Zeke obéit à contrecœur aux ordres de Rudy ; il se tut et écouta. Sous eux, quelque part dans la rue, il crut entendre un frottement, un raclement. Mais il était impossible de distinguer quoi que ce soit et il se demanda si l’homme n’essayait pas simplement de lui faire peur.
— Je ne vois rien, dit-il.
— Tant mieux. Si tu les vois, c’est qu’il est probablement trop tard pour leur échapper.
— Leur ?
Rudy clarifia :
— Les Pourris. Tu en as déjà vu ?
— Oui, mentit Zeke. Plein.
— Plein ? Où as-tu pu en voir autant, là-bas, dans les Faubourgs ? Ça m’étonnerait que tu en aies seulement vu un ou deux, mais si c’est effectivement le cas, alors je suis un menteur et c’est parfait. Ici, il y en a vraiment beaucoup. Ils se promènent en meutes, comme des chiens. Et, d’après Minnericht, qui a essayé de les compter, il en existe au moins quelques milliers, tous entassés, avec nulle part où aller et rien à manger.
Zeke ne voulait pas que Rudy le voie frissonner ou avoir peur, alors il ironisa :
— Des milliers, hein ? Ça fait beaucoup. Mais qui est Minnericht, et combien de temps lui a-t-il fallu pour tous les compter ?
— Ne joue pas au plus fin avec moi, petit malin, lui lança Rudy avant de porter à nouveau la bouteille à sa bouche avec le geste futile de quelqu’un désirant boire mais ne le pouvant pas. J’essaie simplement d’être gentil et de te donner un coup de main. Si tu n’en veux pas, tu peux sauter dans la rue et aller jouer au loup avec les morts vivants pour voir si j’en ai quelque chose à faire. Laisse-moi te donner un indice : non !
— Je m’en fiche ! répondit Zeke, trop fort.
Et, quand Rudy quitta précipitamment la corniche, l’adolescent fit lui aussi un bond en arrière, tombant presque dans le trou où se trouvait l’échelle qui lui avait permis d’arriver jusqu’au toit.
L’homme remonta sa canne, qui semblait lourde, sous le menton de Zeke et gronda :
— La ferme ! Je ne le répéterai pas deux fois, parce que je n’aurai pas besoin de le faire. Si tu fais du boucan et que ça rameute les Pourris, je te jette dans la rue moi-même. Tu te mets en danger si tu veux, mais tu ne m’embarques pas avec toi. Je profitais d’un peu de paix et de tranquillité avant que tu arrives et, si tu me les enlèves, je t’arrache la tête.
Sans quitter Rudy du regard, Zeke farfouilla dans son sac, tentant de remettre la main sur son revolver. D’un coup de poignet rapide, l’homme se servit de sa canne pour enlever la bandoulière de l’épaule du garçon et expédia ainsi le sac au sol.
— Tu n’es plus dans les Faubourgs, petit. Si tu fais l’andouille là-bas, tu peux prendre un coup de bâton ou un poing dans la mâchoire. Mais si tu cherches les ennuis ici, tu finiras bouffé par les Pourris avant l’aube.
— Il reste encore du temps avant que le soleil se lève demain, dit Zeke d’une voix entrecoupée, la pointe de la canne appuyée contre sa gorge.
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Et, maintenant, tu baisses le ton sinon ça va aller mal.
— C’est déjà le cas, rétorqua-t-il.
Rudy dégagea sa canne en grommelant. Il la reposa au sol et s’appuya dessus, prenant appui sur le pommeau. De l’autre, il tenait toujours la bouteille, même si celle-ci était complètement vide.
— Je ne sais même pas pourquoi je m’en mêle, grogna-t-il en reculant. Tu veux aller la voir cette maison, oui ou non ?
— Oui !
— Alors, si tu veux vivre suffisamment longtemps pour pouvoir poser les yeux dessus, tu vas devoir suivre mes règles. C’est compris ? Tu vas parler doucement ou garder la bouche fermée tant que je n’ai pas dit que tu pouvais parler. Et tu restes près de moi. Je ne rigole pas et je n’essaie pas de te faire peur lorsque je dis que c’est dangereux. Pour être franc, je ne pense pas que tu survivrais une heure livré à toi-même. Tu peux essayer si tu veux, je ne t’arrêterai pas. Mais tu ferais mieux de rester collé à moi. C’est toi qui vois.
Zeke ramassa son sac et le serra contre lui tout en réfléchissant à ce qu’il devait faire. Il y avait beaucoup de choses qui ne lui plaisaient pas dans cet arrangement.
Tout d’abord, il n’avait pas l’habitude que quiconque lui dicte sa conduite, d’autant plus s’il s’agissait d’un étranger qui avait déjà l’air ivre et semblait prêt à l’être encore plus dès que l’occasion se présenterait. Ensuite, il avait de sérieux doutes sur les raisons qui poussaient cet homme à l’aider après l’avoir d’abord accueilli en le menaçant. Il ne faisait pas confiance à Rudy et ne croyait pas la moitié de ce que celui-ci avait pu lui raconter.
Et enfin, il ne l’aimait pas.
Il regarda vers le bas depuis le toit et ne vit que l’air qui tournoyait en arborant une couleur entre la suie et le citron pourrissant ; et lorsqu’il leva la tête vers les bâtiments plus élevés et rencontra les yeux brillants de centaines d’oiseaux noirs qui l’observaient avec circonspection… il ne se sentit plus aussi catégorique dans sa décision de voyager seul.
— Ces corbeaux, dit-il lentement, ils sont là depuis le début ?
— Oui, répondit Rudy. (Il retourna sa bouteille et versa les dernières gouttes sur le côté du bâtiment, puis la mit de côté.) Ils sont les dieux de cet endroit, si tant est qu’il y ait des dieux.
Zeke observa les corniches, fenêtres et avancées architecturales où luisaient les plumes noir bleuté et les yeux globuleux dans la faible lumière.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Rudy se dirigea vers la passerelle la plus proche et grimpa sur la corniche adjacente. D’un geste de la main, il suggéra à Zeke de lui emboîter le pas et clarifia ses propos :
— Ils sont partout, et ils voient tout. Parfois ils sont utiles, et d’autres fois ils attaquent. On ne sait jamais ce qu’ils vont faire, ni pourquoi. On ne les comprend pas et on n’est pas bien sûr de les aimer. Mais on n’a pas le choix, dit-il en haussant les épaules. Tu viens ou pas ?
— J’arrive, répondit Zeke sans pour autant suivre son guide.
Quelque chose l’empêchait de bouger les pieds, et il lui fut impossible de deviner ce que c’était avant que le bâtiment se mette à trembler sous lui.
— Rudy ? l’interrogea-t-il, comme si l’homme était responsable de la secousse et devait l’arrêter.
Les vibrations s’accentuèrent et se rapprochèrent, et Rudy répondit :
— C’est un tremblement de terre, petit, c’est tout. Accroche-toi.
— À quoi ?
— N’importe quoi.
Zeke s’écarta du trou dans le toit et se réfugia dans l’angle, près de l’endroit où Rudy se tapissait et s’accrochait, en attendant que ça passe. L’adolescent attendit également, s’agrippant au mur, priant pour que les choses n’empirent pas et que le bâtiment sur lequel il était agenouillé continue de résister.
— Il suffit d’attendre que ça passe, annonça Rudy.
S’il n’avait pas l’air complètement confiant, il ne semblait pas non plus étonné. Il s’arc-bouta contre les briques et tendit une main pour attraper Zeke.
Celui-ci n’eut pas le sentiment d’être davantage en sécurité, mais la présence de l’homme le réconfortait malgré tout. Il prit sa main et se rapprocha de lui et du mur. Lorsque le tremblement assourdissant atteignit son apogée, le garçon ferma les yeux parce qu’il ne sut que faire d’autre.
— Premier séisme ? demanda Rudy d’un ton badin, sans pour autant relâcher la pression qu’il exerçait sur le bras de Zeke.
— De cette ampleur, oui, répondit le garçon.
Comme ses dents s’entrechoquaient quand il essayait de parler, il ferma la bouche.
Et ce fut terminé, de façon presque aussi soudaine que cela avait débuté. Les ondes puissantes ne s’arrêtèrent pas d’un seul coup, mais elles diminuèrent nettement, puis se réduisirent à un frémissement, pour finir par ne plus être qu’un léger frisson.
Cela avait duré en tout et pour tout deux minutes.
Zeke avait les jambes en compote. Il tenta de se redresser en s’aidant du mur et du bras de Rudy et arriva tant bien que mal à se mettre debout. Ses genoux faillirent céder, mais il arriva à les bloquer. Il se tenait bien droit, sur le qui-vive, sachant très bien que le vacarme et les secousses pouvaient reprendre d’un moment à l’autre.
Mais rien ne se passa.
Le bruit s’était tu et le formidable grondement avait laissé place au crépitement des vieilles briques qui s’ajustaient et à l’effritement de la maçonnerie.
— C’était… c’était… balbutia Zeke.
— Un tremblement de terre, c’est tout. Ne fais pas une montagne d’un séisme de rien du tout.
— Je n’en avais jamais connu d’aussi fort avant.
— Eh bien maintenant, c’est fait, répondit Rudy. Mais celui-ci n’était pas si impressionnant que ça. On l’a sans doute ressenti plus fort parce qu’on est en hauteur. Quoi qu’il en soit, il va falloir se dépêcher. Il est possible que les tunnels se soient effondrés et que l’on doive improviser un nouveau trajet. On va voir.
Il s’examina de la tête aux pieds, vérifia sa canne et arrangea son manteau avant de reprendre :
— Tu peux laisser ta lanterne ici. En fait, je te le conseille. Il y a des lumières installées un peu partout et tu risques de perdre celle-ci ou de l’oublier quelque part. En plus, on va bientôt devoir descendre au niveau de la rue, et elle ne fera qu’attirer le genre d’attention que l’on veut éviter à tout prix.
— Je ne la laisse pas.
— Alors, éteins-la ! Je ne te laisse pas le choix, fiston. Je te préviens que je ne descends pas avec toi si tu ne le fais pas. Regarde, tu n’as qu’à la laisser là, dans le coin. Tu pourras la récupérer au retour.
Zeke obéit à contrecœur et abandonna la lanterne dans l’angle le plus proche, puis la recouvrit de ce qu’il trouva pour la camoufler.
— Personne ne risque de la prendre ?
— Ça m’étonnerait, répondit Rudy. Maintenant, viens. Il n’y a déjà pas beaucoup de lumière naturelle ici, on n’a pas de temps à perdre. Ça fait une trotte d’ici à l’ancienne maison de tes parents.
Zeke grimpa précautionneusement sur la corniche pour le suivre. Qu’un homme qui boite emprunte la fragile passerelle l’inquiétait, toutefois l’étrange empilement de planches et d’éléments de récupération grinça mais ne ploya pas sous leur poids.
Il était bien content de ne pas pouvoir voir loin en dessous de lui, mais il ne put s’empêcher de demander :
— À quelle hauteur sommes-nous ?
— Quelques étages. On va d’abord monter avant de redescendre. J’espère que tu n’as rien contre l’altitude.
— Non, monsieur, répondit Zeke. Grimper ne me fait pas peur.
— Tant mieux, parce que tu vas en avoir pour ton argent.
Ils traversèrent furtivement la passerelle pour atteindre une fenêtre de l’immeuble voisin. Les planches semblaient s’y arrêter net, mais Rudy poussa un levier et une ouverture se fit pour les laisser passer. Ils entrèrent alors dans une obscurité profonde et humide, tout à fait comparable à l’atmosphère de la boulangerie lorsque Zeke était arrivé à l’intérieur de la ville.
— Où sommes-nous ? murmura-t-il.
Rudy frotta une allumette et alluma une bougie.
— Tu veux mon avis ? En enfer.