28. EXTRAPOLATION

Nicole termina un déjeuner composé de canard reconstitué, brocolis déshydratés et pommes de terre en purée. Les autres cosmonautes n’avaient pas terminé leur repas et un calme relatif régnait autour de la longue table. Sur le moniteur installé dans l’angle, près de l’entrée, ils pouvaient suivre la progression des crabes biotes. Leur mode de déplacement n’avait pas changé. Le point lumineux indiquant leur emplacement s’éloignait dans une direction pendant une dizaine de minutes puis repartait dans l’autre sens.

— Que feront-ils lorsqu’ils auront terminé de ratisser cette parcelle ? se demanda Richard Wakefield.

Il regardait la carte informatique du secteur affichée sur une paroi.

— La dernière fois, ils ont emprunté une des voies qui séparent les cases de cet échiquier jusqu’à une fosse où ils ont déversé leurs ordures, répondit Francesca. Mais comme ils n’ont rien ramassé dans cette section il est impossible de prédire ce qu’ils feront ensuite.

— Êtes-vous tous convaincus que ce sont de simples éboueurs ?

— Tout le confirme, déclara David Brown. Quand Jimmy Pak a rencontré un crabe biote solitaire dans Rama I, sa conclusion a été la même.

— Nous commettons le péché d’orgueil, intervint Shigeru Takagishi.

Il prit le temps de mastiquer sa dernière bouchée et de l’avaler avant d’ajouter :

— Le Dr Brown n’a-t-il pas été un des premiers à déclarer que les humains ne pourraient jamais comprendre ce qui se passe à l’intérieur de ce vaisseau ? Vos propos me font penser à ceux des aveugles de ce vieux proverbe hindou. Ils touchent un éléphant et tous le décrivent de façon différente. Parce qu’ils n’ont tâté qu’une infime partie de l’animal, tous sont dans l’erreur.

— Vous ne croyez donc pas que ces crabes sont des employés de la voirie raméenne ? s’enquit Janos Tabori.

— Je trouve seulement présomptueux de conclure qu’ils ont pour unique fonction de ramasser les déchets. Nous manquons d’informations pour nous prononcer.

— Il est parfois indispensable d’extrapoler, insista le Dr Brown. Et même de spéculer, à partir d’un nombre de faits restreint. Vous savez que la science actuelle se fonde plus sur des probabilités que sur des certitudes.

— Avant de nous égarer dans un discours sur la méthodologie scientifique, j’ai une proposition amusante à vous faire, dit Janos.

Il sourit et se leva.

— À vrai dire, l’idée est de Richard mais j’en ai fait un jeu. Il se rapporte aux soleils.

Il leva sa tasse et but une gorgée d’eau.

— Depuis notre entrée dans Ramaland, il s’est produit trois changements radicaux dans son éclairage.

— Dehors ! Sortez-le ! cria Wakefield. Janos rit.

— D’accord, j’en viens à l’essentiel. Qu’ont fait les soleils de Rama ? Ils se sont allumés, éteints et rallumés. Quelle est la suite du programme ? Je propose d’alimenter une cagnotte avec, disons… vingt marks par tête. Chacun de nous essaiera de deviner ce que fera le système d’éclairage jusqu’à la fin de notre mission et celui qui tombera le plus près remportera la mise.

— Qui décidera du vainqueur ? demanda Reggie Wilson.

Il sommeillait et n’avait pas cessé de bâiller au cours de l’heure écoulée.

— Malgré l’intelligence développée des éminents personnages réunis autour de cette table je doute qu’un seul d’entre eux ait compris Rama, ajouta-t-il. Je pense que ce cycle n’obéit à aucun ordre logique. Ce vaisseau s’allume et s’éteint au hasard, sans raison.

— Couchez cette proposition par écrit et adressez-la au modem du général O’Toole. Richard et moi avons estimé qu’il serait le meilleur arbitre. À la fin de la mission, il comparera les faits aux prédictions et désignera celui qui aura gagné un dîner aux chandelles pour deux.

David Brown repoussa sa chaise.

— Est-ce tout, Tabori ? Si vous n’avez rien de plus important à nous dire, peut-être pourrions-nous débarrasser la table et passer aux choses sérieuses ?

— Eh, ne vous fâchez pas ! J’essayais simplement de détendre l’atmosphère, répliqua Janos. Nous sommes tous sur les nerfs…

Brown sortit de la hutte avant que Tabori n’eût terminé sa phrase.

— Quelle mouche le pique ? demanda Richard à Francesca.

— C’est cette partie de chasse qui le préoccupe, répondit-elle. Il s’est levé du pied gauche. Mais peut-être a-t-il pris conscience de ses responsabilités.

— À moins qu’il ne perde tout simplement les pédales, grommela Wilson en se levant à son tour. Je vais aller faire un petit somme.

Il sortait de la hutte, quand Nicole se rappela sa décision de contrôler les données biométriques de tous ses compagnons avant le début de la chasse. C’était simple. Elle n’avait qu’à rester près de chaque cosmonaute pendant les quarante-cinq secondes nécessaires au transfert des fichiers puis d’en prendre connaissance sur l’écran du moniteur. Si le fichier des urgences était vierge, tout allait pour le mieux. Ce fut le cas même pour Takagishi.

— Ça se présente assez bien, lui dit-elle à voix basse. Puis elle sortit. La hutte du Dr Brown se dressait à l’autre bout du camp et ressemblait comme les autres logements individuels à un chapeau pointu blanc cassé posé sur le sol. Toutes mesuraient deux mètres cinquante de hauteur et avaient une base circulaire de deux mètres de diamètre. Fabriquées en matériaux flexibles ultralégers, elles pouvaient être pliées et stockées facilement tout en ayant une solidité exceptionnelle. Nicole leur trouvait une certaine ressemblance avec les tipis des Indiens d’Amérique.

David Brown était à l’intérieur, assis en tailleur sur le sol devant le moniteur d’un ordinateur portatif. L’écran était occupé par un passage du chapitre que Takagishi avait consacré aux biotes dans son Atlas de Rama.

— Excusez-moi, docteur Brown, dit-elle en se penchant à l’intérieur.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il sans dissimuler son irritation.

— Je dois transférer les enregistrements de vos sondes. Je ne l’ai pas fait depuis la première sortie.

L’Américain fronça les sourcils, mais elle ne se laissa pas intimider. Il finit par hausser les épaules et grommeler avant de reporter son attention sur le moniteur. Nicole s’agenouilla près de lui et pressa une touche du scanner.

— Il y a des sièges pliants dans la hutte du matériel, lui rappela-t-elle en le voyant chercher une position plus confortable sur le sol.

Il feignit de ne pas l’avoir entendue. Pourquoi est-il aussi désagréable avec moi ? se demanda-t-elle. À cause de mon rapport sur Wilson et sur lui ? Non. Parce que je ne le traite pas avec assez de déférence, tout simplement.

Des données commençaient à défiler sur l’écran du scanner. Elle demanda un résumé des informations importantes.

— Votre tension a dépassé la normale à plusieurs reprises, au cours des dernières soixante-douze heures. Surtout aujourd’hui. C’est souvent un symptôme de nervosité.

Il interrompit sa lecture de l’article sur les biotes pour se tourner vers elle et regarder ce qui apparaissait sur le moniteur miniature, sans pouvoir en comprendre le sens.

— Ce graphique montre l’amplitude et la durée de vos excursions hors des normes prévues, expliqua Nicole. En soi, aucun de ces incidents n’est sérieux, mais l’ensemble m’inquiète.

— J’ai des soucis, marmonna-t-il.

David Brown l’observa pendant qu’elle demandait des informations qui corroboreraient ses déclarations. De nombreux fichiers d’urgence étaient pleins.

Les voyants du moniteur clignotaient.

— Quel est le scénario le plus pessimiste ? voulut-il savoir.

Elle le dévisagea.

— Une attaque, avec pour résultat la paralysie ou la mort. Si cet état persiste ou empire.

Il siffla.

— Que devrais-je faire ?

— En premier lieu, prendre du repos. Votre courbe métabolique révèle que depuis la mort du général Borzov vous n’avez dormi au total que onze heures. Pourquoi n’êtes-vous pas venu me parler de vos insomnies ?

— Je les ai attribuées à une surexcitation bien naturelle. J’ai d’ailleurs pris un somnifère, un soir, mais il est resté sans effet.

Nicole se renfrogna.

— Je ne me souviens pas de vous l’avoir prescrit. Il sourit.

— Bon sang, j’ai oublié de vous le dire. J’ai parlé de mes problèmes à Francesca Sabatini et elle m’a proposé une pilule. Je l’ai prise sans réfléchir.

— Quand ?

Elle demanda des informations complémentaires dans les tampons de stockage.

— Je ne sais plus. Je crois que c’était…

— Oh, voilà ! Dans l’analyse biochimique. Le 3 mars, le lendemain soir de la mort de Borzov, après que vous avez été élu commandant avec Heilmann. D’après les indications spectrométriques, je dirais que vous avez pris un seul cachet de Medvil.

— Mes sondes vous indiquent tout ça ?

— Pas tout à fait. Elle sourit.

— Il existe diverses interprétations possibles. Mais qu’avez-vous dit au cours du repas ? Il est parfois nécessaire d’extrapoler… et de spéculer.

Ils se fixèrent un moment. Est-ce de la peur ? se demanda-t-elle en essayant de traduire ce qu’elle lisait dans son regard. Il détourna la tête.

— Merci d’avoir dressé ce bilan de mon état de santé, docteur Desjardins. Je ferai à l’avenir tout mon possible pour me détendre et dormir un peu plus. Et veuillez m’excuser de ne pas vous avoir parlé de ce somnifère.

Il la congédia d’un geste de la main.

Nicole allait pour protester mais se ravisa. Il refuserait quoi qu’il en soit de suivre mes conseils, se dit-elle en revenant vers la hutte de Wilson, et son état n’est pas alarmant. Elle pensa aux deux dernières minutes de leur conversation, après qu’elle l’eut sidéré en identifiant le somnifère. Il y a quelque chose qui cloche. Qu’est-ce qui peut bien m’échapper ?

Elle entendit les ronflements de Reggie Wilson avant d’atteindre sa tente. Au terme d’un bref débat intérieur elle décida d’attendre qu’il eût fini sa sieste pour l’examiner. Elle regagna son abri et s’endormit à son tour.


* * *

— Nicole. Nicole Desjardins.

La voix s’infiltra dans son rêve et l’éveilla.

— C’est moi, Francesca. J’ai quelque chose à vous dire.

Elle s’assit lentement sur son lit de camp. La journaliste était déjà entrée dans sa hutte et arborait le plus amical de ses sourires, celui que Nicole avait cru réservé aux caméras.

— Je viens de parler à David, dit-elle en approchant du lit. Il m’a rapporté la conversation que vous avez eue après le déjeuner.

Nicole bâilla et posa les pieds sur le sol.

— J’ai été naturellement ennuyée d’apprendre qu’il avait des problèmes de santé, mais n’ayez aucune crainte… je n’en soufflerai mot. Ce qui m’ennuie, c’est que j’ai omis de vous tenir informée, pour ce somnifère. J’en suis sincèrement désolée.

Francesca parlait trop vite. Moins d’une minute plus tôt Nicole dormait profondément et rêvait qu’elle était de retour à Beauvois, et elle devait à présent écouter la confession en staccato de la cosmonaute italienne.

— Pourriez-vous m’accorder un instant de répit ? demanda-t-elle avec irritation.

Elle se pencha derrière l’autre femme pour prendre une tasse d’eau posée sur une petite table improvisée. Elle ; but lentement.

— Dois-je comprendre que vous m’avez réveillée en sursaut pour m’annoncer que vous aviez donné un somnifère au Dr Brown, ce que je savais déjà ?

— Oui, confirma son interlocutrice sans se départir de son sourire. Mais ce n’est pas tout. Je me suis aussi rappelé que je ne vous avais rien dit, pour Reggie.

Nicole secoua la tête.

— Je ne vous suis plus. Me parlez-vous de Wilson ? Francesca n’hésita qu’une seconde.

— Oui. N’êtes-vous pas allée l’examiner, après le repas ?

— Non, il dormait déjà et j’ai décidé de reporter son examen à plus tard. (Elle regarda sa montre.) Avant la réunion, dans une heure.

La journaliste semblait dans tous ses états.

— Quand David m’a appris que les sondes avaient signalé la présence du Medvil dans son organisme, j’ai cru…

Elle n’acheva pas sa phrase, pour ordonner ses pensées. Nicole attendit, patiemment.

— Reggie a commencé à se plaindre de maux de tête il y a plus d’une semaine. Peu après la jonction des deux appareils, juste avant le rendez-vous avec Rama. Nous étions bons amis et il me savait un peu pharmacienne – grâce à l’expérience acquise lors du tournage de mes documentaires sur les drogues – et c’est pourquoi il m’a demandé si je n’avais rien pour ses migraines. Je lui ai conseillé de s’adresser à vous, mais il a tant insisté que j’ai fini par lui donner du Nubitrol.

Nicole grimaça.

— C’est un produit bien trop puissant pour de simples céphalées. Certains de mes collègues pensent même qu’on ne devrait le prescrire que si tout le reste s’est révélé inefficace…

— Je le lui ai dit. Mais il a insisté. Vous ne le connaissez pas. Il est parfois impossible, de le ramener à la raison.

— Combien lui en avez-vous donné ?

— Huit cachets, deux cents milligrammes au total.

— Son comportement étrange ne m’étonne plus. Nicole se pencha pour prendre l’ordinateur de poche posé en bout de table. Elle accéda à la banque des données pharmacologiques et lut le paragraphe consacré au Nubitrol.

— Il n’y a pas grand-chose. Je demanderai à O’Toole de me connecter à l’encyclopédie médicale du bord. Mais je crois me souvenir que l’effet du Nubitrol se poursuit plusieurs semaines.

— Je l’ignorais, répondit Francesca.

Elle se pencha vers le moniteur et lut rapidement le texte. Irritée par tant de désinvolture, Nicole allait pour la remettre à sa place mais se ravisa avant d’ouvrir la bouche. Vous avez donc donné des drogues à David et Reggie, pensa-t-elle. Une image remonta à la surface de ses souvenirs : celle de cette femme qui tendait un verre de vin à Valeriy Borzov quelques heures avant sa mort. Elle eut un frisson. Devait-elle se fier à son intuition ?

Elle se tourna vers Francesca, l’expression sévère.

— N’y a-t-il rien d’autre que vous ayez à me dire, après avoir confessé que vous avez joué au docteur avec David et Reggie ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Avez-vous fourni des stupéfiants à d’autres membres de l’équipage ?

Nicole sentit son cœur s’emballer en voyant Francesca pâlir imperceptiblement puis hésiter un instant avant de lui répondre :

— Mais non, voyons. Bien sûr que non.

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