XXIV


Zeke se réveilla, bien déterminé à mener à bien ce qu’il restait du plan qu’il avait dressé la veille. Il mit dans ses poches les aliments qu’il avait chapardés (moins quelques bouchées pour le petit déjeuner) et retourna dans le couloir où se trouvait l’ascenseur. La grille était baissée, et elle était facile à bouger mais, une fois à l’intérieur, le garçon n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire. Quatre leviers pendaient d’un plafond grillagé au-dessus de sa tête, et quelque chose lui disait que l’un d’eux devait être une alarme.

Il devait bien y avoir des escaliers.

Quelque part.

Il devait y avoir d’autres personnes aussi, ou du moins, c’est ce qu’il était en train de penser quand un Chinois singulièrement grand et un Occidental remarquablement petit interrompirent leur course précipitée à l’angle d’un mur. Ils arrêtèrent de discuter pour regarder curieusement Zeke.

— Salut, lança-t-il aux deux hommes.

— Salut, répondit l’homme blanc.

C’était un petit gars rondouillard, de la taille de Zeke, mais qui était trois ou quatre fois plus large. Il portait une ceinture qui entourait sa taille comme l’équateur et un chapeau militaire rabattu sur ses cheveux trop longs.

— Tu es le fils Blue ?

— Je m’appelle Zeke, dit-il sans confirmer ni infirmer. Qui êtes-vous ?

Ils ne lui répondirent pas plus qu’il ne l’avait fait.

— Où vas-tu ? Il y a des Pourris là-haut, fiston. Si tu as un brin de jugeote, reste ici, là où c’est sûr.

— Je n’allais nulle part, je ne faisais que regarder. Le docteur a dit que je pouvais.

— Ah oui ?

— Oui.

Le grand Chinois mince se baissa pour mieux voir Zeke et demanda d’une voix rauque :

— Où est Yaozu ? Ce n’est pas notre travail de surveiller les gamins.

— C’est celui de Yaozu ?

L’homme plus petit répondit :

— Peut-être qu’il aime bien ça, être le bras droit du docteur. Peutêtre que non. Je ne saurais le dire, si ce n’est qu’il s’en accommode bien.

Zeke acquiesça, enregistrant l’information et la rangeant dans un coin de sa tête, au cas où elle serait importante.

— D’accord, laissez-moi vous poser une question, alors. Comment est-ce que je vais au-dessus ? J’ai quasiment tout vu, ici.

— Tu ne m’as pas entendu ? Tu n’entends pas l’agitation ? Ce sont des Pourris, fiston. Je les entends d’ici.

Le plus grand des deux hommes, qui avait des yeux bridés marron, intervint :

— C’est dangereux, là-haut. Les Oubliés et les Pourris font un très mauvais mélange.

— Allez, les gars, leur dit Zeke d’une voix enjôleuse, sentant qu’il était en train de perdre leur attention au profit de la destination vers laquelle ils se rendaient lorsqu’il les avait arrêtés. Aidez donc un pauvre gosse. Je veux simplement faire le tour de ma nouvelle maison.

Les deux hommes haussèrent les épaules en se regardant, jusqu’à ce que le plus grand des deux s’en aille, laissant le plus petit. Celui-ci secoua la tête :

— Non, je ne le crois pas. Et ne monte pas, si tu tiens à la vie. Les Pourris sont entrés partout, comme si quelqu’un leur avait délibérément ouvert les portes, et nous avons d’autres problèmes également.

— Comme ?

— Comme le fait que ton père n’a pas vraiment beaucoup d’amis à l’extérieur de la gare et que, parfois, ils lui posent des problèmes. Crois-moi, il vaut mieux ne pas te retrouver au milieu. De plus, je ne tiens pas à essuyer les plâtres si on t’attrape là-bas.

— Si je monte là-haut et que je me fais tuer, je ne dirai à personne que c’est vous qui m’y avez envoyé. D’accord ?

Le gros homme se mit à rire et cala ses pouces dans sa ceinture.

— Tu m’as eu, hein ? C’est correct, c’est sûr. Je ne te dirai pas comment fonctionne l’ascenseur, parce que ce n’est pas mon travail et je n’aime pas tirer toutes ces ficelles ; mais si tu devais suivre le couloir qui se trouve derrière moi, et aller tout au bout à gauche, tu trouverais un escalier. Si quelqu’un te le demande, je ne t’ai rien dit. Et, si tu restes dans le coin, alors n’oublie pas qui t’a rendu service.

— Merci ! répondit gaiement Zeke. Je n’oublierai pas, ne vous inquiétez pas. Vous êtes un champion, mec !

— Tu l’as dit, répondit-il.

Mais Zeke était déjà dans le couloir, à une allure à mi-chemin entre la petite foulée et le sprint. Il trouva l’escalier quelques instants après et grimpa avec un tout nouveau sens de l’orientation. Il y avait peut-être du grabuge en haut, mais il y avait peut-être aussi des gens avec des masques à gaz. Peu importait le type, et peu importait à qui il allait devoir le voler, Zeke comptait bien en récupérer un, coûte que coûte.

L’escalier était plongé dans le noir, et il ne trouva aucun moyen de l’éclairer, mais il n’y avait qu’un seul étage à monter et il pouvait se guider au bruit qu’il entendait au-dessus.

On aurait dit des hommes qui couraient dans tous les sens. Des cris venaient renforcer le chaos et, pendant qu’il grimpait dans le noir, trébuchant à chaque marche, une explosion secoua le sol.

Zeke perdit l’équilibre et chercha à attraper une rambarde ou un appui, mais n’en trouva pas. Il tomba sur les mains et les genoux.

Les vibrations s’évanouirent et il se remit debout. Il se frotta les mains sur son pantalon et longea le mur jusqu’à ce qu’une ligne blanche au sol révèle le bas d’une porte donnant sur un endroit éclairé. Mais s’il y avait une poignée, il ne la trouva pas. Alors qu’il s’appuyait contre le battant et essayait frénétiquement de l’ouvrir, l’agitation à l’extérieur augmenta, et il se demanda si c’était vraiment par là qu’il voulait aller.

Le bruit caractéristique de coups de feu s’ajouta aux cris et aux bruits de course.

Zeke cessa de chercher une sortie et s’immobilisa, impressionné par les tirs. Il fut sur le point de changer d’avis. En haut, c’était comme s’il y avait la guerre, ce qui contrastait avec l’environnement calme, riche et silencieux de l’étage qu’il venait de quitter. Est-ce que c’était ce que Lester avait murmuré à l’oreille de Minnericht ?

Il n’avait encore jamais vu un Pourri de près, pas un vrai, pas un affamé… et il n’avait certainement jamais vu une meute complète.

Une curiosité irrationnelle le poussa à chercher à nouveau la poignée.

Ses doigts rencontrèrent quelque chose qui aurait pu être un levier, mais situé un peu plus haut qu’un loquet ordinaire. Il l’attrapa et tira, mais rien ne se produisit. Il poussa encore, appuyant de tout son poids pour enfoncer la chose, mais la porte ne bougea pas.

Mais soudain, quelque chose cogna de l’autre côté.

Quelque chose de gros et de lourd s’écrasa contre elle, la projetant vers l’intérieur et coinçant violemment Zeke entre le battant et le mur. Le choc lui coupa le souffle. Il se recroquevilla au sol en tenant sa tête blessée, même s’il était trop tard pour la protéger. Il hoqueta et inspira quelques bouffées d’un air qui puait la poudre et le résidu de Fléau. L’air collait au fond de sa gorge, et Zeke laissa échapper un petit son que personne n’aurait dû entendre au-dessus de la clameur de l’autre côté de la porte.

Sauf que quelqu’un l’entendit.

La personne écarta la porte pour regarder ce qui se trouvait derrière et découvrit Zeke, meurtri et roulé en boule, qui essayait de se couvrir la tête et le visage. Cette même personne projetait une ombre très large et, même en regardant entre ses doigts, l’adolescent pouvait voir la forme qui bouchait le passage.

Hé, toi. Qu’est-ce que tu fais là ? Lève-toi, dit un homme à travers un dispositif qui donnait à sa voix une tonalité mécanique.

C’était comme si tous ses mots étaient filtrés à travers un tamis en métal.

— Je… hum… Ça ne vous ennuie pas de fermer la porte ?

Zeke était troublé et effrayé, et d’autres coups de feu résonnaient d’un mur à l’autre, tirés d’un endroit à proximité. Il bougea les mains et écarquilla les yeux, observant le mastodonte à contre-jour et ne voyant rien d’autre qu’une silhouette pas tout à fait humaine. C’était celle d’un homme portant une armure, ou du moins un costume en acier, avec un masque en forme de tête de bœuf.

Pendant quelques secondes, l’homme resta silencieux tandis que les balles sifflaient et retentissaient, ricochant sur ses épaules. Puis il dit :

Ce n’est pas un endroit sûr pour un garçon. Qu’est-ce que tu fais là ?

Il avait posé la question lentement, comme si la réponse était très importante.

— J’essaie de sortir d’ici, lança Zeke. Ils m’ont enlevé mon masque, en bas ! Je pensais…

Ses pensées furent interrompues par quelque chose de plus fort et plus long qu’un simple tir de revolver dans la pénombre, de l’autre côté de l’homme en armure.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Zeke, à deux doigts de se mettre à hurler.

L’homme trembla sous le coup de l’explosion dans son dos, il s’appuya contre le chambranle, ses bras épais et larges s’étirant pour l’aider à se retenir. Il répondit :

C’est le canon à rafales soniques du Dr. Minnericht. Il envoie du son aux gens, comme un canon. (Pendant un moment, il eut l’air d’être sur le point de rajouter quelque chose, mais se ravisa). Sortir est une bonne idée, mais pas par-là, il ne vaut mieux pas.

Puis, il ajouta :

Ezekiel, c’est toi, n’est-ce pas ?

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Je connais quelqu’un qui te cherche, répondit-il.

Mais cela n’était pas très rassurant. Le premier visage qui vint à l’esprit de Zeke fut celui du géant qui pilotait le ballon qui s’était écrasé sur le fort.

L’homme qui bloquait la sortie rien qu’avec sa taille pouvait être un ami du pirate, voire pire. Il pouvait faire partie de l’équipage ou être un mercenaire et, dans la liste de toutes les choses que Zeke voulait faire, retourner vers cet homme dont les mains étaient presque aussi grosses que des paniers arrivait loin, tout à la fin. Par ailleurs, il n’aimait pas trop que l’homme masqué connaisse son nom, car cela ne pouvait qu’empirer la situation. À présent, le pirate de l’air savait qui il recherchait, et il envoyait des soldats à ses trousses.

— Non, répondit Zeke, en guise de réponse générale à tout ce qui lui avait été demandé. Non, laissez tomber. Laissez-moi partir.

L’homme secoua la tête et les jointures de son masque craquèrent tandis que le métal grinçait contre ses épaules renforcées.

Tu peux partir, mais tu ne peux pas passer par ici. Tu vas te faire tuer !

— Il me faut un masque !

Écoute, déclara l’homme. (Il regarda par-dessus son épaule et repéra quelque chose de prometteur.) Reste ici, et je vais t’en chercher un.

Il avait l’air aussi infranchissable qu’un fossé, même avec tout le courage que Zeke pouvait réunir. Mais s’il décidait de s’écarter pendant quelques secondes, cela donnerait au garçon le temps de déguerpir.

— D’accord, murmura-t-il, en faisant un signe de tête.

Tu restes là et tu ne bouges pas ?

— Non, monsieur, je ne bougerai pas, lui assura Zeke.

Bien. Je reviens dans une minute.

Mais dès que l’homme à l’armure métallique eut tourné les talons, Zeke s’engouffra derrière lui et se glissa à la lisière de la bataille.

Trop effrayé pour se figer et trop exposé pour rester calme, il s’accroupit et fila vers la cachette la plus proche qu’il put trouver : une pile de caisses qui étaient éparpillées et se dissolvaient sur place au fur et à mesure que les balles déchiquetaient leurs angles. Un éclair chaud, provoqué par quelque chose de dur et rapide, lui brûla le dos, faisant un trou dans sa chemise.

Il se contorsionna pour toucher l’endroit qui lui faisait mal entre les omoplates, mais il avait du mal à y arriver, et il abandonna en concluant qu’il n’était ni mort ni mourant. Tout bien considéré, sa tête lui faisait plus mal que n’importe quelle autre partie de son corps, même sa main blessée.

Zeke s’accroupit, terré dans un coin et horrifié par la scène.

Autour de lui, la salle s’était divisée en deux camps. Comme il en avait eu l’impression à l’étage en dessous, c’était la guerre, ici. Mais, contrairement à l’explication que tout le monde lui avait donnée, il ne vit pas de Pourri ; aucun mort vivant traînant et gémissant comme ceux qui lui avaient été décrits. Il ne vit que des hommes, armés et menaçants, qui échangeaient des tirs de part et d’autre d’une brillante étendue de marbre ébréché qui avait auparavant été un superbe sol. Sur un côté se tenait un groupe composé de trois Chinois, et de deux hommes qui étaient habillés comme les aviateurs du Clementine. De l’autre, Zeke repéra Lester, ainsi qu’une poignée d’hommes qui avaient l’air de venir de la gare.

Une cascade de lumières scintillantes tombait du plafond comme des stalactites dans une grotte, inondant de clarté les horribles événements qui se déroulaient dans tous les coins poussiéreux et couverts de toiles d’araignées.

Des sièges rembourrés étaient alignés le long des murs dépourvus de fenêtres, de même que des plantes en soie qui n’avaient jamais besoin d’être arrosées, mais qu’il allait falloir recoudre pour refermer les trous laissés par les balles. Derrière celles-ci, accroupis sous les sièges et les rangées de fauteuils solidarisés et fixés au sol en une ligne bien ordonnée de salle d’attente, de petits groupes d’hommes au visage fermé faisaient de leur mieux pour obliger leurs adversaires à se rendre, ou pour tous les tuer.

Zeke ne savait pas vraiment où il était. La pièce ressemblait un peu au vestibule d’une gare. Il ne savait pas non plus qui étaient ces gens, à l’exception de Lester, ni pourquoi ils se battaient. Certains portaient des masques, d’autres pas. Au moins trois d’entre eux étaient morts, étendus sur le sol dur et brillant. Deux étaient allongés sur le ventre, un sur le dos. Ce dernier avait perdu une grande partie de sa gorge et ses yeux étaient ouverts, vitreux, et ne regardaient rien d’autre que les cieux au-delà du plafond.

Mais l’un des hommes qui étaient allongés sur le ventre portait un masque.

Et, à la grande surprise de Zeke, le robuste type en armure qu’il avait rencontré dans le couloir était en train de le lui enlever. Le cou du défunt trembla comme une chaussette vide et, dans un dernier glissement de sangles, le masque se détacha.

L’homme en armure se retourna, cherchant l’entrée du couloir et la porte qui se trouvait derrière. Voyant que celle-ci était ouverte et que Zeke n’était plus là, il jura à voix haute et pivota. Une balle vint se perdre contre son omoplate en émettant un bruit de cymbale, mais cela n’eut pas l’air de l’atteindre.

Il repéra Zeke tapi derrière les caisses.

Pendant un moment, le garçon pensa que l’homme allait se saisir de l’énorme canon qu’il avait dans le dos pour le viser, et qu’il exploserait en un millier de petits morceaux que même sa mère ne pourrait pas reconnaître.

Au lieu de ça, l’homme roula le masque en boule et le lança aux pieds du garçon, avant de se retourner et de sortir un énorme six coups qui était accroché à sa taille. Puis, il se mit à tirer encore et encore et encore. Il dessina une ligne de feu d’un côté à l’autre de la salle, créant une couverture pour sa propre sortie, ou pour celle de Zeke, le garçon ne savait plus très bien.

À l’autre bout de la pièce, il y avait une porte, et quelque chose d’énorme tambourinait à l’extérieur. Ou peut-être que ce n’était pas quelque chose d’énorme. Peut-être que c’était nombreux.

Ce n’était pas un martellement de bélier ou de machine. C’était une pression constante, frénétique, insistante et agressive qui s’acharnait sur la porte… laquelle avait l’air considérablement renforcée.

Même de loin, Zeke se rendit compte qu’elle était barricadée comme s’il était prévu qu’une armée vienne s’y fracasser.

Est-ce que c’était cette armée-là ?

Pour le moment, la porte tenait bon, mais l’homme en armure se mit à crier :

File, redescends. Trouve une autre sortie. Ezekiel ! ajouta-t-il, au cas où le garçon ne saurait pas très bien à qui il s’adressait. Sors d’ici !

Zeke plia le masque et avança en restant accroupi.

Sur sa gauche, derrière un rideau, un homme vacilla et tomba au sol, entraînant le tissu avec lui. Celui-ci le recouvrit comme un linceul. Au bas de la frange, une flaque rouge apparut lentement et s’étendit sur les arabesques grises et blanches du sol poli.

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