XVI


Swakhammer dirigea sa lanterne vers des caisses brisées qui avaient été empilées et abandonnées au petit bonheur la chance sur le sol. C’était apparemment le seul passage qui leur permettrait d’avancer.

Moi d’abord, dit-il. Nous devons nous éloigner suffisamment de Chez Maynard pour éviter le gros de la troupe. Ces choses n’abandonnent pas facilement. Elles essaieront de creuser à travers le plancher jusqu’à ce que leurs mains se décrochent, et plus elles feront de bruit, plus elles en attireront d’autres.

— Loin de nous, murmura Briar.

— Espérons-le. Laissez-moi jeter un coup d’œil ici et vérifier que la voie est libre.

Il souleva une de ses grandes jambes pour la poser sur la caisse du bas, et celle-ci s’enfonça de quelques centimètres dans la boue. Une fois qu’elle ne bougea plus, il déplaça son autre pied et grimpa lentement sur la pile branlante. Des bandes de métal servant de renfort se détachèrent dans un claquement qui résonna plus fort qu’un tir de pistolet dans le tunnel silencieux.

Tout le monde sursauta, se tut et resta immobile.

Lucy demanda :

— Est-ce que vous entendez quelque chose ?

Non, répondit Swakhammer, mais laissez-moi regarder.

Briar avança et souleva sa botte hors de la boue, mais elle fut obligée de la reposer là où elle s’était enfoncée. Il n’y avait pas d’endroit assez solide où se tenir sans sentir le glissement lent et collant de la terre mouillée.

— Qu’est-ce que vous cherchez ? D’autres Pourris ?

Ouais. (Il colla son épaule contre une trappe et bloqua les genoux.) La voie est en était remplie. Nous sommes partis dans cette direction par en dessous, mais je ne sais pas si nous avons parcouru une distance suffisante pour dépasser toute la horde. Maintenant, taisez-vous tous, dit-il.

Les caisses grincèrent sous son poids et la boue aspira les coins en bois bon marché, menaçant de faire s’effondrer toute la pile. Mais la structure résista et Swakhammer s’efforça de se déplacer et de soulever la trappe silencieusement.

— Eh bien ? demanda Hank.

Lucy le fit taire, mais elle leva les yeux vers l’homme en armure et son regard contenait la même question.

Je pense que c’est bon, répondit-il.

Il n’avait pas l’air convaincu, mais le petit groupe massé en dessous n’entendait ni frottement, ni grattement, ni grognement, et le silence fut donc interprété comme un signe positif.

Swakhammer baissa à nouveau la trappe et s’adressa au groupe aussi doucement que le lui permettait sa voix modifiée.

Nous sommes chez l’apothicaire de Second Avenue, directement sous les caves de stockage du vieux Pete. Autant que je sache, il n’y a pas de passage qui permette de relier ce sous-sol à Chez Maynard. Lucy, vous savez comment arriver aux Coffres à partir d’ici, n’est-ce pas ?

— À partir d’ici, il va falloir suivre un pâté de maisons vers le bas, puis un autre vers la droite.

— Bien. À présent écoutez, Mademoiselle Wilkes. Il n’y a pas d’entrées secrètes entre ici et là-bas, alors restez près du groupe et courez comme une dératée si vous le devez.

— Des entrées secrètes ?

— Des entrées vers les souterrains. Des lieux sûrs, vous savez. Une fois que nous serons sortis, nous serons bloqués à l’extérieur jusqu’à ce que nous atteignions les Coffres. C’est l’endroit le plus proche et le plus sûr des environs, en dehors de Chez Maynard, où nous ne pourrons pas retourner avant un jour ou deux, au plus tôt.

— Putain, grommela Lucy. Et dire que je venais juste de nettoyer après la dernière fois.

Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Lucy. Nous remettrons tout en état pour vous. Mais, pour le moment, nous devons faire profil bas jusqu’à ce que nous trouvions comment les Pourris se sont frayé un chemin si rapidement.

— Non, dit Briar en secouant la tête. Non, je ne peux pas me planquer quelque part. Il faut que je trouve mon fils.

Lucy posa sa dure main mécanique sur le bras de Briar et lui dit :

— Ma petite, les Coffres sont tous près de votre fils, si vous pensez qu’il cherche à rejoindre le Boneshaker. Écoutez, nous allons y aller, et peut-être que nous trouverons quelqu’un qui l’a vu. Nous allons demander et faire passer le mot. Mais si vous voulez rester en un seul morceau suffisamment longtemps pour le trouver, il vous faut continuer avec nous.

Briar voulut protester, mais se retint. Elle fit un signe de tête à Swakhammer, comme pour lui dire qu’elle acceptait, et il se contenta de ce geste pour soulever la trappe et sortir.

Un par un, les fugitifs de Chez Maynard escaladèrent la pile instable de caisses et, un par un, ils émergèrent du souterrain moisi dans ce qui avait autrefois été la cave de la vieille boutique d’un apothicaire.

La lumière de la lanterne de Swakhammer vacillait, menaçant de s’éteindre. Frank et Willard trouvèrent deux bougies juste à temps pour maintenir la lueur. Ils les brisèrent en deux afin d’éclairer davantage la pièce, mais Lucy leur demanda de faire attention.

— Tenez-les en l’air, les gars, ces vieilles caisses sont pleines de munitions. Il suffirait d’une étincelle sur un lot qui ne serait pas humide… Alors faites gaffe. Est-ce que tout le monde est là ? demanda-t-elle.

— Oui, madame, répondit Hank.

Il était le dernier à être monté et la trappe se referma derrière lui.

— Tout le monde a son masque bien attaché ?

La petite troupe acquiesça silencieusement. Les boucles étaient serrées, les sangles fixées, les verres ajustés. Briar vérifia sa sacoche et posa son chapeau par-dessus son masque. Elle fit passer le Spencer derrière son épaule. Dans ses poches, elle retrouva ses gants, et remercia le Ciel pour cela. Si elle allait dehors, elle ne souhaitait pas que sa peau soit exposée.

Tandis que Swakhammer se dirigeait sur la pointe des pieds vers l’escalier de la cave et tentait d’ouvrir le loquet de la porte, Briar enfila ses gants sur ses mains sales.

L’homme ouvrit la porte et sortit un pistolet, prêt à tirer, le tenant contre sa poitrine. Le battant s’écarta de quelques centimètres, et il passa la tête par l’ouverture. Il regarda de gauche à droite, conclut que la voie était dégagée, et l’annonça à la petite troupe en bas des marches.

Dépêchez-vous, taisez-vous, et baissez la tête. Les fenêtres ne sont pas bien couvertes. Un Pourri un peu curieux pourrait regarder à l’intérieur. Faites en sorte qu’il n’ait rien à voir. (Il traversa toute la boutique, passa dans l’arrière-salle, et dégagea le chemin afin que les autres puissent le suivre.) Venez, dépêchez-vous. C’est ça, tout le monde. Passez devant moi, je me charge de surveiller nos arrières. Nous allons sortir par la porte sur le côté. Vous la voyez ? Elle est derrière le comptoir. Essayez de rester sous celui-ci et éteignez toutes les bougies. Je sais bien que nous venons juste de les allumer, mais je ne savais pas que les fenêtres étaient dégagées et nous ne pouvons prendre aucun risque ici. Nous serions repérés plus vite que nous ne pourrions courir. Alors éteignez-les et mettez-les dans vos poches. Nous en aurons besoin plus tard. Est-ce que vous êtes prêts ?

— Oui ! murmurèrent-ils en chœur, les voix étouffés par les filtres des masques et la nervosité.

Alors on y va, annonça Swakhammer.

Lucy s’élança la première. Swakhammer se dirigea à l’arrière de la petite file indienne formée par le groupe et fit le guet, ses pistolets sortis et la Daisy rebondissant dans son dos.

Briar resta accroupie alors qu’elle avançait tant bien que mal, courbée, pliée en deux et à demi aveuglée par l’obscurité, traversant la boutique barricadée dont les fenêtres étaient recouvertes de crasse.

Dans la pièce, il n’y avait presque pas de lumière. Swakhammer avait abandonné la lanterne et toutes les bougies avaient été éteintes et rangées, à l’exception d’une seule. Cette dernière brillait faiblement près de la poitrine de Lucy et n’éclairait pas grandchose. Mais, de temps en temps, Briar pouvait apercevoir des plans de travail brisés où suintait l’humidité d’un bâtiment en mauvais état, le plancher et les encadrements des fenêtres déformées par l’air humide et les morsures acides du Fléau omniprésent.

Lucy, vous vérifiez cette porte ? souffla Swakhammer, à peine plus bas que sa voix normale.

Elle inclina la tête et posa sa main mécanique autour de la grosse poignée en bois qui se fermait de l’intérieur. Elle colla son oreille contre le battant et dit :

— Je n’entends rien.

Tant mieux. Laissez-moi passer, j’arrive.

Il se faufila et alla se poster à la tête de la file. Lucy fit un pas de côté pour le laisser passer.

Il jeta un regard sur le petit groupe amassé et dit :

Le mal appelle le mal… (Il inclina la tête vers la Daisy, qui dépassait de son épaule.) Mais essayons la méthode douce si nous le pouvons. Nous n’avons que deux pâtés de maisons à tenir.

— Deux pâtés de maisons, répéta Briar.

Elle déglutit avec peine et se dit qu’elle avançait. Elle se rapprochait. Elle se dirigeait vers le quartier où son fils était sans doute allé, et c’était donc un pas dans la bonne direction.

Swakhammer prit la bougie des mains de Lucy et tira la porte vers l’intérieur. Tout le groupe derrière lui recula d’un pas à l’unisson pour lui laisser de la place.

À l’extérieur, le monde était parfaitement noir.

Briar aurait pu s’en douter en voyant l’intérieur sombre de la boutique de l’apothicaire, mais elle avait supposé que les fenêtres couvertes de débris et le verre crasseux étaient à l’origine de cela. Elle n’avait pas pris garde à l’heure qui tournait.

— Il fait nuit, souffla-t-elle, surprise.

Lucy toucha l’épaule de Briar.

— Il faut un peu de temps pour s’y habituer, murmura-t-elle. En étant sous terre, il est difficile de dire l’heure, et Dieu sait que les jours sont courts en hiver. Allez, mon chou, techniquement parlant, on est encore samedi. En avant. Allons jusqu’aux Coffres, peut-être que quelqu’un aura des informations sur votre fils. Mais d’abord, nous devons y arriver. Une chose à la fois, n’est-ce pas ?

— Oui, convint Briar.

Swakhammer éteignit la dernière bougie en pinçant à contrecœur la mèche entre ses doigts gantés de cuir. Au moment où il ouvrit la porte, suffisamment pour sortir, Briar retint son souffle et attendit que la nuit tente de tous les tuer.

Mais rien ne se produisit.

Il fit passer le groupe et tira la porte derrière eux pour la fermer, en veillant à ce que le joint ne produise que le plus petit déclic nécessaire. Puis, il se retourna et grogna si bas qu’il était à peine audible :

Ne vous éloignez pas. Tenez-vous par les mains si vous pouvez. Nous allons longer un pâté de maisons vers le nord, puis un vers l’ouest. Mademoiselle Wilkes, vous et votre fusil devriez passer à l’arrière. Ne soyez pas trop prompte à tirer. Évitons de faire du bruit si possible.

Son chapeau frotta contre la devanture en pierre lorsqu’elle acquiesça d’un signe de tête, et c’était tout ce qu’il avait besoin d’entendre. Il pouvait à peine la voir, mais elle n’avait pas refusé. Elle passa à l’arrière de la colonne et retira le Spencer de son épaule, de façon à pouvoir le tenir posément et à être prête à tirer.

Derrière Hank, qui semblait sur le point de s’endormir debout, Briar tenta de surveiller les deux directions en même temps. Mais ce dernier resta en arrière et perdit sa place. Elle le poussa pour qu’il la reprenne.

Il traînait et elle ne pouvait pas se le permettre. Elle ne savait pas où elle allait, pas vraiment, et certainement pas de nuit, dans le noir, alors qu’elle ne pouvait même pas voir les formes en mouvement de ses compagnons. Elle ne voyait ni le ciel, ni les tubes jaunes qui étaient censés traverser le brouillard ; et il lui fallait loucher à travers les verres sales de son vieux masque encombrant pour détecter les contours déchiquetés des toits et des flèches des bâtiments qui s’effritaient et se détachaient, ombres noires, sur les nuages au-dessus d’eux.

Mais elle ne put pas regarder longtemps. Hank glissa à nouveau au sol, s’affalant contre un mur.

Elle l’attrapa d’une main et le soutint à l’aide du fusil, essayant de le maintenir debout.

« Foutu ivrogne », pensa-t-elle, mais elle évita de le dire à voix haute. Elle se servit de tout son poids pour le maintenir dans une position à peu près respectable.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Hank ? murmura-t-elle en le portant à moitié.

Il grogna quelque chose en réponse, mais cela ne dit rien de plus à Briar que le fait qu’il avait trop bu de cette pitoyable bière jaune, et qu’il en était à présent malade. Elle regrettait de ne pas voir pour l’aider, mais elle avait du mal à distinguer quoi que ce soit, et elle le lâcha lorsqu’il la repoussa et alla rouler contre le mur.

Silence au fond ! ordonna Swakhammer.

La tonalité métallique de sa voix transforma le sifflement en ordre grinçant.

— J’essaie de l’aider, commença à répondre Briar, puis elle s’arrêta. Hank, murmura-t-elle en s’adressant à l’homme ivre. Hank, ressaisissez-vous. Il faut marcher. Je ne peux pas vous porter.

Il grogna à nouveau et lui attrapa la main.

Elle pensa qu’il voulait de l’aide pour se redresser, ce qui ne lui posait aucun problème ; elle l’aida, le remettant à sa place dans la file effrayée et traînante. Mais le grognement lui trotta dans la tête, faisant sonner une petite alarme, comme si cela aurait dû lui parler davantage.

Il tituba une nouvelle fois et elle le rattrapa, le laissant s’appuyer sur son épaule alors qu’il cheminait lentement. Il se fit lui-même un croche-pied et s’effondra au sol contre la bordure du trottoir, l’entraînant avec lui.

Elle lui prit la main et il fit de même. Elle rappela les autres, dont les pas s’éloignaient :

— Attendez ! appela-t-elle, du plus fort qu’elle osait.

Un arrêt immédiat signala qu’elle avait été entendue.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Lucy. Où êtes-vous, mon chou ?

— Ici, avec Hank. Il y a quelque chose qui ne va pas, souffla-t-elle dans les cheveux de l’homme dont le visage était appuyé contre sa clavicule.

Lucy jura.

— Hank, espèce de vieux soûlard. Si tu nous fais tuer, je jure que je vais t’assassiner.

Tandis qu’elle parlait, le volume de ses récriminations augmenta en même temps que le claquement impatient de ses pieds qui se rapprochaient. Un rai de lumière, provenant d’un rayon de lune capricieux ou du reflet d’une fenêtre, vint éclairer une partie exposée du bras mécanique de Lucy qui brilla, révélant sa position.

Briar ne la vit qu’à moitié. Son attention était ailleurs, concentrée sur les sangles qui entouraient la tête d’un homme qui avait la gueule de bois et un faible instinct de survie.

— Attendez ! dit-elle à Lucy.

Celle-ci répondit :

— Je vous ai entendue, petite. Je suis là.

— Non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Attendez, reculez.

Elle les sentit lorsqu’elle passa sa main sur la tête de l’homme : la boucle brisée et la sangle pendante, défaite, qui aurait dû maintenir fermement le masque sur le visage de Hank.

Il soufflait péniblement et sa tête se cognait légèrement contre le corps de Briar, avec un rythme qui ne ressemblait pas à une respiration. De plus en plus fort, il lui serra la main, puis le bras, puis la taille tandis qu’il essayait de l’attirer plus près de lui.

Briar résista et se servit du fusil pour lui faire lâcher prise.

Lucy s’accroupit à côté de lui et tenta de l’attraper. Elle dit :

— Hank, ne me dis pas que tu es imbibé au point d’essayer de faire du gringue à notre invitée ?

Mais Briar saisit le bras mécanique avant que Lucy ne puisse toucher l’homme.

— Non, dit-elle. (Elle se redressa et entraîna Lucy en arrière.) Non, Lucy. Son masque est tombé. Il en a respiré.

— Oh mon Dieu. Oh mon Dieu.

— Qu’est-ce qui se passe, là-bas ?

— Continuez, répondit Lucy. Nous vous rejoignons.

Hors de question, rétorqua Swakhammer, et le bruissement d’une armure suggéra qu’il faisait marche arrière.

Elle insista.

— Nous arrivons. Emmenez les autres dessous.

Lucy avait dit cette dernière partie rapidement, parce que Hank se redressait.

Briar le voyait également. L’ombre de son corps se relevait avec réticence et frissonnait.

— C’est trop rapide, dit-elle, s’adressant à Lucy. Il ne devrait pas se transformer si vite. Ça devrait prendre des jours.

— Ça prenait des jours. Mais ce n’est plus le cas.

Elles étaient paralysées alors que Hank se contentait de rester debout et ne faisait pas un geste vers elles.

— Lucy, que faisons-nous ? souffla Briar à travers son masque.

— Nous devons le mettre hors d’état de nuire. Désolée, dit-elle en s’adressant à lui, ou plutôt, au Pourri frais et dégoûtant qui tendait des mains osseuses et avides.

Briar se servit de son coude pour ramener le fusil dans ses mains. Même si elle pouvait à peine voir la forme étrange de la chose qui avait auparavant été Hank, elle attendit le grognement suivant et visa.

Le coup le toucha et l’envoya au sol. Elle ne savait pas si elle l’avait tué. Elle s’en fichait et Lucy semblait approuver.

La tenancière saisit Briar par le fusil et l’attira en avant. Au bout de seulement quelques mètres, elles retrouvèrent le mur qu’elles avaient longé pendant leur fuite hors de la boutique de l’apothicaire, et elles le suivirent à nouveau ensemble, leur halètement trahissant beaucoup trop leur position.

Plus bas, Swakhammer faisait de son mieux pour empêcher une complète débandade. Il rassembla le petit groupe et le rabattit fermement contre le bâtiment, puis dit, suffisamment fort pour que les femmes l’entendent :

— L’angle est ici. Prenez sur la droite.

— Je sais, rétorqua Lucy, qui ne prenait plus la peine de murmurer et dont la voix trahissait la frustration et la peur.

Chut ! lança Swakhammer, mais ses propres mots résonnèrent également plus fort.

— Ça ne sert plus à rien. Ils nous entendent maintenant, bougonna Lucy et, tout en continuant à tirer Briar par son fusil encore chaud, elle ouvrit la voie le long du pâté de maisons. Avancez, espèce d’idiot. Je m’occupe de l’arrière avec mademoiselle Wilkes.

— Lucy…

— Courez, homme de fer. Arrêtez de discuter avec moi et nous ferons de même, souffla-t-elle.

De nouveaux grognements résonnèrent dans la nuit. Ils se répondaient, alertés par le bruit et entraînés par leur faim insatiable de chair. Et ils se regroupaient, nullement gênés par le manque de lumières.

Lucy tira Briar par le fusil et lui fit passer l’angle, où la retraite bruyante de Swakhammer et des autres habitués de Chez Maynard était audible au-dessus du brouhaha ambiant. Ils s’éloignaient davantage à chaque seconde, mais la tenancière avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, alors Briar se laissa guider.

Seulement deux pâtés de maisons, avaient-ils dit, mais il devait s’agir des plus longs de l’univers, et les Pourris avaient senti leur odeur, repéré leur présence, quel que soit la manière dont ils traquaient leurs proies.

Briar se dégagea de la prise de Lucy et dit :

— Lâchez le fusil. Je peux en avoir besoin.

— Attrapez les nœuds de mon tablier alors. Ne vous éloignez pas.

Briar passa une main entre les bandes en lin jusqu’à avoir une bonne prise. Puis elle dit :

— C’est bon. Allez-y. Combien de temps encore ?

Lucy ne répondit pas, elle se contenta d’avancer.

L’angle. Briar le sentit contre son épaule et sur son flanc lorsqu’elle se cogna contre lui, crapahutant dans le sillage de Lucy. Cette dernière tira Briar vers la droite et suivit le mur dans cette nouvelle direction. Dans cette rue, elles entendaient désormais plus fort le martèlement du reste du groupe.

— Ils s’éloignent, haleta Briar. Et nous ?

— En quelque sorte, répondit Lucy, et elle percuta directement un groupe de Pourris qui arrivait.

Briar laissa échapper un glapissement et la tenancière envoya son incroyable bras mécanique dans la horde, s’en servant pour matraquer tous les crânes qui se trouvaient à sa portée. Elle écrasa le cerveau d’une créature contre le mur et dégagea les sinus d’une autre avant que Briar ne puisse armer son fusil et se mettre à tirer. Et, quand elle put enfin le faire, elle n’eut aucun moyen de savoir si elle touchait quelque chose d’important.

— Attention ! cria Lucy, pas parce qu’elle était loin, mais parce qu’une décharge venait de lui frôler la tête.

— Désolée !

Briar exerça une franche pression sur le levier du Spencer et tira une nouvelle fois au milieu des corps. Elle lâcha les nœuds du tablier et se retrouva livrée à elle-même, mais Lucy n’était pas prête à la laisser se perdre.

Elle actionna une nouvelle fois le levier et pria pour que le chargeur soit encore plein, mais elle n’eut pas le temps de tirer.

Lucy passa son bras autour de la taille de la jeune femme et la souleva pour la faire passer au-dessus de deux Pourris qui se trouvaient à terre. Mais quelque chose était accroché à la main de Briar. Elle eut une crise de terreur aussi intense que la première fois qu’elle avait entendu le gargouillement sinistre provenant de la gorge d’un cadavre.

— Il m’a eue ! hurla-t-elle.

— Non ! répondit Lucy en balançant son bras aussi épais qu’un canon et en l’abattant sur un crâne qui se fissurait et était aussi vide qu’une chope.

Le crâne explosa, et le cœur de Briar se serra d’horreur lorsque celle-ci comprit que le Pourri l’avait tenue par les dents. Elle hoqueta :

— Lucy ! Lucy il… Je crois qu’il m’a blessée.

— Nous regarderons plus tard, répondit-elle dans un souffle. Accrochez-vous à mon tablier, ma belle. Je vais avoir besoin de ce bras. C’est tout ce que j’ai.

Briar fit ce qu’elle lui disait et, une fois encore, se retrouva à suivre Lucy comme un cerf-volant au bout d’une corde. Elle sentait plus qu’elle ne voyait la façon dont la femme se servait de son bras comme d’une massue et utilisait son poids pour avancer comme une locomotive.

Les rues étaient plus sombres que l’océan à minuit, et Briar crut qu’elle allait vomir d’un instant à l’autre, mais elle se retint suffisamment longtemps pour entendre :

— Vous deux, par ici.

— Déclenchez la Daisy, ordonna Lucy. Faites-le où nous sommes foutus.

— Elle chauffe.

Lucy se raidit.

— Foutue machine. Je déteste ce stupide canon. Il ne marche jamais quand… (Un Pourri se glissa jusqu’à elle, et elle lui envoya un bon coup sur la tempe. La chose alla s’écraser sur le trottoir.) Quand on en a besoin, termina-t-elle.

Elles étaient suffisamment près de leur destination pour que Swakhammer les entende.

Elle marche très bien, insista-t-il, c’est juste qu’il lui faut un peu de temps. À présent mesdames, bouchez-vous les oreilles.

Briar n’eut pas l’impression d’avoir la marge de manœuvre nécessaire pour obéir, mais elle entendit le grondement d’avertissement qui provenait de l’énorme canon. Lorsque la bombe sonore fut déclenchée, elle lâcha les nœuds de Lucy et plaqua un bras sur sa tête et l’autre sur celle de la tenancière, puisque cette dernière ne pouvait pas se couvrir les deux oreilles à la fois. Puis Briar colla son oreille découverte contre la poitrine de la femme.

Elles implosèrent ensemble, chutant à même le sol et se blottissant pendant que l’onde de choc faisait trembler le monde autour d’elles. Toutes les mains qui cherchaient à s’agripper retombèrent et, lorsque le gros de l’explosion se fut évanoui, la voix mécanique de Swakhammer débuta le compte à rebours.

Elles se redressèrent, tremblant dans leurs chaussures. Elles étaient toutes les deux désorientées, mais Lucy dit :

— Par ici, je crois.

Dans un craquement, une lumière rouge et blanche illumina les environs sales et encombrés d’une lueur presque aveuglante.

Adieu l’obscurité et le silence, nous n’en avons plus besoin, dit Swakhammer en revenant vers elles, la flamme grésillante dans la main. Tout va bien ?

— Je crois, répondit Lucy, malgré ce que Briar lui avait dit.

Swakhammer prit Briar par la main et Lucy par le bras et les tira toutes les deux en avant, titubant, trébuchant sur les membres des choses mortes qui tremblaient à l’endroit où elles étaient tombées.

— Ce sont… (La botte de Briar se prit dans quelque chose de mou. Elle se libéra pour pouvoir se remettre courir) …les deux pâtés de maisons les plus longs… (Son talon glissa à nouveau sur quelque chose d’humide et de collant) …de ma vie.

Quoi ?

— Laissez tomber.

— Attention à la marche !

— Quelle marche ? demanda Briar.

— Celle-ci. Attention. En bas.

Elle la repéra parce que celle-ci était juste sous elle. Un carré de lumière jaune brillait à l’intérieur de la terre, au fond d’un trou avec des escaliers dont les bords étaient délimités par des sacs pleins de quelque chose de lourd et d’isolant, comme du sable. Elle s’y appuya et s’en servit pour se stabiliser pendant la descente, mais Lucy resta bloquée en plein milieu. Quelque chose n’allait pas avec son bras, même dans la pénombre et l’agitation de la fuite, Briar voyait bien qu’il y avait du liquide qui suintait et qu’il tremblait étrangement.

Sa propre main lui faisait mal, d’une douleur lancinante, et elle frissonna à l’idée de retirer le gant. Elle ne voulait pas savoir, mais pourtant il le faudrait bien, et vite. Si le Pourri avait mordu dans la chair à travers le gant, il ne restait pas beaucoup de temps.

Elle descendit maladroitement les escaliers fissurés et chuta presque jusqu’en bas, où le sol s’aplanissait. Il faisait tellement clair ici, après l’obscurité absolue des rues au-dessus, que, pendant un moment, elle eut du mal à voir quoi que ce soit d’autre que l’éclat chaud et grésillant du four dans l’angle.

— Nous avons perdu Hank, annonça Lucy.

Swakhammer ne demanda pas plus d’explications. Il se dirigea vers les doubles portes de cet ancien abri à tempête, et fit tourner une manivelle qui se trouvait à côté. Lentement, les battants se refermèrent, puis, avec un bruit sourd, ils se mirent en place. Une bande de tissu ciré collée le long du joint autour de la porte s’ajusta. Une fois que Swakhammer en eut bien vérifié la disposition, il tendit la main vers une traverse imposante qui était appuyée contre l’escalier, la souleva et la mit en place.

— Tous les autres sont là ?

— Je crois, lui répondit-elle.

Les yeux de Briar clignèrent et s’adaptèrent. Oui, tout le monde était présent, ce qui voulait dire qu’il y avait environ quinze personnes dans la pièce. Outre la petite équipe de Chez Maynard, quelques Chinois se tenaient les bras croisés à côté du four et murmuraient.

Pendant une terrible seconde, Briar eut peur d’être revenue à l’endroit où elle avait atterri en premier, et qu’il s’agisse des mêmes hommes que ceux qu’elle avait menacés avec son Spencer ; mais elle retrouva la raison et comprit que non, elle était assez loin du marché et de la pièce équipée d’un four dans laquelle elle était descendue à partir du tube jaune et sale.

De la poussière de charbon flottait sous forme de petits nuages sombres. Un courant d’air aspirant traversa la pièce lorsque les soufflets se mirent à pomper à côté du four, obligeant l’air à descendre par un autre conduit, jusqu’au sous-sol.

Au début, Briar n’avait pas vu les soufflets et le tube, mais oui, ils étaient bien là. Tout comme dans l’autre pièce, même si le four était plus petit ici, et les mécanismes qui actionnaient les puissants appareils semblaient un peu différents. D’ailleurs ils lui étaient étrangement familiers.

Swakhammer surprit le regard qu’elle lançait au four et répondit à sa question silencieuse.

— L’autre moitié de la locomotive ne servait à rien. Quelqu’un l’a jetée dans l’eau. Mais nous avons ramené ça ici, et maintenant cela fait un bon gros four, n’est-ce pas ? Rien dans ces souterrains ne peut produire plus vite de la vapeur.

Elle fit un signe de la tête.

— Génial, dit-elle.

— Pas vrai ?

Lucy s’était lourdement assise sur une épaisse table en bois, non loin du feu. Elle se servit de la lumière pour inspecter son bras, qu’elle n’était plus en mesure de réellement contrôler. Il remuait et faisait des mouvements brusques contre ses cuisses lorsqu’elle l’y posa pour essayer d’évaluer les dégâts. Un fin jet de lubrifiant jaillit sur sa jupe et la tacha.

— Saloperie, dit-elle.

Varney, qui était resté silencieux depuis qu’ils avaient quitté le bar, vint s’asseoir à côté d’elle. Il prit le bras mécanique dans ses mains et le retourna, le regardant sous toutes ses coutures.

— Vous l’avez saccagé, hein ? Il doit être terriblement lourd, je suppose. Ah, et puis vous avez perdu l’arbalète !

— Je sais, répondit-elle.

— Mais on le réparera, ne vous inquiétez pas. Il est fendu ici, juste là. Et ici aussi, ajouta-t-il. Et peut-être qu’un câble s’est rompu. Mais nous le réparerons et il sera comme neuf.

— Pas ce soir, répondit-elle. (Son poing s’ouvrit puis se referma, mu par sa propre volonté.) Je vais devoir attendre.

Elle se tourna vers l’un des Chinois et lui parla dans sa langue.

Celui-ci hocha la tête et s’engouffra dans l’un des passages, pour revenir quelques secondes plus tard en tenant une ceinture. Lucy l’accepta et la tendit à Varney.

— Attachez-moi, voulez-vous, très cher ? Je ne voudrais pas faire mal à quelqu’un ce soir, pas sans le vouloir. (Pendant que Varney se débrouillait pour lui mettre le bras en écharpe, Lucy fit un signe de tête vers Briar.) C’est le moment, mon chou. Il ne faut pas perdre de temps.

Swakhammer retira son masque et le cala sous son bras.

— De quoi parlez-vous ?

— Hank l’a mordue. Ou du moins, l’un d’eux l’a fait, à la main. Il faut qu’elle retire ce gant et nous laisse regarder.

Briar déglutit avec difficulté.

— Je ne sais pas si c’était Hank ou non. Je ne crois pas qu’il soit passé à travers. Ça m’a fait mal, mais je ne crois pas…

— Enlevez-le, ordonna Swakhammer. Maintenant. Si la peau a été touchée, plus vous attendez, plus ce sera difficile à traiter.

Il fit un pas vers elle et voulut lui prendre la main, mais elle la retira, la ramenant contre elle.

— Non, dit-elle. Non. Je vais le faire. Je vais vérifier.

— D’accord, mais je vais tout de même insister pour regarder aussi.

Son visage ne trahissait pas de colère, mais il n’y avait pas non plus de négociation possible. Il se posta à côté d’elle et écarta les bras comme s’il avait ouvert une porte et qu’il lui proposait de passer la première. Il lui indiqua le four de la vieille locomotive, où la lumière éclairait le mieux et où la chaleur était la plus intense.

— D’accord, répondit Briar.

Elle se rapprocha de la chaleur autant qu’elle pouvait le supporter, et s’agenouilla contre une marche tachée de suie pour retirer son masque et son chapeau. Puis, se servant de ses dents pour ôter la sangle autour du poignet, elle retira le gant. Elle observa le dos de sa main et repéra un bleu qui arborait la forme d’un croissant de lune sur la chair, sous son petit doigt. Rapprochant sa main et la tournant pour qu’elle soit mieux éclairée, elle la regarda attentivement.

— Eh bien ? demanda Swakhammer, en la lui prenant et en la retournant de façon à pouvoir regarder également.

— Eh bien, je pense que ça va, répondit-elle.

Elle ne la retira pas. Elle le laissa regarder, parce qu’elle voulait avoir son avis, même si cela lui faisait extrêmement peur.

Toute la salle retint sa respiration, à l’exception bien entendu des soufflets. Ils inspiraient et expiraient l’air, et le tube jaune entre le four et la table tressaillait sous ce mouvement de va-et-vient.

Au bout d’un moment, Swakhammer déclara :

— Je pense que vous avez raison. Vous vous en sortez bien. Vous devez avoir de bons gants.

Il libéra un gros soupir qu’il retenait dans sa poitrine et lâcha la main de Briar.

— C’est vrai qu’ils sont bons, confirma-t-elle, tellement soulagée qu’elle ne trouvait rien d’autre à ajouter.

Elle récupéra sa main blessée et se souleva pour pouvoir s’asseoir sur la marche au lieu de s’y agenouiller.

Willard rejoignit Varney aux côtés de Lucy. Sans s’adresser à quelqu’un en particulier, il lança :

— Dommage pour Hank. Comment l’avons-nous perdu ?

Il n’y avait pas de tristesse ou de chagrin dans la question, mais elle n’était pas non plus enjouée. C’était tout simplement de la curiosité.

— Son masque, expliqua Lucy. Il ne l’avait pas bien mis. Il s’est détaché et il a respiré trop de Fléau.

Willard répondit :

— Je suppose que ça arrive.

— Tout le temps, malheureusement. Mais il était trop éméché pour faire attention, et maintenant vous voyez ce que ça fait. Will, aidez-moi à enlever mon masque, voulez-vous ? (Elle changea de sujet. Elle pencha la tête et essaya de convaincre sa main de fonctionner, mais celle-ci ne fit qu’un petit tapotement contre son sternum.) Aidez-moi à le retirer.

— Oui, madame, répondit-il.

Il se glissa derrière elle, détacha la boucle du masque, et le retira du crâne de Lucy. Puis il s’occupa du sien. Rapidement, tout le monde fut à nouveau à visage découvert.

Pendant ce temps-là, les Chinois étaient restés à côté du four, avec leurs yeux sombres, patients, attendant que leur espace de travail se libère. Swakhammer fut le premier à remarquer leur gêne.

— Nous devrions débarrasser le plancher, dit-il. Ces soufflets doivent fonctionner pendant encore au moins deux heures pour que l’air soit suffisamment frais dans ce souterrain et qu’il dure toute la nuit.

Il leur fit un signe de la tête, dans un mouvement qui n’était ni tout à fait une révérence, ni tout à fait un salut, puis il dit quelques mots dans une langue étrangère. Il prononça ces mots lentement et difficilement, mais Briar comprit qu’il les remerciait et les priait de les excuser.

Les Chinois aux tabliers en cuir et aux visages lisses parurent apprécier l’effort. Ils sourirent légèrement et lui renvoyèrent son salut, ne masquant pas leur soulagement lorsque le groupe évacua les lieux en empruntant un tunnel secondaire.

Varney et Willard se placèrent de part et d’autre de Lucy, et Swakhammer ouvrit la voie à côté de Briar. Le reste du groupe (Frank, Ed, Allen, David, Squiddy, Joe, Mackie et Tim) fermait la marche. Ils avancèrent ensemble en silence, à l’exception de Frank et Ed, qui discutaient âprement de Hank.

— C’est dégueulasse, voilà ce que c’est, déclara Frank. Un renversement de situation serait parfaitement juste. Nous devrions aller près de la gare et y lâcher quelques Pourris, juste sur le seuil de Minnericht.

— Nous pourrions passer par les quartiers chinois, approuva Ed. Je pense qu’ils nous laisseraient traverser. Ils nous aideraient si on leur disait ce que l’on compte faire.

— Et les pilotes du ballon qui se sont échoués au fort, dans la tour. Nous pourrions leur demander s’ils sont prêts à faire un peu de bruit, proposa Frank.

Mais Lucy les fit taire depuis l’avant de la file.

— Fermez-la, vous n’entraînerez personne d’autre dans vos plans foireux. Personne n’ira à la gare. Personne n’ira tenter le sort, les Pourris, ou le docteur. Nous ne voulons pas avoir davantage de problèmes.

Il sembla à Briar que c’était Mackie qui contesta calmement :

— Oui, mais combien de galères devrons-nous encore traverser avant d’estimer que ça suffit ?

— Plus que ceci, rétorqua Lucy, sans y apporter beaucoup de conviction.

Pour finir, l’homme marmonna :

— J’aimerais bien voir comment il se sentirait avec des Pourris dans son salon, mordant ses propres amis.

Il aurait peut-être continué, mais Lucy s’arrêta, fit volte-face et le toisa jusqu’à ce qu’il se taise.

Constitué de murs incurvés et de portes hermétiques qui s’ouvraient et se fermaient comme de petits sas, le couloir descendait doucement et virait à gauche.

— Nous sommes dans les Coffres ? demanda Briar.

— Pas exactement, répondit Swakhammer. En réalité, il n’y en a qu’un seul, mais le nom est resté. Les pièces qui se trouvent ici servent principalement à dormir. Imaginez un grand bâtiment d’habitation, la tête en bas. Non pas que beaucoup de gens vivent ici, en réalité. La plupart de ceux qui habitent dans les murs se sont installés sur les bords, près de Denny Hill, là où les anciennes maisons avaient de grandes caves profondes.

— C’est logique, observa-t-elle.

— Oui, mais il y a des inconvénients à vivre à l’écart des sentiers battus : si vous avez besoin de quelque chose, ce n’est pas facile de redescendre jusqu’au centre. Pas la peine que je vous explique, vous savez de quoi je parle. Nous venons tout juste de perdre un homme simplement en traversant deux pâtés de maisons. Essayez donc sur huit ou neuf. Mais les gens le font.

— Pourquoi ?

Il haussa les épaules.

— Les logements sont bien plus beaux. Vous voyez ce que je veux dire. (Il poussa un loquet et ouvrit une porte entourée de métal dans laquelle était incrustée une fenêtre.) Ce n’est pas tout à fait propre, ni tout à fait confortable, mais c’est bien plus sûr.

— C’est ce que je pensais de Chez Maynard.

Swakhammer fit un geste dédaigneux de la main et dit :

— Ici, nous avons ces types. (Elle supposa qu’il parlait des Chinois.) Ils contrôlent la situation. En cas de problème, ils savent ce qu’il faut faire. Quoi qu’il en soit, voici votre chambre, mademoiselle Wilkes.

Elle passa la tête pour regarder à l’intérieur et découvrit exactement ce qu’il avait promis : un espace relativement propre et relativement confortable comportant deux lits, une table, une cuvette pour faire sa toilette, et trois tuyaux fumants qui couraient le long du mur opposé.

— Faites attention à ces tuyaux, ajouta-t-il. Ils chauffent la chambre, mais il vaut mieux ne pas y toucher. Vous vous arracheriez la peau.

— Merci du conseil.

— Briar, ma chère, dit Lucy en se frayant un chemin jusqu’à l’avant de la file. Je ne voudrais pas m’imposer, mais je suis un peu dans le pétrin avec ce bras abîmé. En général, je n’ai pas besoin d’aide, mais ce soir j’apprécierais d’avoir la vôtre.

— Aucun problème. Entre femmes, il faut bien se serrer les coudes, non ?

Elle comprenait parfaitement bien pourquoi Lucy ne voulait pas qu’un homme lui serve de main supplémentaire, même si ceux-là étaient parfaitement bien intentionnés.

Elle la laissa entrer en premier et, pendant que la tenancière s’asseyait sur le rebord du lit, Swakhammer donna quelques indications utiles supplémentaires.

— Les toilettes sont au bout du couloir, normalement sur la gauche. La porte ne ferme pas bien et ça ne sent pas la rose, mais bon. Vous pouvez demander de l’eau aux Chinois. Ils la conservent dans des tonneaux juste à l’extérieur de la salle des fours. Si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre, Lucy peut probablement vous aider.

— C’est parfait, répondit-elle, puis elle ferma la porte et alla s’asseoir sur le deuxième lit pendant que Swakhammer poursuivait sa route avec les autres hommes qui le suivaient comme des poussins.

Lucy s’était allongée de façon à faire reposer sa tête sur l’oreiller plat qui sentait le renfermé.

— Je n’ai pas vraiment besoin d’aide, indiqua-t-elle. C’est simplement que je ne voulais pas passer la nuit au milieu de ses vieux garçons stupides. Ils veulent aider, mais je ne suis pas sûre de pouvoir le supporter.

Briar approuva d’un signe de tête. Elle défit ses lacets et libéra ses pieds de ses chaussures, puis alla s’asseoir à côté de Lucy et s’apprêta à faire de même avec les bottes de sa compagne.

— Merci, ma chère, mais ne vous préoccupez pas de ça. Je préfère les garder pour le moment. Il est plus facile de les garder aux pieds que de les remettre le lendemain. Et demain, je ferai réparer cette vieille chose.

Elle bougea l’épaule en tentant de soulever son bras.

— Comme vous voulez, répondit Briar. Est-ce qu’il y a quelque chose d’autre que je puisse faire pour vous ?

Lucy se rassit et repoussa les couvertures.

— Je pense que ça va aller pour le moment. Au fait, je suis très heureuse pour votre main. Heureuse que vous ayez pu la garder. C’est triste et insupportable d’en perdre une.

— Moi aussi, j’en suis heureuse, répondit Briar. C’était terriblement rapide, la transformation de Hank. Que s’est-il passé pour que cela s’accélère autant ?

Lucy secoua la tête, s’installant sur l’oreiller.

— Je ne pourrais pas vous répondre avec certitude, mais voilà ce que je crois : tout le Fléau qui est coincé ici s’épaissit d’année en année. Avant, on voyait les étoiles la nuit, mais maintenant ce n’est plus le cas, on voit seulement la lune, à condition qu’elle soit claire et pleine. On ne peut pas dire qu’on voit le gaz, mais on sait qu’il est là, et on sait qu’il s’accumule à l’intérieur des murs. (Elle se recala sur le matelas de façon à pouvoir prendre appui sur la tête de lit et se hissa, ainsi que l’oreiller, pour pouvoir parler.) Un de ces jours, vous savez ce qui va se passer, n’est-ce pas ?

— Non. Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux dire, c’est que ces murs sont comme un bol, et tout récipient a une contenance limitée. Le Fléau remonte du soussol, n’est-ce pas ? Il se déverse continuellement dans cette enceinte. Le gaz est lourd et, pour le moment, il reste en bas, comme de la soupe. Mais un jour, il y en aura trop. Un jour, il va finir par déborder, sur les Faubourgs. Peut-être qu’il finira même par empoisonner le monde entier si on lui en donne le temps.

Briar retourna à son lit et desserra sa ceinture. Ses côtes lui faisaient mal sans elle, subitement désarmées par son absence et regrettant presque le soutien. Elle se frotta le ventre et dit :

— C’est une façon bien noire de considérer les choses. Combien de temps pensez-vous qu’il faille avant d’en arriver là ?

— Je ne sais pas. Peut-être cent ans. Peut-être mille. Il n’y a aucun moyen de le savoir. Mais ici, nous avons trouvé un moyen pour vivre avec. Ce n’est pas parfait, mais nous nous en sortons, non ? Et un jour, peut-être que le reste du monde aura besoin de savoir comment nous avons fait. Même si j’envisage le pire, même si on n’en arrive pas là, je peux vous promettre ceci : un jour, dans pas si longtemps que ça, les Faubourgs seront eux aussi plongés dans ce pétrin. Et tous ces gens, à l’extérieur des murs, vont devoir apprendre à survivre.

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