boneshaker, que je me suis glissée derrière lui, et que je l’ai tué.

La main de Zeke avait trouvé une poignée au niveau de son genou. Il s’en saisit, à deux doigts de la tirer, puis hésita.

— Vas-y, l’encouragea-t-elle. Regarde, ou bien tu vas passer le restant de tes jours à te demander si Minnericht ne disait pas la vérité.

Zeke regarda derrière lui, vers la porte où Briar se tenait immobile avec sa lanterne, puis il tira la poignée. Le dôme en verre grinça sur ses charnières et commença à se relever.

Un homme momifié était assis à l’intérieur, affalé vers l’avant, le visage caché.

Il manquait l’arrière de son crâne, même si des morceaux étaient éparpillés çà et là, accrochés à la vitre et sur le tableau de bord. Ces restes étaient devenus gris et noir, collés à l’endroit où ils étaient tombés après avoir jailli. Le cadavre desséché portait une blouse de couleur claire et des gants en cuir qui remontaient jusqu’aux coudes.

Plus calmement, et plus lentement, Briar déclara :

— Je ne peux même pas prétendre que je voulais te protéger. Je n’ai appris que j’étais enceinte que quelques semaines plus tard, alors je n’avais pas cette excuse. Voilà, tu sais tout. Je l’ai tué, dit-elle. Si tu n’existais pas, je pense que ça n’aurait pas eu d’importance. Mais tu es là, tu es mon fils, et tu étais le sien, qu’il te mérite ou non. Et que cela me plaise ou non, ça compte.

Elle attendit, observant qu’elle allait être la réaction de son fils.

À l’étage, ils entendirent tous les deux le bruit de pas lourds dans le salon. Le capitaine Cly cria :

— Mademoiselle Wilkes, vous êtes à l’intérieur ?

— Nous sommes en bas ! répondit-elle. Donnez-nous une seconde, nous montons.

Puis Briar s’adressa à son fils :

— Dis quelque chose, Zeke. Je t’en supplie, fiston. Dis quelque chose.

— Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? demanda-t-il, et il avait vraiment l’air de ne pas savoir.

— Dis-moi que tu ne me détestes pas, essaya-t-elle. Dis-moi que tu comprends ou, si tu ne comprends pas, dis-moi que ce n’est pas grave. Dis-moi que je t’ai dit tout ce que tu voulais savoir, et que maintenant tu ne peux plus m’accuser de te cacher quelque chose. Ou si tu ne peux pas me pardonner, alors dis-le ! Dis-moi que je t’ai fait du mal, de la même façon que je lui en ai fait il y a des années. Dis-moi que tu ne peux pas comprendre et que tu aurais préféré rester avec Minnericht dans cette gare. Dis-moi que tu ne veux plus jamais me voir, si c’est ce que tu ressens. Dis quelque chose. Mais ne me laisse pas comme ça sans savoir.

Zeke lui tourna le dos et regarda encore dans la bulle, les boutons, les leviers et les lampes. Il observa longuement le corps ratatiné de l’homme dont il n’avait jamais vu le visage. Puis il attrapa le dôme en verre et le rabaissa jusqu’à ce que le loquet se ferme en émettant un déclic.

Il se laissa glisser le long de l’énorme machine et s’arrêta à quelques pas de sa mère, qui était trop terrifiée pour pleurer, même si cela l’aurait soulagée.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-il.

— Maintenant ?

— Oui. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

Elle avala sa salive et relâcha la pression de ses doigts sur la sangle de sa sacoche. Elle voulut savoir :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire, est-ce que nous fouillons la maison, emportons ce que nous pouvons, et retournons aux Faubourgs ?

— Tu penses que peut-être nous devrions rester ici. C’est ça ?

— C’est ce que je vous demande. Est-ce que nous pouvons retourner dans les Faubourgs, maintenant ? Est-ce que vous aurez encore un travail ? Cela fait plusieurs jours que vous êtes partie, que nous sommes partis tous les deux, en fait. Peut-être qu’on devrait prendre l’argent qui reste et voir si le capitaine peut nous emmener à l’est. La guerre ne durera pas éternellement, n’est-ce pas ? Peut-être que si nous allons suffisamment au nord, ou suffisamment au sud… (Il arriva à court d’idées et de suggestions.) Je ne sais pas, conclut-il.

— Je ne sais pas non plus, dit-elle.

— Mais je ne vous déteste pas, ajouta-t-il. Je ne peux pas. Vous êtes venue dans cette ville pour me chercher. Personne d’autre au monde que vous n’aurait essayé.

Elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle essaya de les frotter, mais elle avait oublié qu’elle portait un masque.

— D’accord. Très bien. Je suis heureuse de l’entendre.

— Sortons d’ici. Montons et voyons ce que nous pouvons trouver. Et puis… Et puis… Que voulez-vous faire ?

Elle passa le bras autour de sa taille et le serra de toutes ses forces alors qu’ils remontaient ensemble les marches.

Dans les étages au-dessus, ils pouvaient entendre les pirates qui fouillaient dans les tiroirs, mettaient à sac les étagères et les armoires.

— Allons leur donner un coup de main, lança Briar. Il y a un coffre dans le plancher de ma chambre, sous le lit. J’ai toujours pensé que je reviendrais un jour, je ne savais simplement pas combien de temps ça me prendrait.

Elle renifla, presque heureuse. Elle demanda :

— Quoi qu’il arrive, nous allons nous en sortir, n’est-ce pas ?

— Je pense que oui.

— Et quant à ce que nous allons faire ensuite… (Elle passa devant lui et le ramena dans le couloir, où la lumière de leurs deux lanternes donna un peu de chaleur à l’espace étroit.) Nous avons le temps de décider. Je veux dire, nous ne pouvons pas rester ici. Les souterrains ne sont pas un endroit pour un garçon.

— Ni pour une femme, d’après ce que j’ai entendu.

— Ni pour une femme, sans doute, concéda-t-elle. Mais peut-être que cela ne s’applique pas à nous. Peut-être que je suis une meurtrière, et toi un fuyard. Peut-être que nous sommes faits pour cette ville, et ces gens, et peut-être que nous pouvons y faire quelque chose de bien. Ça ne peut pas être bien pire que la vie que nous avons de l’autre côté du mur.

L’immense ombre du capitaine Cly les rejoignit dans le salon, et Croggon Hainey arriva par la porte d’entrée, ajustant son masque et jurant toujours à propos de son ballon volé. Il fit une pause suffisamment longue pour dire :

— C’est étrange, mademoiselle Wilkes. Je ne crois pas avoir été invité à cambrioler la maison de quelqu’un auparavant.

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, aux bandes de papier peint qui se décollaient, au tapis moisi, et aux carrés d’étranges couleurs qui avaient autrefois été des tableaux. Des squelettes de meubles dépérissaient contre les murs et à côté de la cheminée, et les éclats cassants et tranchants d’une vitre brisée dessinaient de drôles de lignes sur les ombres brûlées à l’intérieur de l’âtre. Par les fenêtres, elle vit que le soleil était en train de se lever, à peine assez pour alléger le côté lugubre de la pièce, mais pas encore suffisamment pour lui donner un aspect réellement tragique.

Le sourire de Zeke s’était effacé, mais il l’arbora une nouvelle fois comme un étendard et dit :

— Difficile de croire qu’il y a quelque chose de valeur dans ce vieux taudis, mais maman a dit qu’il y avait de l’argent caché en haut.

Elle garda son bras autour de lui, le rapprochant autant que possible d’elle, et sentant la chaleur de son corps.

— C’est ma maison, déclara-t-elle aux deux capitaines. S’il reste quelque chose de valeur à emporter, alors allons-y. Sinon, j’en ai terminé. J’ai récupéré ce que je pouvais, et cela me suffit.

Zeke resta immobile pendant qu’elle lui passait la main dans les cheveux, puis il se retourna vers le capitaine Cly et demanda :

— Est-ce que c’est vrai que vous y étiez, pendant l’évasion ? Maman dit que vous êtes un de ceux qui ont ramené mon grandpère chez lui.

Cly acquiesça et répondit :

— C’est exact. Mon frère et moi. Fouillons cet endroit, remontons à bord, et alors je te raconterai tout, si tu veux. Je te raconterai toute l’histoire.

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