XXIII


Lorsque Zeke se réveilla dans la chambre princière sous la gare, les lumières avaient été légèrement tamisées et il avait la bouche pâteuse, ce qui suggérait qu’il avait dormi plus longtemps que prévu. Il fit claquer ses lèvres l’une contre l’autre et essaya d’humidifier sa langue.

— Ezekiel Wilkes, dit une voix.

Il n’avait même pas eu le temps de remarquer qu’il n’était pas seul. Il se retourna sur le lit et cligna des yeux.

Dans un fauteuil à côté du rideau, un homme portant un masque monstrueux était assis, les bras repliés, tapotant son genou de sa main gantée. Il était vêtu d’un manteau rouge qui aurait pu être destiné à un roi étranger, et portait des bottes brillantes et noires.

— Monsieur ? répondit Zeke, qui eut quelques difficultés à prononcer le mot.

— Monsieur, tu m’appelles « Monsieur ». Je suppose que cela contrebalance ton aspect, cette indication que tu as de bonnes manières. Je le prends comme un signe positif.

Zeke cligna à nouveau des yeux, mais l’étrange vision ne changea pas, et l’homme qui était enfoncé dans le fauteuil ne fit pas le moindre geste.

— De quoi ?

— De la supériorité de l’éducation sur la naissance. Non, dit-il alors que Zeke faisait mine de se relever. Reste allongé. Maintenant que tu es réveillé, je voudrais voir cette coupure que tu as à la tête, ainsi que celle de ta main. Je ne voulais pas les examiner pendant ton sommeil, de peur de t’effrayer. (Il indiqua son masque.) Je suis conscient de l’allure que cela a.

— Alors pourquoi vous ne l’enlevez pas ? Je peux respirer, ici.

— Moi aussi je pourrais respirer si je le voulais. (Il se leva et vint s’asseoir sur le rebord du lit.) Disons simplement que j’ai mes raisons.

— Vous avez des cicatrices ou quoi ?

— J’ai dit que j’avais mes raisons. Tiens-toi tranquille.

Il posa une main sur le front de Zeke et se servit de l’autre pour écarter la chevelure dans laquelle le sang avait séché. Ses gants étaient chauds, et si doux que cela donnait l’impression qu’il était mains nues.

— Comment t’es-tu fait ça ?

— Est-ce que vous êtes le docteur Minnericht ? demanda-t-il au lieu de répondre à la question qui venait de lui être posée.

— Oui, je suis le docteur Minnericht, en effet, répondit l’homme sans changer le moins du monde de ton. (Il appuya un peu ici, et frotta un peu là.) En tout cas, c’est comme ça que l’on m’appelle depuis quelque temps, ici. Il faudrait te faire des points de suture, mais je pense que tu survivras sans. Cela fait trop longtemps que tu t’es coupé. Tes cheveux se sont collés à la blessure. Pour le moment, au moins, ça ne saigne pas et ça ne semble pas non plus enflammé. Il faudra toutefois la surveiller. Maintenant, laisse-moi regarder ta main.

Si Zeke avait entendu quelque chose après « Oui », il n’eut aucune réaction.

— Yaozu m’a dit que vous connaissiez mon père.

Les mains se retirèrent et le docteur se redressa sur son séant.

— Il t’a dit ça ? Il l’a formulé exactement comme ça ? demanda-t-il.

Zeke plissa le front, essayant de se souvenir plus précisément. Ses sourcils froncés tirèrent sur la peau entaillée un peu plus loin sur son crâne, et il grimaça.

— Je ne me souviens plus. Il a dit quelque chose comme ça. De toute façon, il a dit que vous pourriez m’en parler.

— Oh, je le pourrais certainement, acquiesça-t-il. Cela dit, je me demande ce que ta mère t’a raconté.

— Pas grand-chose.

Zeke s’assit et faillit sursauter en voyant le docteur sous ce nouvel angle. Il aurait pu jurer que l’homme n’avait pas d’yeux, mais derrière la visière du masque sophistiqué, deux lumières bleues brûlaient intensément à l’endroit où devaient se trouver ses pupilles.

Le regard se fit plus étincelant pendant un moment, puis s’atténua. Zeke n’avait aucune idée de ce que cela pouvait signifier. Le docteur rattrapa la main du garçon et commença à l’envelopper dans un bandage fin et léger.

— Pas grand-chose, je vois. Est-ce qu’il faut comprendre qu’elle ne t’a rien dit du tout ? Est-ce que je dois également supposer que tout ce que tu as entendu, tu le dois aux histoires que l’on raconte, et à ce que t’ont rapporté tes camarades, ou les hommes et les femmes des Faubourgs ?

— C’est à peu près ça.

— Alors, tu ne connais même pas la moitié de l’histoire. Tu n’en connais qu’une infime partie. (Les lumières scintillèrent comme s’il clignait des yeux, et ses paroles ralentirent et devinrent plus calmes.) Ils l’ont accusé d’être responsable de la défaillance du Boneshaker, parce qu’ils étaient ignorants, tu comprends ? Ils l’ont accusé d’être responsable du Fléau, parce qu’ils ne connaissaient rien à la géologie ou à la science, ni au fonctionnement des plaques sous la croûte terrestre. Ils n’ont pas compris qu’il voulait simplement lancer une industrie ici, qui aurait remplacé cette exploitation sale, violente et sanglante. Il voulait fonder une nouvelle ère pour cette ville et ses habitants. Mais eux… (Minnericht marqua une pause pour reprendre son souffle, et Zeke s’enfonça discrètement dans les oreillers qui se trouvaient dans son dos.) Ils ne connaissaient rien au travail d’un chercheur, et ils n’ont pas compris que le succès se construit grâce aux échecs.

Zeke regretta de ne pas avoir plus de place pour reculer, mais au lieu de cela, il se risqua à poser une question.

— Vous le connaissiez plutôt bien alors, non ?

Minnericht se leva et s’éloigna lentement du lit, croisant les bras et se mettant à faire les cent pas dans l’espace réduit qui séparait la cuvette du pied du lit.

Ta mère, dit-il, comme s’il voulait débuter une tout autre discussion.

Mais il s’arrêta là, laissant Zeke sentir avec dégoût le venin que l’homme avait mis dans ce mot.

— Elle se fait probablement du souci pour moi.

Il ne se retourna pas.

— Tu m’excuseras si je n’en ai rien à faire. Qu’elle s’inquiète ! Après ce qu’elle a fait : te cacher et m’abandonner ici, entre ces murs, comme si j’avais créé une prison pour elle, au lieu d’un palace.

Zeke se figea. Il ne bougeait déjà pas, et ne trouva rien d’autre à faire que de s’immobiliser encore davantage. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et sa gorge se resserrait à chaque seconde.

Le docteur, comme il se faisait appeler maintenant, laissa au garçon le temps de digérer l’implication de ses propos avant de se retourner. Le geste fit voler son manteau rouge derrière lui.

— Tu dois comprendre, j’ai dû faire des choix, dit-il. J’ai dû faire des compromis. Face à ces gens, face à la catastrophe et aux pertes qui ne m’étaient pas imputables, j’ai été obligé de me cacher et de récupérer à ma façon.

» Après ce qui s’est produit, poursuivit-il en modulant sa voix comme dans une symphonie de chagrin et d’histoire, je ne pouvais pas simplement me montrer et clamer mon innocence. Je ne pouvais pas sortir des décombres et dire que je n’avais rien fait de mal. Qui m’aurait écouté ? Qui m’aurait cru ? Je suis bien obligé d’avouer, jeune homme, que je n’y aurais certainement pas cru moi-même.

— Est-ce que vous essayez de me dire… Vous êtes… Le timbre doux du monologue de Minnericht s’érailla. Il dit sèchement :

— Tu es intelligent. Ou, si tu ne l’es pas, tu devrais l’être. Mais évidemment, je ne peux pas être sûr. Ta mère… (Et une fois encore, le mot fut rempli de venin lorsqu’il le prononça.) Je suppose que je ne peux pas me porter garant de sa contribution à ta nature.

— Hé ! objecta Zeke, oubliant subitement tous les conseils d’Angeline. Ne parlez pas d’elle, pas comme ça. Elle travaille dur, et elle a la vie dure, à cause de… à cause de vous, j’imagine. Il y a quelques jours, elle m’a expliqué comment la ville, les Faubourgs et les gens, là-bas, ne lui pardonneraient jamais à cause de vous.

— Eh bien, s’ils ne peuvent pas la pardonner, je ne vois pas pourquoi moi je le ferais, non ? demanda le Dr. Minnericht.

Mais devant la méfiance instinctive du jeune garçon, il ajouta :

— Il s’est passé beaucoup de choses à cette époque, et je ne m’attends pas à ce que tu les comprennes. Mais n’en parlons pas, pas encore. Pas maintenant. Pas alors que je viens de découvrir que j’ai un fils. Cela devrait plutôt être un moment de joie, non ?

Zeke peinait à retrouver son calme. Il avait connu trop de peurs et trop d’imbroglios depuis qu’il était passé sous le mur. Il ne savait pas s’il était en sécurité, mais il soupçonnait que ce n’était pas vraiment le cas… Et, à présent, son ravisseur insultait sa mère ? C’en était trop, vraiment.

C’en était tellement trop qu’il se fichait presque que ce Dr. Minnericht prétende être son père. Il ne savait pas pourquoi il avait autant de mal à le croire. Puis il se souvint de quelques mots qu’Angeline avait dits avant de partir.

Quoi qu’il affirme, quoi qu’il prétende, il n’est pas d’ici et il n’est pas l’homme qu’il dit être. Il ne révélera jamais la vérité parce qu’il vaut mieux pour lui qu’il mente.

Et si Minnericht ne mentait pas ?

Et si c’était Angeline la menteuse ? Après tout, elle pouvait dire que le docteur était un monstre et que le monde entier le craignait, mais elle avait plutôt l’air en bons termes avec ces pirates de l’air.

— Je t’ai apporté quelques petites choses, ajouta Minnericht en lui présentant un sac, que ce soit pour briser le silence de la lutte intérieure de Zeke ou pour prendre congé. Nous dînons dans une heure. Yaozu viendra te chercher et te conduira jusqu’à moi. Nous parlerons alors autant que tu voudras. Je te dirai tout ce que tu veux savoir, parce que je ne suis pas ta mère, et que je ne garde pas des secrets, comme elle. Pas envers toi et pas envers qui que ce soit.

Il fit quelques pas vers la porte et ajouta :

— Ne t’éloigne pas trop de cette chambre. Tu remarqueras que la porte est renforcée de l’intérieur. Nous avons quelques problèmes en haut. Il semblerait que quelques Pourris se promènent à proximité de notre périmètre de défense.

— Est-ce que c’est une mauvaise chose ?

— Bien sûr que c’est une mauvaise chose, mais ce n’est pas catastrophique. Il y a peu de risques qu’ils arrivent à rentrer. Mais comme on dit, prudence est mère de sûreté.

Sur ce, il quitta la pièce.

Cette fois encore, Zeke n’entendit pas de verrou. Il se rendit compte qu’en effet la porte pouvait être barrée de l’intérieur, mais il se souvint qu’il n’avait plus de masque à gaz. Quelle distance pouvait-il parcourir sans protection ?

— Pratiquement aucune, conclut-il amèrement à voix haute.

Puis il se demanda s’il était observé ou si quelqu’un l’écoutait. Par sécurité, il se tut, puis s’approcha du paquet enveloppé dans un sac en tissu. Le docteur l’avait posé à côté de la cuvette, de même qu’un bol d’eau fraîchement remplie.

Se fichant éperdument du fait que cela ne devait pas vraiment se faire, ou que ce pouvait être une démonstration ridicule de mauvaises manières, Zeke plongea la tête dans le bol et but jusqu’à ce que la porcelaine soit sèche. Il était surpris de voir à quel point il avait soif, puis il fut étonné de découvrir combien il avait faim. Le reste était tout aussi surprenant : les ballons, le crash, la gare, le docteur. Il ne savait pas trop que croire. Mais son estomac, lui, il pouvait lui faire confiance, et ce dernier disait qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours.

Mais combien, exactement ? Depuis combien de temps était-il parti ? Il avait dormi deux fois, une fois dans les décombres de la tour et une fois ici, sous la gare.

Il pensa à sa mère et à ses plans dressés minutieusement pour être sûr d’être dehors et en sécurité à la maison avant qu’elle ne soit morte d’inquiétude. Il espérait qu’elle allait bien. Il espérait qu’elle n’avait pas fait de folies, ou qu’elle ne s’en était pas rendu malade ; mais il avait nettement la sensation d’avoir fait une énorme bêtise.

Dans le sac que lui avait laissé Minnericht, il trouva un pantalon propre et une chemise, ainsi que des chaussettes qui n’avaient pas un seul trou. Il retira les vêtements sales qu’il portait et les remplaça par ceux qui étaient propres, tout neufs et doux contre sa peau. Même les chaussettes en laine étaient agréables et ne grattaient pas. La sensation au niveau des pieds fut étrange lorsqu’il enfila ses vieilles chaussures. Celles-ci savaient où les anciennes chaussettes étaient usées jusqu’à la corde et elles avaient l’habitude d’épouser les durillons de ses orteils. À présent, il n’y avait rien à frotter.

Dans un cadre au-dessus de la cuvette, Zeke trouva un miroir. Il s’en servit pour examiner la blessure douloureuse et maculée de sang sur sa tête, et pour vérifier les endroits endoloris qu’il pouvait sentir mais pas voir.

Il avait toujours l’air d’un gamin sale, mais moins que depuis un bon nombre d’années. Cela lui plaisait. Les vêtements lui allaient bien, même si son épais bandage à la main gâchait l’ensemble.

Yaozu arriva et ouvrit la porte sans un bruit. Zeke faillit lâcher le miroir lorsqu’il aperçut le minuscule reflet déformé du Chinois dans un angle.

— Vous pouvez frapper, vous savez, lança-t-il en se retournant.

— Le docteur souhaiterait que tu le rejoignes pour dîner. Il a pensé que tu aurais peut-être faim.

— Évidemment que je crève de faim, répondit Zeke.

Mais sa remarque lui sembla tout d’un coup déplacée. Le décor raffiné et les beaux vêtements lui firent penser qu’il devait mieux se comporter, ou mieux parler, ou mieux se tenir. Mais il ne pouvait pas tout améliorer en si peu de temps. Alors, il ajouta :

— Qu’est-ce qu’il y a à manger ?

— Du poulet rôti, je crois. Il y aura peut-être aussi des pommes de terre ou des nouilles.

Le garçon en eut l’eau à la bouche. Il n’était même pas capable de se souvenir de la dernière fois qu’il avait vu un poulet rôti.

— Je vous suis ! annonça-t-il avec un réel enthousiasme, qui submergea et étouffa toutes les craintes qui pouvaient se terrer dans un coin de sa tête.

L’avertissement d’Angeline et sa propre gêne disparurent alors qu’il suivait Yaozu dans le couloir.

Ils passèrent par une autre porte non verrouillée, flanquée de dragons sculptés dans les angles, pour arriver dans une salle qui ressemblait à un petit salon sans fenêtres. Et, tout au bout, se trouvait une salle à manger qui avait l’air de sortir tout droit d’un château.

Une longue table recouverte d’une nappe blanche immaculée s’étendait sur toute la longueur de la pièce, et des chaises à haut dossier y étaient placées à intervalles réguliers. La table n’avait été dressée que pour deux convives, pas à chaque bout, ce qui les aurait empêchés de se voir, mais à proximité l’un de l’autre, à une extrémité.

Le Dr. Minnericht avait déjà pris place. Il murmurait quelque chose par-dessus son épaule à un homme noir bizarrement vêtu qui était borgne. Zeke ne pouvait pas entendre ce qu’ils se disaient. La conversation prit fin lorsque Minnericht renvoya son conspirateur et se tourna vers le garçon.

— Tu dois être affamé. Tu as l’air de l’être en permanence de toute façon.

— Oui, répondit-il en se glissant sur la chaise devant laquelle le couvert avait été mis, sans se soucier de savoir si Yaozu mangeait ailleurs.

Il s’en fichait. Il se fichait même de savoir si Minnericht était un faux nom, ou que cet homme prétende être son père. La seule chose qui l’intéressait, c’était la viande dorée et juteuse de la volaille découpée qui était placée sur l’assiette devant lui.

Une serviette en tissu était pliée en forme de cygne à côté du plat. Zeke l’ignora et attrapa le pilon de poulet.

Minnericht se saisit d’une fourchette, mais ne critiqua pas la façon de manger du garçon. Au lieu de cela, il dit :

— Ta mère devrait mieux te nourrir. Je sais que les temps sont durs dans les Faubourgs, mais franchement… Un garçon en pleine croissance a besoin de manger.

— Elle me nourrit, répondit-il, la bouche pleine de viande.

Puis, quelque chose dans ce qu’avait dit Minnericht lui resta coincé entre les dents comme le petit os d’une aile d’oiseau. Il était sur le point de demander une explication quand Minnericht fit quelque chose de remarquable.

Il retira son masque.

Cela lui prit un bon moment et semblait une procédure compliquée : il lui fallait actionner tout un ensemble de boucles et de loquets. Mais lorsque tout cela fut détaché et que la lourde protection en acier fut posée sur le côté, le docteur retrouva visage humain.

Ce n’était pas un beau visage, et ce n’était pas un visage entier. La peau était boursouflée en une horrible cicatrice aussi grosse qu’une empreinte de main, qui s’étendait de l’oreille de l’homme jusqu’à sa lèvre supérieure, bouchant sa narine droite et tirant les muscles autour de sa bouche. Un de ses yeux s’ouvrait et se fermait avec difficulté à cause de la peau abîmée qui retombait sur sa paupière.

Zeke essaya de ne pas le dévisager, mais ne put s’en empêcher. Il n’arrivait pas non plus à arrêter de manger. Son estomac avait pris le dessus, contrôlant sa bouche et ses mains, et il n’envisageait pas de reposer le poulet.

— Tu peux regarder, lança Minnericht. Et tu peux également être flatté. Je n’accepte de me promener sans masque que dans deux pièces, cette salle à manger et mes propres quartiers privés. Les personnes qui savent à quoi je ressemble là-dessous se comptent sur les doigts d’une main.

— Merci, répondit Zeke.

Il faillit faire suivre le mot d’un point d’interrogation, parce qu’il ne savait pas s’il devait se sentir flatté ou inquiet. Puis il mentit.

— Ce n’est pas si horrible que ça. J’ai vu pire dans les Faubourgs. Des gens qui ont été brûlés par le Fléau.

— Ce n’est pas une brûlure due au gaz. C’est tout bêtement dû au feu, ce qui est amplement suffisant.

Il ouvrit la bouche avec raideur et commença à manger, prenant de plus petites bouchées que le garçon affamé, qui aurait enfourné la cuisse entière de la volaille dans sa bouche s’il n’y avait eu personne pour le regarder. Le visage du docteur était partiellement paralysé. Zeke pouvait s’en rendre compte en observant la façon dont les lèvres bougeaient, et au fait que la narine qui fonctionnait encore ne se dilatait pas lorsque l’homme inspirait.

Et, lorsqu’il parla sans le masque pour filtrer ses mots, Zeke détecta le léger effort qu’il devait faire pour s’exprimer clairement.

— Mon fils, dit-il. (Le garçon se raidit mais ne discuta pas.) J’ai bien peur d’avoir quelques… nouvelles un peu angoissantes.

Zeke mâchait et avalait tout ce qu’il pouvait avant que cela ne lui soit arraché.

— Comme quoi ?

— Il semblerait que ta mère te cherche, ici, dans la ville. Une meute de Pourris a envahi l’endroit où elle recueillait des informations et, à présent, nous avons perdu toute trace d’elle. Les Pourris sont un sempiternel problème ici, à l’intérieur des murs. Je crois avoir mentionné que nous avons nous aussi actuellement un souci, alors ce n’est certainement pas de sa faute si elle les a rencontrés.

Le garçon s’arrêta de manger.

— Attendez. Quoi ? Quoi ? Est-ce qu’elle va bien ? Elle est venue ici, pour me chercher ?

— J’ai bien peur que oui. Je suppose que nous devons saluer sa persévérance, faute d’avoir d’autres compétences maternelles exceptionnelles. Tu n’as jamais vu une serviette ?

— Je ne suis pas… Où est-elle ?

Le docteur parut reconsidérer son approche de la situation et reformula rapidement son explication.

— Personne ne m’a dit qu’elle était morte, et il n’y a aucun signe qu’elle ait été mordue et transformée. C’est simplement… qu’on ne la trouve plus… à la suite de cet événement particulier. Peut-être qu’elle va réapparaître, cela dit.

Il n’y avait plus grand-chose dans son assiette, mais Zeke ne se voyait pas la terminer.

— Est-ce que vous allez la chercher ? demanda-t-il, mais comme il n’arrivait pas à savoir quelle réponse il aurait voulu entendre, il n’insista pas quand Minnericht prit quelques secondes pour répondre.

— J’ai des hommes qui la cherchent, oui.

Zeke n’aimait pas la fausse circonspection qu’il détectait, pas plus d’ailleurs que le ton utilisé par Minnericht.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? (Sa voix se fit plus aiguë et plus forte lorsqu’il poursuivit.) Hé, je sais bien que ce n’est pas une mère parfaite, mais je ne suis pas un gamin parfait non plus, et nous nous sommes débrouillés ensemble jusque-là. Si elle est ici, et qu’elle a des problèmes, je dois l’aider. Je dois… Je dois sortir d’ici et la trouver.

— Certainement pas, répondit Minnericht avec autorité, mais son langage corporel s’était figé, comme s’il ne savait pas vraiment comment continuer. Il est hors de question que tu fasses cela.

— Et qui décide ? Vous ?

— Rien n’est sûr au-delà de cette gare. Tu as certainement eu le temps de le remarquer, Ezekiel.

— Mais c’est ma mère, et tout est ma faute, et…

Minnericht se redressa d’un coup, repoussant son fauteuil derrière lui et laissant tomber sa serviette au sol.

— Que ce soit ta faute ou non, je suis ton père, et tu resteras ici jusqu’à ce que je dise que tu peux partir sans danger !

— Non, vous n’êtes pas…

— Capable de te garder ici ? Fiston, tu fais erreur.

— Non ! Vous n’êtes pas mon père. Je ne vous crois pas. Même si je ne vois pas pourquoi vous voulez que les gens pensent que vous êtes Leviticus Blue, car tout le monde le déteste. (Zeke sauta de sa chaise et faillit mettre la main dans son assiette dans sa hâte de reculer.) Vous parlez de ma mère comme si vous la connaissiez, mais ce n’est pas le cas. Je parie que vous ne connaissez même pas son nom.

Minnericht attrapa son masque et commença à le remettre sur sa tête. Il s’en coiffa comme d’une armure, comme s’il allait le protéger contre ces attaques verbales.

— Ne sois pas ridicule. Elle s’appelle Briar Wilkes et, depuis notre mariage, Briar Blue.

— Tout le monde sait ça. Dites-moi son deuxième prénom, demanda Zeke, triomphant. Je parie que vous ne le savez pas !

— Qu’est-ce que cela vient faire là-dedans ? Ta mère et moi… C’était il y a longtemps. Bien avant ta naissance.

— Oh, formidable excuse, Docteur, asséna Zeke, et toutes les larmes qu’il retenait furent distillées dans le sarcasme. De quelle couleur sont ses yeux ?

— Arrête. Arrête ça, ou je t’y oblige.

— Vous ne la connaissez pas. Vous ne l’avez jamais connue, et vous ne me connaissez pas non plus.

Le casque retrouva enfin sa place, même si le docteur avait à peine mangé.

— Je ne la connais pas ? Mon cher garçon, je la connais mieux que toi. Je connais des secrets qu’elle n’a jamais partagés avec toi…

— Je m’en fiche, coupa Zeke. (Sa voix était plus désespérée qu’il l’aurait souhaité.) Je veux seulement aller la chercher.

— Je te l’ai dit, j’ai des hommes qui s’en occupent. C’est ma ville ! ajouta-t-il avec ferveur. Elle est à moi et, si ta mère se trouve à l’intérieur…

— Alors elle est à vous aussi ? intervint Zeke.

À son étonnement, Minnericht ne chercha pas le contredire. Au contraire, il répondit froidement :

— Oui, tout comme toi.

— Je ne reste pas.

— Tu n’as pas le choix. Ou plutôt, tu l’as, mais ce n’est pas un très bon choix. Tu peux rester ici et vivre confortablement pendant que d’autres cherchent ton incontrôlable mère, ou tu peux aller là-haut, sans masque, et suffoquer, ou te transformer, ou mourir de toute autre horrible façon. C’est tout. Tu n’as aucune autre option disponible pour le moment, alors tu peux retourner dans ta chambre et t’installer confortablement.

— Hors de question. Je vais trouver un moyen de sortir d’ici.

— Ne sois pas stupide, cracha-t-il. Je t’offre tout ce qu’elle t’a toujours refusé. Je t’offre un héritage. Sois mon fils et tu découvriras que c’est une puissante position, quels que soient les anciens préjugés ou les rumeurs, ou encore les malentendus entre moi et cette ville.

Zeke réfléchissait rapidement, mais à tout autre chose. Il lui fallait un masque, ça, il le savait. Sans ça, il était bel et bien fichu. Minnericht avait raison sur ce point.

— Je ne veux pas… commença-t-il à dire, mais il ne savait pas comment terminer sa pensée. (Il réessaya, avec moins de passion, tentant d’imiter la froideur qu’il voyait dans le masque du docteur.) Je ne veux pas rester dans ma chambre.

Sentant un compromis, Minnericht se calma.

— Tu ne peux pas monter à la surface.

— Oui, concéda Zeke. J’ai compris ça. Mais je veux savoir où est ma mère.

— Au moins autant que moi, je t’assure. Si je te fais une promesse, est-ce que tu te conduiras comme un jeune homme civilisé ?

— Peut-être.

— Très bien. Je tente ma chance. Je te promets que si nous retrouvons ta mère, nous la ramènerons ici indemne et tu pourras la voir librement, puis vous serez libres de partir tous les deux, si vous le souhaitez. Est-ce que ça te semble juste ?

Mais c’était bien le problème, justement. Cela semblait trop juste.

— Où est le piège ?

— Il n’y a pas de piège, fiston. Ou, s’il y en a un, il viendra de ta mère. Si elle se préoccupe de toi autant qu’elle le dit, elle t’encouragera à rester. Tu es un garçon brillant, et je pense que nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Je peux te proposer des conditions de vie bien meilleures que celles qu’elle peut te donner et, pour cela…

— Oh, j’ai compris. Vous allez la payer pour qu’elle s’en aille.

— Ne sois pas grossier.

— Mais c’est bien ça, n’est-ce pas ? demanda Zeke, qui n’était même plus en colère.

Il était surpris, déçu, et perdu. Mais il avait obtenu une promesse et, qu’elle soit tenue ou non, c’était déjà un point de départ.

— Je m’en fiche. Vous pouvez régler ça entre vous. Je m’en fiche. La seule chose que je veux savoir, c’est si elle va bien.

— Tu vois, nous pouvons discuter. Je la trouverai et je la ramènerai ici. Nous pourrons peaufiner les détails plus tard. Mais, pour le moment, je pense que cette première tentative de dîner en famille… s’arrête là, dit-il en regardant derrière Zeke, vers une personne qui se tenait à côté de la porte.

C’était le même homme noir avec l’œil laiteux. Il releva le menton comme s’il voulait attirer l’attention du Dr. Minnericht.

— Je veux un masque, dit Zeke avant que l’occasion ne passe et qu’il perde l’attention du docteur.

— Tu ne peux pas en avoir un.

— Vous me demandez de vous faire confiance. Comment est-ce que je suis censé faire cela si vous ne me faites pas un peu confiance en retour ? plaida Zeke.

— Tu es intelligent. Je suis heureux d’en avoir la preuve. Mais la seule raison pour laquelle tu as besoin d’un masque, c’est pour t’en aller, et je ne suis pas encore prêt à te croire sur parole quand tu dis que tu resteras de ton plein gré. Alors j’ai bien peur de devoir refuser cette requête éminemment raisonnable.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Zeke, que les grands mots laissaient perplexe et agacé.

— Ça signifie que non. Tu ne peux pas avoir un masque. Mais cela signifie également que tu n’es pas obligé de rester dans ta chambre. Va où tu voudras. Je sais où sont les limites. Et crois-moi quand je te dis ceci : dans les confins de mon royaume, il n’y a nulle part où je ne pourrais te trouver. Est-ce que tu comprends ?

— Je comprends, répondit-il d’un air boudeur et abattu.

— Yaozu va… Qu’ils aillent tous au diable, Lester, où est Yaozu ?

— Je ne pourrais pas le dire, monsieur, répondit Lester, ce qui ne signifiait pas qu’il ne le savait pas, mais seulement qu’il refusait de répondre devant Zeke.

— Très bien. C’est merveilleux. Il est sorti pour… Je m’en fiche. Toi. Viens avec moi, dit-il à Lester. Et toi, dit-il au garçon, fais comme chez toi. Explore le terrain. Fais comme tu veux, mais je te recommande de ne pas t’éloigner du centre, ici, à cet étage. Quand j’aurai retrouvé ta mère, je la conduirai jusqu’à toi. Quoi que tu penses de moi ou que tu puisses croire, tu peux être assuré que, même si tu arrivais à remonter à la surface et à te lancer à sa recherche, je la trouverais en premier. À moins de vouloir te perdre à l’extérieur quand je l’aurai retrouvée, reste à proximité de la maison.

— Ce n’est pas ma maison, rétorqua Zeke. J’ai dit que j’avais compris, d’accord ?

— Bien, conclut Minnericht.

C’était moins une appréciation qu’une façon de renvoyer le garçon, mais ce fut le docteur qui sortit de la pièce en traînant presque Lester derrière lui.

Une fois qu’ils furent partis tous les deux, Zeke se mit à marcher de long en large, puis retourna à son assiette, sans toutefois s’asseoir. Il avait besoin de réfléchir, et il y arrivait plus facilement quand il était en mouvement et qu’il avait l’estomac plein, alors il emporta le poulet avec lui. Il le rongea jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre parcelle de viande sur les petits os. Puis il s’attaqua à ce que Minnericht avait laissé dans son assiette.

Après l’avoir également nettoyée, et s’être brièvement demandé où se trouvaient les cuisines, Zeke laissa échapper un rot puissant et se mit à réfléchir à propos des masques à gaz.

Le Dr. Minnericht, qu’il se refusait de considérer comme son père, devait en conserver quelques-uns quelque part. Manifestement, le sien était un modèle personnalisé, conçu pour lui et pour personne d’autre. Mais Zeke avait vu plusieurs personnes en dessous. Il y avait Yaozu, pour commencer, ainsi que l’homme noir qui n’avait plus qu’un œil. Et, avec toutes ces autres pièces, verrouillées ou non, il devait bien y avoir d’autres personnes. Au-dessus de lui, Zeke entendait des bruits : des pas lourds, comme ceux d’hommes portant des bottes. Parfois, ils marchaient comme s’ils effectuaient une ronde, et d’autres fois ils couraient en groupe.

Qui que soient ces hommes, ils n’étaient pas bloqués en dessous. Ils allaient et venaient. Il devait y avoir des masques quelque part, et si Zeke pouvait trouver le placard ou la salle dans lesquelles ces protections étaient rangées, alors il ne serait pas contre le fait d’en voler un.

À condition de les trouver.

Il fit le tour des pièces, mais il ne parvint pas à localiser de réserve secrète de masques à gaz, et ne rencontra personne. Le sous-sol de la gare était une ville fantôme, il n’entendait que le bruit intermittent des pas au loin, quelques conversations à peine audibles, et les tuyaux dans les murs qui sifflaient et s’efforçaient d’apporter de l’eau ou de la vapeur pour le chauffage.

Il devait bien y avoir quelqu’un, quelque part, qui s’occupait des chambres d’amis ; tout comme il y avait certainement un cuisinier qui reviendrait plus tard pour nettoyer, se persuada Zeke pendant qu’il arpentait les niveaux qui avaient été autorisés par son hôte.

Au bout d’un moment, son flair le conduisit jusqu’à la cuisine et il prit, dans les placards, des paquets de biscuits, deux pommes rouges et brillantes et quelques cerises séchées qui se révélèrent aussi sucrées que des bonbons quand il mordit dedans. Il ne trouva pas la source des aliments frais qui avaient été servis pour le dîner, mais Zeke était content de son butin. Il comptait donc le ramener jusqu’à sa chambre pour pouvoir le manger plus tard, ou au cas où il aurait un creux pendant la nuit.

Il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, mais le besoin de rafler quelque chose et de le mettre de côté était à présent apaisé. Il retourna à sa chambre, s’assit sur le bord du lit moelleux et se mit à réfléchir tranquillement à ce qui allait venir ensuite, tout en digérant le poulet rôti chaud et lourd dans son estomac. Le poids du repas le retint sur les couvertures et lui donna envie de se coucher plus confortablement. Il se glissa sous les draps et, alors qu’il ne comptait fermer les yeux qu’un instant, il céda au sommeil jusqu’au lendemain matin.

Загрузка...