XXVII


Briar s’appuya contre la porte, collant l’oreille à la jointure et écoutant ce qu’elle pouvait. De l’autre côté, elle ne détecta que le silence, alors elle s’arrêta et rechargea son fusil sur place, dans le noir, en tâtonnant dans son sac. Cela lui prit un peu de temps, mais c’était du temps qu’elle était prête à sacrifier.

Finalement, elle déclara :

— Je vais y aller la première. Laissez-moi jeter un coup d’œil.

— Je peux y aller la première aussi, répondit Angeline.

— Mais mon fusil me permettra de tirer plus de deux coups, si besoin. Veillez sur mon fils, voulez-vous, madame ? dit-elle, puis elle poussa le loquet de la porte.

Briar ouvrait la voie avec le canon de son fusil, et avançait, le visage masqué, regardant de tous les côtés pour balayer l’ensemble de la pièce en dépit des limitations de sa visière. Elle entendait sa propre respiration, qui résonnait fort dans ses oreilles à cause du masque qui l’amplifiait. C’était exactement comme la première fois qu’elle l’avait enfilé et qu’elle était descendue dans le tube. Elle ne pensait pas qu’elle arriverait à s’y habituer.

La pièce qui était devant elle était très différente de la dernière fois qu’elle l’avait vue. Le magnifique vestibule inachevé était jonché des débris d’une bataille localisée mais très meurtrière. Des corps étaient étendus et recroquevillés à côté des rangées de chaises ; elle en compta rapidement onze, et repéra un énorme trou dans le mur qui semblait avoir été percé par le Boneshaker lui-même.

Et directement dans l’ouverture, là où le mur avait été arraché et menaçait de tomber en morceaux, Briar repéra un pied au-dessus des décombres, comme si son propriétaire avait creusé le trou à mains nues et s’était ensuite allongé à l’intérieur.

Elle n’oublia pas de regarder le reste de la salle, mais elle se contenta de la balayer rapidement et de façon superficielle. Sans avertir son fils ou la princesse, qui étaient restés dans leur petit cagibi sombre, elle courut jusqu’au bord du trou et escalada les blocs de maçonnerie brisée et de marbre jusqu’à pouvoir s’accroupir à côté.

Elle laissa le Spencer retomber de son épaule, et posa sa sacoche.

— Swakhammer, dit-elle en tapotant sur son masque. Monsieur Swakhammer.

Il ne répondit pas.

La protection semblait intacte et, dans l’ensemble, lui aussi, jusqu’à ce qu’elle commence à glisser les doigts entre les jointures de son armure et sente qu’il y avait eu de la casse. Elle trouva du sang, en grande quantité. Elle constata que sa jambe était pliée de manière improbable, fracturée quelque part sous le genou et se balançant à l’intérieur d’une lourde botte protégée par une coque d’acier.

Elle était en train de lui retirer son masque lorsque Zeke en eut assez d’attendre dans l’escalier. Il se rapprocha du mur et lança dans le trou :

— Il y a quelqu’un ?

— C’est Jeremiah.

— Est-ce qu’il va bien ? demanda Zeke.

— Non, grommela-t-elle. (Elle avait presque enlevé le casque, mais il était attaché par une série de petits ressorts et de tubes. Il tomba, mais ne roula pas loin.) Swakhammer ! Jeremiah !

Du sang s’était accumulé dans le masque, il provenait de son nez et elle remarqua avec une pointe d’angoisse qu’il coulait en flux régulier de son oreille.

— Il est mort ? voulut savoir Zeke.

— Les morts ne saignent pas, répondit Briar. Cela étant, il est sacrément amoché. Seigneur, Swakhammer ! Que vous est-il arrivé ? Est-ce que vous m’entendez ? Hé ! (Elle lui tapota doucement le visage, sur les deux joues.) Hé ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Il s’est retrouvé dans le passage.

La voix filtrée et masquée de Minnericht tomba comme un couperet, résonnant dans la chambre où reposaient les âmes mortes et où se dressaient les murs fendus. Briar sentit son cœur se serrer de peur. Elle aurait voulu crier après Zeke pour avoir quitté la sécurité relative des escaliers. Il se tenait là, au milieu de nulle part, au pied du mur délabré, complètement vulnérable.

Briar jeta un regard à Swakhammer, dont les yeux allaient et venaient derrière ses paupières fermées, recouvertes de sang en train de coaguler. Il était toujours vivant, oui, mais pas pour longtemps. Elle releva la tête et dit, suffisamment fort pour pouvoir être entendue à l’extérieur du trou et de l’autre côté de la pièce :

— Vous n’êtes pas Leviticus Blue. Mais vous auriez pu être son frère, ajouta-t-elle avec autant d’indifférence que possible. Vous avez son sens du timing, c’est évident.

Derrière le rebord du trou, elle savait qu’elle avait une protection. Le docteur, si c’en était un, ne pouvait pas voir ce qu’elle faisait ; pas très bien, du moins. Elle en profita pour fouiller légèrement son ami au cas où il aurait transporté quelque chose d’utile. Elle avait posé le Spencer. Même s’il était à portée de main, elle n’arriverait jamais à l’attraper, armer, viser et tirer avant que Minnericht n’ait le temps de faire feu.

Un gros revolver était posé contre les côtes de Swakhammer, mais il était vide.

— Je n’ai jamais dit que j’étais Leviticus Blue.

Briar grogna tandis qu’elle essayait de soulever suffisamment Swakhammer pour passer la main dans son dos.

— Si, vous l’avez dit.

Zeke se manifesta :

— Vous m’avez dit à moi que c’était votre nom.

— Tais-toi, Zeke, lui lança sa mère. (Ce n’était pas tout ce qu’elle aurait voulu dire à son fils, mais elle se retourna vers le salopard masqué avant qu’il ne puisse répondre.) C’est ce que vous vouliez que ces gens pensent. Vous vouliez qu’ils aient peur de vous, mais vous ne pouviez pas y arriver avec votre propre nom. Vous pouvez être aussi mauvais qu’un serpent, mais finalement vous n’êtes pas si effrayant que ça.

— Taisez-vous, femme. J’ai fait de cet endroit ce qu’il est aujourd’hui, dit-il, en colère et sur la défensive.

Et très certainement blessé dans son orgueil.

En tout cas, Briar espérait que c’était le cas. Elle espérait qu’il allait se conduire comme Levi.

— Je ne me tairai pas, et vous ne pouvez pas m’y forcer, Joe Foster, même si vous essayez. Et vous essaierez peut-être, d’ailleurs. Vous êtes le genre d’homme qui aime brutaliser les femmes et, d’après ce que j’ai entendu, je ne suis pas la première.

— Je me fiche de savoir ce que vous avez entendu et où vous l’avez entendu, aboya-t-il. En revanche, ce que je veux savoir, et ce, maintenant, c’est où vous avez entendu ce nom !

Elle se redressa rapidement. Au lieu de répondre à sa question, elle dit :

— J’aimerais bien savoir pour qui vous vous prenez, à nous entraîner dans votre petite guerre de l’ouest, fils de pute !

Elle avait emprunté l’expression préférée d’Angeline.

Une fois debout, elle pouvait le voir aussi clairement qu’il la voyait, et le fusil à pompe à triple canon qu’il avait entre les mains était terrifiant. Il n’était pas dirigé vers elle. Il visait Zeke, qui, c’était tout à son honneur, avait réussi à se taire comme sa mère le lui avait demandé. Toutefois Briar n’était pas sûre qu’il l’ait plus fait pour obéir à ses ordres que par peur de l’énorme fusil de Minnericht, et elle s’en fichait.

Elle s’était attendue à ce qu’il la menace, elle, mais Minnericht était plus intelligent que ça, et également plus mauvais. D’accord. Elle pouvait l’être aussi. Elle lança :

— Vous avez fait de cet endroit ce qu’il est aujourd’hui ? Alors, vous croyez que ça vous donne un pouvoir ici ? Vous agissez comme si c’était le cas, mais ce sont des conneries, n’est-ce pas ? Ce ne sont que des apparences pour que les gens pensent que vous êtes un homme extrêmement intelligent avec beaucoup d’argent. Mais ce n’est pas le cas. Si vous étiez à moitié aussi malin que vous le prétendez, vous n’auriez pas volé les inventions de Levi, ou récupéré les engins du concours pour l’exploitation minière. Je les ai vus là-bas, dans la pièce de stockage. Vous croyez que je ne sais pas d’où ils viennent ?

— Taisez-vous ! rugit-il.

Mais elle était déterminée à attirer son attention sur elle plutôt que sur Zeke, ou que sur la vieille femme frêle aux manières masculines qui se glissait hors des escaliers pour passer derrière lui. Briar poursuivit, aussi fort qu’elle le pouvait de façon à être entendue de loin :

— Si vous étiez la moitié de l’homme que vous prétendez être, vous n’auriez pas eu besoin de moi pour confirmer votre histoire, et vous n’auriez pas besoin de faire venir des garçons comme vous le faites. Levi était fou, et il était mauvais, mais il était trop intelligent pour que vous puissiez simplement vous emparer de ses jouets et partir avec eux. Vous avez besoin de Huey parce qu’il est intelligent, et vous avez tenté de retenir mon fils en lui racontant un paquet de mensonges. Mais, si vous aviez vraiment fait de cet endroit ce qu’il est, vous n’en auriez pas besoin.

L’homme changea de cible et le fusil à triple canon visa la poitrine de Briar. Elle n’avait jamais été aussi heureuse.

— Si vous dites encore un mot, je…

— Quoi ? cria-t-elle.

Elle cracha la suite dans une tirade désespérée et frénétique, tout dans un seul souffle, passant d’un point à un autre et essayant de le maintenir énervé, car Angeline était presque arrivée jusqu’à lui.

— Vous ne savez même pas comment faire fonctionner ce fusil, je parie. Vous ne l’avez probablement même pas fabriqué. Toutes les idées que vous avez, vous les avez volées à Levi, qui avait tout conçu et tout construit. Vous en savez juste assez pour vous donner l’air d’un roi, et tout ce que vous pouvez faire c’est prier Dieu pour que personne ne découvre à quel point vous êtes faible et inutile.

Au-delà du grognement, au-delà du grondement, il se mit simplement à crier :

— Pourquoi êtes-vous là ? Pourquoi est-ce que vous êtes là, tous les deux ? Vous n’auriez jamais dû venir ! Cela ne vous concernait pas, hurla-t-il. Vous auriez dû rester chez vous, dans ce dégoûtant petit taudis des Faubourgs. Je vous ai offert davantage, je vous ai offert bien plus à tous les deux, plus que ce que vous ne méritez, et je n’étais pas obligé de le faire ! Je ne vous devais rien, à aucun d’entre vous !

Briar se mit également à hurler :

— Bien sûr que vous ne nous devez rien ! Parce que vous n’êtes pas mon mari, et que vous n’êtes pas son père, et que ceci n’était pas notre combat, ni notre problème. Mais vous ne vous en êtes pas rendu compte à temps, Joe Foster !

— Arrêtez d’utiliser ce nom ! Je ne veux pas entendre ce nom, je déteste ce nom et je ne le porterai pas ! Pourquoi connaissez-vous ce nom ?

Angeline se trouvait sur place pour répondre.

Avant que Briar ne puisse faire le moindre geste, la vieille femme était sur lui, l’enserrant comme un étau, aussi méchante qu’un puma, et beaucoup, beaucoup plus mortelle. Elle tenait un de ses couteaux dans la main, puis il apparut sous le menton de Minnericht, sur la ligne étroite où sa peau rejoignait son masque.

Elle se servit de son propre poids pour faire basculer la tête de l’homme en arrière, et étira cette ligne, exposant sa pomme d’Adam ainsi qu’une bande de chair blanche. En face, Briar étouffa un cri et Zeke sauta au-dessus des débris pour aller se réfugier à côté de sa mère dans l’abri que proposait le trou.

— Pour Sarah Joy Foster, que vous avez tuée il y a vingt ans, déclara Angeline.

Et, d’un geste rapide qui trancha profondément dans le muscle, elle tira un trait le long de cette ligne.

Il déclencha deux des trois canons de son fusil, mais les balles se perdirent sous l’effet du déséquilibre et du choc. Il tournoya, trébucha, glissa et s’effondra sur le sol en marbre éraflé qui était souillé de son propre sang. Celui-ci s’échappait en deux jets impressionnants de chaque côté de son cou, car Angeline n’avait pas hésité à trancher d’une oreille à l’autre. Elle resta sur son dos, le chevauchant comme un cheval sauvage. Il essaya d’attraper la femme, sa gorge, ou n’importe quoi pour retrouver son équilibre. Mais il saignait trop vite, et en trop grande quantité.

Il ne lui restait pas longtemps à vivre, et il voulait marquer le coup. Alors il essaya de faire tourner le fusil dans ses mains, pour viser vers l’arrière, au-dessus de son épaule, mais l’arme était trop lourde. Il avait perdu beaucoup trop de sang et il était trop faible. Il tomba à quatre pattes et, finalement, Angeline le lâcha.

Elle donna un coup de pied dans le fusil pour l’envoyer hors de portée, et l’observa pendant qu’il se vidait de son sang et que son superbe manteau rouge le devenait plus encore. Briar se retourna. Elle se fichait de la mort de Minnericht, en revanche elle s’inquiétait pour Swakhammer, qui ne saignait pas autant, mais que la vie quittait également. Il était peut-être déjà trop tard.

Zeke recula d’un ou deux pas. Jusque-là, elle n’avait pas remarqué qu’il était venu se cacher derrière elle.

Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis la referma car un nouveau bruit fit réagir sa mère qui souleva le Spencer, l’arma et visa.

— Baisse-toi, lui dit-elle et, miracle, il obéit.

Angeline se traîna jusqu’au trou, grimpa sur le bord et se prépara à faire feu, juste au moment où Lucy O’Gunning faisait son entrée dans la pièce où la bataille venait de s’achever.

Elle avait retrouvé ou réparé son arbalète, et elle l’avait accrochée à son bras, prête à tirer. Elle visa Angeline, avant de s’apercevoir de qui il s’agissait. Elle abaissa son arme et dit :

— Mademoiselle Angeline, qu’est-ce que… ?

Enfin, elle aperçut Briar et se mit presque à rire.

— Eh bien, en voilà une association ! Ça alors ! Il n’y a pas beaucoup de femmes ici, dans les murs, mais je ne m’aventurerais pas à chercher des noises à celles qui s’y trouvent.

— Vous pouvez vous inclure dans le nombre, Lucy, répondit Briar. Mais ne souriez pas trop vite. (Elle indiqua Swakhammer, que celle-ci ne pouvait pas voir par-dessus le mur qui s’effritait.) Nous avons un problème, et il est gros, et lourd.

— Jeremiah ! s’exclama Lucy en passant la tête au-dessus des décombres.

— Lucy, il est en train de mourir. Nous devons le sortir d’ici et le ramener dans un endroit sûr.

— Et je ne sais pas si ça va le sauver ou non, dit Angeline. Il a pris un sacré coup.

— Je vois ça, lâcha Lucy d’un ton presque cassant. Nous devons l’emmener… Nous devons le mettre… dit-elle, comme si, en parlant suffisamment longtemps, une idée allait finalement lui venir.

Et effectivement, ce fut le cas.

— Les rails des mines.

— C’est une bonne idée, approuva Angeline. Il sera plus facile à descendre qu’à monter et, si on peut le mettre dans un chariot, on pourra le faire rouler jusqu’aux Coffres sans trop de problèmes.

— Si, si et si. Comment allons-nous… commença Briar.

— Donnez-moi une minute, l’interrompit Lucy.

Puis elle s’adressa à Swakhammer :

— Vous, ne vous avisez pas d’aller où que ce soit, mon grand ! Accrochez-vous. Je reviens.

S’il l’avait entendue, il ne laissa rien transparaître. Sa respiration était si faible qu’elles avaient du mal à la détecter, et le mouvement de ses yeux sous ses paupières s’était ralenti, passant lentement d’un coin à un autre.

Moins d’une minute plus tard, Lucy réapparut avec Squiddy, Frank et Allen, si Briar se souvenait correctement des noms des autres hommes. Frank n’avait pas l’air très en forme. Il avait un œil au beurre noir si large que cela lui faisait presque un nez et un front noir ; quant à Allen, il se frottait une main qui avait été blessée. Mais ils grimpèrent tous dans le trou, soulevèrent l’homme en armure et commencèrent à le déplacer, à moitié en le tirant, et à moitié en le portant à l’extérieur et vers les étages inférieurs.

— Nous allons le mettre dans l’ascenseur, annonça Lucy. En bas, nous devrions trouver des chariots ; c’est là que tous les tunnels conçus par Minnericht ont leur terminus. On y va, dépêchez-vous. Il n’en a pas pour très longtemps.

— Où allons-nous ? demanda Squiddy. Il a besoin d’un docteur, mais…

Et c’est là qu’ils remarquèrent la flaque sanglante au centre de laquelle baignait le scélérat toujours masqué.

— Mon Dieu. Il est mort, n’est-ce pas ? demanda Frank avec effroi.

— Il est mort, remerciez Dieu pour ça, répondit Angeline. (Elle attrapa un des pieds de Swakhammer, celui qui n’avait pas l’air cassé, et le fit passer sur son épaule.) Je vais vous aider à le porter. Je ne serais pas contre voir un médecin, moi aussi, confessa-t-elle. Mais cette partie-là du vieux Jeremiah n’est pas si lourde. Je peux aider.

— Je connais un homme, dit Lucy. C’est un vieux Chinois qui vit près d’ici. Il n’est pas docteur au sens où vous en avez l’habitude, mais c’est de la médecine quand même et, pour le moment, vous prendrez tous les deux ce qu’on vous donnera.

— La médecine dont j’ai l’habitude ? grommela Allen. Si vous voulez savoir la vérité, je préférerais mourir.

— Swakhammer préférerait peut-être mourir qu’être soigné par un Chinois, dit Lucy en se servant de son bras mécanique extraordinairement fort pour retenir le dos de Jeremiah. Il en a une peur bleue. Mais je suis prête à le traumatiser si cela peut permettre de le garder en un seul morceau.

— Maman ?

— Quoi, Zeke ?

— Et nous ?

Briar hésita, mais elle n’osa pas le faire longtemps.

Jeremiah Swakhammer était transporté sous les efforts de ses amis, et il laissait de petites traces de sang, comme une pelote de fil qui se déroulerait derrière eux. À l’étage, les bruits des Pourris grognant et martelant le sol de leurs pieds se poursuivaient. Leurs cris de colère et de faim se faisaient de plus en plus forts tandis que leur nombre augmentait, et ils cherchaient un moyen de passer par les recoins fissurés et les portes laissées ouvertes.

— Ils sont partout, dit Briar, ne répondant pas véritablement à la question.

— Ce sera aussi mauvais en bas qu’en haut. Je ne sais pas comment cette pièce est restée dégagée, dit Lucy avec un grognement. Où est la Daisy ?

— Ici, répondit Briar rapidement, comme si elle avait eu la même idée au même moment. (L’énorme canon était à moitié enterré sous un morceau de plafond, mais elle s’en saisit et le souleva, ce qui lui demanda un certain effort.) Seigneur, dit-elle. Zeke, cette chose pèse presque aussi lourd que toi. Lucy, est-ce que vous savez comment ça fonctionne ?

— À peu près. Faites tourner ce bouton-là, à gauche. Remontez-le au maximum. Nous allons avoir besoin de toute l’énergie possible.

— C’est fait. Et maintenant ?

— Maintenant, il faut qu’elle chauffe. Jeremiah dit qu’elle doit rassembler son énergie. Elle concentre l’électricité pour pouvoir tirer. Emportons-la avec nous, venez, allons à l’ascenseur. Déclenchez-la à l’intérieur, ce sera le meilleur endroit, vous ne croyez pas ?

— Vous avez raison, répondit Briar. Le son passera d’un étage à l’autre et ne se limitera pas à un seul. Ça fonctionnera, si nous pouvons arriver jusqu’à l’ascenseur.

Cela dit, elle passa la Daisy à Zeke, qui eut du mal à la porter.

— Prends ça, lui dit-elle. Je vais aller devant pour dégager le passage. Il y avait des Pourris là-bas ; il peut encore y en avoir.

Elle prépara le Spencer et partit en éclaireuse devant le groupe qui transportait Swakhammer, et devant son propre fils qui cambrait le dos presque deux fois plus que d’habitude, essayant d’équilibrer le poids de son corps avec celui du canon.

Briar enfonça la porte qui donnait sur la cage d’escalier et fonça sans rencontrer d’opposition.

— Escaliers dégagés ! hurla-t-elle au reste du groupe. Zeke, passe devant avec ce canon ! Lucy, combien de temps faut-il pour qu’il chauffe correctement ? Cela fait un moment qu’il n’a pas servi. Ne me dites pas qu’il faut un quart d’heure !

— Pas s’il ne l’a pas actionné. Donnez-lui juste une minute !

Briar n’entendit pas la dernière partie. Le couloir à l’étage des invités était parsemé de quelques Pourris dans divers états de délabrement. Elle en compta cinq, rampant entre les corps de leurs camarades et rongeant les membres d’hommes plus récemment tombés. Ainsi occupés, ils remarquèrent à peine Briar qui se chargea rapidement d’eux, l’un après l’autre.

Le sol était jonché de membres qui devaient puer, mais elle se rappela qu’elle portait toujours son masque et que c’était la raison pour laquelle elle ne pouvait sentir que l’odeur du charbon et du joint en caoutchouc. Pour la première fois depuis son arrivée, elle était heureuse de sentir l’étrange odeur de son propre visage.

Ici et là, un bras était tombé simplement sous l’effet de la décomposition et, dans un coin, les formes décapitées d’autres corps en putréfaction, à moitié nus, étaient rassemblées comme s’ils avaient été empilés. Elle se demanda pendant un moment qui les avait achevés. Puis elle décida qu’elle s’en fichait et que ça n’avait pas d’importance. Tous les vivants, même ceux qui s’étaient affrontés, avaient un ennemi commun dans les Pourris, et qui que ce soit qui avait séparé les têtes des corps avait sa gratitude.

Elle donna quelques coups de pied dans les membres qu’elle pouvait facilement écarter, essayant de dégager le chemin et vérifiant l’état des formes étendues et prostrées. Un simulateur ouvrit le seul œil qui lui restait et découvrit ses dents, mais Briar lui explosa rapidement la tête d’un coup de fusil.

Zeke émergea des escaliers avec la Daisy coincée sous son cou, ses bras l’entourant afin de pouvoir la porter comme un paquet de bûches.

— Maman, qu’est-ce que nous allons faire ? demanda-t-il avec une véritable angoisse dans la voix, et Briar entendit une question à laquelle elle n’était pas tout à fait prête à répondre.

— Je ne sais pas, dit-elle. Mais nous devons sortir d’ici, ça, c’est clair. Nous allons donc commencer par là.

— Est-ce que nous allons avec eux ? À Chinatown ?

— Non, ne faites pas ça, déclara Angeline.

Elle était la première à émerger des escaliers, soutenant toujours la jambe de Swakhammer sur son épaule. Derrière elle arrivait Frank, avec l’autre jambe, puis Squiddy et Lucy, portant le reste de l’homme inconscient.

— Je vous demande pardon ?

— Allez au fort. Prenez le dirigeable, celui qui est amarré là-bas. Il devrait être prêt à voler, ajouta Angeline en articulant difficilement chaque mot, épuisée. Il vous fera sortir.

— Sortir de la ville ? demanda Zeke.

— Sortir de cette partie de la ville, en tout cas, dit Lucy sous le cou de Jeremiah. Aidez-nous à le mettre sur la plate-forme, puis faites-nous descendre. Dès que nous serons partis… (Elle changea le poids de Jeremiah de côté et il émit un léger grognement.) Montez dans l’ascenseur, Briar Wilkes, prenez ce fichu canon et déclenchezle. Puis remontez et sortez d’ici.

Toujours en proie au doute, Briar suivit la première partie de l’ordre et aida à installer l’homme imposant dans l’ascenseur. Ils le posèrent contre Franck et Squiddy tandis que Lucy trifouillait les leviers au-dessus de leur tête.

— Une fois que nous serons arrivés en bas et que nous aurons sorti Jeremiah, je vous le renverrai. Vous comprenez ? Vous allez devoir sauter, parce qu’il ne s’arrêtera pas.

— Je comprends, dit Briar. Mais je ne suis pas sûre…

— Je ne suis sûre de rien, moi non plus, lui dit Lucy. Mais une chose est certaine : vous avez récupéré votre fils et cette gare va être prise d’assaut par ces Pourris, et toute personne qui reste ici va être dévorée.

— Est-ce que c’est vous qui les avez laissés entrer ? demanda Zeke.

Lucy fit un geste de la tête vers Frank et Allen et dit :

— Juste revirement des choses, n’est-ce pas ? J’aimerais quand même savoir comment ils sont allés si profond. Je ne m’y attendais pas.

— On pourrait venir avec vous. On pourrait vous aider, insista-t-il.

Briar pensait la même chose. Elle ajouta :

— Au moins, nous pourrions nous assurer que vous êtes rentrés en toute sécurité.

— Non, c’est hors de question. Soit nous y arrivons, soit nous échouons. Soit il s’en sort, soit il ne s’en sort pas. Nous n’avons besoin de personne d’autre pour le transporter. Mais vous deux, eh bien. Vous, mademoiselle Wilkes. Vous avez besoin de dire au capitaine que vous n’êtes pas morte ici. Il doit savoir qu’il a payé sa dette, et qu’il ne l’a pas accrue. Il est au Fort Decatur, où ils ont amarré le ballon et où il attend de décoller, pour quitter la ville. Il sait que votre fils est ici. Il me l’a dit, quand je lui ai apporté le message de Minnericht.

Les épaules de Swakhammer se raidirent et il laissa échapper un gargouillement, comme s’il essayait de respirer en ayant les poumons pleins de goudron. Le bruit s’acheva par un gémissement qui déchira le cœur de Briar. Ce n’était pas un bruit que Jeremiah Swakhammer était censé faire, jamais.

— Il est en train de mourir, dit-elle. Oh mon Dieu, Lucy. Sortez-le de là. Conduisez-le à votre docteur chinois. Je vous remercie et je vous reverrai bientôt, je vous le promets.

— On y va, dit la tenancière.

Elle ne prit même pas la peine de refermer la grille en fer, et se contenta de tirer un levier au-dessus d’elle. L’ascenseur commença à descendre. Tandis que le petit groupe s’enfonçait dans le sol et disparaissait peu à peu, Lucy lança :

— Vous aurez toujours une place parmi nous aux Coffres, si vous le souhaitez. Sinon, c’était un honneur de me battre à vos côtés, Wilkes.

Ensuite, le déplacement de l’ascenseur le long de ses câbles et de ses chaînes les emporta hors de la vue de Briar.

Elle se retrouva seule avec son fils.

Le canon était presque trop lourd pour lui. Il luttait contre son poids, mais ne se plaignait pas, malgré ses genoux tremblants et sa nuque brûlée par le métal qui chauffait lentement.

En bas, l’ascenseur s’arrêta.

Briar et Zeke entendirent Lucy crier des ordres, puis des bruits qui indiquaient qu’ils s’organisaient, et que Swakhammer était transporté hors de l’ascenseur, dans les profondeurs des niveaux souterrains. Ils espéraient qu’il y aurait un chariot quelque part, et que Lucy pourrait l’emmener recevoir des soins.

Dans un cliquetis de câbles et de chaînes, la plate-forme commença à remonter vers Briar et Zeke.

Ils retinrent leur souffle et se préparèrent à sauter. Ils tenaient la Daisy entre eux et, lorsque l’ascenseur arriva, ils la balancèrent à l’intérieur et la suivirent. Une fois à bord, en sécurité, ils montèrent lentement mais sûrement, étage par étage. Briar retourna le canon et l’installa correctement.

Une détente aussi large que le pouce d’un homme sortait du châssis.

Toute la machine bourdonnait d’une énergie contenue, prête à exploser.

— Couvre-toi les oreilles, Zeke, dit Briar. Et je ne plaisante pas. Couvre-les bien. Cela va assommer les Pourris, mais seulement pendant quelques minutes. Nous allons devoir bouger rapidement.

En se tenant aussi loin que possible du canon, Briar attendit jusqu’à se trouver en vue du dernier étage, et appuya sur la détente.

Le bruit et l’onde de choc partirent d’un coup. Comprimée par la cage de l’ascenseur, la détonation se répercuta en écho, résonna et rebondit, se dispersant de haut en bas et filant d’un étage à un autre par vagues, ce qui amplifia peut-être sa puissance, ou la répartit. L’ascenseur grinça et trembla sur ses câbles. Elle eut peur qu’il ne résiste pas et les lâche, les entraînant d’un moment à l’autre vers une mort immédiate.

Mais il tint bon, et continua à grimper dans l’obscurité vers un nouvel endroit sans lumière.

Zeke était hébété, autant que l’avait été Briar la première fois qu’elle avait entendu la Daisy. Mais sa mère le souleva plus facilement qu’elle n’avait soulevé le canon. Elle le sortit de la plate-forme et l’entraîna vers une porte.

Sans savoir ce qu’il y avait derrière, elle l’ouvrit en grand, tirant le garçon qui trébuchait à sa suite et pointant le Spencer en décrivant un arc de cercle qui couvrait tout l’horizon.

Les halos orangé d’une dizaine de feux de joie étaient éparpillées dans les rues et, autour de chacun d’entre eux, il y avait un cercle d’espace vide. Personne n’avait jamais dit à Briar que les Pourris gardaient leurs distances par rapport à une flamme, mais c’était parfaitement logique, alors elle ne le remit pas en question.

Les feux avaient été allumés et alimentés par des hommes masqués qui ne se préoccupaient pas de savoir quelle bagarre faisait encore rage sous la gare. Ces hommes étaient chancelants, mais ils récupéraient. Ils avaient eux aussi entendu la Daisy, et ils savaient de quoi il s’agissait. Ils étaient suffisamment loin et protégés par le crépitement des flammes pour que seuls quelques-uns d’entre eux se soient effectivement écroulés. Certains secouaient la tête, ou se tapaient les oreilles, en essayant de faire passer les terribles effets du Doozy Dazer du Dr. Minnericht.

Briar ne savait pas qu’ils étaient là. Mais, même si elle l’avait su, elle aurait certainement déclenché la Daisy. Après tout, les vivants récupéraient plus vite que les morts.

Elle repéra une queue-de-cheval, puis quelques autres qui sortaient de l’arrière des masques à gaz. Le quartier chinois était à proximité de la gare, le long du mur, et ces hommes en étaient les habitants, défendant leurs rues afin de se protéger.

Ils ignorèrent tous Briar et Zeke.

— Laisse la Daisy, lui dit-elle.

— Mais c’est…

— Nous n’aurons plus l’occasion de l’utiliser. Elle met trop longtemps à charger, et elle ne fera que nous ralentir. Maintenant, ditelle, parce qu’elle se rendit soudain compte qu’elle ne savait pas où ils allaient, nous devons trouver ce fort. Est-ce que tu sais où il est ?

Elle pouvait à peine voir à travers la fumée et le Fléau, et elle voulait demander son chemin à quelqu’un. Mais les hommes, tous occupés à alimenter les feux, ne la regardèrent pas lorsqu’elle cria pour attirer leur attention. Elle n’était pas sûre qu’ils parlent anglais.

Zeke lui tira le bras.

— Ce n’est pas loin d’ici. Suivez-moi.

— Tu es sûr ?

Elle traînait les pieds, mais il lui prit la main et commença à avancer.

— Je suis sûr. Oui, je suis sûr. C’est là que Yaozu m’a attrapé, et je me souviens des plans. Venez. Il faut descendre cette rue, par là. Les feux aident, ajouta-t-il. Je peux voir où je vais.

— D’accord, lui dit-elle, et elle le laissa la conduire loin des feux et loin des Chinois armés jusqu’aux dents avec leurs masques et leurs pelles.

Zeke contourna l’angle le plus proche et s’arrêta net.

Briar se cogna contre lui, le faisant avancer de deux petits pas vers une étendue de Pourris. Ils étaient tous allongés, mais certains commençaient déjà à se réveiller. Il y en avait des dizaines, avec peut-être des centaines d’autres derrière eux, au-delà de l’espace que Briar et Zeke pouvaient discerner malgré l’obscurité et le Fléau.

— Ne t’arrête pas, lui dit-elle, et elle partit la première. Nous avons moins d’une minute. Pour l’amour de Dieu, fiston. Cours !

Il ne discuta pas ; il courut après elle, fonçant de corps en corps, cherchant une indication de rue quand il le pouvait.

Elle le conduisit dans la direction qu’il avait indiquée, montrant l’exemple en écrasant les têtes et les poitrines qui se trouvaient sur son chemin. Elle trébucha une fois, glissant sur une jambe comme si c’était une bûche mouillée, mais Zeke l’aida à se relever et ils se retrouvèrent hors de cette rue avec sa légion de cadavres irrités et immobilisés.

— Prends à droite, lui dit-il.

Elle était toujours devant, et ouvrait donc la voie en suivant ses instructions. L’odeur à l’intérieur de son masque était un mélange de peur et d’espoir, de caoutchouc, de verre et de charbon. Elle respira profondément car elle n’avait pas le choix ; elle haletait, ayant vite oublié à quel point il était difficile de courir et de respirer en même temps quand on avait ce dispositif sur la tête. Zeke soufflait également, mais il était plus jeune et peut-être, à sa façon, plus fort.

Briar n’en était pas sûre, mais elle l’espérait.

Le temps qu’ils avaient gagné grâce à la Daisy s’était écoulé et, même si ce n’était pas le cas, ils étaient à présent si loin du lieu de la détonation que les Pourris ne l’auraient pas entendue, et que cela ne les aurait pas arrêtés.

Deux autres rues, un autre virage.

Zeke s’arrêta et chercha sa position.

— Ne me dis pas que nous sommes perdus ? supplia Briar.

Elle colla son dos contre le mur le plus proche et tira son fils, pour qu’il fasse de même.

— Pas perdus, non, répondit-il. C’est la tour, vous voyez ? C’est le plus haut bâtiment ici. Et le fort était juste derrière.

Il avait raison. Ils cherchèrent leur chemin à travers l’obscurité sans étoile remplie par le gaz, jusqu’à ce qu’ils trouvent l’entrée principale, verrouillée de l’intérieur. Briar cogna à la porte, sachant parfaitement qu’elle risquait d’attirer l’attention, mais sachant aussi que cela valait la peine d’essayer. Il fallait absolument qu’ils entrent, car des Pourris arrivaient : elle pouvait les entendre, bien trop près, et elle ne pouvait plus courir.

La sacoche qui battait contre sa hanche était dangereusement légère, et elle n’osa pas regarder combien de munitions il lui restait. La réponse était « pas assez », et le savoir plus précisément n’aurait fait que la rendre malade.

Zeke vint se placer à côté d’elle, cognant contre la porte du fort avec ses poings et ses pieds.

Puis, derrière celle-ci, ils entendirent le son de quelque chose de lourd qui était dégagé et poussé au sol. Les immenses alignements de rondins qui constituaient les murs et les portes du fort commencèrent à bouger, et une fente s’élargit suffisamment pour laisser passer une femme et un adolescent, juste avant que les premiers Pourris arrivent en vue et chargent.

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