XII


Rudy avançait en traînant les pieds, d’une démarche de guingois qui était toutefois plus rapide qu’elle n’en avait l’air. Avec la pression puante et écrasante de son masque, Zeke haletait pour suivre le rythme. Il luttait pour inspirer de l’air par les filtres qui s’étaient légèrement bouchés depuis qu’il était entré dans la ville, et sa propre peau l’importunait, tirée, tendue et irritée par le joint impitoyable autour de son visage.

— Attendez, souffla-t-il.

— Non, répondit Rudy. Pas le temps d’attendre.

Il poursuivit sa route. Derrière eux, Zeke était certain d’avoir entendu un nouveau mouvement d’agitation, empreint de colère ou de chagrin. Il entendait la cacophonie des consonnes et des voyelles étrangères, ainsi que les cris, hurlements et discussions orageuses d’autres hommes.

Il savait qu’ils avaient été repérés, ou plutôt, comme il se le répétait, que la violence de Rudy avait été découverte. Mais Zeke n’avait rien fait de mal, n’est-ce pas ? Les règles étaient différentes ici, non ? Tout était pardonnable en temps de guerre, lorsqu’il fallait se défendre…

Mais, dans un coin de son esprit, un petit homme étranger qui portait des lunettes perdait tout son sang, pris par surprise, mort sans autre raison que le simple fait d’avoir vécu.

Les tunnels semblaient plus tortueux et l’obscurité plus oppressante alors qu’il suivait son guide, sur lequel il émettait de plus en plus de réserves. Il se mit même à souhaiter le retour de la princesse, peu importe qui elle était. Peut-être qu’il arriverait à placer une ou deux questions. Peut-être qu’elle ne lui lancerait pas de couteaux. Peut-être qu’elle n’était pas morte.

Il espérait qu’elle était vivante.

Mais il entendait encore, lorsqu’il y repensait, le tonnerre du plafond et des murs qui s’effondraient, remplissant tout l’espace dégagé, et il se demanda si elle avait réussi à s’échapper. Il se rassura en se souvenant qu’elle était vieille, et personne ne pouvait devenir aussi vieux sans être également fort et intelligent. Cela lui donna une drôle d’impression, qu’il ne sut pas vraiment identifier, alors qu’il observait l’homme qui s’enfuyait en claudiquant devant lui.

Rudy se retourna et dit :

— Tu viens, oui ou non ?

— J’arrive.

— Alors, reste à côté de moi. Je ne peux pas te traîner, et je saigne à nouveau. Je ne peux pas tout faire pour nous deux.

— Où allons-nous ? demanda Zeke, haïssant la pointe de supplication qu’il entendait à l’intérieur de son masque.

— En arrière, comme auparavant. En bas, puis en haut.

— On va toujours vers la colline ? Vous me conduisez toujours à Denny Hill ?

— Je t’ai dit que je t’y conduirai, répondit Rudy, alors je t’y conduirai. Mais il n’y a pas de chemin direct entre deux points dans cette ville, et je suis vraiment désolé si le voyage n’est pas aussi calme que tu l’avais espéré. Excuse-moi, merde ! Je n’avais pas prévu de me faire poignarder. Les plans changent, gamin. Il faut parfois prendre des chemins détournés. C’en est un.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment, répondit Rudy. (Il s’arrêta sous une lucarne et indiqua une pile de caisses surmontées d’une échelle en équilibre précaire. À son sommet, contre le plafond, une trappe circulaire était fermée.) Nous montons. Et ça peut mal se passer, je te préviens.

— D’accord, répondit Zeke, même si ce n’était pas d’accord du tout.

Il avait du mal à respirer, un peu plus à chaque pas, parce qu’il n’arrivait pas à reprendre son souffle et qu’il n’y avait pas moyen de se reposer.

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit à propos des Pourris ?

— Je me souviens, fit-il avec un signe de tête, même si Rudy lui tournait le dos et ne pouvait donc pas le voir.

— Quelle que soit l’image que tu t’en es faite, poursuivit Rudy, ce n’est rien à côté de la réalité. Maintenant, écoute. (Il fit volte-face et pointa le doigt vers le visage de Zeke.) Ces choses vont vite, plus vite qu’on ne pourrait le penser en les voyant. Elles courent et elles mordent. Et tout ce qui a été mordu doit être coupé, sinon tu meurs. Tu comprends ?

— Pas vraiment, confessa l’adolescent.

— Eh bien, tu as environ une minute et demie pour y réfléchir, parce que nous allons monter avant que les autres yeux bridés nous rattrapent et nous tuent simplement parce que nous sommes là. Voici les règles : tais-toi, ne t’éloigne pas et, si on nous repère, grimpe comme un singe.

— Grimpe ?

— Tu m’as bien entendu. Grimpe. S’ils sont suffisamment motivés, les Pourris peuvent monter à une échelle, mais ce n’est pas facile pour eux et ils ne vont pas vite. Si tu peux atteindre un rebord de fenêtre ou une issue de secours, ou même simplement un morceau de béton en surplomb… fais-le. Monte.

L’estomac de Zeke se mit à gargouiller et se remplit d’un liquide acide.

— Et si nous sommes séparés ?

— Alors nous serons séparés et ce sera chacun pour soi, fiston. Je déteste avoir à dire ça, mais c’est comme ça. S’ils m’attrapent, ne reviens pas me chercher. Et si c’est toi, je ne reviendrai pas non plus. La vie est dure. La mort est facile.

— Mais qu’est-ce qu’on fait si on est simplement séparés ?

— Dans ce cas, répondit Rudy, même règle : monte. Fais du bruit une fois que tu seras sur un toit et, si je peux, je viendrai te chercher. Pour résumer, l’important c’est avant tout de ne pas t’éloigner de moi. Je ne peux pas te protéger si tu te barres comme un idiot.

— Je ne compte pas me barrer comme un idiot, ronchonna Zeke.

— Bien, conclut Rudy.

Au fond du couloir, les sons se faisaient à nouveau entendre, et ils semblaient même se rapprocher. Si Zeke tendait l’oreille, il pouvait repérer une ou deux voix, pleines de rage et prêtes à se venger.

Il avait une nausée terrible, d’une part parce qu’il avait vu un homme mourir, et d’autre part parce qu’il y avait participé, même s’il n’avait fait que regarder sans savoir comment réagir. Plus il y pensait, plus il se sentait coupable ; et il se sentait d’autant plus mal quand il se remémorait la ville au-dessus de lui, remplie de hordes de morts vivants rampants.

Mais il y était plongé jusqu’au cou. Il n’y avait pas moyen de revenir en arrière, du moins pas encore. S’il devait se montrer honnête, il avouerait qu’il ne savait plus du tout où il était et qu’il aurait été incapable de quitter la ville par ses propres moyens s’il l’avait voulu.

Par conséquent, lorsque l’immense trappe se déverrouilla dans un bruit sourd, il suivit l’homme dans une rue aussi sinistre et impitoyable que le tunnel en dessous.

Ezekiel fit exactement ce que Rudy lui avait dit.

Il ne s’éloigna pas et resta silencieux. C’était facile à faire, presque ; le silence ambiant était si impressionnant qu’il était plus facile de le respecter que de l’interrompre. De temps en temps, une paire d’ailes les survolait, brassant l’air avec force, rapidement, au-dessus du Fléau qui remplissait les murs. Zeke se demanda comment ils faisaient, comment ils avaient survécu en respirant l’air empoisonné comme si c’était la plus belle et pure journée de printemps.

Mais il n’eut pas l’occasion de poser la question.

Au lieu de cela, il se blottit presque contre l’homme blessé qui le guidait, et imita ce qu’il faisait. Lorsque Rudy plaquait son dos contre un mur et marchait le long de celui-ci, Zeke en faisait autant. Lorsque l’ancien militaire retenait sa respiration et écoutait, l’adolescent faisait la même chose, s’étouffant à l’intérieur de son masque et se raccrochant à chaque petite bouffée d’oxygène. Il retenait son souffle et attendait de voir de petites étoiles clignoter devant ses yeux, avant d’inspirer de nouveau parce qu’il le fallait bien.

Quelle que soit la direction vers laquelle il regardait, il ne voyait pas au-delà de quelques mètres. Le Fléau était dense et avait une couleur entre le fumier et les tournesols. Ce n’était pas tout à fait du brouillard, mais c’était toxique, et cela les empêchait de voir aussi sûrement que n’importe quel nuage au ras du sol.

Aux extrémités des vêtements de Zeke, au niveau de ses poignets, à l’endroit où les gants laissaient un espace avec les manches, et autour de son cou que son manteau ne couvrait pas entièrement, sa peau commença à le démanger. L’envie de se gratter était difficile à combattre, mais lorsque Rudy le surprit en train de frotter sur sa peau ses phalanges protégées par la laine, il secoua la tête et murmura :

— Non. C’est encore pire.

Les bâtiments ressemblaient à des jeux de construction de différentes hauteurs, dont les fenêtres et les portes étaient soit cassées, soit barricadées et renforcées. Zeke supposa que les premiers étages calfeutrés indiquaient des endroits plus ou moins sûrs et que, s’il en avait besoin, il pourrait peut-être y trouver une sécurité relative, à condition d’arriver à entrer. Mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Il repéra des issues de secours ici et là, de grands enchevêtrements de marches et de rails en acier qui semblaient aussi fragiles que le mobilier d’une maison de poupées, et il se dit qu’il pourrait y grimper s’il le devait. Et ensuite ? Est-ce qu’il pourrait casser une fenêtre et se glisser ainsi à l’intérieur ?

Rudy avait dit qu’il y avait des lanternes cachées sur le chemin.

Zeke cherchait en douce un moyen de fausser compagnie à son guide.

Il fut étonné en réalisant ce qu’il était en train de faire. Il ne connaissait personne d’autre dans la ville et il n’avait rencontré que deux autres habitants ; l’un d’entre eux avait été immédiatement assassiné par Rudy, et l’autre avait tenté de le tuer. Ainsi, lorsque Zeke essaya d’évaluer la situation, il supposa qu’avoir une chance sur deux d’être assassiné était une excuse suffisamment bonne pour décider de réagir. Mais il ne se sentit pas mieux pour autant.

Tout en suivant Rudy, il pensa de nouveau au Chinois. Le contenu de son estomac menaça de trouver la sortie.

Non. Il ne fallait pas. Pas dans le masque. Pas quand il ne pouvait pas l’enlever sans risquer de mourir. Hors de question.

Il essaya de calmer son ventre et y réussit.

Son guide cheminait lentement, le dos courbé et les épaules rentrées. Il ouvrait la voie avec sa canne qui, comme Zeke le savait à présent, ne pouvait tirer que deux fois. Et que pouvaient deux coups contre une meute de Pourris affamés ?

Il n’avait pas plus tôt pensé à eux qu’il entendit, non loin de lui, un léger grognement.

Rudy se figea. Et il l’imita.

Le regard de l’homme balaya la rue de gauche à droite, et de haut en bas, cherchant une sortie ou un chemin évident.

— Des Pourris ? prononça Zeke silencieusement, mais Rudy ne pouvait pas voir les lèvres former la question à l’intérieur de son masque et il ne répondit donc pas.

Un autre grognement se joignit au premier, comme une question ajoutée à une conversation. Le timbre était différent et semblait plus rauque, comme si la gorge qui l’avait émis n’était plus entière. Les grognements furent suivis de bruits de pas, hésitants et lents, et si dangereusement proches que la peur comprima la poitrine de Zeke comme si quelqu’un lui marchait dessus.

Rudy fit demi-tour et saisit le masque de l’adolescent, l’approchant aussi près que possible du sien et murmurant aussi bas qu’il le pouvait.

— Ce chemin. (Il fit un signe de la main vers le carrefour le plus proche en indiquant la voie en bas à droite.) Plusieurs pâtés de maisons. Grande tour, bâtiment blanc. Grimpe au deuxième étage. Casse ce qu’il faudra.

Rudy ferma les yeux pendant une bonne seconde et, lorsqu’il les rouvrit, il ajouta :

— Cours.

Zeke ne savait pas s’il en serait capable. Sa poitrine était aussi comprimée que si elle avait été entourée de cordes, et sa gorge était serrée comme si une écharpe l’étranglait. Il regarda au bout de la rue indiquée par Rudy et ne vit presque rien, à l’exception d’une pente qui descendait doucement et qui s’éloignait très certainement de la colline qu’il recherchait.

Dans sa tête, il fit défiler une par une les cartes qu’il avait mémorisées, ce qui lui confirma qu’ils allaient dans la mauvaise direction. Mais pouvait-il courir dans le sens de la montée ? Où pouvait-il aller pour s’échapper, si ce n’est jusqu’à cette tour dont venait de lui parler Rudy ?

La panique remplissait son masque et l’aveuglait, mais cela n’avait pas d’importance. Les grondements, grognements et bruits de pas se rapprochaient, et il savait pertinemment que bientôt, très bientôt, ils seraient à ses trousses.

Rudy s’élança le premier. Hanche amochée ou non, il pouvait courir, mais pas courir sans bruit.

Suivant le claquement de ses semelles, les grognements s’intensifièrent, impatients et, quelque part dans les profondeurs du brouillard, une masse de corps commença à s’organiser. Ils étaient en train de se regrouper. Ils s’apprêtaient à chasser.

Zeke haletait, essayant d’aspirer suffisamment d’air pour se redonner des forces ou se calmer. Il s’orienta dos à la colline et regarda une dernière fois par-dessus son épaule. Ne voyant rien d’autre que le brouillard tournoyant et avide, il reprit courage. Et il se mit à courir.

Sous ses pieds, les routes étaient inégales et fendues, du fait du tremblement de terre, ou simplement à cause du temps et de l’usure. Il trébucha et se reprit, vacilla et se retrouva à quatre pattes. Ses mains lui firent mal, mais elles réagirent instinctivement et repoussèrent le sol, lui permettant ainsi de se remettre sur ses pieds. Il reprit sa course. Derrière lui, dans le brouillard, il les entendait déferler bruyamment.

Il ne regarda pas. Il se concentra sur la silhouette de Rudy qui filait droit devant, accélérant, au grand étonnement de Zeke qui ne savait pas comment il faisait. Peut-être que cet homme était plus habitué à porter ces masques dans lesquels on suffoquait, ou qu’il n’était pas aussi handicapé qu’il le laissait croire. Quoi qu’il en soit, il se rapprochait du bâtiment blanc qui s’était subitement dressé dans l’air empoisonné.

Il perçait le brouillard comme un rocher dans l’océan, fendant les vagues.

Quand Zeke l’aperçut, il était presque arrivé à sa hauteur, ce qui posait un problème. Il n’avait aucune idée du moyen d’atteindre le deuxième étage. Il ne vit pas d’échelle de secours ni d’escalier. Il n’y avait que l’entrée principale, soit d’immenses portes en bronze terni qui avaient été barricadées à l’aide de planches fendues et de chaînes.

Il ne réussit pas à contrôler ni à freiner son élan, et heurta le bâtiment de plein fouet pour s’arrêter. La force de la collision blessa encore davantage ses mains déjà meurtries, mais il s’en servit tout de même pour tâtonner autour des fenêtres barricadées et de leurs encadrements complexes, là où la pierre n’était pas recouverte de planches ou de tôles.

Il regarda autour de lui, mais ne vit aucune trace de son guide.

— Rudy ! couina-t-il, trop effrayé pour crier, mais également trop terrifié pour se taire.

— Ici ! appela l’homme, depuis un endroit que l’adolescent ne voyait pas.

— Où ?

— Ici, répéta-t-il, bien plus fort, parce qu’il se trouvait juste à côté de Zeke. De l’autre côté, viens. Dépêche-toi, ils arrivent.

— Je les entends. Ils arrivent de…

— Partout, compléta Rudy. C’est ici. Tu sens ? (Il prit la main de Zeke et la posa sur un rebord qui se trouvait à hauteur de poitrine.)

— Oui.

— Monte, fiston.

Il jeta sa canne sur le rebord et se hissa derrière elle, puis commença à grimper en s’aidant d’une échelle improvisée. Maintenant qu’il savait où regarder, Zeke la voyait : elle était faite de planches et de barres fixées directement à la pierre.

Mais il n’était pas facile pour lui de grimper jusque-là. Il était plus petit que Rudy et n’était pas aussi fort. Et, de plus, il manquait d’air, même si celui-ci puait et que l’odeur du caoutchouc et du cuir lui donnait des haut-le-cœur.

Rudy revint sur ses pas et attrapa le bras de Zeke, tirant le garçon sur le rebord, puis le faisant pivoter pour qu’il se retrouve face à l’échelle construite sur le mur.

— Tu grimpes vite ? demanda-t-il.

Pour toute réponse, l’adolescent se mit à escalader le mur comme un lézard. Dès qu’il avait compris ou se trouvait les échelons, il avait décidé qu’ils devaient être assez solides parce qu’il n’avait pas le temps de les tester les uns après les autres. Il coinça son pied contre les planches et plaça ses mains autour des barres, et grimpa. Rudy le suivit, évoluant plus lentement. Même s’il avait eu l’air relativement à l’aise à plat, l’escalade ne convenait pas à sa hanche, et il se mit à grogner et à ronchonner à chaque mouvement.

— Attends, souffla-t-il, mais Zeke n’en voyait pas l’intérêt.

L’adolescent apercevait une fenêtre avec un petit balcon et le tout avait l’air très prometteur.

— Est-ce que c’est là que nous allons ?

— Quoi ?

Rudy releva la tête et son chapeau glissa vers l’arrière, manquant de tomber.

— Cette fenêtre. Est-ce que c’est…

— Oui, c’est ça. Vas-y, je suis juste derrière toi.

Une barre qui ressemblait à la poignée d’un four traversait la fenêtre, et il semblait logique de l’attraper. L’adolescent s’en saisit et tira : elle couina et bougea, mais pas assez. Il recommença et elle s’ouvrit d’un coup vers l’extérieur. Il faillit presque en perdre l’équilibre et tomber du balcon.

— Attention, gamin, le sermonna Rudy qui attrapa le rebord et fit une pause, pendant que Zeke manipulait la fenêtre.

Sous eux, les rues s’étaient assombries ; pas du fait des ombres, mais plutôt des corps impatients et grondants qui s’étaient amassés. Lorsque Zeke regarda vers le bas, il ne put distinguer les Pourris individuellement, mais il pouvait discerner une main par-ci et une tête par-là. L’air vicié les recouvrait et les rendait flous.

— Ignore-les, conseilla Rudy. Entre, que l’on puisse enlever ces foutus masques. Je ne supporterai pas ce truc une minute de plus.

Zeke était on ne peut plus d’accord. Il leva une jambe et la fit passer de l’autre côté, dans le bâtiment aux murs blancs. La seconde suivit et il se retrouva à l’intérieur.

Rudy culbuta à sa suite, la tête la première, et atterrit d’une façon un peu chaotique. Il resta allongé sur le dos pendant un moment, haletant derrière son masque.

— Ferme donc cette damnée fenêtre, fiston. Tu laisses entrer le Fléau.

— Oh, oui.

Zeke tira pour remettre la fenêtre à sa place. C’était plus dur de l’intérieur, où des bandes cirées de tissu raidi recouvraient les bords pour former un joint. Mais il y arriva et elle se rabattit dans sa position d’origine.

— Est-ce que je peux enlever mon masque, maintenant ?

— Non, pas maintenant. Pas à cet étage, à moins que tu ne veuilles tomber malade rapidement, et de façon définitive. Descendons. Tu pourras l’enlever en bas, et on retrouvera notre chemin sans problème vers les tunnels.

— Vers les tunnels ? Et vers la colline ? insista Zeke, sachant parfaitement qu’il demandait à Rudy de mentir et s’en fichant.

Il voulait simplement lui rappeler sa promesse, même si son guide n’avait aucune intention de la tenir.

— Vers la colline, oui. On peut y arriver à partir d’ici. Mais pas en remontant. Cette fiche tour est trop isolée, il n’y a pas de ponts ou de passages qui la relient à un autre bâtiment. Et même si c’était le cas, on serait contraints de continuer à porter ces choses.

Zeke frotta les joints de son masque et gratta sa peau écorchée.

— J’aimerais vraiment retirer ce truc.

— Alors, suis-moi. Il faut que je trouve ces fichus escaliers, déclara Rudy qui venait de s’asseoir et frottait les bords de son propre masque.

— Que vous les trouviez ?

— Cela fait un moment que je ne suis pas venu ici, c’est tout.

Il ramassa sa canne et s’en servit pour se relever. Il chancela, puis retrouva ses appuis.

Le garçon étudiait la pièce, observant les fenêtres non barricadées et l’air qui était un peu plus clair que celui de l’extérieur. Un peu partout dans la salle, il pouvait voir des formes fantomatiques, qui étaient en fait des meubles recouverts de draps. Zeke en tâta un et sentit le bras d’un fauteuil en dessous, puis il reconnu également la forme d’une table et d’un canapé. Il vit le squelette d’un lustre qui avait certainement été magnifique par le passé, mais auquel manquaient à présent tous les cristaux.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

— On est dans… (Rudy balaya la pièce du regard.) La chambre de quelqu’un ? Ou du moins ce devait être le cas, peut-être. Aucune idée. En tout cas, on est dans la tour Smith.

— Pourquoi est-ce qu’on l’appelle comme ça ?

— Parce qu’elle a été construite par un type qui s’appelait Smith, répondit-il sèchement. Tu sais ce que c’est qu’une machine à écrire ?

— Oui, répondit Zeke. Je crois.

— D’accord. Tu as déjà entendu parler de Smith Corona ?

— Ah oui, répondit-il. Les pistolets.

— Non, ça, c’est Smith & Wesson. Cette tour a été construite avec l’argent des machines à écrire. Fais attention où tu mets les pieds, fiston. Certaines zones du plancher ne sont pas terminées, et il n’y a pas de rampes aux escaliers. Ce bâtiment n’était pas achevé lorsque le Fléau est arrivé. Il est globalement solide, mais il faut faire attention par endroits.

— C’est grand ?

— La tour ? Oui, elle est grande. C’est le plus haut bâtiment du coin, même si les derniers étages ne sont pas terminés.

— Je veux monter, déclara Zeke. Je veux regarder la ville de là-haut.

Il se garda d’ajouter : « Afin de voir où je suis et de comprendre à quel point vous m’avez menti. »

Rudy plissa les yeux derrière son masque.

— Je croyais que tu voulais voir la colline ?

— Oui, je veux la voir. De là-haut. Est-ce que les autres étages sont protégés ?

— La plupart, oui, reconnut Rudy. Il n’y a que celui-ci qui ne l’est pas, parce que c’est par là que tout le monde entre. Si tu montes ou que tu descends, tu peux enlever ton masque, mais si tu vas tout en haut, il faudra le remettre. Les dirigeables ont l’habitude de s’y amarrer, du coup le quai n’est pas un espace isolé. Et puis, il y a un bon nombre de marches, petit. Est-ce que tu es sûr de vouloir grimper ?

— Vous pensez que vous pouvez me suivre ? demanda Zeke, en essayant de le défier.

Il voulait tester son guide, et peut-être l’épuiser un peu s’il pouvait. Il avait déjà compris qu’il allait peut-être devoir courir et, si c’était le cas, il ne lui faudrait pas seulement être plus rapide que l’homme qui boitait. Il allait devoir se mettre hors de portée de la canne.

— Je peux te suivre, répondit Rudy. Sors par là, dans l’entrée principale. Tu devrais trouver une lanterne dans l’angle. Allume-la, lui dit-il en lui lançant une boîte d’allumettes.

Zeke la trouva en effet et mit le feu à la mèche. Rudy vint se placer à côté de lui et dit :

— Tu vois le rideau, là-bas ?

— Le noir ?

— Oui. C’est un joint, de la soie enduite de goudron. Il y a une barre en bas qui exerce un poids pour le maintenir en place. Fais-la glisser et on pourra faire bouger le rideau. (Il s’appuya sur sa canne et observa le garçon pendant que celui-ci suivait ses instructions.) Et maintenant, dépêche-toi, je suis juste derrière.

Et il l’était, en effet.

Zeke remit la barre et l’obscurité les engloutit, à l’exception de la lanterne qui faisait de son mieux pour fournir une lueur joyeuse.

— Allons jusqu’au bout, puis on enlèvera ces machins.

— Est-ce qu’on peut respirer ici ?

— Probablement, mais je ne tenterai pas ma chance. J’aime bien savoir qu’il y a plusieurs joints entre moi et le Fléau, si cela est possible.

Rudy se saisit de la lanterne et suivit le passage moquetté jusqu’à son extrémité. Puis il se glissa entre un nouveau jeu de rideaux. Au bout de quelques secondes, il fit un signe à Zeke à travers les tentures, indiquant qu’il pouvait le suivre.

De l’autre côté du joint, il y avait de la lumière, même si celle-ci était grise et pâle.

Le temps que Zeke passe de l’autre côté, l’homme avait déjà enlevé son masque. En le voyant respirer librement, Zeke eut furieusement envie d’en faire autant. Il arracha sa protection et prit la plus grosse bouffée d’air qu’il ait jamais inspirée, et c’était merveilleux parce que, cette fois, il n’avait pas à lutter.

Heureux, il respirait la vie à pleins poumons.

— Je respire ! Ça pue la merde, là-dedans, mais je respire !

— Même les choses les plus fraîches sentent le soufre et la fumée ici, confirma Rudy. Au sous-sol, ce n’est pas si mal, mais en haut, l’air sent le renfermé parce qu’il n’y a aucun moyen de le renouveler. Au moins, sous terre, on l’oblige à circuler.

Zeke examina son masque et se rendit compte que les filtres avaient changé de couleur.

— Il m’en faut des neufs, observa-t-il. Je croyais que ceux-là étaient censés tenir pendant dix heures…

— Fiston, depuis combien de temps crois-tu que tu es ici ? Ça doit bien faire au moins tout ça, en tout cas c’est ce que je dirais. Mais ce n’est pas une raison pour paniquer. Les filtres ne coûtent plus rien ici depuis qu’un vieux Noir bien gras a volé les marchandises d’un train confédéré, au printemps dernier. Et, si jamais tu tombes à court, il y a des tunnels isolés un peu partout dans cette partie de la ville. Mais n’oublie pas la règle : mets deux joints entre toi et le Fléau, si tu le peux.

— Je m’en souviendrai, répondit Zeke, car le conseil avait l’air judicieux.

Quelque part dans un coin de l’énorme tour inachevée, les deux voyageurs entendirent un fracas. Puis le bruit s’évanouit au loin. Zeke demanda :

— Qu’est-ce que c’était ?

— Aucune idée, répondit Rudy.

— On aurait dit que cela venait de l’intérieur.

— En effet, lâcha l’homme.

Il resserra sa prise sur la canne et la souleva de façon à être prêt à tirer s’il le fallait.

Un deuxième son suivit le premier et, cette fois, il était plus difficile de se tromper. C’était le bruit de quelque chose qui tombait dans l’escalier derrière eux.

— Je n’aime pas ça, grommela Rudy. Il faut redescendre.

— On ne peut pas, murmura sauvagement l’adolescent. Le bruit venait d’en bas. Il vaut mieux monter !

— Tu es stupide. Si on monte, on va se retrouver piégés, quel que soit l’endroit où s’achèvent les escaliers.

La discussion s’arrêta là, parce qu’un son différent provenant d’une autre direction retentit au-dessus de leurs têtes. C’était un bruit de moteur tournant à plein régime ; le bruissement et le raclement de quelque chose d’immense qui se rapprochait, trop vite.

— Qu’est-ce que…

Zeke ne put terminer sa question. À l’extérieur, au-dessus, un énorme dirigeable avec une nacelle chancelante et des réservoirs en métal s’écrasa contre la tour, rebondit dans une autre structure et revint se fracasser une seconde fois sur le bâtiment. Les fenêtres explosèrent et le monde entier oscilla, comme il l’avait fait lors du tremblement de terre quelques heures auparavant.

Rudy remit son masque et Zeke l’imita, même si le geste lui donna envie de pleurer. L’homme se mit à courir vers les escaliers, en dépit du fait que le bâtiment tremblait sous leurs pieds. Il cria :

— En bas !

Et il se mit à descendre, à moitié en courant et à moitié en titubant, dans l’obscurité.

Zeke n’avait plus la lanterne et ne savait pas où elle se trouvait. La retraite précipitée de Rudy était presque aussi bruyante que le vent qui claquait et le ballon qui s’écrasait contre les murs. Mais lorsque Zeke parvint aux escaliers, devant l’obscurité saisissante qui cherchait à l’ébranler, il était décidé à ne pas se laisser faire.

Il commença à grimper.

Et les ténèbres se firent plus profondes et s’abattirent sur lui, se déchaînant comme l’eau, la terre, ou le ciel lui-même.

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