45. NIKKI

— Pensez-vous qu’on accède au nid de ces drôles d’oiseaux de la même manière ? demanda Nicole.

Une exploration méticuleuse des environs avait permis à Richard de remarquer une étrange plaque sur la façade d’un immeuble. Il avait exercé une forte pression sur elle et déclenché l’ouverture de la trappe.

— C’est probable. Il faudra retourner là-bas pour s’en assurer.

— Alors, on entre là-dedans comme dans un moulin, commenta Nicole.

Ils regagnèrent le centre de la rue et s’agenouillèrent pour regarder à l’intérieur du puits. Un large plan incliné abrupt descendait se perdre dans les ténèbres qui le dissimulaient dix mètres en contrebas.

— On dirait un de ces parkings d’antan, fit remarquer Wakefield. Je parle de l’époque où tous avaient une automobile.

Il s’avança sur la rampe.

— Même le matériau fait penser à du béton, ajouta-t-il.

Nicole le regarda s’enfoncer lentement dans le sous-sol. Sitôt que le sommet de son crâne fut au-dessous du niveau de la rue, il se tourna pour demander :

— Vous ne venez pas ?

Il avait allumé sa torche et dirigeait son faisceau sur une petite plate-forme située quelques mètres plus bas.

— Nous devrions en discuter, Richard. Je ne voudrais pas me retrouver coincée…

— Ah, ah ! s’exclama-t-il.

Il venait d’atteindre le premier palier et la section inférieure du passage s’était illuminée.

— Le plan incliné revient dans l’autre sens, cria-t-il. J’ai l’impression que c’est la même chose jusqu’en bas.

Il disparut du champ de vision de Nicole, qui lui hurla avec irritation :

— Vous ne pourriez pas attendre une minute ? Nous ne devons pas prendre des décisions à la légère.

Il réapparut quelques secondes plus tard, en souriant. Les deux cosmonautes discutèrent des possibilités. Nicole souhaitait rester à l’extérieur même si son compagnon décidait d’explorer le sous-sol. Ainsi, avança-t-elle, ils ne risqueraient pas de se retrouver bloqués ensemble dans ces souterrains.

Pendant qu’elle exposait son point de vue, Richard restait sur le premier palier et regardait de toutes parts. Les parois semblaient faites du même matériau que celles de l’antre des aviens, mais ici le système d’éclairage – d’étroites bandes luminescentes murales – faisait penser aux tubes fluorescents utilisés sur Terre.

— Écartez-vous une seconde, s’il vous plaît, l’interrompit-il.

Surprise, elle s’éloigna de l’entrée de la fosse rectangulaire.

— Encore, ajouta-t-il.

Elle alla s’adosser à la façade d’un des immeubles environnants.

— Ça suffit comme ça ?

Elle n’avait pas terminé sa phrase que la trappe se referma. Nicole se précipita vers le panneau en mouvement pour tenter de le stopper, mais il était bien trop lourd.

— Richard ! hurla-t-elle. Le puits avait disparu.

Elle martela le métal avec ses poings et se rappela sa frustration lorsqu’elle s’était retrouvée prisonnière dans l’abri des créatures volantes. Elle repartit au pas de course vers l’immeuble et exerça une pression sur la commande murale. Rien ne se produisit. Près d’une minute s’était écoulée. Elle s’inquiéta et revint sur ses pas, pour appeler son collègue.

Elle fut profondément soulagée de l’entendre répondre :

— Je suis là, juste sous vos pieds. J’ai trouvé une plaque identique à la première sur la paroi de ce palier et je l’ai pressée. Je crois qu’elle provoque l’ouverture de la trappe et que le mécanisme fonctionne à retardement. Accordez-moi quelques minutes. Ne faites rien, et ne restez pas trop près.

Elle recula et attendit. Richard avait vu juste. Un moment plus tard le sol se rouvrit et il vint la rejoindre en souriant.

— Vous voyez, je vous avais bien dit de ne pas vous tracasser… Alors, qu’y a-t-il au menu, aujourd’hui ?


* * *

Ils descendaient la rampe et Nicole entendait à nouveau des gargouillis. À l’intérieur d’une petite salle située à une vingtaine de mètres au-delà du palier ils découvrirent une canalisation et une citerne, comme dans le nid des aviens. Ils remplirent leur gourde de cette eau fraîche et désaltérante.

Le passage descendant n’était pas intersecté par des tunnels horizontaux et ils n’avaient devant eux qu’une nouvelle rampe. Richard fit courir le faisceau de sa lampe sur les parois sombres.

— Là, dit-il en désignant une différence subtile dans le matériau de construction. Vous voyez, on discerne la voûte d’un boyau qui s’éloignait autrefois dans cette direction.

Elle suivit des yeux la courbe révélée par le cercle de clarté.

— On peut dire qu’il y a eu au moins deux phases à ces travaux d’aménagement du sous-sol.

— Tout juste. Autrefois, on trouvait également des tunnels horizontaux en cet endroit. Ils ont été condamnés par la suite.

Ils reprirent leur descente, sans faire d’autres commentaires. Toutes ces rampes étaient identiques et chaque fois qu’ils atteignaient un nouveau palier le plan incliné suivant s’illuminait.

Ils devaient être à cinquante mètres au-dessous du sol quand ils débouchèrent dans une vaste caverne circulaire au plafond élevé qui devait mesurer vingt-cinq mètres de diamètre. Quatre tunnels obscurs cinq fois moins hauts s’ouvraient sur son pourtour, tous les quatre-vingt-dix degrés.

— Am Stram Gram, Pique et… commença Richard.

— Pique, choisit Nicole.

Elle s’avança vers un des tunnels. Lorsqu’elle arriva à quelques mètres de l’entrée, la section la plus proche s’illumina.

Cette fois, ce fut Richard qui hésita. Il lorgna avec méfiance le passage puis utilisa son ordinateur.

— N’avez-vous pas l’impression qu’il s’incurve légèrement sur la droite ? Regardez, à l’extrémité de la zone éclairée.

Elle hocha la tête et regarda par-dessus l’épaule de l’homme pour découvrir ce qu’il faisait.

— Je trace une carte, lui expliqua-t-il. Thésée disposait d’un fil et le Petit Poucet de miettes de pain. Nous avons mieux. Les ordinateurs ne sont-ils pas merveilleux ?

Elle sourit et s’engagea avec lui dans le passage.

— Alors, pour quelle possibilité optez-vous ? lui demanda-t-elle. Allons-nous rencontrer le Minotaure ou atteindre la maison de l’ogre ?

Ça risque de nous arriver, pensa-t-elle. Sa peur grandissait au fur et à mesure qu’ils progressaient dans le boyau souterrain. Elle n’avait pas oublié sa terreur quand le ptérodactyle était apparu au-dessus d’elle en tendant son bec et ses serres dans sa direction, au fond du puits. Un frisson glacial remonta le long de sa colonne vertébrale. Voilà que ça recommence, cette angoissante prémonition.

Elle s’arrêta.

— Richard, j’ai comme un mauvais pressentiment. Nous devrions revenir sur nos pas…

Ils entendirent le son au même instant, en provenance d’un point situé derrière eux, à proximité de la caverne circulaire qu’ils venaient de quitter : un bruissement de buissons secs traînés sur du métal. Ils se blottirent l’un contre l’autre.

— C’est ce que j’ai entendu au cours de la première nuit raméenne, murmura Richard. Lorsque je me trouvais avec Francesca et Takagishi sur les remparts de la ville.

Ils se tournèrent vers le tunnel qui s’incurvait légèrement vers la gauche. À la limite de leur champ de vision ce passage était éteint, mais le bruit s’éleva à nouveau et les lumières qui se rallumèrent au loin leur indiquèrent qu’une présence avait été détectée près de l’entrée.

Nicole bondit et couvrit deux cents mètres en trente secondes malgré le handicap de sa combinaison et de son sac à dos. Elle finit par s’arrêter, pour attendre Richard. Elle n’entendait plus rien et le boyau souterrain était obscur dans le lointain.

— Je suis désolée, dit-elle à son compagnon qui venait la rejoindre. J’ai cédé à la panique. Je crains d’avoir séjourné, un peu trop longtemps dans ce pays des merveilles extraterrestres.

— Seigneur, fit-il en fronçant les sourcils. Je n’avais encore jamais vu personne courir si vite.

Il sourit, puis ajouta :

— Mais n’en soyez pas gênée, Nikki. J’étais mort de trouille, moi aussi. La seule différence, c’est que la peur m’avait coupé les jambes.

Elle prit d’autres inspirations profondes puis le dévisagea et lui demanda sur un ton agressif :

— Comment m’avez-vous appelée ?

— Nikki. Le moment m’a paru propice pour utiliser un diminutif affectueux. Vous n’aimez pas ?

Elle resta muette dix bonnes secondes. Son esprit venait de partir à la dérive, à des millions de kilomètres et une quinzaine d’années de là, dans la suite d’un hôtel de Los Angeles, au septième ciel. « C’était formidable, Nikki, merveilleux », avait commenté le prince. Elle s’était empressée de lui interdire de l’appeler ainsi. C’était un surnom d’entraîneuse, ou de prostituée. Wakefield fit claquer ses doigts devant son visage.

— Allô, allô, y a-t-il quelqu’un au bout du fil ? Elle sourit.

— Bien sûr, Richard. Ça me convient parfaitement… mais n’en abusez pas.

Ils repartirent.

— Où étiez-vous passée ? demanda Richard.

Dans un lieu dont je ne pourrai jamais vous parler, car chacun de nous est la somme de ce qu’il a vécu depuis l’enfance. Seuls les nouveau-nés ne sont pas encore conditionnés par leur expérience. Tous les autres doivent porter le fardeau de ce qu’ils ont connu. Elle le prit par le bras. Et posséder assez de bon sens pour savoir ce qu’il convient de passer sous silence.


* * *

Le tunnel semblait se poursuivre à l’infini. Ils envisageaient de faire demi-tour quand ils aperçurent une porte obscure sur leur droite. Sans hésiter, ils en franchirent le seuil et se retrouvèrent dans une salle qui s’illumina aussitôt. La grande paroi de gauche s’ornait de vingt-cinq plaques rectangulaires disposées en cinq rangées de cinq colonnes. Le mur d’en face était nu. Quelques secondes après leur entrée, ils entendirent une vibration aiguë. Ils furent aussitôt sur leurs gardes mais finirent par se détendre en constatant que si le couinement se poursuivait rien d’autre ne se produisait.

Ils se prirent par la main pour traverser la longue salle étroite. Les objets exposés sur le mur étaient des photographies de Rama. L’octaèdre proche de l’esplanade centrale était représenté plusieurs fois, et il y avait un juste équilibre de vues des immeubles de New York et de panoramas pris au grand-angulaire du reste du vaisseau.

Trois de ces clichés fascinèrent tout particulièrement Richard. On y voyait des embarcations aérodynamiques qui fendaient les flots de la mer Cylindrique. Sur une de ces images, une énorme vague allait s’abattre sur un des bateaux.

— Voilà ce que nous cherchions, dit-il avec surexcitation. Il nous suffit de dénicher un de ces voiliers pour résoudre tous nos problèmes.

Le couinement aigu se poursuivait, modulé de façon presque imperceptible. Un projecteur se déplaçait d’une photo à l’autre à chaque interruption de ces stridulations. Ils en conclurent qu’ils étaient dans un musée et avaient droit à une visite guidée, mais ce fut bien la seule chose qu’ils purent déduire. Nicole alla s’asseoir contre un mur.

— J’ai un problème, dit-elle. Je sens que je vais craquer.

Il vint s’accroupir près d’elle.

— Moi aussi. Et comme je viens d’arriver dans New York, il ne m’est pas difficile d’imaginer ce que vous devez éprouver.

Ils n’ajoutèrent rien pendant un bon moment.

— Savez-vous ce qui m’ennuie le plus ? s’enquit-elle pour lui faire partager son impression d’impuissance. C’est d’être dépassée par les événements et de m’en rendre compte. Avant d’effectuer ce voyage, je croyais être consciente du rapport existant entre mon savoir et celui de l’humanité prise dans son ensemble. Mais ce qui m’ébranle le plus à présent, c’est de découvrir à quel point l’étendue de la connaissance humaine est restreinte comparée à ce qu’il nous reste à apprendre. Pensez que la somme de tout ce que sait – ou a su – notre espèce n’occuperait sans doute qu’un minuscule paragraphe de l’Encyclopædia Galactica…

— C’est en effet angoissant, l’interrompit Richard avec enthousiasme. Et aussi passionnant. Chez un libraire ou dans une bibliothèque, il m’arrive d’être atterré par tout ce que j’ignore. Mais cet accablement a tôt fait de se changer en un puissant désir de lire tous les livres, l’un après l’autre. Imaginez ce que nous pourrions découvrir dans la grande bibliothèque où seraient regroupées les connaissances de toutes les espèces de l’univers. Le simple fait d’y penser me donne des vertiges.

Elle se tourna vers lui.

— D’accord, dit-elle en redevenant soudain joyeuse. Maintenant que nous voici conscients de notre stupidité sans bornes, quelle est la suite du programme ? Nous avons déjà dû parcourir un bon kilomètre à l’intérieur de ce passage. Où allons-nous, à présent ?

— Je suggère de continuer pendant un quart d’heure dans la même direction. Il est rare qu’un tunnel ne conduise pas quelque part. Si nous ne trouvons rien, nous ferons demi-tour.

Il l’aida à se relever et la serra contre lui.

— C’est reparti, ma Nikki, ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil.

Elle se renfrogna et secoua la tête.

— Deux fois dans la même journée, c’est bien le maximum que je peux supporter, l’avertit-elle en lui tendant la main.

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