X


Zeke suivit Rudy et sa faible et unique bougie sous le vieil hôtel qui jouxtait la boulangerie. Une fois au sous-sol, ils empruntèrent un autre tunnel renforcé à l’aide de tuyaux et de briques. Ils descendaient ; Zeke pouvait sentir la pente à chaque pas. Cela sembla durer des heures. Il se sentit finalement obligé de demander :

— Je pensais que nous devions monter sur la colline.

— On va y arriver, lui répondit Rudy. Mais, comme je l’ai dit, parfois il faut descendre pour monter.

— Mais je croyais que là où ils vivaient, il y avait principalement des maisons. Ma mère a dit que c’était un quartier résidentiel et elle m’a parlé de quelques-uns de leurs voisins. Nous n’arrêtons pas de passer sous ces grands bâtiments, ces hôtels et toutes ces choses, se plaignit-il.

— Ce n’est pas un hôtel que l’on vient de traverser, corrigea Rudy. C’est une église.

— Difficile à dire du dessous, rétorqua Zeke. Et quand est-ce qu’on pourra enlever ces masques ? Je croyais qu’il était censé y avoir de l’air respirable quelque part ici. C’est ce que m’a dit mon copain Rector.

Rudy le coupa :

— Chut ! Tu as entendu ?

— Entendu quoi ?

Ils se tenaient parfaitement immobiles, sous la rue, entre les murs humides et recouverts de moisissure et de saletés d’un tunnel. Au-dessus d’eux, une lucarne de verre laissait passer suffisamment de lumière pour pouvoir voir dans le couloir, et Zeke conclut avec surprise que la matinée devait être entamée. Il y avait ce type d’ouvertures un peu partout dans les chambres souterraines mais, entre deux, il y avait des endroits où l’obscurité enveloppait tout, créant des recoins où les tunnels étaient noirs comme de l’encre. Rudy et Zeke se déplaçaient dans ces zones sombres, comme si elles étaient des endroits sûrs où personne ne pouvait les voir et rien ne pouvait les atteindre.

De temps en temps, quelques gouttes d’eau résonnaient en s’écrasant au sol. Au-dessus, il y avait parfois le bruit de quelque chose qui bougeait au loin, hors de portée. Mais Zeke n’entendit rien à proximité.

— Qu’est-ce que je suis censé entendre ? demanda-t-il.

Rudy plissa les yeux derrière ses lunettes :

— Pendant une seconde, j’ai cru qu’on était suivis. On pourra enlever nos masques bientôt. On avance…

— Le long de la colline, oui, vous l’avez dit.

— Ce que j’allais dire, grogna Rudy, c’est que l’on avance vers une partie de la ville relativement agitée. On devra la traverser et ensuite on atteindra les quartiers isolés. Là, tu pourras l’enlever.

— Alors il y a des gens qui vivent là-bas, sur la colline ?

— Oui, bien sûr, oui, répondit l’homme, mais sa voix s’affaiblit car il écoutait à nouveau autre chose.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Ce sont des Pourris ? demanda Zeke en se mettant à farfouiller dans son sac.

Rudy secoua la tête et dit :

— Je ne crois pas, mais quelque chose cloche.

— Quelqu’un nous suit ?

— Tais-toi ! répondit-il sèchement. Quelque chose cloche.

Zeke fut le premier à la voir, la silhouette qui s’éloignait posément de la zone d’ombre la plus proche où rien ne pouvait les voir ni les atteindre. Elle ne semblait pas vraiment bouger, mais plutôt prendre forme en quelque chose qui faisait environ la même taille que lui, avec des vêtements dont un bouton renvoya un reflet de la lumière blanche provenant de la lucarne au-dessus. La forme se précisa des pieds à la tête. Il détecta la courbe des bottes et les plis ratatinés d’un pantalon avachi, ainsi que des genoux fléchis qui semblaient vouloir se redresser. Les revers d’une veste, les coutures d’une chemise et, pour finir, un profil aussi discordant que distinct.

Zeke retint son souffle, ce qui fut suffisant pour prévenir Rudy et que celui-ci pivote sur sa jambe valide.

Le garçon trouva étrange la façon dont son guide souleva à nouveau sa canne comme une arme, mais Rudy visa la silhouette qui se trouvait contre le mur et pressa un mécanisme dans la poignée. La détonation qui suivit était aussi forte, violente et efficace que n’importe quel coup de fusil que Zeke avait entendu jusque-là – même si, il devait l’admettre, il n’en avait pas entendu beaucoup.

L’explosion fit trembler le couloir et la forme s’esquiva.

— Merde, j’ai tiré trop vite ! jura-t-il.

Rudy actionna un levier sur sa canne avec son pouce, puis réarma, cherchant dans l’obscurité l’intrus qui s’était esquivé. Zeke fit de son mieux pour se cacher derrière l’homme alors que celui-ci visait ici et là, devant lui et sur les côtés.

L’adolescent avait le souffle coupé et avait été rendu à moitié sourd par la détonation de l’arme.

— Je l’ai vu, beugla-t-il. Il était juste là ! C’était un Pourri ?

— Non, et tais-toi ! Les Pourris ne…

Il fut coupé par un sifflement et le son de quelque chose de dur et métallique se plantant soudainement dans les briques détrempées. Puis Zeke la vit, près de la tête de Rudy : une petite lame avec une poignée enveloppée de cuir, passée si près que, une ou deux secondes plus tard, l’oreille de l’homme se mit à saigner lentement.

— Angeline, c’est toi, hein ? aboya-t-il avant de poursuivre, plus bas. Je te vois mieux maintenant, et si tu bouges, je t’aère l’intérieur. Je le jure devant Dieu. Sors maintenant, que je puisse te voir.

— Est-ce que tu penses vraiment que je suis une idiote ?

L’intruse avait une voix étrange et un accent bizarre, et Zeke ne reconnut ni l’un ni l’autre.

Rudy répondit :

— Une idiote qui vivrait bien une heure de plus. Et pas la peine de me prendre de haut, Princesse. Il ne fallait pas porter les boutons de ton frère si tu voulais te battre dans le noir. Je vois la lumière qui s’y reflète, lui dit-il.

Il n’avait pas fini sa phrase que la veste scintilla et s’abattit au sol.

— Garce ! s’écria Rudy en faisant de grands gestes devant lui avec sa canne.

Il saisit Zeke et le tira en arrière, dans la zone la plus proche où ne passait aucune lumière du dehors. Ils s’accroupirent ensemble et tendirent l’oreille afin de détecter tout pas ou mouvement, mais ils n’entendirent rien jusqu’à ce que l’autre personne demande :

— Où emmènes-tu ce garçon, Rudy ? Qu’est-ce que tu vas faire de lui ?

Il sembla à Zeke que la femme était enrouée ou qu’elle avait eu une blessure à la gorge. Sa voix était rude et âpre, comme si ses amygdales avaient été passées au goudron.

— Ça ne te regarde pas, Princesse, répondit l’homme.

L’adolescent s’efforça de garder sa question pour lui, mais ne put s’empêcher de demander à voix haute :

— Princesse ?

— Fiston ? l’appela la femme. Fiston, si tu as un rien de jugeote, laisse tomber ce déserteur, il ne t’emmènera dans aucun lieu intéressant ou sûr.

— Il me conduit à la maison, déclara Zeke dans le noir.

— Il te conduit à la mort, ou pire. Il t’emmène voir son chef en espérant t’échanger contre quelques faveurs. Et, à moins que tu vives sous la vieille gare, qui n’a jamais servi, alors tu n’es pas près d’arriver chez toi, c’est certain.

— Angeline, si tu dis un mot de plus, je te tue, menaça Rudy.

— Essaie, lança-t-elle. Nous savons tous les deux que ce vieux bâton ne tire pas plus de deux coups. Alors, vas-y. J’ai assez de lames pour te transformer en passoire, même s’il ne m’en faudra pas tant que ça pour t’arrêter définitivement.

— Je parle à une princesse ? demanda Zeke à nouveau.

Rudy le fit taire en envoyant dans sa mâchoire quelque chose de ferme et d’osseux, enveloppé dans du tissu. Zeke supposa qu’il s’agissait d’un coude mais, comme il ne pouvait pas voir, il se contenta de deviner. Il sentit le goût du sang dans sa bouche. Il mit ses mains sur son visage et marmonna toutes les injures qu’il connaissait.

— Va-t’en, Angeline, cela ne te regarde pas.

— Je sais ce que tu fais tandis que ce garçon l’ignore. Par conséquent, ça me regarde. Tu peux vendre ton âme si c’est ce que tu souhaites, mais tu n’entraîneras personne d’autre avec toi. Je ne te laisserai pas faire. Et je t’empêcherai en particulier de conduire ce garçon en terrain hostile.

— Ce garçon ? siffla Zeke entre ses doigts. J’ai un nom, madame.

— Je sais, c’est Ezekiel Blue, mais ta mère t’appelle Wilkes. Je t’ai entendu lorsque tu le lui as dit sur le toit.

Rudy s’écria :

— Je veille sur lui !

— Tu l’emmènes…

— Je l’emmène dans un endroit sûr, je ne fais que ce qu’il m’a demandé.

Un autre couteau siffla dans le tunnel, d’une ombre à une autre, et atterrit si près de Rudy que celui-ci laissa échapper un glapissement. Zeke n’entendit pas la lame toucher le mur derrière eux. Un deuxième suivit le premier de près, mais alla s’écraser contre les briques. Avant qu’un troisième ne puisse l’y rejoindre, Rudy tira mais visa en l’air, par accident ou par surprise.

La poutre de soutien la plus proche d’eux explosa, s’effrita, puis s’effondra… entraînant avec elle la terre et le mur en brique.

Le tunnel s’affaissa sur plusieurs mètres des deux côtés, mais Rudy était déjà debout et se servait de sa canne pour avancer rapidement. Zeke s’accrocha au manteau de l’homme et le suivit aveuglément vers un point lumineux devant eux, c’est-à-dire la zone la plus proche où le verre couleur lavande laissait passer la lumière du soleil sous terre.

Ils coururent en trébuchant, tandis que le plafond cédait derrière eux, mettant un demi-arpent de poussière et de terre entre eux et la femme qui avait hurlé dans le tunnel noir comme une tombe.

— Mais nous venons de là, protesta Zeke alors que Rudy le tirait en avant.

— Eh bien, maintenant, on ne peut plus aller dans l’autre sens, alors on va devoir faire demi-tour et redescendre. C’est bon, viens !

— C’était qui ? demanda l’adolescent à bout de souffle. C’était vraiment une princesse ?

Puis, véritablement confus, il reformula sa question :

— Est-ce que c’était vraiment une femme ? On aurait dit un homme. Plus ou moins.

— Elle est vieille, lui répondit Rudy en ralentissant. (Il vérifia par-dessus son épaule et ne vit que des gravats derrière eux.) Elle est aussi vieille que les collines, aussi mauvaise qu’un blaireau et aussi horrible que le péché.

Il marqua une pause sous une nouvelle percée de ciel lavande et s’examina. C’est alors que Zeke vit le sang.

— Elle vous a eu ? demanda-t-il.

C’était une question stupide et il le savait.

— Oui.

— Où est le couteau ? voulut savoir Zeke, fixant l’horrible coupure dans l’épaule du manteau de Rudy.

— Je l’ai enlevé là-bas. (Il chercha dans sa poche et en retira l’arme. Elle était tranchante et luisait de sang.) Il n’y avait pas de raison de le jeter. Je me suis dit que, si elle me le lançait et que je l’attrapais, il était à moi.

Zeke approuva.

— Bien sûr. Vous allez bien ? Et maintenant, où allons-nous ?

— Je survivrai. On va prendre ce tunnel, là-bas, indiqua Rudy. Nous sommes arrivés par celui-ci. La princesse a fait foirer nos plans, mais on y arrivera aussi bien en passant par là. Je voulais juste éviter les Chinois, c’est tout.

Le garçon avait tellement de questions à poser qu’il ne savait pas par où commencer. Il opta donc pour la première qui lui était venue à l’esprit.

— Qui était cette dame ? Est-ce que c’était vraiment une princesse ?

Rudy répondit à contrecœur.

— Ce n’est pas une dame, c’est une simple femme. Mais je crois que c’est une princesse, si on considère que les indigènes ont une quelconque royauté.

— C’est une princesse indienne ?

— C’est autant une princesse indienne que je suis un lieutenant décoré et respecté. En d’autres termes, elle peut toujours le prétendre si elle veut, mais, au bout du compte, elle ne l’est pas.

Il se tâta l’épaule et grimaça, plus de colère que de douleur, pensa Zeke.

— Vous êtes lieutenant ? Dans quelle armée ? demanda-t-il.

— Devine.

Au passage éclairé suivant, il observa les vêtements de Rudy et nota à nouveau les restes bleu foncé d’un uniforme.

— L’Union, j’imagine, à cause du bleu et tout ça. Et puis, vous n’avez pas l’accent des hommes du Sud que j’ai rencontrés, de toute façon.

— Eh bien, voilà, répondit l’homme nonchalamment.

— Mais vous ne combattez plus avec eux ?

— Non. Je pense que j’ai donné suffisamment de ma personne avant qu’ils m’éjectent. Pourquoi crois-tu que je boite ? Pourquoi penses-tu que je marche avec une canne ?

Zeke haussa les épaules et répondit :

— Parce que vous ne voulez pas qu’on pense que vous êtes armé, mais vous voulez pouvoir tirer sur les gens quand même.

— Très drôle, rétorqua l’homme. (Il y avait en effet, dans sa voix, l’ombre d’un sourire. Puis, après une pause laissant à Zeke le temps nécessaire pour réagir s’il l’avait voulu, il poursuivit.) J’ai reçu des éclats d’obus dans les fesses à Manassas. Ça m’a bousillé la hanche. Ils m’ont laissé partir et je n’y suis jamais retourné.

Mais Zeke se souvenait des mots employés par Angeline, alors il insista.

— Pourquoi cette dame vous a-t-elle qualifié de déserteur ? Est-ce que vous avez vraiment déserté ?

— Cette femme est une putain de menteuse, et une tueuse aussi. Elle est complètement folle et se querelle depuis longtemps avec un homme pour lequel je travaille parfois. Elle veut le tuer, mais comme elle n’y arrive pas, ça la rend dingue. Du coup, elle se passe les nerfs sur nous autres.

Il se dirigea vers un recoin du mur, en sortit une bougie et frotta une allumette, puis expliqua :

— Il n’y a pas de lucarne dans ce tunnel. On n’a pas besoin de beaucoup de lumière, mais il nous en faut quand même un peu.

— C’était comment ? demanda Zeke, s’éloignant du sujet principal pour rester sur un thème qui l’intéressait. Je veux dire, la guerre, c’était comment ?

— C’était la guerre, imbécile, grommela Rudy. Tous les gens que j’aimais se sont fait tuer et la plupart de ceux que j’aurais bien voulu voir à terre sont repartis avec des médailles sur la poitrine. Ce n’était pas juste et sûrement pas amusant. Et Dieu sait qu’elle dure depuis trop longtemps.

— Tout le monde dit que ça ne continuera pas, affirma Zeke, qui se contentait en fait de répéter des paroles qu’il avait entendues ailleurs. L’Angleterre parle de retirer ses troupes du Sud. Ils auraient pu rompre le blocus il y a longtemps, mais…

— Mais ils perdent du terrain, lentement, approuva Rudy. Le Nord les étouffe peu à peu et rend les choses plus difficiles pour tout le monde. On peut faire toutes les suppositions que l’on veut, mais tu connais le dicton : « Avec des si, on mettrait Seattle en bouteille. »

Zeke eut l’air perplexe.

— Je n’ai jamais entendu cette expression avant et je ne suis pas sûr de la comprendre.

— Ça veut dire que, si tu craches dans une de tes mains et que tu fais un vœu dans l’autre, tout le monde sait quelle main sera pleine en premier.

Il s’empara de la bougie et la tendit, presque suffisamment haut pour carboniser les étais au-dessus de leurs têtes. Tout autour d’eux, le monde était humide et froid. Au-dessus, des pas résonnaient régulièrement ici ou là. Cela intriguait Zeke, qui se demandait s’il s’agissait de Pourris ou d’autres personnes, mais Rudy ne semblait pas savoir, ou s’il savait, ne voulait pas aborder le sujet.

Au lieu de ça, il continua à parler de la guerre et dit :

— Ce que je dis, c’est que si ce général, le fameux Jackson, était mort à Chancellorsville comme ils le pensaient, alors cela l’aurait raccourcie de quelques années et le Sud serait à genoux depuis longtemps. Mais il s’est bien remis, finalement, et il les a maintenus au front. Ce salopard est peut-être borgne, manchot, et tellement balafré qu’on ne le reconnaît pas dans la rue, mais c’est un bon tacticien. Il faut le reconnaître.

Il prit un autre virage, sur la gauche cette fois, puis monta. Quelques marches permettaient d’accéder à un autre tunnel, mieux fini, qui était équipé d’une lucarne. Il en profita pour souffler sa bougie et la cacher contre le mur. Puis il poursuivit :

— Et, bien sûr, si on avait réussi à construire cette première voie de chemin de fer à travers le pays jusqu’à Tacoma au lieu de lui faire prendre la direction du sud, ils n’auraient pas eu un si bon système de transport et ils auraient résisté moins longtemps.

Le garçon acquiesça et répondit :

— D’accord, j’ai compris.

— Bien, parce que ce que j’essaie de te dire, c’est qu’il y a des raisons qui font que cette guerre a autant duré, et certaines n’ont rien à voir avec la détermination dont le Sud a fait preuve dans cette bataille. C’est une question de chance et de circonstances. Le fait est que le Nord a beaucoup plus de monde à envoyer au front, et tout est là. Un jour, peut-être bientôt, nous en verrons la fin.

Après une pause, Zeke répondit :

— Je l’espère.

— Pourquoi ?

— Ma mère veut aller à l’est. Elle pense que ce sera plus facile pour nous, une fois que la guerre sera terminée. Plus qu’ici en tout cas. (Il donna un coup de pied dans un monticule de briques effritées et haussa les épaules sous son sac). Vivre ici c’est… Je ne sais pas. Ce n’est pas bon. Ça ne peut pas être bien pire ailleurs.

Rudy ne répondit pas immédiatement. Puis il finit par dire :

— Je comprends que ça puisse être compliqué pour toi, et pour elle, bien sûr. Et je me demande bien pourquoi elle n’est pas partie avec toi pendant que tu étais plus petit. À présent, tu es presque un homme, et tu vas bientôt pouvoir partir seul si tu le veux. Je suis surpris que tu n’aies pas essayé de t’engager dans l’armée.

Zeke traîna les pieds, puis accéléra pour suivre Rudy qui avait forcé l’allure pour monter une pénible pente.

— J’y ai pensé, reconnut-il. Mais… mais je ne sais pas comment aller à l’est et, même si j’arrivais à trouver un dirigeable ou à monter à bord d’un train, je ne saurais pas quoi faire une fois là-bas. Et, de plus…

— De plus ? demanda Rudy en le regardant.

— De plus, je ne veux pas lui faire ça. Parfois elle est… Parfois elle est un peu dingue et vraiment très renfermée, mais elle fait de son mieux. Elle donne vraiment tout ce qu’elle a pour moi et travaille dur pour nous nourrir tous les deux. C’est pour cela qu’il faut que j’aille vite. Je dois trouver ce que je suis venu chercher, puis sortir d’ici. (Au-dessus de sa tête, Zeke eut l’impression d’entendre une conversation, mais les voix étaient trop lointaines pour qu’il comprenne quelque chose.) Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Qui parle ? Est-ce que nous devons nous taire, maintenant ?

— On doit se taire tout le temps, répondit l’homme. Mais oui, ce sont des Chinois. On va essayer de les éviter si on peut.

— Et si on n’y arrive pas ?

L’unique réponse de Rudy fut de recharger alors qu’il avançait clopin-clopant. Une fois son arme prête, il se remit à s’en servir comme d’une canne.

— Tu entends ça, là-haut ? Ce bruit de frottement, comme un souffle qui va et vient ?

— Oui.

— Ce sont les salles des fourneaux et des soufflets. Ce sont les Chinois qui les font fonctionner. Ce sont eux qui maintiennent l’air aussi pur que possible. Ils le pompent jusqu’ici à partir d’en haut, par ces vieux tubes qu’ils ont fabriqués. C’est un travail bruyant, chaud et sale, mais ils continuent, Dieu seul sait pourquoi.

Zeke émit une hypothèse :

— Pour pouvoir respirer ?

— S’ils voulaient respirer, tout ce qu’ils auraient à faire, ce serait d’aller ailleurs. Mais non. Ils restent là et envoient l’air dans les quartiers calfeutrés. D’ailleurs, tu vas bientôt pouvoir enlever ton masque. Je sais que ces trucs ne sont pas très confortables et j’en suis désolé. Je pensais qu’on serait déjà arrivés en zone sûre, mais il a fallu que cette fichue garce…

Il ne termina pas sa phrase, mais se frotta l’épaule. Le sang ne coulait plus et était devenu collant en séchant.

— Si je comprends bien, vous ne les aimez pas et ils ne sont pas dignes de confiance ?

Rudy répondit :

— C’est un bon résumé, oui. Je ne comprends pas pourquoi ils ne retournent pas chez eux pour retrouver leurs femmes et leurs enfants. Je n’ai jamais saisi pourquoi ils sont restés là tout ce temps.

— Leurs femmes et… Alors, il n’y a que des hommes ?

— Principalement, mais j’ai entendu dire qu’ils avaient fait venir un ou deux gamins à l’intérieur, et peut-être aussi deux vieilles pour s’occuper de la lessive et de la cuisine. Comment c’est arrivé, je ne sais pas, parce qu’ils ne sont pas censés être là. Il y avait une loi, il y a quelques années, qui leur interdisait de ramener leurs familles de Chine. Ils se reproduisent comme des lapins, je te jure, et ils envahissaient l’Ouest. Alors le gouvernement s’est dit que ce serait un moyen facile pour les empêcher de rester. On accepte qu’ils viennent ici pour travailler, mais on ne veut pas qu’ils restent.

Zeke avait des questions sur ce qui venait d’être dit, mais il eut l’impression qu’il valait mieux ne pas les poser, alors il s’abstint. À la place, il ajouta :

— D’accord, je crois que je comprends. Mais s’ils partaient, alors qui pomperait l’air propre ?

— Personne, je suppose, fut forcé de reconnaître Rudy. Ou peutêtre que quelqu’un d’autre le ferait. J’imagine. Minnericht paierait probablement des gens. Je n’en sais fichtrement rien.

À nouveau ce nom. Zeke aima la façon dont les consonnes roulèrent sur sa langue lorsqu’il dit :

— Minnericht. Vous ne m’avez jamais expliqué qui c’est.

— Plus tard, petit, répondit Rudy. Tais-toi pour le moment. On approche de Chinatown et les hommes qui y vivent n’ont pas envie de nous y voir. Et on n’a pas envie de les rencontrer non plus. On va de l’autre côté de la salle des fourneaux. C’est bruyant, ici, mais ces salopards ont l’ouïe fine.

Zeke tendit l’oreille. Il pouvait entendre, quelque part en fond, étouffé par la terre qui les entourait et les rues au-dessus de leur tête, un son de soufflerie et de halètement qui était trop fort et trop lent pour être une respiration. Quant à la discussion qu’il avait perçue… maintenant qu’ils se rapprochaient, il comprit pourquoi il ne saisissait pas son sens. C’était une langue étrangère et les syllabes ne lui disaient rien.

— Par ici. Viens.

Le garçon resta à proximité de son guide qui semblait parfois faiblir.

— Vous allez bien ? murmura Zeke.

Et Rudy répondit :

— Mon épaule me fait mal, c’est tout. Ma hanche est douloureuse aussi, mais il n’y a rien à y faire pour le moment. Par ici, répéta-t-il. Viens.

— Si vous êtes blessé, est-ce que vous pouvez vraiment me conduire à Denny…

— J’ai dit, viens.

Ils contournèrent discrètement les salles principales, empruntant des couloirs qui longeaient ou passaient sous les sons assourdissants des hommes qui travaillaient.

— Ce n’est plus très loin, indiqua Rudy à Zeke. Une fois qu’on sera de l’autre côté, on sera libres.

— D’aller à la colline ?

— C’est ce que je t’ai dit, non ?

— Oui, monsieur, murmura Zeke, même s’il n’avait pas l’impression qu’ils se dirigeaient dans la bonne direction.

Ils étaient descendus, plus profondément qu’il pensait devoir aller. Ils avaient cheminé le long du mur côté rivage au lieu de s’enfoncer dans le cœur de la ville.

Mais à présent, il se sentait perdu et piégé, et ne savait pas quel autre chemin prendre. Alors il se dit qu’il allait suivre Rudy jusqu’à ce qu’il se sente trop menacé pour continuer. C’était son plan.

Rudy leva un doigt sur le bord de son masque et tendit la main qui tenait la canne comme s’il voulait que Zeke s’arrête et fasse silence. Il y avait dans le geste une urgence qui réussit à figer le garçon pendant qu’il attendait de savoir quel danger les guettait à l’angle suivant.

Lorsqu’il tendit le cou pour regarder, il fut immédiatement soulagé. Un jeune Chinois se tenait debout, penché sur une table encombrée de lentilles, de leviers et de tubes. Il était dos à l’entrée du couloir où se tenaient Zeke et Rudy. Son visage était penché vers le bas, il scrutait intensément quelque chose que les deux intrus ne pouvaient pas voir.

Rudy fit un geste vif de la main pour indiquer à Zeke qu’il devait rester à sa place et ne la quitter sous aucun prétexte. C’était surprenant de voir à quel point il arrivait à se faire comprendre avec seulement quelques mouvements des doigts.

L’adolescent regarda l’homme fouiller dans sa poche et en sortir le couteau que la princesse lui avait lancé dans le bras. La lame n’était plus humide, mais brilla malgré le sang séché dans la main de Rudy.

L’homme qui était penché sur la table portait un long tablier en cuir. Il avait des lunettes et était aussi chauve qu’un œuf à l’exception d’une longue queue-de-cheval. Il était suffisamment vieux pour être le père de quelqu’un, quelque part. En observant l’homme, Zeke se dit que ce dernier ne ferait certainement de mal à personne.

Mais cette réflexion lui vint trop tard pour qu’il puisse réagir. Par la suite, il se demanderait ce qui se serait passé s’il avait appelé… Est-ce qu’il se serait produit la même chose ?

Il n’y pensa pas sur le moment.

Rudy se glissa derrière l’homme, qui était plus petit que lui, le saisit et passa le bord effilé de la lame le long de sa gorge tout en couvrant sa bouche de l’autre main. Le Chinois se débattit, mais l’assaut fut bref.

Dans leur lutte, les deux hommes effectuèrent des tours et des pirouettes, comme s’ils dansaient la valse. Zeke fut surpris de voir autant de sang. C’était comme s’il y en avait des litres, coulant en une cascade écarlate d’une entaille qui allait d’une oreille à l’autre. Dans leur mouvement, les hommes arrosèrent les lentilles, leviers et tubes du liquide qui giclait.

Zeke se laissa glisser le long du mur, le dos appuyé contre le montant de la porte et les mains plaquées sur sa bouche pour ne pas hurler. La pression lui rappela le coup de coude de Rudy et une zone fragilisée de sa gencive se mit à saigner de nouveau.

Pendant un moment, il eut l’impression qu’il pouvait goûter le flot cuivré qui tachait le tablier en cuir de l’homme et le sol, laissant des empreintes barbouillées et étalées sur toutes les planches ; puis il se souvint que ce n’était en fait que sa propre douleur, dans sa propre bouche.

Cela ne changea pas pour autant l’impression macabre que produisait la scène, et il eut envie de vomir.

Mais il portait un masque, et l’enlever aurait été synonyme de mort. Il ravala donc sa bile et maîtrisa le besoin de faire sortir la terrible souillure de son corps.

Puis, alors que le cadavre tombait inerte dans les bras de Rudy, celui-ci l’expédia sous la table où le Chinois travaillait quelques instants auparavant. Zeke remarqua que l’homme ne portait pas de masque.

— Il… balbutia Zeke, luttant contre la remontée de la bile.

— Ce n’est pas le moment de mollir, fiston. Il se serait occupé de nous en un rien de temps. Reprends-toi. On doit sortir d’ici avant que quelqu’un ne s’aperçoive de ce que l’on a fait.

— Il… réessaya le garçon. Ne… n’avait… ne portait pas…

— De masque ? compléta Rudy. Non, en effet. Et on va bientôt retirer les nôtres. Mais pas encore. Il se peut qu’on nous oblige à remonter avant la fin de notre voyage. (Il sortit rapidement en boitant par la porte suivante). Il vaut mieux les avoir et ne pas en avoir besoin, qu’en avoir besoin et ne pas les avoir, dit-il dans un murmure.

— D’accord, répondit Zeke. (Puis il répéta, afin d’avoir autre chose dans la bouche que le goût du vomi.) D’accord, je vous… Je vous suis.

— Bravo ! lâcha Rudy. Maintenant, reste tout près.

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