59. LE RAPPEL DU DESTIN

Nicole voulut étirer ses bras et son-coude gauche effleura Richard, le droit un des bidons d’eau rangés sur l’étagère située derrière elle.

— On est plutôt à l’étroit, ici, fit-elle remarquer en changeant de position dans son siège.

— Oui, c’est exact, répondit Richard, l’esprit ailleurs. Il concentrait son attention sur le tableau de bord du poste de pilotage de la capsule. Il interrogea le système, attendit la réponse et se renfrogna dès qu’elle apparut sur l’écran.

— J’ai comme l’impression qu’il me faudra modifier une fois de plus la composition de nos réserves, soupira Nicole.

Elle tourna la tête pour regarder les étagères.

— Je pourrais gagner quatorze kilos et un peu de place si j’étais certaine que nous étions secourus dans sept jours.

Richard ne fit aucun commentaire.

— Merde, grommela-t-il quand des nombres apparurent sur l’écran.

— Que se passe-t-il ?

— Un nouveau problème. Le système de navigation a été prévu pour une masse bien moins importante et il risque de ne pas pouvoir compenser en cas de décélération.

Elle attendit patiemment la suite de ses explications.

— S’il se produit le moindre raté en chemin, nous devrons nous arrêter quelques heures pour tout réinitialiser.

— N’as-tu pas dit que le carburant serait plus que suffisant ?

— Je ne parle pas du carburant mais de ce logiciel reprogrammé pour une capsule qui est censée avoir moins de cent kilos à son bord : O’Toole et ses réserves.

Nicole lut de l’inquiétude dans le froncement de sourcils de Richard.

— Nous devrions arriver à bon port si rien ne tombe en panne, ajouta-t-il. Mais c’est bien la première fois qu’un de ces machins est utilisé dans de telles circonstances.

Par la verrière ils virent le général traverser la soute et venir dans leur direction. Il tenait quelque chose à la main. C’était B, un des petits robots shakespeariens.

— J’ai failli oublier que je l’avais récupéré, déclara-t-il.

Richard le remercia et fit des bonds de joie, tel un enfant.

— Je croyais que je n’en reverrais jamais un seul ! s’écria-t-il depuis les hauteurs d’une paroi où un élan exubérant l’avait emporté.

— Je suis passé devant votre cabine juste avant l’appareillage du vaisseau scientifique, expliqua le militaire. Le cosmonaute Tabori rangeait vos affaires. Il m’a demandé de garder ce robot, au cas où vous reviendriez…

— Merci, Janos, murmura Richard en redescendant prudemment de son perchoir. B a pour moi une immense valeur sentimentale. Connaissez-vous des sonnets de Shakespeare ?

Il inséra une tige dans une des fentes du pupitre de commande du petit robot.

— Il y en a un que Kathleen aime beaucoup. Si je m’en souviens bien, il doit débuter ainsi : « Ce moment de l’année, tu peux…


Ce moment de l’année, tu peux le voir en moi,

Quand les feuilles jaunies, absentes, ou peu nombreuses,

[pendent

De ces branches qui s’ébrouent pour repousser le froid,

Chœurs déserts en ruine où peu auparavant chantaient

[encore de doux oiseaux.

En moi tu vois le crépuscule d’une telle journée

Comme après que le soleil se fut éteint au couchant…


Il avait pris une voix féminine qui surprit Nicole et fit vibrer une corde sensible chez le militaire. Il fut si ému par ces paroles que des larmes humectèrent ses yeux. Nicole prit sa main et la serra avec compassion quand le personnage miniature se tut.


* * *

— Tu ne lui as pas parlé des problèmes que pose le système de navigation de la capsule, dit-elle à Richard.

Ils étaient allongés côte à côte dans une des étroites couchettes de l’appareil militaire.

— Non, car je ne tiens pas à l’inquiéter. Il croit que nous serons en sécurité et je ne veux pas l’en dissuader.

Elle tendit le bras pour le caresser.

— Nous pourrions rester ici, mon chéri. S’il partait seul, nous serions certains qu’au moins l’un d’entre nous survivrait.

Il se tourna et elle sut qu’il la regardait, bien qu’elle ne pût le voir distinctement dans la pénombre.

— J’y ai songé, mais il n’acceptera jamais… J’ai même envisagé de te demander de partir seule. Le ferais-tu ?

— Non, répondit-elle après s’être accordé un temps de réflexion. Je refuserais de t’abandonner, sauf…

— Sauf ?

— Sauf si les chances de survie étaient vraiment différentes. Si un seul passager a pratiquement l’assurance d’arriver à bon port alors que deux sont très certainement condamnés, il serait absurde…

— Il m’est possible de calculer les probabilités avec précision, l’interrompit Richard. Mais ça ne changerait pas grand-chose. Ma connaissance de la capsule et de ses systèmes devrait compenser la masse supplémentaire. Ce qui est certain, c’est que nous aurons plus de chances de nous en tirer en nous éloignant de Rama.

— Tu es sûr que des missiles ont été lancés ?

— Absolument. C’est la seule initiative sensée. Je parie que le C.D.G. a mis ce plan à l’étude sitôt que Rama a modifié sa trajectoire et mis le cap sur la Terre.

Ils se turent à nouveau. Nicole essaya de dormir, sans y réussir. Ils avaient décidé de prendre six heures de repos avant leur départ, pour reconstituer leurs forces en prévision d’un voyage qui s’annonçait éprouvant. Mais l’esprit de la femme n’était pas assoupi. Elle s’imaginait le général O’Toole au cœur du brasier d’une explosion nucléaire.

— C’est un homme merveilleux, dit-elle à voix basse. Elle ignorait si Richard ne s’était pas endormi.

— Oui, vraiment, murmura-t-il à son tour. Je lui envie sa force intérieure. Je ne pourrais pas sacrifier aussi spontanément ma vie pour des tiers. (Il réfléchit un instant.) Je suppose que c’est dû à ses croyances religieuses. Pour lui, la mort n’est pas une fin mais une simple transition.

Je crois que j’en serais capable, se dit-elle. Je n’hésiterais pas à renoncer à ma vie pour sauver celle de Geneviève… peut-être même celles de Richard et de ce bébé qui n’a pas encore vu le jour. Aux yeux de Michael, tous les humains doivent appartenir à une grande famille.

Richard avait maille à partir avec ses émotions. N’était-ce pas par égoïsme qu’il n’avait pas poussé Nicole à partir sans lui ? Son expérience compensait-elle véritablement les risques supplémentaires dus à sa présence à bord ? Il essaya d’oublier ces questions et de penser à autre chose.

— Tu ne m’as guère parlé de notre bébé, dit-elle doucement après un long silence.

— Je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir. Ne va pas t’imaginer que ça me laisse indifférent… Tu sais, je suis très content. Mais je préfère attendre qu’on nous ait secourus pour songer sérieusement à mon avenir de père.

Il se pencha vers elle pour lui donner un baiser.

— À présent, ma chérie, j’espère que tu n’en seras pas froissée mais je voudrais dormir un peu. Je crains que nous n’ayons ensuite plus l’opportunité de le faire avant longtemps…

— Bien sûr. Excuse-moi.

Elle laissa son esprit dériver vers une autre image, celle d’un nouveau-né. Je me demande s’il sera intelligent et s’il aura les yeux bleus et les longs doigts de son père.


* * *

Elle s’était recroquevillée dans un angle de la salle plongée dans la pénombre et avait un arrière-goût de pastèque-manne dans la bouche. Elle s’éveilla en sursaut quand on tapota son épaule. Elle ouvrit les yeux sur l’avien de velours gris qui se penchait vers elle. Dans l’obscurité, les colliers rouges de son cou étaient luminescents.

— Viens, l’implora-t-il. Tu dois nous accompagner. Elle le suivit dans le couloir et ils prirent sur la droite, à l’opposé du puits vertical. Les autres créatures ailées qui avaient attendu le long de la paroi formèrent un cortège derrière eux.

Le tunnel débouchait dans une vaste salle. Une seule lanterne murale scintillait contre le mur opposé et tout le reste était plongé dans les ténèbres. Nicole percevait des présences qu’elle ne pouvait voir. Elle entrevoyait parfois d’étranges silhouettes qui se découpaient sur le halo de l’unique source de lumière. Elle allait pour dire quelque chose mais le chef des aviens ne lui en laissa pas le loisir.

— Chut, ils vont arriver.

Nicole entendit un bruit dont le point d’origine se rapprochait. Elle pensa à une carriole aux roues de bois roulant dans un chemin de terre. Les êtres ailés qui l’entouraient reculèrent et se regroupèrent derrière elle. Un instant plus tard un feu brûlait au centre de la salle.

Nicole hoqueta en voyant un cercueil sur la charrette en flammes. Sur cette bière reposait le corps de sa mère, paré d’une robe verte. La clarté du feu lui révélait en partie les autres spectateurs. Richard lui souriait en tenant par la main une fillette d’environ deux ans à la peau sombre. Juste à côté du brasier, le général O’Toole s’était agenouillé pour prier. Au-delà il y avait des biotes et d’étranges créatures, sans doute des octopodes.

Les langues de feu consumèrent le cercueil puis léchèrent le corps d’Anawi, qui se redressa. Quand elle se tourna vers sa fille, ses traits se métamorphosèrent. Elle avait désormais la tête d’Omeh.

— Ronata, dit-il en articulant ses mots, il faut que les prophéties s’accomplissent. Le sang des Sénoufos se répandra jusqu’aux étoiles. Minowe n’est qu’un point de départ. Ronata doit partir voyager avec ceux qui sont venus de très loin. Va, maintenant, et assure le salut des étrangers et de ta propre progéniture.

Загрузка...