— Réveille-toi, Fiston. Tu es vivant ou tu es mort ?
Zeke ne savait pas vraiment qui parlait, ni si c’était bien à lui qu’on s’adressait.
Sa mâchoire lui faisait mal jusqu’aux oreilles. C’est ce qu’il remarqua en premier. Sa peau le brûlait, comme s’il s’était couché sur un poêle. Il sentit ensuite un poids sur son ventre, la pression inégale de quelque chose de lourd et dur. Vint ensuite une douleur vive dans son dos, à l’endroit où il était allongé sur quelque chose d’irrégulier et probablement coupant.
Quelqu’un le remuait, lui secouait la tête, cherchant désespérément à attirer son attention.
La pièce avait une drôle d’odeur.
— Fiston, debout, maintenant. Hé, ne joue pas au mort. Je vois bien que tu respires.
Il n’arrivait pas à savoir qui parlait. Ce n’était pas sa mère. Et ce n’était pas… Rudy, dont le nom le fit tressaillir et reprendre conscience soudainement. Se souvenir était une opération à la fois délicate et terrible. Soudain, il se rappela où il se trouvait, approximativement.
Il ouvrit les yeux et ne reconnut pas vraiment le visage qui était penché au-dessus de lui.
Presque androgyne à cause de l’âge, c’était pourtant celui d’une femme, se rendit compte Ezekiel. Elle était suffisamment vieille pour être sa grand-mère, il en était sûr, mais il était difficile d’être plus précis à la lumière de sa lanterne. Elle avait la peau un peu plus foncée que lui, de la couleur d’une blague à tabac en peau ou du pelage d’un cerf. Elle portait une veste d’homme, taillée pour quelqu’un de plus grand qu’elle. Quant à son pantalon trop large, dont les revers avaient été retroussés, il tenait grâce à une ceinture. Ses yeux étaient d’un brun sombre comme le café, et étaient surmontés de sourcils grisonnants qui s’accrochaient à son front comme des auvents.
Ses mains bougeaient comme des crabes, rapides et plus puissantes qu’elles ne le paraissaient. Elle lui enserra le visage.
— Tu respires, n’est-ce pas ?
— Oui… madame, répondit-il.
Il se demandait ce qu’il faisait allongé sur le dos, où pouvait bien être Rudy, comment il avait atterri là, depuis combien de temps il s’y trouvait et comment il allait faire pour rentrer chez lui.
Les sourcils gris broussailleux se froncèrent.
— Tu n’as pas respiré de Fléau, dis-moi ?
— Je ne sais pas, madame.
Il était toujours couché, perplexe. Il la regardait, trop hébété pour faire autre chose que répondre à une question directe.
Elle se releva et Zeke comprit alors qu’elle s’était tenue accroupie à côté de lui.
— Si tu en avais inhalé, tu ne serais pas capable de faire le malin. Alors je dirais que tout va bien, sauf si tu t’es cassé quelque chose. Je ne peux pas le voir. Tu t’es cassé quelque chose ?
— Je ne crois pas, madame.
— Madame. Tu es un petit rigolo, toi.
Ce n’était pas une question.
— Je n’essaie pas d’être rigolo, marmonna-t-il.
Il tenta de s’asseoir, mais quelque chose de large et plat l’en empêchait et, quand il plaça les doigts dessus pour la repousser, il s’aperçut qu’il s’agissait d’une porte.
— Pourquoi est-ce qu’il y a une porte sur moi ?
— Fiston, elle t’a carrément sauvé la vie. Elle t’a servie de bouclier sur toute la descente des escaliers. Ça t’a évité de te faire écraser. Ce qu’il s’est passé, vois-tu, c’est qu’un dirigeable a heurté la tour. Il s’est écrasé, on peut dire, directement sur son flanc. S’il était tombé encore plus brutalement, il aurait pu traverser les étages sécurisés, et alors tu n’aurais plus été qu’un gamin mort, il me semble.
— Je suppose que oui. Madame ? demanda-t-il.
— Arrête de m’appeler madame.
— D’accord, madame, répondit-il par habitude plus que par entêtement. Je suis désolé. Je me demandais seulement si vous étiez la princesse que nous avons rencontrée dans les tunnels. Vous êtes la princesse ?
— Appelle-moi mademoiselle Angeline. Ce sera amplement suffisant, mon garçon.
Zeke répondit :
— Mademoiselle Angeline, je m’appelle Zeke.
Il fléchit les jambes pour pouvoir repousser la porte, et il s’assit. Grâce à l’aide de la femme, il se releva ; sans elle, il serait retombé. Sa vue se brouilla et il ne vit plus rien qu’un trou noir. Des éclairs pulsaient dans son crâne au même rythme qu’une veine qui battait à sa tempe.
Il se ressaisit et pensa que ça devait faire cet effet de perdre connaissance. Puis il se dit que la princesse Angeline avait plus de force dans les bras que bien des hommes qu’il avait rencontrés.
Elle le tint, le souleva et l’appuya contre un mur.
— Je ne sais pas ce qu’il est advenu de ton déserteur, déclara-t-elle. Il t’a laissé tomber aussi, j’imagine.
— Rudy, répondit Zeke. Il m’a dit qu’il n’avait pas déserté.
— Et il est menteur, avec ça ! Tiens, prends ton masque. L’air n’est pas terrible, ici. Certaines fenêtres ont été cassées à l’étage et le Fléau est en train de s’infiltrer. Te revoilà au sous-sol. C’est mieux qu’ailleurs, mais tous les joints sont flingués.
— Mon masque. Mes filtres sont bouchés.
— Non. J’ai découpé deux des miens et les ai insérés à la place des tiens. Ça tiendra encore pendant un moment, largement assez pour sortir de la ville, en tout cas.
Il rechigna :
— Je ne peux pas encore sortir. Je suis venu ici pour aller jusqu’à Denny Hill.
— Fiston, tu es loin de la colline. J’ai essayé de te prévenir, là-bas, dans les tunnels. Ce vieil Osterude ne te ramenait pas à la maison. Il te conduisait à ce vieux démon qu’ils appellent Dr. Minnericht, et Dieu seul sait ce qui te serait arrivé là-bas. Zeke, dit-elle en s’adoucissant un peu, tu as une maman à l’extérieur et, si tu ne rentres pas chez toi, elle va vraiment s’inquiéter. Ne lui fais pas ça. Ne la laisse pas croire qu’elle a perdu son enfant.
Une ombre de douleur passa sur son visage et, pendant un moment, celui-ci sembla fait de granit.
— Madame ?
Le granit s’effrita et disparut.
— Ce n’est pas bien du tout de faire ça à une mère. Il faut rentrer à la maison. Tu es déjà parti une journée complète, et il est tard, c’est bientôt le matin. Viens avec moi maintenant, d’accord ? (Elle tendit une main, qu’il prit, faute de savoir quoi faire d’autre.) Je pense que j’ai trouvé un moyen pour que tu puisses retourner rapidement dans les Faubourgs.
— Peut-être, peut-être que c’est mieux, répondit-il. Je peux toujours revenir plus tard, non ?
— Bien sûr, si tu tiens absolument à te faire tuer. J’essaie de te donner un coup de main, figure-toi.
— Je le sais et je vous en remercie, répondit-il, toujours en proie au doute. Mais je ne veux pas partir, pas encore. Pas avant d’avoir vu l’ancienne maison.
— Tu n’es pas en état pour cela, jeune homme. Pas du tout. Regarde-toi, la tête toute tourneboulée et les vêtements déchirés. Tu as déjà de la chance de ne pas être mort. Tu as de la chance que je t’aie suivi pour te tirer des griffes de ce vieux démon avec son bâton qui crache le feu.
— J’aimais bien sa canne, confia Zeke, tout en acceptant à contrecœur de remettre son masque. Elle était bien. Elle l’aidait à marcher et à se défendre aussi. Après la bataille où il a été blessé…
Elle l’interrompit :
— Osterude n’a été blessé dans aucune bataille. Il s’est enfui avant d’avoir eu le temps de se faire abattre. Il s’est fracassé la hanche en tombant ivre mort il y a quelques années. Maintenant, il prend de l’opium, du whisky et du suc-citron pour éviter de trop souffrir. N’oublie pas ce que je te dis, fiston : ce n’est pas ton ami. Ou peut-être devrais-je dire ce n’était pas ton ami, je ne sais pas si la chute l’a tué ou non. Je n’ai pas réussi à lui mettre la main dessus.
— Est-ce que nous sommes au sous-sol ? demanda Zeke en changeant de sujet.
— Oui, je te l’ai déjà dit. Tu as glissé tout le long des escaliers, lorsque le dirigeable s’est écrasé contre la tour.
— Un ballon s’est écrasé contre la tour ? Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? s’exclama-t-il.
— Il n’a pas fait exprès, espèce d’andouille. Je ne sais pas exactement pourquoi. Brink est plutôt un bon capitaine, mais je ne reconnais pas son ballon. Il doit être neuf et peut-être qu’il n’a pas encore l’habitude de le piloter. Ils ont sans doute eu un petit accident, c’est tout. Et maintenant ils sont là-haut en train de réparer les dégâts pour pouvoir repartir.
Ses yeux s’habituaient à la lumière de la lanterne et il réalisa, avec quelques difficultés, qu’elle tenait quelque chose de plus bizarre que le modèle à huile habituel.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une lanterne.
— De quel type ?
— Du type qui ne s’éteindra pas sous la pluie, répondit-elle. Et maintenant, lève-toi, fiston. Nous allons devoir grimper quelques étages jusqu’au sommet de la tour, où est amarré le dirigeable. C’est tout un bazar, une sorte de puzzle appelé le Clementine, qui appartient à des pirates. Et, pour que ce soit clair (elle baissa la voix), quand j’ai dit que le capitaine avait un ballon neuf, je ne voulais pas dire qu’il sortait de l’usine, mais plutôt qu’il l’avait volé.
— Et vous allez me laisser avec lui ? grommela Zeke. Je n’aime pas trop l’idée que des pirates me larguent de l’autre côté du mur.
Mais elle insista.
— Ils ne te feront rien. Je les ai bien payés et ils me connaissent trop bien pour te faire du mal une fois qu’ils m’auront donné leur parole. Ils ne te réserveront pas de traitement de faveur, mais ils ne te feront rien de pire que ce que tu as déjà subi.
Tour à tour maternelle et aussi autoritaire qu’un militaire, la princesse le guida dans les décombres de la cage d’escalier et lui dit :
— Allez, viens. C’est plus dégagé en haut que ça en a l’air. Tout est tombé au fond, comme toi.
Zeke ne savait que penser alors qu’il suivait l’ascension rapide et agile de sa guide. Il n’y avait absolument aucune lumière en dehors de l’étrange lueur blanche de la lanterne d’Angeline, même lorsqu’ils eurent grimpé un étage ou deux et qu’il put jeter un œil à la nuit noire de l’autre côté des fenêtres. Il faisait sombre, et il était si tard qu’il allait bientôt être tôt.
— Je lui ai laissé un mot, mais… ma mère va me tuer.
Elle répondit :
— Tout dépend du timing. Le truc, c’est d’être absent suffisamment longtemps pour qu’elle ne soit plus en colère et commence à s’inquiéter… Mais il ne faut pas qu’elle s’inquiète trop, sinon elle va s’énerver à nouveau.
Zeke sourit dans son masque en la suivant.
— Vous devez avoir des enfants, vous aussi.
Elle ne lui rendit pas son sourire. Il le sut parce que son ton ne se fit pas plus léger lorsqu’elle hésita sur la marche suivante, couverte de débris, et qu’elle poursuivit son ascension en répondant :
— J’ai eu une fille. Il y a longtemps.
Il y avait dans le ton employé quelque chose qui le retint de l’interroger davantage.
Il soufflait et haletait derrière elle, étonné par son énergie et sa force. Et il avait d’autres questions en tête. Il était curieux de savoir quel âge elle avait, mais écarta cette idée et demanda plutôt :
— Pourquoi vous habillez-vous comme un homme ?
— Parce que ça me plaît.
— C’est bizarre, répondit-il.
Elle enchaîna :
— Bien. Tu peux poser l’autre question si tu veux. Je sais que ça te trotte dans la tête. Tu y penses tellement fort que je l’entends presque. C’est comme écouter les corbeaux au dehors.
Zeke ne comprenait pas ce que tout cela signifiait, mais il n’allait pas lui demander directement quand elle était venue au monde, alors il prit une voie détournée.
— Pourquoi il n’y a pas de jeunes, ici ?
— De jeunes ?
— Eh bien, Rudy était suffisamment vieux pour être mon père, au moins. Et j’ai vu quelques Chinois, mais la plupart étaient aussi âgés, voire plus. Et puis il y a… vous. Est-ce que tout le monde ici est…
— Vieux ? termina-t-elle. En tenant compte du fait que ta conception de la vieillesse et la mienne sont deux choses très différentes, ton observation est juste. Et il est évident qu’il y a une raison à cela. Elle est simple, et tu peux la trouver toi-même en cherchant un peu.
Il écarta une poutre de son chemin pour éviter de devoir passer dessous.
— Je suis un peu occupé pour réfléchir, répondit-il.
— Voyez-vous ça ! Trop occupé pour réfléchir ! C’est là qu’il faut réfléchir encore plus rapidement. Sinon, comment comptes-tu tenir ici plus longtemps qu’une puce sur un chien ?
Elle marqua une pause en arrivant à un palier et attendit qu’il arrive à sa hauteur. Elle leva la lanterne et regarda en haut et en bas, puis dit :
— J’entends les hommes là-haut, dans le dirigeable. Ils ne sont pas particulièrement sympathiques, tous autant qu’ils sont, mais je pense que ça ira pour toi. Tu réfléchiras en route, n’est-ce pas ?
— Oui, madame.
— Bien. Et maintenant, pendant que nous marchons, dis-moi pourquoi il n’y a pas de gamins comme toi ici.
— Parce que… (Il se rappela ce que Rudy avait dit sur les Chinois et le fait qu’ils n’avaient pas de femmes). Il n’y a pas de femmes ici. Et, en général, ce sont elles qui s’occupent des enfants.
Elle fit semblant de prendre la mouche et rétorqua :
— Pas de femmes ? J’en suis une, au cas où tu n’aurais pas remarqué. Il y en a ici.
— Mais je voulais dire, des femmes jeunes, balbutia-t-il avant de se rendre compte que sa formulation ne convenait pas vraiment. Je veux dire, plus jeunes que… heu… Des femmes qui peuvent avoir des enfants. Je sais qu’il n’y a pas de Chinoises. Rudy l’a dit.
— Eh bien, tu sais quoi ? Il t’a au moins dit la vérité sur quelque chose. Il avait raison, oui. Il n’y a pas de Chinoises dans la ville, ou s’il y en a, je ne les ai pas vues. Cela dit, je connais une autre femme qui vit ici. Elle tient un bar et n’a qu’un bras. Elle s’appelle Lucy O’Gunning et, manchote ou pas, elle est capable de briser des portes, des hommes et des Pourris. C’est un sacré phénomène. (Il y avait de l’admiration dans la voix d’Angeline.) Mais cela étant, je dois dire qu’elle est suffisamment vieille pour être ma fille. Et elle est également suffisamment âgée pour être ta mère, voire ta grand-mère. Alors, continue de réfléchir, mon garçon. Pourquoi n’y a-t-il pas de jeunes ici ?
— Donnez-moi un indice, demanda-t-il en grimpant derrière elle une nouvelle volée de marches encombrées et poussiéreuses.
Il ne savait pas combien d’étages ils avaient déjà passés, mais il était fatigué et n’avait pas envie de continuer. Pourtant il n’avait pas le choix. Elle ne ralentissait pas et c’était elle qui tenait la lumière, alors il suivait.
— Tu veux un indice, d’accord. Depuis combien de temps cette muraille existe-t-elle ?
— Quinze ans, répondit-il. À quelques mois près. Ma mère a dit qu’ils l’ont terminée le jour de ma naissance.
— Vraiment ?
— C’est ce qu’on m’a dit, jura-t-il.
Et il commença à faire des calculs. Il pensa à sa mère qui avait à peine vingt ans, à cette époque. S’exprimant lentement, car il luttait pour respirer à travers le masque et pour combattre la fatigue, il tenta :
— La plupart des gens qui vivent ici, ils sont là depuis tout ce temps ?
— La plupart, oui.
— Alors, s’ils étaient déjà des hommes à l’époque… et des femmes, ajouta-t-il rapidement, adultes d’une vingtaine ou une trentaine d’années… Cela veut dire qu’aujourd’hui ils ont plus de la trentaine ou de la quarantaine.
Elle s’arrêta et balaya la zone autour d’elle avec la lumière, le frappant presque en plein front.
— Voilà ! C’est bien. Tu as bien réfléchi, même si tu halètes comme un chiot. (Après une pause songeuse, elle ajouta :) J’ai entendu dire qu’il y avait quelques jeunes garçons dans Chinatown. Ils ont été ramenés par leurs pères et leurs oncles. Certains sont peut-être orphelins. Je ne sais pas. Et Minnericht, puisque c’est comme ça qu’il se fait appeler, fait venir quelques jeunes, de temps en temps. Mais tu dois comprendre que la plupart des gens qui ne sont pas là depuis toujours… n’arrivent pas à s’y habituer. Ils ne restent pas longtemps. Je ne peux pas dire que je les blâme.
— Moi non plus, répondit-il.
Il fit alors trois vœux. Le tout premier était de rentrer chez lui, si l’univers voulait bien le prendre en pitié. Il était épuisé et nauséeux à force de respirer l’air puant et filtré, et sa peau irritée tiraillait de tous les côtés. Le visage du Chinois assassiné apparaissait toujours devant lui lorsqu’il fermait les yeux, et il ne voulait pas rester à proximité de son cadavre, ni même à l’intérieur des murs de la même ville.
— Bientôt, lui promit Angeline.
— Quoi ?
— Bientôt, tu seras sorti d’ici et en route pour chez toi.
Il plissa les yeux derrière le masque et lança :
— Vous pouvez lire dans les pensées des gens ?
— Non, mais je les cerne assez bien.
Zeke entendait une rumeur, au-dessus de lui, sur la gauche. Le fracas des outils contre l’acier et les jurons des hommes agacés dans leur masque de protection. De temps en temps, le bâtiment tremblait comme s’il avait été à nouveau heurté par quelque chose et, à chacun de ces chocs, le garçon devait se tenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre. Rudy avait raison sur deux points : il n’y avait pas de femmes dans Chinatown et il n’y avait pas de rampes dans la tour inachevée.
— Mademoiselle Angeline ? lança-t-il, tandis qu’à l’angle suivant, le monde lui parut s’éclaircir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Nous sommes bientôt arrivés. Tu vois ? Les fenêtres sont toutes brisées et la lumière de la lune parvient à l’intérieur. Nous sommes tout près de l’endroit où ils se sont écrasés contre cette bonne vieille tour.
— Bien. Je me demandais simplement quelque chose. Rudy n’avait pas l’air de vouloir en parler et vous ne l’avez pas mentionné… Qui est ce Dr. Minnericht que vous avez évoqué tous les deux ?
La princesse ne s’arrêta pas, mais elle sursauta et tressaillit, comme si elle avait vu un fantôme ou assisté à un meurtre. Elle se raidit et rentra les épaules. Elle avait l’air d’une petite pendule toute frêle, tellement remontée qu’elle était prête à craquer. Elle répondit :
— Ce n’est pas son nom.
Et soudain elle se retourna, manquant une nouvelle fois de l’assommer avec sa lanterne, car elle ne savait pas à quelle distance il la suivait. Même sous son masque, son visage présentait des canyons et des pics ; son nez en bec d’aigle et ses yeux enfoncés, légèrement inclinés, dressaient la carte d’une personne en colère.
De sa main libre, elle saisit l’épaule de Zeke et le tira près d’elle, jusqu’à ce que la flamme blanche lui brûle presque le visage. Elle le secoua et le tira encore plus près, puis dit :
— Si quelque chose se passe mal, peut-être qu’il vaut mieux que tu saches. Nous sommes sur ses terres, dans cette partie de la ville. Si la situation tourne à la catastrophe et que tu n’arrives pas à prendre ce ballon, ou si tu tombes et qu’il te trouve, il vaut mieux que tu sois prêt.
Au dessus, les hommes juraient plus fort, dans un anglais prononcé avec toutes sortes d’accents. Zeke essaya de ne pas les écouter, et de ne pas fixer les rides profondes qui zébraient le visage tanné de la princesse. Mais il était hypnotisé par sa rage, incapable de bouger, ne serait-ce que pour détourner les yeux des siens.
— Il n’est pas médecin et il n’est pas allemand, en dépit du nom qu’il s’est choisi. Il ne vient pas de Hesse, ce n’est ni un étranger, ni un autochtone. Mais c’est ce qu’il aime dire, expliqua-t-elle.
Elle sursauta, comme si quelque chose de nouveau et d’horrible l’avait soudain frappée. Puis elle poursuivit, la flamme se reflétant dans ses yeux :
— Quoi qu’il affirme, quoi qu’il prétende, il n’est pas d’ici et il n’est pas l’homme qu’il dit être. Il ne révélera jamais la vérité parce qu’il vaut mieux pour lui qu’il mente. S’il te trouve, il voudra te garder, et plus j’y pense, plus je suis sûre que c’est ce qu’il fera. Mais rien de ce qu’il te dira ne sera vrai. Garde ça en tête et tu survivras à une rencontre avec lui, si jamais ça devait se produire. Mais…
Elle se recula et la peur panique qui s’était emparée d’elle s’atténua petit à petit.
— Mais nous n’avons qu’à faire en sorte que ça n’arrive pas, reprit-elle en lui tapotant la tête, ébouriffant ses cheveux et faisant dans le même temps frotter les sangles du masque contre sa peau irritée. Alors montons, que tu prennes ce ballon.
Elle le relâcha et, retrouvant le sourire, se lança dans l’ascension d’une nouvelle volée interminable de marches, jusqu’à atteindre le sommet et sentir un vent frais dans les escaliers.
Ezekiel devait faire attention à ne pas oublier que l’air n’était pas totalement respirable. Il était seulement froid et provenait de l’extérieur. Cela ne voulait rien dire, et surtout pas qu’il pouvait enlever son masque, même s’il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir le faire. Il était bouleversé par la diatribe d’Angeline et troublé par les hommes bruyants et bourrus qui travaillaient sur le plancher au-dessus de lui.
La princesse ouvrit la voie avec sa lanterne et salua les membres de l’équipage par un juron qui fit rire Zeke.
Ils se retournèrent pour regarder la vieille femme et son étrange lampe blanche, ainsi que le gamin efflanqué et ébouriffé qui se trouvait derrière elle.
Il compta cinq hommes, dispersés dans la salle, qui s’activaient à des choses utiles, comme calfeutrer des trous ou taper des maillets contre des boulons tordus qui sortaient du fuselage d’un dirigeable si grand que le garçon ne pouvait même pas en voir l’extrémité. Seule une partie de la coque était venue se fracasser contre la rangée de fenêtres, qui avaient été réduites en poussière sous l’impact.
Le Clementine était soit bloqué, soit amarré de force. Zeke ne connaissait pas la différence et ne savait pas non plus si c’était important.
Attaché aux poutres de soutien du mur, le ballon était presque entièrement entré dans le bâtiment où les cinq hommes travaillaient à réparer ses pièces cabossées. Une large brèche était sur le point d’être refermée sous les efforts acharnés d’un homme muni d’une pince aussi grosse qu’un arbrisseau, alors qu’un autre, portant un masque orange foncé, remontait les mailles d’un filet amoché.
Deux des cinq pirates rendirent son salut à la princesse par d’autres grossièretés. L’un d’eux semblait être le responsable.
Ses cheveux étaient roux sous les sangles du masque et son corps massif était couvert de tatouages complexes et de cicatrices. Sur un bras, Zeke repéra un poisson aux écailles argentées, et sur l’autre, un taureau bleu foncé.
Angeline lui demanda :
— Capitaine Brink, êtes-vous bientôt prêt à repartir ?
— Oui, mademoiselle Angeline, répondit l’homme. Une fois que cette fissure dans la coque sera refermée, nous pourrons décoller et prendre un passager ou deux. C’est votre ami ?
— C’est le garçon, répondit-elle, en esquivant l’insinuation. Vous pouvez le déposer n’importe où à l’extérieur, du moment que vous le sortez de là. Et, lors de votre prochain passage, je vous donnerai le reste de ce que je vous ai promis.
Il ajusta son masque tout en observant Zeke de haut en bas, comme s’il envisageait d’acheter un cheval.
— Ça me convient, madame. Mais il vaut mieux que vous sachiez que notre prochain passage risque de ne pas se faire de sitôt. Nous sommes un peu pressés de continuer, et de partir loin.
— Pourquoi ça ? demanda-t-elle.
— Nous suivons le marché, répondit-il vaguement. Rien qui ne doive vous inquiéter tous les deux, il n’y a pas de problème. Fiston, entre dans la cabine. Angeline, vous êtes sûre de ne pas vouloir quitter la ville ?
— Oui, capitaine, merci. J’ai des affaires à régler ici. J’ai un déserteur à tuer, ajouta-t-elle tout bas.
Zeke l’entendit et demanda :
— Vous n’allez pas vraiment le faire, n’est-ce pas ?
— Non, probablement pas, mais je vais l’épingler.
Elle avait répondu avec désinvolture et observa les hommes poursuivre leurs réparations. Puis, s’adressant à Brink :
— Il ne ressemble pas au dernier ballon dans lequel je vous ai vu.
Il avait pris un maillet et donnait de grands coups sur une plaque tordue. Il s’interrompit pour lui répondre :
— Il est nouveau. Vous avez l’œil !
— Et vous l’avez appelé Clementine ?
— Oui, c’était le nom de ma maman. Elle n’a pas vécu assez longtemps pour le voir voler.
— C’est très attentionné de votre part, déclara-t-elle.
Mais il y avait un doute dans sa voix, même si elle essayait de le cacher à Zeke.
— Quelque chose ne va pas ? murmura celui-ci.
— Non, répondit-elle d’une voix neutre. Tout va bien. Je les connais, lui assura-t-elle. Voici le capitaine Brink, comme tu l’auras très certainement deviné. À côté de lui, c’est son second, Parks ; et là-bas, avec les filets, c’est monsieur Guise. C’est bien ça ?
— C’est ça, confirma le capitaine, sans même les regarder. Et les deux que vous ne reconnaissez pas s’appellent Main-du-Ciel et Poing-d’Ours. Ils sont frères. Je les ai trouvés en Oklahoma la dernière fois que nous y sommes passés.
— Oklahoma, répéta Angeline. Êtes-vous mes frères ? leur demanda-t-elle.
Zeke fronça les sourcils.
— Vous avez des frères que vous ne connaissez pas ?
— Mais non, andouille, répondit-elle sans méchanceté. Je voulais savoir s’ils sont indiens, comme moi. Ou même de quelle tribu ils viennent.
Mais aucun des hommes ne répondit. Ils continuèrent de travailler, enfoncés jusqu’aux coudes dans le moteur en forme de chaudière qui avait noirci d’un côté et qui fumait de façon inquiétante de l’autre.
— Ils n’ont pas voulu vous manquer de respect, mademoiselle Angeline, déclara Brink. Aucun des deux ne parle anglais correctement. Je ne pense pas qu’ils comprennent le Duwamish non plus, d’ailleurs. Ça ne les empêche pas de travailler comme des mulets et de bien connaître la mécanique.
Sous les sangles de leur masque, Zeke pouvait voir leurs cheveux noirs et raides ; leurs avant-bras étaient foncés, mais ils pouvaient parfaitement avoir été noircis par la cendre ou la suie. Quoi qu’il en soit, il était facile de deviner qu’ils étaient indiens, comme mademoiselle Angeline. Aucun des deux hommes ne releva la tête. S’ils avaient conscience d’être le sujet de la discussion, ils s’en moquaient.
Zeke demanda tout bas à Angeline :
— Êtes-vous sûre de bien connaître ces hommes ?
— Nous nous connaissons tous ici, répondit-elle.
Le capitaine lança :
— Bon, nous devrions pouvoir décoller dans quelques instants.
Zeke eut l’impression que l’homme était inquiet, et ne voulait pas le montrer.
Parks, le second, regarda par la fenêtre, ou du moins essaya, mais bien entendu le ballon lui bouchait la vue. Il échangea un regard avec le capitaine, qui fit des signes pour que tout le monde se dépêche.
— On est prêt ? demanda Parks.
M. Guise, un homme bien en chair qui portait un pantalon retroussé et un maillot de corps, répondit :
— Assez pour voler, je pense. On charge, et c’est parti !
La princesse Angeline regardait la scène avec inquiétude, mais elle masqua celle-ci par de l’enthousiasme lorsqu’elle se rendit compte que Zeke l’observait et avait remarqué sa préoccupation.
— C’est l’heure, dit-elle. Ce fut un plaisir de te rencontrer, Zeke. Tu as l’air d’un gentil garçon, et j’espère que ta mère ne te donnera pas une trop grosse raclée. Rentre à la maison, maintenant, et peutêtre qu’on se reverra un jour.
Pendant un moment, il crut qu’il allait avoir droit à une embrassade, mais la princesse ne le serra pas dans ses bras. Elle se contenta de s’éloigner et repartit vers le couloir, disparaissant dans les escaliers.
Zeke se tenait gauchement au milieu de la pièce aux fenêtres brisées, balayée par le vent, éventrée par l’aéronef de guerre échoué.
L’aéronef de guerre.
Ces mots lui vinrent à l’esprit sans qu’il sache pourquoi. Le Clementine n’était qu’un simple dirigeable, un assemblage de pièces réunies pour en faire une machine capable de voler au-dessus des montagnes en transportant un chargement. Mais il se dit qu’il y avait quelque chose de plus brutal qui se dégageait de cette coque d’un noir mat.
Il demanda au capitaine, qui rangeait à la hâte ses outils dans un sac en cuir cylindrique suffisamment grand pour contenir un homme :
— Monsieur ? Où est-ce que…
— N’importe où, répondit l’homme vivement. La princesse a payé ton passage et nous n’allons pas lui faire faux bond. Elle est vieille, mais je ne me risquerai pas à l’énerver. J’aime avoir mes boyaux là où ils sont, merci bien.
— Heu… merci, monsieur. Est-ce que je vais… à l’intérieur ?
— Oui, fais donc ça. Reste près de la porte. Vu la tournure que prennent les choses, nous risquons de devoir t’expédier d’un peu plus haut que prévu.
Zeke écarquilla les yeux.
— Vous allez me… jeter hors du ballon ?
— Oh, nous t’attacherons à une corde, avant. On ne va pas te laisser t’écraser, d’accord ?
— D’accord, répondit Zeke, mais il n’avait pas l’impression que le capitaine plaisantait et la peur le saisit.
Tout comme l’inquiétude d’Angeline avait été contagieuse, l’impatience et la nervosité de l’équipage faisaient leur chemin dans la tête du garçon. Il y avait quelque chose dans leurs mouvements qui s’était accéléré depuis le départ de la vieille Indienne, donnant l’impression à Zeke qu’ils s’étaient retenus en sa présence. Ça ne lui disait rien qui vaille.
Coincée à côté du mur et maintenue assez fermement en place, une porte dans la coque avait été ouverte pour que l’équipage puisse librement aller et venir. Zeke la désigna du doigt et le capitaine acquiesça, l’encourageant à entrer.
— Mais ne touche à rien ! C’est un ordre, fiston, et si tu désobéis, il vaudrait mieux que tu apprennes à voler avant que nous repartions. Car j’omettrai la corde, promit-il.
Zeke leva les mains et dit :
— J’ai compris, j’ai compris. Je ne toucherai à rien. Je reste à l’intérieur, juste là, et…
Réalisant que personne ne l’écoutait, il s’arrêta et franchit la porte avec précautions.
L’intérieur du ballon était lugubre, froid et pas complètement sec, mais plus clair que Zeke ne s’y attendait, car il était éclairé par une ribambelle de petites lampes accrochées au mur sur des bras mobiles. L’une d’elles était brisée et les morceaux jonchaient le sol.
Il se redressa et observa la pièce d’un bout à l’autre, en veillant à ne même pas frôler les commandes complexes et les leviers suspendus. Sa mère avait une expression sur le fait d’être blanc comme neige, et il entendait la respecter à la lettre afin de ne pas s’attirer d’ennuis.
La soute à marchandise était ouverte et béante. Lorsque Zeke passa la tête à l’intérieur, il vit des caisses empilées dans les coins, ainsi que des sacs suspendus. Son copain Rector lui avait un peu expliqué comment le Fléau était ramassé pour être traité. Il pouvait donc deviner à quoi ils servaient. En revanche, les caisses ne portaient pas d’étiquettes et il n’avait donc aucune idée de ce qu’elles contenaient. En tout cas, cela signifiait que le Clementine ne transportait pas du gaz, mais autre chose.
À l’extérieur, quelqu’un laissa tomber bruyamment une clé anglaise.
Zeke recula d’un bond, comme s’il avait été attaqué, alors qu’il n’y avait personne près de lui et qu’aucun membre de l’équipage ne semblait avoir remarqué qu’il s’était éloigné de l’encadrement de la porte où il avait reçu l’ordre de rester. Il revint rapidement sur ses pas et se planta à côté de l’entrée, juste au moment où M. Guise et Parks ramenaient leurs outils. Les deux hommes ne se préoccupèrent pas de lui, mais le capitaine se renfrogna lorsqu’il essaya de les suivre :
— Tu restes là, d’accord ?
— Oui, monsieur.
— Brave petit. Il y a une sangle au-dessus de ta tête. Accroche-toi. Nous partons.
— Maintenant ? s’étonna Zeke.
M. Guise prit une veste sur le dossier d’un fauteuil et l’enfila.
— Vingt minutes plus tôt, ça aurait été mieux, mais maintenant, ça fera l’affaire.
— Mais ça aurait été mieux, ronchonna Parks. Ils seront bientôt à nos trousses.
Puis, voyant Zeke du coin de l’œil, il se tut.
— Je sais, acquiesça le capitaine, répondant ainsi à la remarque que son second avait sur le bout de la langue. Et encore, Guise nous a fait gagné quarante minutes. Mais on a complètement foutu en l’air notre heure d’avance.
Parks serra les dents si fort que sa mâchoire, visible à l’extérieur du masque, sembla aussi dure que du granit.
— Ce n’est pas ma faute si les propulseurs étaient mal indiqués. Je n’ai pas heurté cette fichue tour exprès.
— Personne n’a dit que c’était ta faute, répondit Brink.
— Il vaut mieux que personne ne le dise, grogna l’homme. Zeke eut un petit rire nerveux et déclara :
— En tout cas, moi je n’ai rien dit, c’est sûr.
Tout le monde l’ignora. Les deux Indiens remontèrent à bord et se mirent immédiatement à tirer sur la porte pour la fermer. Celle-ci commença par résister, puis succomba à la puissance des quatre bras qui la tiraient pour la mettre en place. L’un d’entre eux fit tourner un volant sur la porte et le verrouilla, puis tout le monde prit position sur le pont encombré.
— Où sont ces fichus évents pour la vapeur ? demanda M. Guise en levant la main et serrant le poing.
— Essaie le panneau de gauche, lança le capitaine.
M. Guise prit place dans le fauteuil principal, pivota et se balança.
Il coinça ses pieds sous la console et essaya de se rapprocher du tableau de bord, mais son siège refusa de bouger.
Zeke recula contre le mur et s’y appuya, la main passée dans la sangle suspendue au-dessus de sa tête. Il surprit le regard d’un des frères indiens, il ne savait pas lequel, posé sur lui, alors il dit :
— Vous, heu… ne volez pas avec ce ballon depuis bien longtemps, n’est-ce pas ?
— Faites taire ce gamin, lança Parks sans se retourner. Je me fiche de savoir comment, mais faites-le taire, ou je m’en occupe.
Le capitaine regarda tour à tour l’adolescent et son second, puis fixa Zeke qui commençait déjà à balbutier :
— Je me tais ! Je me tais ! Je suis désolé, j’essayais seulement… Je voulais simplement… Je voulais juste discuter…
— Personne n’a envie de discuter avec toi, lui asséna M. Guise.
Le capitaine acquiesça.
— Contente-toi de la boucler et tout ira bien, je n’aurai rien à expliquer à cette vieille folle. Ne nous oblige pas à te jeter dehors sans filet ou sans corde, fiston. Nous le ferons si nous y sommes obligés, et je lui dirai que c’était un accident. Elle ne pourra pas prouver le contraire.
Zeke en était déjà arrivé à cette conclusion. Il se fit donc aussi petit que possible, écrasant son dos osseux contre les planches et essayant de ne pas succomber à la peur.
— Tu as compris ? demanda le capitaine en le regardant droit dans les yeux.
— Oui, monsieur, répondit-il.
Il aurait voulu demander s’il pouvait retirer son masque, mais il n’avait aucune envie de risquer de les mettre en colère. Il était persuadé que n’importe lequel des ces hommes lui aurait tiré une balle dans la tête pour un simple « bonjour ».
Les joints du masque frottaient contre sa peau et les sangles lui serraient le crâne si fort qu’il avait l’impression que sa cervelle allait lui sortir par le nez. Zeke avait envie de pleurer, mais il était trop effrayé pour oser renifler, et il se dit que c’était tout aussi bien.
M. Guise farfouilla dans une rangée de boutons, les enfonçant presque au hasard, comme s’il ne savait pas à quoi ils correspondaient.
— Il n’y a pas moyen de débloquer ces foutues attaches. Comment est-ce que nous sommes censés nous dégager de…
— Nous ne sommes pas amarrés normalement, répondit Parks. Nous sommes plaqués contre la tour. Nous sortirons pour décoincer l’engin nous-mêmes si nécessaire.
— Nous n’avons pas le temps. Où est le système de décrochage de l’ancre ? Est-ce qu’il y a des manettes, ici ? Un levier ou quelque chose ? Nous avons trouvé les crochets à déployer pour nous stabiliser, comment faisons-nous pour les rétracter et nous dégager ?
— C’est peut-être ça ? intervint Brink.
Il se pencha au-dessus de son second et tendit un bras pâle pour se saisir d’un levier et le tirer.
Le son de quelque chose qui claquait à l’extérieur soulagea tous les occupants de la cabine.
— C’était ça ? Nous sommes dégagés ? demanda M. Guise, comme si quelqu’un savait mieux que lui.
Ce fut le dirigeable qui leur répondit en se soulevant du trou qu’il avait fait dans le flanc de la tour inachevée. Il se stabilisa et se mit à gîter sur la gauche et en direction du sol. Zeke eut l’impression que le Clementine tombait plus qu’il ne s’était dégagé. Il sentit son estomac se serrer et se plaindre lorsque le ballon s’écarta du bâtiment et sembla partir en chute libre. Mais le dirigeable se redressa et les ponts inférieurs cessèrent de se balancer comme un fauteuil de grand-mère.
Zeke allait vomir.
Il pouvait sentir le goût de la bile qu’il avait ravalée après avoir assisté au meurtre du Chinois. Celle-ci remontait dans sa gorge, lui brûlant les muqueuses et l’obligeant à l’expulser.
— Je vais… dit-il.
— Dégueule dans ton masque, et c’est ce que tu respireras jusqu’à ce qu’on te dépose, prévint le capitaine. Enlève-le et tu es mort.
La gorge de Zeke émit quelques gargouillis et il eut un renvoi. Il avait dans la bouche le goût de la bile et de ce qu’il avait mangé en dernier, même s’il n’était pas capable de se souvenir de quoi il s’agissait.
— Je ne vomirai pas, dit-il pour occuper sa bouche à autre chose. Je ne vomirai pas, se répéta-t-il, espérant qu’il avait réussi à donner cette impression aux autres, ou qu’ils ne feraient pas attention à lui.
Un propulseur sur la gauche démarra et le ballon décrivit un cercle avant de se stabiliser et de prendre de la hauteur.
— Doucement, gronda le capitaine.
— Allez au diable, répondit Parks.
— Nous montons, annonça M. Guise, et nous sommes stables.
Et le capitaine ajouta :
— Et nous sortons d’ici.
— Merde, dit l’un des Indiens.
C’était le premier mot en anglais que Zeke entendait dans leur bouche, et ça n’avait pas l’air bon signe.
Il ne put s’empêcher de demander :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Bon Dieu ! jura le capitaine Brink, en regardant par la vitre à l’extrême droite. Crog et son pote nous ont trouvés. Merde, je pensais qu’il lui faudrait plus longtemps que ça. Que tout le monde s’accroche ! Tenez-vous bien ou nous sommes tous morts.