23. CRÉPUSCULE

« … Compte tenu des mauvais traitements infligés par un père névrosé et du traumatisme subi sur le plan affectif suite à son mariage avec l’actrice britannique Sarah Tydings, il est possible de dire que Wakefield est un homme équilibré. Il a suivi deux années d’analyse après son divorce mais y a renoncé un an avant son admission à l’Académie spatiale, en 2192. Ses résultats restent à ce jour inégalés. Ses professeurs d’électrotechnique et d’informatique sont unanimes pour reconnaître qu’à la fin de ses études il savait plus de choses que n’importe lequel d’entre eux…

« … À l’exclusion d’une réticence instinctive dès qu’on aborde sa vie privée (surtout ses rapports avec les femmes – il n’a pas eu de liaison suivie depuis son divorce), on ne retrouve pas chez Wakefield la conduite asociale propre à de nombreux individus qui ont été maltraités pendant l’enfance. Malgré un C.S. très bas dans sa jeunesse, il a perdu de son arrogance en mûrissant et il veille à ne pas imposer sa supériorité à son entourage. Son honnêteté et sa force de caractère sont admirables. Le but qu’il s’est proposé d’atteindre semble être la connaissance, et non la puissance ou la richesse… »

Nicole termina la lecture du profil psychologique de Richard Wakefield puis se frotta les yeux. Il était très tard. Elle étudiait les dossiers des membres de l’expédition depuis qu’ils s’étaient couchés dans Rama. Ils se réveilleraient dans moins de deux heures pour reprendre les préparatifs de l’exploration de ce monde étranger et Nicole devrait aller relever O’Toole au centre de télécommunications dans trente minutes. Sur tous mes collègues, on n’en dénombre que trois au-dessus de tout soupçon, résuma-t-elle. Quatre se sont compromis en signant un contrat illégal avec les médias, on ne sait presque rien de Yamanaka et de Turgenyev, Wilson est relativement stable et a ses propres projets. Restent O’Toole, Takagishi et Wakefield.

Elle se lava les mains et le visage puis retourna s’asseoir devant le terminal. Elle sortit du fichier de Wakefield et consulta le menu principal du cube de données. Elle regarda quelles étaient les statistiques comparatives disponibles et fit afficher deux tableaux côte à côte sur l’écran. Sur la gauche il y avait les E.I. de chaque membre de l’équipe et en face les indices de C.S., tous deux disposés en ordre décroissant.



Nicole avait jeté un coup d’œil à la plupart des informations figurant dans leurs dossiers respectifs sans pour autant pouvoir établir de comparaisons. Ce récapitulatif mettait en relief certains de ces indices. Elle fut surtout surprise par l’intelligence très élevée de Francesca Sabatini. Quel gâchis, pensa-t-elle aussitôt. Dire qu’elle gaspille un tel potentiel pour atteindre des buts si terre à terre.

La moyenne de l’ensemble de l’équipage s’avérait impressionnante. Tous avaient un score supérieur à celui des un pour cent. On ne trouvait qu’un individu sur mille aussi intelligent que Nicole, et elle ne figurait qu’au milieu du tableau. L’E.I. de Wakefield était exceptionnelle et le plaçait dans la catégorie des « supergénies ». De toutes ses connaissances, lui seul avait obtenu de tels résultats aux tests standard.

Sa formation psychiatrique l’incitait à se méfier de toute tentative de quantification des traits de la personnalité, mais les C.S. l’intriguaient également. Elle eût d’instinct placé O’Toole, Borzov et Takagishi en tête de liste. Ces trois hommes semblaient sûrs d’eux, équilibrés et ouverts à autrui. Mais le coefficient élevé de Wilson la sidérait. Il devait être très différent, avant de faire la connaissance de Francesca. Surprise par son propre indice de C.S., elle se rappela qu’elle était autrefois renfermée et égocentrique.

Et Wakefield ? se demanda-t-elle. Elle prenait conscience que lui seul pourrait analyser les mémoires de RoChir et l’aider à découvrir ce qui s’était passé au cours de l’intervention chirurgicale. Mais pouvait-elle lui accorder sa confiance ? Avait-elle la possibilité de solliciter son assistance sans pour autant lui faire part de ses soupçons ? Renoncer à cette enquête la tentait. Nicole, se dit-elle, s’il s’avère que ton idée de machination n’est qu’un fruit de ton imagination…

Mais le nombre de questions privées de réponse la persuadait qu’il fallait poursuivre ces recherches. Elle décida d’en parler à Wakefield.

Après s’être assurée que le cube royal n’était pas verrouillé en écriture, elle créa un dix-neuvième fichier qu’elle appela tout simplement NICOLE et se servit d’un logiciel de traitement de textes pour rédiger un mémo :


3-3-00.


— J’ai obtenu la certitude que le mauvais fonctionnement de RoChir au cours de l’intervention pratiquée sur Borzov est dû à un ordre manuel entré après chargement et vérification du logiciel. Je compte demander à Wakefield de m’aider.

Puis elle sortit un cube vierge d’un tiroir et y copia ses fichiers et toutes les informations enregistrées dans le cube d’Henry. Lorsqu’elle enfila sa combinaison pour aller assurer sa permanence, elle glissa ce second cube dans sa poche.


* * *

Le général O’Toole sommeillait dans son fauteuil du centre de surveillance et de commandement de l’appareil militaire, quand Nicole vint le relever. Si la batterie d’écrans était moins impressionnante qu’à bord de l’engin des scientifiques, ce C.S.C. était plus rationnel, surtout aux yeux d’un technicien. Un seul cosmonaute pouvait se charger de toutes les opérations.

O’Toole la pria de l’excuser et désigna trois écrans où l’on distinguait des vues différentes de la même scène : l’équipe qui dormait dans le campement rudimentaire installé au pied de l’escalier Alpha.

— Depuis cinq heures le programme manque un peu d’intérêt, commenta-t-il.

Elle sourit.

— Vous n’avez pas à vous justifier, général. Je sais que vous avez assuré la permanence une journée complète.

Il se leva et consulta le journal de bord sur un des six moniteurs placés devant lui.

— Après votre départ, ils ont dîné puis assemblé le premier V.L.R. Le goniomètre automatique a raté son autodiagnostic mais Wakefield a trouvé ce qui clochait – un bug dans une sous-routine – et il y a remédié. Tabori a essayé le véhicule avant d’aller se coucher. En fin de journée, Francesca a adressé à la Terre un reportage bref mais poignant. Vous voulez le visionner ?

Nicole hocha la tête. O’Toole brancha le moniteur de droite et un gros plan de la journaliste y apparut, à l’extérieur du camp. Des parties de l’escalier et du télésiège apparaissaient à la limite du champ de la caméra.

— Le marchand de sable va passer sur Rama, fit-elle. Elle regarda de toutes parts.

— Il y a neuf heures, ce monde fantastique s’est subitement illuminé et nous avons pu admirer le travail admirable de nos cousins éloignés.

Un montage de clichés et de courtes séquences vidéo prises par les drones ou par elle-même illustraient sa présentation du « petit univers artificiel » qu’ils étaient « sur le point d’explorer ». À la fin du documentaire la caméra fit un gros plan de la journaliste.

— Nul ne sait pourquoi ce vaisseau spatial a envahi notre minuscule domaine des confins de la galaxie moins d’un siècle après son prédécesseur. Les humains ne pourront peut-être jamais appréhender la finalité de cette réalisation magnifique, mais il est également possible que nous trouvions quelque part dans ce monde artificiel démesuré les clés qui nous permettront de déverrouiller les portes derrière lesquelles se dissimulent les constructeurs de ce vaisseau.

Elle sourit et ses narines se dilatèrent.

— Et si nous arrivons jusqu’à eux, il n’est pas à exclure que nous découvrions notre véritable nature… et celle de nos dieux.

Nicole constata que le général O’Toole était ému par cette envolée lyrique. Malgré l’antipathie que lui inspirait Francesca, elle devait reconnaître que cette femme avait du talent.

— Elle a parfaitement traduit ce que m’inspire cette aventure, déclara le militaire avec enthousiasme. Je voudrais tant pouvoir l’exprimer aussi bien qu’elle.

Nicole s’assit aux consoles et entra le code de relève. Elle suivit la procédure qui s’afficha sur le moniteur et s’assura du parfait fonctionnement de tout le matériel.

— C’est bon, général, dit-elle en se tournant dans son siège. Je me charge de tout.

Il s’attardait derrière elle, visiblement désireux de bavarder.

— Il y a trois jours, j’ai eu une longue discussion avec la signora Sabatini sur le thème de la religion, dit-il finalement. Elle m’a confié qu’elle était devenue agnostique puis avait opéré un retour vers l’Église. Elle déclare que c’est en pensant à Rama qu’elle a senti sa foi se raviver.

Il y eut un long silence. Sans raison particulière, Nicole pensa à l’église du XVe siècle du vieux village de Saint-Étienne-de-Chigny, à huit cents mètres sur la route de Beauvois. Elle se revit, debout dans la nef au côté de son père. C’était une belle matinée de printemps et la lumière qui embrasait les vitraux la fascinait.

— Dieu a-t-il aussi créé les couleurs ? avait-elle demandé à son père.

— Certains le disent.

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— Je me vois contraint d’admettre que cette aventure équivaut pour moi à une quête spirituelle, disait le général.

Nicole s’efforça de regagner le présent.

— Je me sens plus proche de Dieu que je ne l’ai jamais été, ajoutait O’Toole. Contempler l’immensité de l’univers insuffle en nous une humilité salutaire et nous rend…

Il s’interrompit brusquement.

— Désolé, je vous impose…

— Non, non, je vous en prie. Je trouve vos convictions religieuses revigorantes.

— J’espère ne pas vous avoir froissée. Tout ceci est d’une nature très personnelle. (Il sourit.) Mais on ne peut toujours garder pour soi ce que l’on ressent, d’autant plus que vous et la signora Sabatini êtes catholiques au même titre que moi.

Il sortit du centre de contrôle et Nicole lui souhaita de faire un somme réparateur. Après son départ elle prit dans sa poche le deuxième cube de données et l’inséra dans le lecteur de la console. Elle se représenta Francesca Sabatini écoutant avec recueillement les digressions philosophiques du général américain sur la signification religieuse de la traversée du système solaire par les Raméens. Vous me sidérez, madame, pensa-t-elle.

Vous ne reculez devant rien, pas même l’hypocrisie. Pour vous, la fin justifie tous les moyens.


* * *

Le Dr Shigeru Takagishi regardait les tours et les sphères de New York qui se dressaient à quatre kilomètres de là, muet d’admiration. De temps en temps, il se dirigeait vers le télescope installé au bord de la falaise surplombant la mer Cylindrique pour étudier tel ou tel détail de cette vision extraordinaire.

— Vous savez, dit-il finalement à Wakefield et Sabatini, soit les rapports que nos prédécesseurs ont rédigés sur cette ville sont imprécis, soit nous sommes dans un vaisseau de type différent.

Ni Richard ni Francesca ne répondirent. L’électrotech était occupé à terminer de monter leur glisseur et la journaliste à immortaliser ses efforts.

— Il semble y avoir également trois secteurs identiques, eux-mêmes subdivisés en trois, poursuivait le Dr Takagishi. Mais ces neuf sections ne sont pas absolument pareilles. Je relève des variations subtiles.

Wakefield se redressa. Il souriait de satisfaction.

— Ça y est, déclara-t-il. J’ai terminé. Avec une journée d’avance sur les délais initialement prévus. Il ne me reste qu’à tester les fonctions principales.

Francesca jeta un coup d’œil à sa montre.

— Mais nous avons près d’une demi-heure de retard sur le nouveau programme. Irons-nous malgré tout voir New York de plus près avant le dîner ?

Richard haussa les épaules et regarda Takagishi. La femme se dirigea vers le Japonais.

— Qu’en dis-tu, Shigeru ? Allons-nous faire une petite glissade sur cette mer gelée pour offrir aux Terriens une vue rapprochée de la version raméenne de New York ?

— Certainement, répondit Takagishi. Je bous d’impatience…

— À condition que vous soyez revenus au camp à 19 h 30 au plus tard, intervint David Brown.

Il était à bord de l’hélicoptère en compagnie de l’amiral Heilmann et de Reggie Wilson.

— Ce soir, nous allons devoir établir un emploi du temps et peut-être modifier nos projets pour demain.

— Bien reçu, répondit Wakefield. Si nous n’installons pas le treuil immédiatement et n’avons pas de problèmes pour descendre le traîneau jusqu’au bas des marches, nous aurons traversé cette mer dans dix minutes et serons de retour dans les délais.

— Cet après-midi, nous avons survolé de nombreux points de l’Hémicylindre nord sans voir le moindre biote, dit Brown. Quant aux agglomérations, toutes sont à première vue identiques. La Plaine centrale ne nous réserve aucune surprise et nous devrions nous engager dès demain dans la moitié sud qui conserve tous ses mystères.

— New York, rétorqua Takagishi. Nous avions prévu une reconnaissance détaillée de cette ville.

Brown ne prit pas la peine de répondre. Takagishi s’avança jusqu’au bord de la falaise et regarda l’étendue de glace, cinquante mètres en contrebas. Sur sa gauche un petit escalier avait été taillé dans la paroi verticale.

— Le glisseur est-il lourd ? demanda-t-il.

— Surtout volumineux, répondit Wakefield. Vous ne préférez pas que j’installe le système de poulies et attendre demain pour traverser ?

— Je vous aiderai à porter cet engin, proposa Francesca. Comment voulez-vous que nous donnions un avis digne d’intérêt lors de la réunion de ce soir si nous n’allons pas voir New York d’un peu plus près ?

Richard secoua la tête, visiblement amusé.

— Entendu, dit-il. L’information passe avant tout. Je descendrai devant vous pour retenir le glisseur. Francesca, placez-vous au milieu. Docteur Takagishi, vous le retiendrez par-derrière. Et prenez garde aux patins, leurs arêtes sont de vrais rasoirs.

Ils atteignirent la surface de la mer Cylindrique sans incident.

— Bonté divine ! s’exclama Francesca Sabatini alors qu’ils s’apprêtaient à traverser l’étendue de glace. Je n’aurais jamais cru que ce serait aussi facile. Est-il bien nécessaire d’installer un treuil ?

— Nous aurons peut-être d’autres choses à transporter ou – ce n’est qu’une simple hypothèse – à nous défendre pendant l’ascension ou la descente.

Wakefield et Takagishi s’assirent à l’avant du traîneau et Francesca prit place à l’arrière, la caméra au poing. Le Japonais devint de plus en plus prolixe au fur et à mesure qu’ils approchaient de New York.

— Regardez ça ! s’exclama-t-il quand ils ne furent plus qu’à cinq cents mètres de l’île. Peut-on encore douter que ce soit la capitale de Rama ?

Plus ils s’en rapprochaient, plus la vision à couper le souffle de l’étrange cité qui se dressait devant eux les empêchait d’avoir la moindre conversation. Tout dans sa structure complexe proclamait qu’elle avait été conçue et bâtie avec ordre et méthode par des êtres à l’intelligence très développée, mais les cosmonautes qui s’étaient aventurés dans son double soixante-dix ans plus tôt n’y avaient pas trouvé plus de traces de vie que dans le reste de Rama I. Cette île étroite (dix kilomètres sur trois) était-elle une énorme machine compliquée comme l’avaient supposé ses premiers visiteurs ou une cité dont toute la population s’était éteinte depuis des temps immémoriaux ?

Ils arrêtèrent le glisseur à la limite de la mer de glace et empruntèrent un chemin qui conduisait à un escalier menant au sommet des remparts de la ville. Les grandes enjambées de Takagishi l’emportèrent une vingtaine de mètres devant Wakefield et Sabatini. De nouveaux détails leur étaient révélés au fur et à mesure qu’ils s’élevaient.

Les formes géométriques de certains immeubles intriguaient Richard. En plus des gratte-ciel il voyait des sphères, des parallélépipèdes et même quelques polyèdres. Et leur disposition suivait indubitablement un ordre logique. Oui, se dit-il en parcourant du regard cet ensemble fascinant de structures, là-bas il y a un dodécaèdre, là un pentaèdre…

Mais le fil de ses cogitations géométriques se brisa quand les soleils internes de Rama s’éteignirent simultanément et que le monde cylindrique fut plongé dans une nuit profonde.

Загрузка...