22. L’AUBE

Richard Wakefield s’affairait dans la pénombre. Il avait atteint le centre de l’escalier Alpha et subissait la force centrifuge d’un quart de G créée par la rotation du cylindre. Le projecteur de son casque n’illuminait qu’une zone réduite autour de lui alors qu’il achevait l’installation d’un nouveau pylône.

Un regard à la jauge de sa réserve d’air lui apprit qu’elle avait diminué de plus de moitié. Ils prenaient du retard sur les prévisions. Ils auraient dû être bien plus près du point à partir duquel l’atmosphère devenait respirable mais ils avaient sous-estimé le temps nécessaire à l’installation des télésièges. Le montage était d’une extrême simplicité et ils avaient procédé à de nombreuses simulations avant de quitter la Terre – et dans les hauteurs, à proximité des échelles et pratiquement en apesanteur, tout s’était déroulé comme prévu – mais à ce niveau l’augmentation progressive de la gravité rendait leur travail plus délicat.

Exactement mille marches plus haut Janos Tabori achevait de fixer les élingues aux rampes de l’escalier. Après avoir consacré près de quatre heures à cette activité monotone il ressentait de la lassitude. Il se rappela l’argument avancé par le directeur technique quand lui et Richard avaient conseillé d’utiliser une machine pour installer les télésièges. « Il n’est pas rentable de créer un système automatique qui ne servira qu’une seule fois, avait rétorqué cet homme. Les robots ne sont valables que pour les tâches répétitives. »

Il baissa les yeux mais ne put voir au-delà du pylône suivant, deux cent cinquante marches plus bas, et il utilisa son com pour demander à Wakefield :

— Ce n’est pas encore l’heure de la pause déjeuner ?

— Ça se pourrait, mais nous avons pris du retard. Yamanaka et Turgenyev ne sont partis pour l’escalier Gamma qu’à 10 h 30. À cette allure, nous pourrons nous estimer heureux si nous installons les télésièges et un camp sommaire avant de nous coucher. Nous devrons reporter à demain l’assemblage du monte-charge et des V.L.R.

— On a déjà décidé de casser la croûte, Hiro et moi, leur annonça Irina qui se trouvait de l’autre côté de la cuvette. Les efforts ont aiguisé notre appétit. Nous avons monté le siège et installé le moteur du haut en une demi-heure. Nous en sommes au douzième pylône.

— Vous avez fait du bon travail, répondit Wakefield. Mais c’était le plus facile, dans le secteur des échelles et du sommet de l’escalier. C’est du gâteau, en apesanteur. Vous verrez quand la force de gravité augmentera d’un emplacement au suivant.

— D’après le télémètre laser, vous êtes à 8,13 kilomètres de moi, intervint le Dr Takagishi.

— Ce qui ne m’apprend rien, professeur, sauf si vous me précisez où vous êtes.

— Je me dresse au bord de la corniche, à l’extérieur de la station-relais, au pied de l’escalier Alpha.

— Allons, Shig, les Orientaux ne se mettront-ils jamais au diapason du reste du monde ? Comme Newton est posé sur Rama, il en découle que vous vous tenez au sommet des marches. Si nous n’arrivons pas à nous entendre pour désigner le haut et le bas, comment espérer pouvoir faire partager des sentiments ? Ou jouer aux échecs.

— Merci, Janos. Je suis donc en haut de l’escalier Alpha. Au fait, que se passe-t-il ? Je constate que vous vous éloignez rapidement.

— Je me laisse glisser le long de la rampe pour aller rejoindre Richard. J’ai horreur de manger un steak-frites en solitaire.

— Je descends moi aussi, déclara Francesca, Hiro et Irina m’ont permis de filmer une excellente démonstration de la force de Coriolis. Ce sera parfait, pour les classes de physique élémentaire. Je devrais arriver dans cinq minutes.

— Dites, signora, accepterez-vous de nous donner un coup de main ? intervint à nouveau Wakefield. Nous interrompons à tout bout de champ notre boulot pour vous permettre d’immortaliser ces instants historiques… alors vous pourriez peut-être nous rendre la politesse ?

— Bien volontiers, répondit-elle. Je me mettrai à votre disposition sitôt après avoir mangé quelque chose. Mais pour l’instant il me faudrait un peu plus de lumière. Vous ne pourriez pas utiliser une de vos fusées éclairantes pour me permettre de vous filmer en train de pique-niquer sur l’escalier des Dieux ?

Wakefield programma une ignition à retardement et gravit quatre-vingts marches jusqu’à la corniche la plus proche. Tabori l’avait rejoint depuis trente secondes quand les lieux furent illuminés. Deux kilomètres plus haut, Francesca fit un panoramique des trois escaliers puis un zoom sur les deux silhouettes assises en tailleur au bord de l’abîme. Sous cette perspective, Janos et Richard évoquaient deux aigles nichés dans leur aire, au sommet d’une haute montagne.


* * *

En fin d’après-midi le télésiège Alpha était terminé et prêt à être essayé.

— Puisque vous avez eu l’amabilité d’accepter de nous aider, vous serez notre première cliente, dit Richard Wakefield à Francesca.

Ils se dressaient sous une gravité normale au pied de l’escalier démesuré. Trente mille marches grimpaient dans les ténèbres de la voûte céleste artificielle qui les surplombait. Près d’eux, dans la Plaine centrale, le moteur superléger et sa station d’alimentation portative autonome étaient déjà en place. Les cosmonautes n’avaient pas mis une heure pour procéder à l’assemblage des pièces électriques et mécaniques qu’ils avaient descendues sur leur dos.

— Les sièges ne sont pas fixés aux câbles, expliqua Wakefield à la journaliste. À chaque extrémité un dispositif les bloque et les libère, ce qui permet de réduire leur nombre.

Elle s’assit avec méfiance dans la nacelle en plastique.

— Êtes-vous certain que c’est solide ? demanda-t-elle en levant les yeux vers les ténèbres.

— Bien sûr, répondit-il en riant. Autant que pendant les simulations, en tout cas. Et je serai derrière vous, dans le panier suivant, soixante secondes et quatre cents mètres plus bas. Le trajet durera quarante minutes, à une vitesse moyenne de vingt kilomètres à l’heure.

— Et je me contente de rester assise bien droite, de m’agripper et de brancher mes bouteilles d’air une fois arrivée à mi-chemin ?

— N’oubliez pas d’attacher votre ceinture, lui rappela Wakefield. Sans elle, la force d’inertie vous enverrait planer dans le ciel de Rama si le câble devait ralentir ou stopper près du sommet. Mais comme le télésiège longe l’escalier, vous n’aurez qu’à la déboucler, vous extirper de la nacelle et remonter à pied jusqu’au moyeu, en cas d’incident.

Il adressa un signe de tête à Janos Tabori qui mit le moteur en marche. Francesca fut soulevée du sol et disparut peu après au-dessus de leurs têtes.

— Ensuite, j’irai directement à Gamma, annonça Richard à Janos. Le deuxième télésiège devrait nous poser moins de problèmes. Si nous travaillons tous ensemble, nous aurons terminé au plus tard à 19 heures.

— Le temps que vous arriviez au sommet, j’aurai dressé le camp, déclara Janos. Vous pensez que nous allons malgré tout passer la nuit là en bas ?

— Je n’en vois guère l’utilité, déclara David Brown depuis les hauteurs.

Cet homme s’était relayé avec Takagishi pour écouter toutes leurs communications pendant la journée.

— Les véhicules légers de reconnaissance ne sont pas encore prêts et nous comptions débuter l’exploration dès demain.

— Si chacun d’entre nous descend des éléments, nous pourrons assembler un V.L.R. avant d’aller nous coucher, répliqua Wakefield. Et le deuxième sera opérationnel d’ici demain midi, s’il n’y a pas d’imprévus.

— C’est une possibilité, répondit Brown. Nous verrons à quel stade nous en sommes et s’il vous reste de l’énergie à dépenser dans trois heures.

Richard s’installa dans la petite nacelle et attendit que l’algorithme de chargement automatique du microprocesseur l’eût assujettie au câble.

— Au fait, dit-il à Janos en entamant l’ascension, je tenais à vous remercier. J’aurais certainement craqué, sans votre bonne humeur.

L’autre homme sourit et agita la main. Richard Wakefield leva les yeux et discerna à peine la lumière du projecteur frontal de Francesca. Elle est à plus de cent étages au-dessus de moi, se dit-il, mais cela représente seulement deux et demi pour cent de la distance qui me sépare du moyeu. Ce vaisseau est vraiment démesuré.

Il plongea la main dans sa poche et en sortit la station météorologique portative que Takagishi lui avait demandé d’emporter. Le professeur désirait disposer d’un relevé précis de tous les paramètres atmosphériques dans la cuvette du pôle Nord. Il lui fallait connaître avec précision la pression et la température en fonction de l’éloignement du sas pour pouvoir établir ses modèles de circulation de l’air à l’intérieur de Rama.

Wakefield regarda le baromètre. De 1,05 bar la pression chuta rapidement au-dessous des normes terrestres et poursuivit sa descente régulière, mais la température restait à moins huit degrés. Il se pencha en arrière et ferma les yeux. Grimper toujours plus haut dans ces ténèbres lui procurait une étrange sensation. Il baissa le volume du canal de communication. Il n’y avait qu’une seule conversation en cours, entre Yamanaka et Turgenyev qui n’avaient pas grand-chose à se dire, et il amplifia la Sixième Symphonie de Beethoven qui servait de fond sonore sur une autre fréquence.

La musique évoquait des ruisseaux, des fleurs et des prairies, et il fut surpris par la nostalgie de la Terre qu’elle fit naître en lui. Il lui était presque impossible de reconstituer l’enchaînement miraculeux d’événements qui l’avaient conduit de Stratford-on-Avon à Cambridge, puis à l’Académie spatiale du Colorado et finalement ici, dans Rama, où il s’élevait au sein d’une obscurité profonde le long de l’escalier des Dieux.

Non, Prospero, récita-t-il, nul magicien n’aurait pu imaginer un tel lieu. Il avait lu pour la première fois La Tempête au cours de son enfance et la description d’un monde dont les mystères dépassaient la compréhension l’avait alors effrayé. Rien n’est magique, s’était-il dit. Il n’y a que des choses naturelles que nous ne pouvons pas encore expliquer. Il sourit. Prospero n’était pas un mage, seulement un scientifique rongé par la frustration.

Un instant plus tard Richard Wakefield resta frappé de stupeur face à la vision la plus extraordinaire qu’il lui avait été donné de voir. Alors que son siège s’élevait sans bruit le long de l’escalier imposant l’aube se leva sur Rama. Trois kilomètres en contrebas les longues vallées rectilignes qui s’ouvraient dans la Plaine centrale du pourtour de la cuvette jusqu’à la mer Cylindrique s’embrasèrent. Les soleils linéaires de Rama, au nombre de trois dans chaque hémicylindre, nimbèrent la totalité de ce monde artificiel d’une clarté régulière. Wakefield eut tout d’abord des vertiges et des nausées, ainsi suspendu à un câble fragile à des milliers de mètres au-dessus du sol. Il ferma les yeux et tenta de surmonter sa peur. Tu ne cours aucun risque de tomber, s’affirma-t-il.

— Aïe ! entendit-il hurler.

C’était Hiro Yamanaka. La conversation qui s’ensuivit lui permit de comprendre que, surpris par l’explosion de lumière, le Japonais avait trébuché en plein milieu de l’escalier Gamma. Après une chute de vingt ou trente mètres son adresse et sa chance lui avaient permis d’agripper un élément de la rambarde.

— Rien de cassé ? demanda David Brown.

— Je ne crois pas, répondit Yamanaka, le souffle court.

La crise passée, tous parlèrent en même temps.

— C’est fantastique ! s’écria le Dr Takagishi. La luminosité a atteint immédiatement son intensité maximale, et avant le dégel de la mer. C’est différent. Complètement différent.

— Préparez-moi un chargeur, demanda Francesca. Je serai à court de bande, à mon arrivée au sommet.

— Tant de beauté. Une splendeur indescriptible, commenta le général O’Toole.

Il assistait au spectacle sur le moniteur de la salle de contrôle de Newton, au côté de Nicole Desjardins. Les images de Francesca leur parvenaient en direct par la station-relais du moyeu.

Richard Wakefield ne disait rien. Il se contentait d’ouvrir de grands yeux, fasciné par le monde qui s’étendait à ses pieds. Il discernait à peine Janos Tabori, le mécanisme du télésiège et le camp en cours d’installation au bas de l’escalier. Mais leur distance lui fournissait des éléments de comparaison pour mesurer cet univers extraterrestre. Dans les centaines de kilomètres carrés de la Plaine centrale il apercevait des formes extraordinaires. Deux choses défiaient l’imagination : la mer Cylindrique et les structures coniques massives qui saillaient de la cuvette opposée du pôle Sud, à cinquante kilomètres de là.

Quand ses yeux se furent accoutumés à la clarté, il eut l’impression que la tour géante entrait en expansion. Les premiers explorateurs l’avaient appelée la Grande Corne. Peut-elle véritablement mesurer huit mille mètres de haut ? se demanda-t-il. Les six structures de moindre importance qui formaient un hexagone tout autour étaient reliées à la structure centrale et au cylindre de Rama par d’énormes arcs-boutants, et tout ce que l’homme avait jamais créé sur la Terre paraissait par comparaison minuscule. Mais tout cela était rapetissé par la pointe gigantesque qui se dressait au milieu de la cuvette et se prolongeait dans l’axe de rotation de Rama.

À mi-chemin entre Wakefield et les tours titanesques une bande d’une blancheur bleutée parait d’un anneau le monde cylindrique. La mer gelée lançait un défi à la logique et au sens de l’orientation. L’esprit soutenait qu’en fondant ses flots se déverseraient dans le ciel mais la force centrifuge les maintiendrait entre ses berges. Nul ne savait mieux que les membres de l’expédition Newton qu’ils auraient sur ses rives le même poids qu’au bord d’un océan de la Terre.

La ville insulaire visible dans la mer Cylindrique n’était autre que le New York raméen. Richard n’avait pas trouvé ses gratte-ciel très imposants sous la clarté des fusées éclairantes, mais sous celle des soleils de Rama la cité attirait les regards. De n’importe quel point du cylindre, les yeux se portaient irrésistiblement sur la petite île ovale où se serraient ces immeubles démesurés, l’unique élément qui rompait l’uniformité de la mer Cylindrique.

— Regardez New York ! s’exclama le Dr Takagishi. Il semble y avoir près d’un millier de bâtiments de plus de deux cents mètres de hauteur.

Il ne s’interrompit que le temps de reprendre son souffle.

— C’est là qu’ils vivent. Je le sais. Il faut visiter cet endroit en priorité.

Puis tous se turent pour graver la scène dans leur esprit. À présent, Richard voyait nettement Francesca quatre cents mètres plus haut, là où l’escalier cédait la place aux échelles.

La voix de David Brown rompit le silence.

— Je viens de m’entretenir avec l’amiral Heilmann et le Dr Takagishi qui nous a prodigué des conseils. À première vue, rien ne justifie que nous modifiions nos projets pour cette sortie, pas dans sa phase initiale tout au moins. Nous allons donc suivre la suggestion de Wakefield. Après l’installation des deux télésièges, nous descendrons les éléments d’un V.L.R. que les techs assembleront plus tard dans la soirée, et nous passerons la nuit dans le camp de la plaine.

— Ne m’oubliez pas ! cria Janos dans son com. Je n’ai pas encore pu admirer le spectacle.

Richard Wakefield déboucla son harnais et sauta sur la corniche. Il baissa les yeux sur l’escalier qui allait se perdre hors de vue.

— Bien reçu, cosmonaute Tabori. Nous sommes de retour à la station Alpha et nous vous hisserons jusqu’à nous dès que vous nous confirmerez que vous êtes prêt au départ.

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