56. UNE PRIÈRE EXAUCÉE

Le général O’Toole demeura dans sa cabine tout le reste du jour. Heilmann passa le voir une heure après l’incident et lui posa la question qui lui tenait à cœur après un rapide échange de propos sans importance.

— Comptez-vous reprendre le processus d’amorçage des bombes ?

O’Toole secoua la tête.

— J’en avais la ferme intention, mais… En dire plus eût été inutile. L’amiral se leva.

— J’ai ordonné à Yamanaka d’installer les deux premières charges dans le tunnel d’entrée de Rama. Elles seront en place avant le dîner, si vous changez d’avis d’ici là. Nous laisserons pour l’instant les trois autres dans la soute.

Il fixa son collègue un long moment, puis ajouta :

— J’espère que vous vous ressaisirez rapidement, Michael. Nous avons déjà de sérieux problèmes avec le Q.G.

Quand Francesca arriva avec sa caméra deux heures plus tard, les mots qu’elle employa pour s’adresser à lui indiquaient clairement que tous le croyaient sur le point de craquer. Elle lui affirma qu’il n’avait rien à craindre. Il n’aurait pas à faire de déclaration officielle. Les autres ne l’auraient pas accepté, pour ne pas ternir leur propre image par association. Non, il était évident qu’il souffrait d’un problème nerveux.

— Je leur ai conseillé de ne pas venir vous déranger, ajouta-t-elle sur un ton compatissant.

Elle parcourut la cabine du regard afin de repérer les meilleurs cadrages pour son interview puis précisa :

— Le vidéophone n’arrête pas de sonner, depuis que j’ai envoyé l’enregistrement pris ce matin.

Elle alla jusqu’au bureau pour répertorier ce qui s’y trouvait et prit la statuette.

— N’est-ce pas saint Michel de Sienne ? O’Toole réussit à sourire.

— Tout juste, et je présume que vous avez également reconnu le personnage crucifié.

— C’est parfait, absolument parfait… Écoutez, Michael, vous savez déjà ce que j’attends de vous. Je souhaite vous dépeindre sous un jour favorable. Je ne prendrai pas de gants, mais j’aimerais que ceux qui réclament votre tête entendent votre version des faits…

— Ils veulent déjà ma peau ?

— Naturellement, et ça va empirer. Plus vous tarderez à amorcer les bombes, plus on vous haïra.

— Pourquoi ? protesta O’Toole. Je n’ai commis aucun crime. Je n’ai fait que reporter à plus tard le déploiement d’un dispositif de destruction dont la puissance dépasse…

— C’est secondaire, l’interrompit-elle. Pour l’opinion publique, vous n’avez pas fait votre boulot : autrement dit protéger la population de la Terre. Tous sont terrorisés, là-bas. Ils ne comprennent pas ce qui se passe. On leur a affirmé que Rama serait détruit et voilà que vous rechignez à les délivrer de leurs cauchemars.

— Cauchemars… c’est le terme qu’a employé Bothwell.

— Que vous a-t-il dit ?

— Oh, rien ! Quoi d’autre ?

— Je veux vous présenter sous votre meilleur jour. Allez vous donner un coup de peigne et enfiler un uniforme plus, présentable que cette combinaison défraîchie. Avec un peu de fond de teint vous aurez une mine moins déconfite.

Elle retourna vers le bureau.

— Et nous ajouterons quelques photos de votre famille à ces représentations de Jésus et de saint Michel. Réfléchissez bien à ce que vous me direz. Il va de soi que je vous demanderai pourquoi vous n’avez pas amorcé les bombes, ce matin. Elle s’avança pour le prendre par l’épaule.

— Je laisserai entendre dans mon introduction que vous avez été soumis à un stress important. Vous êtes seul juge, mais reconnaître que vous n’êtes pas dans votre état normal pourrait servir vos intérêts, surtout aux États-Unis.

Le général O’Toole était au supplice, alors que la journaliste achevait ses préparatifs.

— Est-ce vraiment indispensable ? demanda-t-il, de plus en plus mal à l’aise.

— Seulement si vous ne voulez pas que toute l’humanité vous considère comme un traître, répondit-elle sèchement.


* * *

Janos passa le voir peu avant le dîner.

— Votre interview a été excellente, mentit-il. Au moins avez-vous soulevé des problèmes d’éthique sur lesquels chacun de nous devrait se pencher.

— J’ai été stupide de débiter ce fatras philosophique. J’aurais dû suivre les conseils de Francesca et mettre mes hésitations sur le compte de la fatigue.

— Ce qui est fait est fait, Michael. Je ne suis pas venu passer en revue les événements de la journée, car je suis certain que vous n’avez pas besoin de moi pour cela. Non, je désirais seulement vous demander si je pourrais vous être utile.

— Je ne crois pas, Janos. Mais merci quand même. Leur conversation s’enlisait. Tabori se leva et se dirigea vers la porte.

— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda-t-il.

— J’aimerais bien le savoir, lui avoua O’Toole.


* * *

Le bloc constitué par les vaisseaux Rama et Newton se ruait vers la Terre. Chaque jour, la menace devenait plus angoissante. L’énorme cylindre suivait toujours une trajectoire hyperbolique qui s’achèverait par une collision dévastatrice si nulle correction n’y était apportée. Le point d’impact prévu se situait dans l’État du Tamil Nadu, au sud de l’Inde, non loin de la ville de Madurai. Chaque soir, des physiciens étaient invités sur des plateaux de télévision pour tenter d’expliquer au public à quoi il fallait s’attendre, et les termes « ondes de choc » et « rejets » avaient été bannis de toutes les soirées mondaines.

Les médias prenaient Michael O’Toole à partie. Francesca avait vu juste. Le général américain était devenu la cible de la fureur de tout un monde. On suggéra même de le faire passer en cour martiale et de l’exécuter à bord de Newton pour crime contre l’humanité. Ses accomplissements et son dévouement altruiste étaient relégués dans l’oubli. Son épouse dut quitter leur appartement de Boston pour se réfugier chez une amie qui vivait dans le Maine.

L’indécision le torturait. Il savait quel mal causait à sa famille et à sa carrière son refus d’exécuter cet ordre, mais chaque fois qu’il se croyait prêt à amorcer les bombes un « non » catégorique résonnait dans ses oreilles.

Les propos tenus à Francesca lors de sa dernière interview manquèrent de cohérence. Cela se passait la veille de l’appareillage du vaisseau scientifique. La journaliste ne le ménagea pas. Quand elle lui demanda pourquoi Rama n’avait pas encore entamé une manœuvre pour modifier sa trajectoire, s’il voulait se satelliser autour de la Terre, O’Toole releva la tête et lui rappela qu’un aérofreinage – la technique qui consistait à dissiper l’énergie dans les airs sous forme de chaleur – constituait le moyen le plus efficace pour se placer en orbite autour d’un corps planétaire doté d’une atmosphère. Mais lorsqu’elle lui offrit une opportunité de développer ses explications et de préciser comment Rama pourrait modifier ses superstructures pour se doter de surfaces portantes, il ne répondit rien. Il se contenta de la fixer, l’air absent.

O’Toole alla se joindre au reste de l’équipe pour un dîner d’adieux avant que Brown, Sabatini, Tabori et Turgenyev ne repartent pour la Terre. Sa présence gâcha les festivités. Irina fut la plus désagréable. Elle lui adressa des reproches haineux et refusa de s’asseoir à sa table. David Brown ne lui prêta pas attention et ne parla en se perdant dans les détails que du laboratoire qu’on construisait au Texas pour étudier le crabe biote capturé. Seuls Francesca et Janos se montrèrent amicaux avec le général qui retourna dans sa cabine dès la fin du dîner, sans saluer personne.

Le lendemain matin, moins d’une heure après le départ du vaisseau scientifique, il appela l’amiral Heilmann pour solliciter une entrevue.

— Vous avez enfin changé d’avis ? demanda l’Allemand quand O’Toole entra dans son bureau. Parfait. Il n’est pas trop tard. Nous sommes seulement à I-12 jours. Si nous ne perdons plus de temps, nous pourrons faire sauter les bombes à I – 9.

— Je suis sur le point de prendre une décision, Otto, mais je ne l’ai pas encore fait. J’ai longuement réfléchi à la situation et deux choses pourraient m’aider : m’entretenir avec le pape et descendre dans Rama.

Heilmann fut visiblement dépité par sa réponse.

— Merde, voilà que ça recommence. Nous…

— Vous ne comprenez pas, Otto, lui dit l’Américain en le fixant droit dans les yeux. C’est pour vous une excellente nouvelle. Sauf s’il se produit un imprévu pendant ma conversation avec le souverain pontife ou ma visite du vaisseau extraterrestre, j’amorcerai ces engins dès mon retour.

— Est-ce bien vrai ?

— Vous avez ma parole.


* * *

Le général O’Toole exprima tout ce qui le tourmentait dans le long monologue qu’il adressa au pape. Il savait que des tiers l’écoutaient mais n’en faisait pas cas. Une seule chose importait pour lui : pouvoir exécuter ses ordres en ayant bonne conscience.

Puis il attendit la réponse, avec impatience. Quand l’image de Jean-Paul V apparut finalement sur l’écran, ce dernier était assis dans la salle du Vatican où avait eu lieu leur rencontre. Cette fois, il dissimulait dans sa main droite un ordinateur de poche auquel il jetait parfois des coups d’œil.

— J’ai prié pour vous, mon fils, dit-il. Surtout cette dernière semaine, depuis que vous êtes confronté à ce cas de conscience. Je n’ai aucun conseil à vous donner. Je m’interroge autant que vous. Nous pouvons seulement espérer que Dieu, dans Sa sagesse, répondra sans ambiguïté à vos prières.

« Mais vous avez abordé des questions d’ordre spirituel et je puis faire quelques commentaires en espérant qu’ils vous seront utiles. Je ne saurais dire si la voix que vous entendez est ou non celle de saint Michel, ou si vous avez eu ce que l’on appelle une révélation, mais je sais que des hommes font des expériences que l’on qualifie de mystiques parce qu’il n’existe pas de terme plus approprié pour les définir. C’est un fait avéré que ne peuvent expliquer ni le rationalisme ni la science. Avant de devenir l’apôtre Paul, Saul de Tarse a été aveuglé par une lumière céleste qui l’a poussé à se convertir au christianisme. Cette voix est peut-être celle de saint Michel, vous seul pouvez en décider.

« Comme nous en avons discuté voici trois mois, Dieu a certainement créé les Raméens. Mais il a aussi créé les virus et les bactéries qui infligent aux hommes la mort et la souffrance. Pour pouvoir Lui rendre grâces, à titre individuel ou collectif, notre espèce doit survivre. Il ne pourrait exiger de nous que nous nous laissions anéantir sans réagir.

« Le rôle de Rama en tant qu’annonciateur possible de la seconde venue du Christ pose un problème plus délicat. On trouve au sein même de l’Église des prêtres qui partagent sans réserve le point de vue de saint Michel, mais ils ne sont qu’une minorité. Pour la plupart d’entre nous, les deux Rama sont spirituellement trop stériles pour avoir un statut d’envoyés de Dieu. Ce sont des réalisations merveilleuses sur le plan technologique, certes, mais on ne peut y trouver la chaleur humaine, la compassion et les autres qualités rédemptrices associées au Christ. Il est en conséquence peu vraisemblable que leur passage ait une quelconque signification religieuse.

« Prendre cette pénible décision vous revient. Continuer de prier s’impose, mais les indices de la volonté divine que vous cherchez sont peut-être moins spectaculaires que vous ne le pensez. Dieu ne S’adresse pas à tous de la même façon, pas plus que Ses messages n’ont toujours la même force. N’oubliez pas une dernière chose. Lorsque vous visiterez Rama en quête d’un signe, les prières d’une multitude d’hommes vous accompagneront. Je sais que Dieu vous fournira une réponse, mais vous seul pourrez la reconnaître en tant que telle et l’interpréter.

Le pape le bénit et récita un « Notre-Père ». Le général O’Toole s’agenouilla et psalmodia la prière à l’unisson de son chef spirituel. Quand l’écran redevint vierge, il se répéta ce que venait de lui dire le souverain pontife et se sentit soulagé. Je suis sur la bonne voie, pensa-t-il, mais je ne dois pas m’attendre à voir apparaître des anges qui me dicteront ce que je dois faire sur un accompagnement de trompettes.


* * *

O’Toole n’avait pas prévu ce qu’il ressentirait en entrant dans Rama. Peut-être était-ce simplement dû aux dimensions imposantes de ce vaisseau, bien plus grand qu’aucun ouvrage jamais construit par des hommes. Son long séjour à bord de Newton et sa tension nerveuse ajoutaient peut-être à l’intensité de ce qu’il éprouvait. Toujours est-il qu’il fut sidéré par ce qu’il découvrit en descendant seul dans le cylindre géant.

Nulle caractéristique particulière n’occupait une place prépondérante dans son esprit. Sa gorge se serra et ses yeux s’humidifièrent à plusieurs occasions : au cours de sa descente par le télésiège, quand il porta le regard sur la Plaine centrale et les longues tranchées illuminées qui faisaient office de soleils, quand il se tint à côté du V.L.R. sur les berges de la mer Cylindrique pour admirer avec ses jumelles les étranges gratte-ciel de New York, et quand il resta bouche bée – comme l’avaient fait avant lui tous les autres cosmonautes – face aux tours démesurées renforcées par des arcs-boutants qui se dressaient dans la cuvette sud. La majesté de tout cela lui imposait de l’admiration et du respect, quelque chose d’apparenté à ce qu’il avait ressenti en entrant pour la première fois dans une des vieilles cathédrales d’Europe.

Il passa la nuit raméenne à Bêta, dans une des huttes laissées par ses collègues lors de leur seconde sortie. Il trouva le message de Wakefield, vieux de deux semaines, et envisagea un bref instant d’assembler le voilier et de tenter la traversée de la mer Cylindrique. Mais il comprit que ce serait peine perdue et se rappela le véritable but de sa venue en ce lieu.

Il finit par admettre que, bien qu’indéniable, la beauté de Rama ne devait pas influencer sa décision. Avait-il vu un signe qui lui permettrait de justifier une désobéissance aux ordres reçus ? Non, se répondit-il à contrecœur. Quand les soleils se rallumèrent à l’intérieur du cylindre géant, il venait de prendre la décision d’amorcer les bombes avant la prochaine nuit raméenne.

Mais il n’était pas pressé de passer aux actes et il longea la côte pour admirer New York, d’autres sites et la falaise de cinq cents mètres de la rive opposée depuis différents points d’observation. Il revint au camp Bêta et décida de récupérer divers objets, dont des mémentos oubliés par ses collègues lors de leur évacuation hâtive. L’ouragan avait épargné peu de choses, mais il découvrit quelques souvenirs coincés dans des recoins, entre des caisses.

Le général O’Toole fit une longue sieste puis repartit en V.L.R. vers le télésiège. Conscient de l’importance de ce qu’il ferait une fois de retour à bord de Newton, il s’agenouilla et récita une ultime prière avant d’entamer son ascension. Il était à cinq cents mètres au-dessus de la Plaine centrale lorsqu’il tourna la tête pour admirer une dernière fois le panorama. Bientôt, il n’en subsistera plus rien, pensa-t-il. Tout sera emporté dans une fournaise solaire libérée par l’homme. Il regarda New York et crut voir un point noir se déplacer dans le ciel raméen.

Ce fut avec des mains tremblantes qu’il porta les jumelles à ses yeux. Seules quelques secondes lui furent nécessaires pour trouver ce qu’il cherchait. Il régla la netteté et la tête d’épingle se scinda en trois éléments distincts : des oiseaux volaient en formation dans le lointain. Il cilla, mais ce n’était pas une illusion. Il y avait vraiment de telles créatures dans le ciel de Rama !

Le général O’Toole poussa un cri de joie. Il suivit les aviens du regard tant que ce fut possible. Le reste du parcours le séparant du sommet de l’escalier Alpha lui parut durer une éternité.

L’officier américain alla aussitôt s’asseoir dans une autre nacelle, pour redescendre. Il voulait désespérément revoir ces oiseaux. Si j’arrivais à les photographier, se dit-il en envisageant de retourner au besoin jusqu’à la mer Cylindrique, je pourrais prouver à la Terre entière qu’il y a aussi des êtres vivants à l’intérieur de ce monde incroyable.

Arrivé à deux kilomètres du sol, il scruta en vain le ciel. S’il fut un peu dépité de ne pas revoir ces créatures volantes, ce qu’il découvrit en reportant son attention vers le bas pour s’apprêter à descendre du télésiège le sidéra. Richard Wakefield et Nicole Desjardins l’attendaient dans la plaine.

Le militaire les étreignit tour à tour puis s’agenouilla sur le sol de Rama, en pleurant de joie.

— Dieu miséricordieux, murmura-t-il en faisant une prière de remerciement silencieuse. Dieu miséricordieux.

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