2. SIMULATIONS

L’étrange créature métallique progressait lentement le long de la falaise, en direction d’une corniche en surplomb. Elle évoquait vaguement un tatou squelettique, avec son corps articulé surmonté par la coquille de protection des gadgets électroniques installés à califourchon sur son segment central. Un long bras flexible sortit du nez de l’hélicoptère qui restait en vol stationnaire à environ deux mètres de la paroi verticale et ses pinces manquèrent de peu se refermer sur le robot.

— Bon sang, grommela Janos Tabori, je n’y arriverai jamais tant que cet engin ne se sera pas stabilisé. Même dans des conditions idéales il est presque impossible d’avoir des gestes précis quand le bras est en extension maximale.

Il regarda le pilote.

— Pourriez-vous m’expliquer pourquoi ce dernier cri de la technique ne peut conserver une altitude et une assiette constantes ?

— Rapprochez-vous de la paroi, ordonna le Dr David Brown.

Hiro Yamanaka lui lança un regard puis utilisa le clavier pour fournir une instruction à l’ordinateur du bord. Le message ORDRE INACCEPTABLE, MARGE DE SÉCURITÉ INSUFFISANTE se mit à clignoter en rouge sur l’écran de la console. L’homme s’abstint de tout commentaire et leur engin continua de faire du surplace.

— Il reste cinquante centimètres entre les pales et la paroi, peut-être soixante-quinze, pensa Brown à voix haute. Dans deux ou trois minutes le biote se sera réfugié sous le surplomb. Il faut passer en manuel et s’en emparer immédiatement. Cette fois, vous n’aurez pas de droit à l’erreur, Tabori.

Hiro Yamanaka dévisagea le scientifique au crâne dégarni puis fit abstraction de ses doutes et entra une nouvelle instruction avant de basculer un gros levier noir vers la gauche. Les mots MODE MANUEL. AUCUNE PROTECTION AUTOMATIQUE clignotèrent sur le moniteur. Avec prudence, Yamanaka rapprocha leur engin de la falaise.

Tabori était prêt. L’ingénieur glissa ses mains dans les gants de commande du bras articulé et s’entraîna à ouvrir et refermer ses griffes. Le membre de métal s’étira à nouveau et ses serres mécaniques se refermèrent sur le segment central de l’escargot. Des palpeurs retransmirent à l’intérieur des gants une sensation de contact.

— Je le tiens ! s’exclama Tabori.

Il entreprit de ramener la créature artificielle vers l’hélicoptère.

Une brusque rafale de vent déséquilibra leur appareil qui s’inclina vers la gauche. Le bras et le biote heurtèrent la paroi. Tabori sentit sa prise lui échapper.

— Redressez ! cria-t-il en continuant de rétracter le bras.

Yamanaka essaya de compenser le mouvement de roulis et l’engin piqua du nez. Ses trois passagers entendirent la roche rogner l’extrémité des pales.

Le pilote japonais pressa un bouton rouge et l’hélicoptère passa en mode automatique. Moins d’une seconde plus tard une sirène gémissait et un message clignotait sur le moniteur : DOMMAGES IMPORTANTS. FORTES PROBABILITÉS D’ACCIDENT. ÉJECTION CONSEILLÉE.

Sans hésiter, Yamanaka sauta dans le vide. Son parachute se déploya. Tabori et Brown l’imitèrent. Dès que l’ingénieur hongrois retira ses mains des gants manipulateurs, les griffes de l’extrémité du bras mécanique s’ouvrirent et le tatou fit une chute d’une centaine de mètres jusqu’à la plaine où il explosa en un millier de fragments minuscules.

L’hélicoptère privé de pilote s’abaissait par à-coups. Bien qu’en mode d’atterrissage automatique, l’appareil endommagé rebondit brutalement sur ses patins et bascula de côté. Non loin du point d’impact un homme corpulent en uniforme brun bardé de décorations descendit de la cabine de l’ascenseur du poste de contrôle de la mission avant même qu’elle n’eût touché le sol. Il bouillait de rage, alors qu’il se dirigeait d’un pas rapide vers un véhicule qui l’attendait. Une femme blonde et svelte en combinaison de vol de l’A.S.I. le suivait, avec du matériel de prises de vues en bandoulière. Le militaire n’était autre que le général Valeriy Borzov, commandant en chef du projet Newton.

— Des blessés ? demanda-t-il au conducteur, l’électrotech Richard Wakefield.

— Janos a reçu un coup violent à l’épaule lorsqu’il a sauté, mais Nicole vient d’annoncer par radio qu’il ne s’est rien démis ou cassé. Il ne souffre que de simples contusions.

Le général s’installa sur le siège avant, à côté de Wakefield. La femme blonde, la journaliste Francesca Sabatini, cessa de filmer la scène pour ouvrir la portière arrière. Borzov lui fit signe de s’écarter.

— Allez voir Desjardins et Tabori, ordonna-t-il en désignant du doigt l’autre côté de la plaine. Wilson doit déjà être sur place.

Les deux hommes partirent dans la direction opposée. Quatre cents mètres plus loin ils s’arrêtèrent à la hauteur de David Brown, un quinquagénaire vêtu d’une combinaison de vol. Il était occupé à plier son parachute et à le ranger dans son sac. Le général Borzov descendit du véhicule et s’approcha du scientifique.

— Vous n’êtes pas blessé, docteur Brown ?

Il semblait impatient d’en finir avec les préliminaires. L’autre homme se contenta de secouer la tête, sans rien dire.

— En ce cas, peut-être pourrez-vous m’apprendre à quoi vous pensiez quand vous avez ordonné à Yamanaka de passer en mode manuel ? Mieux vaudrait mettre les choses au point ici, loin des oreilles indiscrètes.

L’Américain resta muet.

— N’avez-vous pas vu les messages de danger ? continua Borzov après une brève pause. Ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’une telle manœuvre compromettrait votre sécurité ?

Brown lui adressa un regard menaçant. Lorsqu’il répondit enfin, sa voix sèche et tendue trahissait ses émotions.

— Nous devions saisir notre proie. Réduire cette marge représentait le seul moyen de capturer le biote. Notre mission consistait à…

— Il est superflu de me le rappeler, l’interrompit le militaire avec emportement. Je fais partie de ceux qui ont décidé des modalités de cet exercice. Mais vous avez oublié que la sécurité des membres de l’équipe doit passer avant tout, quelles que soient les circonstances. Cette consigne est d’autant plus prioritaire qu’il s’agit de simples simulations… Et j’avoue que vos acrobaties m’ont sidéré. L’hélicoptère est endommagé et Tabori blessé. Vous pouvez vous estimer heureux que nul n’y ait laissé la vie.

Sans plus prêter attention au général, David Brown se détourna pour achever de plier son parachute. À en juger par l’énergie qu’il dépensait pour ce travail de routine, il devait bouillir de rage.

Borzov regagna son véhicule. Après quelques secondes d’attente il proposa au Dr Brown de le reconduire jusqu’à la base. L’Américain secoua la tête, hissa le sac sur son dos et s’éloigna à pied vers l’ascenseur.

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