13. BONNE ET HEUREUSE ANNÉE

Les serveurs venaient de les débarrasser de leurs assiettes quand Francesca Sabatini gagna le centre de la cour avec un microphone, remercia les organisateurs de la soirée, puis présenta le Pr Luigi Bardolini et laissa entendre que ses techniques de communication avec les dauphins seraient peut-être utiles aux humains pour établir un dialogue avec des extraterrestres.

Richard Wakefield s’éclipsa au début de son intervention, sans doute pour aller aux toilettes et se faire servir un autre verre. Nicole l’entrevit peu après, entre deux actrices italiennes aux formes généreuses qui riaient de ses plaisanteries. Il lui adressa un clin d’œil et un geste de la main, comme si sa conduite ne nécessitait aucune explication.

Je suis heureuse pour vous, Richard, pensa-t-elle. Un des deux inadaptés sociaux que nous sommes a trouvé un moyen de ne pas mourir d’ennui. Elle reporta son attention sur Francesca qui traversait le petit pont pour faire reculer les spectateurs du bassin où Bardolini et ses dauphins se donneraient en spectacle. Elle portait une robe noire moulante, dénudée sur une épaule et agrémentée de sequins d’or sur le devant. Un foulard doré était noué autour de sa taille et ses longs cheveux blonds tressés en nattes s’enroulaient au sommet de son crâne.

Elle est à son aise comme un poisson dans l’eau, se dit Nicole qui admirait son aisance en public. Le Pr Bardolini débuta son numéro et elle se tourna vers le plan d’eau annulaire. Luigi Bardolini entrait dans la catégorie de ces scientifiques controversés dont les travaux étaient brillants mais moins exceptionnels qu’ils ne souhaitaient le faire croire. Il avait mis au point une technique de communication originale avec les dauphins et isolé et identifié de trente à quarante verbes d’action dans l’éventail de leurs cris mais, contrairement à ses affirmations il était faux de prétendre que deux de ses petits protégés auraient pu réussir l’examen d’entrée dans une université. Et la communauté scientifique internationale du XXIIe siècle ne prenait pas la peine de s’intéresser aux découvertes d’un individu qui se permettait d’avancer des théories non démontrables ou jugées ridicules. C’était à une telle attitude qu’on devait le conservatisme endémique malsain qui prévalait dans les milieux de la recherche.

Contrairement à la plupart de ses collègues, Bardolini était aussi un homme de spectacle. Dans la dernière partie de sa représentation ses deux célèbres dauphins, Emilio et Emilia, devaient passer un test d’intelligence. Ils seraient confrontés à deux guides de la villa, un homme et une femme désignés par tirage au sort. L’organisation de l’épreuve était d’une extrême simplicité. Quatre grands écrans électroniques avaient été installés, deux dans le bassin et deux dans la cour. Une grille de trois cases de côté occupait l’élément gauche de chaque groupe. Le carré de l’angle inférieur droit était vierge et différentes formes et images apparaîtraient dans les huit autres. Dauphins et humains devaient trouver la progression logique des motifs, de gauche à droite et de haut en bas, puis choisir parmi les possibilités proposées sur le second écran celle qui aurait dû occuper la case vide. Les concurrents disposaient d’une minute de réflexion. On avait installé dans l’eau et sur le sol des claviers comportant huit gros boutons. Les deux équipes n’avaient qu’à en presser un (les mammifères marins avec leur rostre) pour indiquer leur choix.

L’épreuve débuta par un problème très facile. Dans la rangée du haut la première case était occupée par une boule blanche, la deuxième par deux boules blanches et la troisième par trois boules blanches. Comme la progression se répétait au-dessous avec des sphères blanches et noires et sur la ligne du bas avec des noires, il sautait aux yeux que la case vierge de l’angle inférieur droit devait être occupée par trois balles noires.

Les problèmes suivants n’étaient pas aussi élémentaires et ils devinrent de plus en plus ardus. Les humains firent leur première erreur à la huitième matrice, les dauphins à la neuvième. Le Pr Bardolini avait prévu seize épreuves et la dernière était si complexe que seule une analyse attentive de la modification de dix composants permettait de trouver la réponse. La partie s’acheva par un match nul, avec un score de douze partout. Humains et dauphins s’inclinèrent pour saluer les spectateurs qui applaudirent à tout rompre.

Nicole trouvait cette démonstration fascinante. Elle mettait en doute l’affirmation du Pr Bardolini selon laquelle les dauphins avaient découvert cette épreuve en même temps que leurs adversaires, mais c’était secondaire. La nature de la compétition était en soi intéressante, ce postulat selon lequel on pouvait définir l’intelligence en fonction de l’habileté à identifier formes et progressions. Existe-t-il un moyen de mesurer l’esprit de synthèse ? Chez les enfants ? Et même chez les adultes ?

Elle avait participé au test avec les deux équipes et répondu correctement aux treize premières questions, raté la quatorzième à cause d’une supposition hâtive, et trouvé la solution de la quinzième à l’instant où le vibreur signalait la fin du temps imparti. Elle n’avait su de quelle manière aborder la seizième. Et vous, Raméens ? se demanda-t-elle quand Francesca reprit le micro pour annoncer le béguin de Geneviève, Jean LeClerc. Auriez-vous trouvé la solution correcte des seize énigmes en un dixième du temps de réflexion accordé ? Un centième ? Elle ravala sa salive en prenant conscience des possibilités. Pourquoi pas un millionième ?

— Je n’avais pas vécu, avant de te rencontrer… Je n’avais pas aimé, avant de te regarder…

En entendant cette chanson, Nicole revivait une scène vieille de quinze ans, une danse avec un autre cavalier à l’époque où elle croyait encore que l’amour pouvait surmonter tous les obstacles. Jean LeClerc se crut responsable de son abandon et la serra contre lui. Elle ne résista pas. Sa lassitude était grande et elle trouvait agréable d’être dans les bras d’un homme pour la première fois depuis tant d’années.

Elle avait tenu la promesse faite à Geneviève. À la fin du bref tour de chant de l’idole de sa fille, Nicole l’avait abordée pour lui répéter son message. Le chanteur s’était naturellement mépris sur le sens de sa démarche et ils discutaient encore quand Francesca avait annoncé aux convives que le spectacle ne reprendrait qu’après minuit et conseillé de boire et de danser en attendant. Jean LeClerc avait présenté son bras à Nicole. Elle l’avait accepté et ils dansaient depuis.

C’était un homme séduisant d’une trentaine d’années mais elle ne succombait pas à son charme. Elle le jugeait trop imbu de lui-même. Il ne parlait que de lui, sans prêter attention au reste. C’était un bon danseur, rien de plus. Mais mieux vaut l’avoir pour cavalier que de faire tapisserie en se tournant les pouces, se dit-elle alors qu’ils étaient le point de mire de tous les invités.

La musique s’interrompit et Francesca vint les rejoindre. Son sourire semblait authentique.

— Voilà qui me ravit. Je suis heureuse de constater que vous vous amusez.

Elle lui présenta un plateau de truffes saupoudrées d’une fine pellicule blanche, sans doute du sucre glace.

— Elles sont savoureuses, ajouta-t-elle. Je les ai préparées moi-même pour mes collègues cosmonautes.

Nicole prit un chocolat et le fourra dans sa bouche. Elle le trouva délicieux.

— J’ai une faveur à vous demander, continua Francesca. Étant donné que vous avez refusé de nous recevoir chez vous et que notre courrier indique que des millions de gens s’intéressent à vous, pourriez-vous m’accompagner jusqu’au studio que nous avons installé ici et m’accorder une interview de dix ou quinze minutes ?

Nicole la dévisagea. Une voix intérieure lui adressait des mises en garde mais son esprit brouillait ces messages.

— C’est une excellente idée, déclara Jean LeClerc. Les médias vous appellent la « mystérieuse cosmonaute » ou la « princesse de glace ». Révélez au monde ce que vous m’avez permis de découvrir ce soir, apprenez-lui que vous êtes avant tout une femme.

Pourquoi pas ? décida-t-elle en restant sourde aux messages de prudence de son subconscient. Si je lui accorde une interview ici même, papa et Geneviève ne seront pas importunés.

Ils se dirigeaient vers le studio improvisé de l’autre côté du portique quand Nicole vit Shigeru Takagishi à l’extrémité opposée de la salle. Il discutait avec trois hommes d’affaires japonais, adossé à une colonne.

— Une minute, dit-elle à ses compagnons. Je reviens tout de suite.

Elle alla le rejoindre et lui dit :

— Tanoshii shin-nen, Takagishi-san.

Le scientifique se tourna vers elle, visiblement surpris. Il sourit en la reconnaissant et la présenta à ses compatriotes qui s’inclinèrent avec déférence.

— O genski desu ka ? s’enquit-il.

Okagesama de, lui répondit Nicole avant de se pencher vers son oreille pour murmurer : Je ne dispose que d’une minute. Je voulais simplement vous informer qu’après étude de vos antécédents j’ai décidé de ne rien dire au comité médical.

Il n’eût pas été plus heureux si elle lui avait annoncé que sa femme venait de mettre au monde un beau bébé. Il allait pour la remercier mais se souvint qu’ils n’étaient pas seuls.

— Domo arrigato gozaimas, se contenta-t-il de dire en laissant à ses yeux le soin d’exprimer sa gratitude.

Nicole se sentait d’humeur joyeuse, quand elle entra en valsant dans le studio entre Francesca et Jean. Elle prit volontiers la pose pour les photographes pendant que la signora Sabatini s’assurait que tout était prêt pour l’interview. Elle but du champagne-cassis en discutant avec Jean puis alla s’asseoir sous les feux des projecteurs, à côté de la journaliste. C’est la joie d’avoir pu tirer ce petit homme d’embarras, se dit-elle en pensant à Takagishi.

La première question fut innocente. Francesca voulait savoir si elle se sentait fiévreuse à la perspective de ce qui l’attendait.

— Naturellement.

Elle décrivit de façon imagée les exercices d’entraînement qu’effectuaient les cosmonautes en attendant de se porter au-devant de Rama II. L’interview se déroulait en anglais et suivait un ordre logique. Francesca lui demanda d’expliquer quel serait son rôle, ce qu’elle espérait découvrir (« Je ne sais pas, mais je suis convaincue que ce sera passionnant ! »), et pourquoi elle était entrée à l’Académie de l’espace. Cinq minutes plus tard Nicole se sentait à son aise. Les deux femmes semblaient avoir trouvé un rythme complémentaire.

Puis la journaliste italienne lui posa trois questions d’ordre privé. Elle l’interrogea sur son père, sur sa mère et la tribu ivoirienne des Sénoufos, et finalement sur Geneviève.

— Il suffit de regarder une photographie d’elle pour constater que son teint est plus pâle que le vôtre, déclara Francesca sans changer de ton ni de manières. On peut en déduire que son père est un Blanc. Qui est-ce ?

Le cœur de Nicole s’emballa. Puis le temps parut se figer. Une onde d’émotion la submergea et sa gorge se serra. L’image d’un grand miroir où se reflétaient deux corps enlacés jaillit dans son esprit et lui coupa le souffle. Elle regarda ses pieds et essaya de réagir.

Imbécile, se reprocha-t-elle en luttant pour endiguer une onde de colère, de souffrance et d’amour qui venait de la cingler comme une lame de fond, tu aurais dû te méfier. Elle retint ses larmes et leva les yeux vers les projecteurs et Francesca. Sur la robe de la femme les sequins d’or dessinaient à présent un motif. On y voyait une tête, la face d’un gros félin aux yeux luisants et aux crocs dénudés.

Après ce qui parut durer une éternité, elle réussit à se reprendre et foudroya la journaliste du regard.

— Non voglio parlare di questo, dit-elle posément en italien. Abbiamo terminato quest’intervista.

Elle se leva, remarqua qu’elle tremblait et se rassit. Les caméras enregistraient toujours la scène. Elle respira à pleins poumons puis se leva et sortit du studio improvisé.

Elle voulait s’enfuir en courant, gagner un refuge où elle serait seule. Mais c’était impossible. Jean lui saisit le bras.

— Quelle salope ! déclara-t-il en désignant Francesca d’un doigt accusateur.

Des gens l’entouraient. Tous parlaient en même temps. Les voir et les entendre distinctement s’avérait difficile, dans cette confusion.

Il y avait une mélodie vaguement familière. Un long moment lui fut nécessaire pour la reconnaître. Jean la tenait par les épaules et chantait, accompagné par une vingtaine d’invités regroupés autour d’eux. Nicole ouvrit la bouche et feignit de se joindre à eux pour le dernier couplet. Elle se sentit défaillir. Une bouche moite se colla à la sienne et une langue tenta de se glisser entre ses lèvres. Jean l’embrassait avec passion devant des photographes qui mitraillaient la scène. Le bruit l’assourdissait. Elle avait des vertiges et se sentait sur le point de s’évanouir. Elle lutta et se dégagea de l’étreinte de l’homme.

Elle recula en titubant et heurta Reggie Wilson qui la repoussa avec colère pour se diriger rapidement vers un homme et une femme qui échangeaient un baiser plein de fougue sous les flashes. Nicole le suivit des yeux avec indifférence, comme si elle voyait cela au cinéma, ou dans un rêve. Reggie sépara le couple et leva le poing pour frapper l’autre homme. Francesca Sabatini saisit son poignet pendant que David Brown reculait.

— Ne t’approche plus d’elle, salopard ! cria Reggie en menaçant son compatriote. Ne va pas t’imaginer que je n’ai rien compris.

Nicole ne pouvait en croire ses yeux. C’était inimaginable. Des gardes envahirent la pièce et rétablirent l’ordre. À sa sortie du studio elle passa près d’Elaine Brown, adossée à une colonne du portique, seule. Nicole avait rencontré et apprécié cette femme lorsqu’elle était allée à Dallas pour discuter des allergies de David Brown avec leur médecin de famille. Mais Elaine avait bu et ne semblait pas souhaiter entamer une conversation.

— Salopard, marmonnait-elle. Je n’aurais jamais dû te communiquer les résultats avant la publication de mes travaux. Tout aurait été bien différent.


* * *

Nicole s’éclipsa et chercha un moyen de transport pour regagner Rome. Elle n’en crut pas ses yeux quand Francesca proposa de l’escorter jusqu’à la limousine, comme si rien ne s’était passé. Elle refusa sèchement et sortit seule.

La neige se mit à tomber pendant le trajet. Nicole concentra son attention sur les flocons et put finalement clarifier ses pensées et dresser un bilan de la soirée. Une chose était certaine, les truffes de Francesca ne contenaient pas que du chocolat. Elle n’avait encore jamais perdu ainsi le contrôle de ses émotions. Peut-être en a-t-elle offerte une à Wilson, ce qui expliquerait son éclat. Mais pourquoi ? Que veut-elle obtenir ?

Elle était de retour à son hôtel et s’apprêtait à éteindre la chambre pour se coucher quand on frappa discrètement à la porte. Elle se figea et tendit l’oreille mais n’entendit plus rien. Elle venait de conclure que son ouïe lui jouait des tours quand les coups recommencèrent. Elle enfila sa robe de chambre et se dirigea prudemment vers le couloir.

— Qui est là ? Identifiez-vous.

Un bout de papier plié en quatre fut glissé sous le battant. Toujours méfiante et effrayée, Nicole le ramassa et le déplia. Dans l’écriture de la tribu de sa mère elle lut ces mots : Ronata. Omeh. Ici. Ronata était son nom, pour les Sénoufos.

À la fois inquiète et heureuse, elle ouvrit au visiteur sans seulement vérifier sur le moniteur. À trois mètres du seuil se dressait un vieillard au visage ridé peint de bandes vertes et blanches verticales. Il portait un costume tribal vert vif, une sorte de robe ornée de tortillons et de lignes dorées sans signification apparente.

Elle crut que son cœur allait bondir hors de sa poitrine.

— Omeh ! s’exclama-t-elle. Que fais-tu ici ?

Elle avait parlé en sénoufo. Le vieux Noir ne dit rien. Il tenait dans sa main droite une pierre et une petite fiole. Quelques secondes plus tard il s’avança dans la pièce. Nicole recula. Il la fixait toujours. Lorsqu’ils furent au milieu de la chambre, à moins d’un mètre l’un de l’autre, le vieillard leva les yeux vers le plafond et se mit à psalmodier un chant rituel, une bénédiction et une invocation que les chamans récitaient depuis des temps immémoriaux pour éloigner les mauvais esprits.

À la fin de son incantation, le vieil Omeh regarda à nouveau son arrière-petite-fille et lui dit lentement :

— Ronata. Omeh pressent un grave danger. Il est écrit dans les chroniques de la tribu que l’homme de trois siècles chassera les démons qui menaceront la femme sans compagnon. Mais Omeh ne peut protéger Ronata loin du royaume de Minowe. Tiens, fit-il en plaçant dans la main de Nicole le caillou et la fiole. Ronata ne doit jamais s’en séparer.

Elle examina la pierre : un galet ovoïde, d’un blanc crémeux strié de lignes sinusoïdales brunes. Elle s’intéressa à la minuscule bouteille verte, pas plus grosse qu’un flacon de parfum.

— L’eau du lac de la Sagesse peut aider Ronata, ajouta Omeh. Ronata saura quand le moment de la boire sera venu.

Il inclina la tête en arrière et répéta sa mélopée, les yeux clos. Déconcertée, Nicole restait figée, avec la pierre et la fiole dans sa main. Quand Omeh eut terminé, il cria trois mots dont elle ne put saisir le sens puis se détourna brusquement et regagna la porte restée ouverte. Toujours sous le coup de la surprise, Nicole perdit quelques instants avant de courir jusqu’au corridor. Lorsqu’elle atteignit le seuil de la pièce, son arrière-grand-père disparaissait dans la cabine de l’ascenseur.

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