Nicole et Geneviève gravissaient bras dessus, bras dessous, la pente enneigée.
— Tu as vu la tête de cet Américain, quand je lui ai dit qui tu étais ? demanda Geneviève en riant.
Nicole changea ses skis et ses bâtons d’épaule. Elles approchaient de leur hôtel.
— Guten Abend, les salua un vieillard qui ressemblait au Père Noël.
— Je préférerais que tu ne le clames pas sur tous les toits, déclara Nicole sans pour autant adresser des reproches à sa fille. Conserver son incognito a ses avantages.
Elles allèrent ranger leur matériel dans un des placards de la petite remise de l’hôtel, changèrent de chaussures, ressortirent et s’arrêtèrent pour baisser les yeux sur le village de Davos dans la clarté mourante du jour.
— Tu sais, pendant que nous descendions cette piste noire je ne pouvais croire que dans deux semaines je serais là-haut, dit Nicole en désignant le ciel. En route vers un mystérieux vaisseau extraterrestre. L’esprit ne peut accepter ce qui le dépasse.
— Ce n’est peut-être qu’un rêve.
Nicole sourit. Quand elle se sentait déprimée, elle pouvait toujours compter sur sa fille pour lui remonter le moral. Ils dépendaient les uns des autres, à Beauvois, et elle refusait de penser aux conséquences qu’aurait cette séparation sur leur entente harmonieuse.
— Que je doive m’absenter si longtemps ne t’ennuie pas ? demanda-t-elle à Geneviève.
Elles entrèrent dans le hall de l’hôtel. Une douzaine de clients étaient assis autour du feu qui grondait au centre de la salle. Un serveur discret et efficace servait des boissons chaudes. Il n’y avait pas un seul robot, au Morosani, pas même pour le service des chambres.
— Je ne vois pas la situation sous le même jour que toi. Tu oublies que nous pourrons nous parler par vidéophone. Ce sera même amusant, avec le délai de transmission.
Elles passèrent devant la réception et son comptoir d’un autre âge.
— Sans oublier que je deviendrai une véritable vedette, à l’école. J’ai l’intention de faire un exposé sur les Raméens, grâce à ce que tu me raconteras.
Nicole sourit et secoua la tête. La bonne humeur de sa fille était contagieuse. Elle regrettait seulement…
— Oh, madame Desjardins !
La voix du directeur rompit le fil de ses pensées. Elle vit qu’il lui adressait des signes, derrière le comptoir.
— On nous a apporté un message que je dois vous remettre en main propre.
Il lui tendit une petite enveloppe. Elle ouvrit et referma le rabat sitôt après avoir entrevu les armoiries de la carte de visite. Son cœur s’était emballé.
— Qu’est-ce que c’est, maman ? demanda Geneviève. Plus personne n’écrit sur des bouts de papier, de nos jours.
Nicole tenta de dissimuler ce qu’elle éprouvait.
— C’est un mémo confidentiel sur mes patients, mentit-elle. On n’aurait jamais dû le confier à Herr Graf. Il fallait me le remettre sans passer par un intermédiaire.
— Des informations médicales sur tes collègues ?
Elles avaient souvent discuté du rôle délicat de l’officier des Sciences de la vie lors de missions aussi importantes.
Nicole hocha la tête et répondit :
— Tu devrais monter annoncer à grand-père que j’arriverai dans quelques minutes. Nous dînerons à 19 h 30, comme prévu. Mais je dois lire ce message, au cas où la réponse serait urgente.
Elle déposa un baiser sur la joue de sa fille puis attendit qu’elle eût disparu dans l’ascenseur pour ressortir de l’hôtel. Ce fut à la lueur d’un réverbère qu’elle ouvrit l’enveloppe avec des doigts engourdis par le froid. L’imbécile, se dit-elle. Pauvre imbécile. Après tant d’années. Si Geneviève avait aperçu ces armoiries…
Nicole les avait vues pour la première fois quinze ans et demi plus tôt, quand Darren Higgins était venu lui remettre cette invitation à dîner à l’extérieur du secteur de presse olympique. Surprise par la violence de ses émotions, elle se reprit et lut le message.
Désolé de n’avoir pu vous avertir plus tôt. Je dois vous voir demain. À midi pile au refuge numéro 8 du Weissfluhjoch. Venez seule. Henry.
Le lendemain matin Nicole attendait le téléphérique qui emportait les skieurs au sommet du Weissfluhjoch. Elle monta dans la cabine avec une vingtaine d’autres passagers et se colla à la paroi de verre quand les portes automatiques se refermèrent. Nous nous sommes revus une seule fois en quinze ans, se dit-elle, et malgré tout…
Ils grimpaient vers les hauteurs et elle mit ses lunettes de soleil. La clarté était éblouissante. Comme ce matin de janvier où son père l’avait appelée de la villa, sept ans plus tôt. Il avait neigé sur Beauvois toute la nuit et elle avait cédé aux suppliques de Geneviève qui désirait rester à la maison. À l’époque, Nicole travaillait à l’hôpital de Tours et attendait d’être acceptée à l’Académie spatiale.
Elle faisait un bonhomme de neige avec sa fille, quand son père leur cria :
— Nicole, Geneviève, nous avons reçu un message !
Elles coururent jusqu’à la villa, et elles étaient encore essoufflées quand Pierre Desjardins fit afficher l’invitation sur l’écran mural.
— Tout semble indiquer que nous sommes conviés à la cérémonie du couronnement du roi d’Angleterre et à la réception privée qui sera donnée ensuite, déclara-t-il. Je n’en reviens pas.
— Oh, grand-père, je veux y aller ! s’exclama Geneviève. C’est d’accord, dis ? Est-ce que je verrai un vrai roi et une vraie reine ?
— L’Angleterre n’a pas de reine, ma chérie, précisa son grand-père. La reine mère exceptée. Henry est célibataire.
Nicole relut l’invitation, sans faire de commentaire. Ce fut seulement quand Geneviève se calma et s’éloigna que Pierre Desjardins vint la prendre dans ses bras.
— Je veux y aller, déclara-t-elle posément.
— Es-tu certaine de ne pas le regretter ?
Il la repoussa à bout de bras, pour la dévisager.
— Oui.
Elle revint au présent et pensa : Henry ne l’a pas revue depuis. Elle regarda sa montre puis entama la descente. Papa a été formidable. Il nous a cachées à Beauvois et quand notre entourage a appris que j’avais eu une fille, Geneviève était déjà âgée d’un an. Henry ne s’est douté de rien, avant cette soirée à Buckingham Palace.
Elle revécut cet instant. Le roi se faisait attendre. Geneviève ne tenait plus en place. Finalement, Henry arriva devant leur petit groupe.
— L’honorable Pierre Desjardins de Beauvois, France, accompagné de sa fille Nicole et de sa petite-fille Geneviève.
Elle s’inclina, Geneviève fit une révérence.
— Voici donc votre enfant, commenta le roi.
Il se pencha pour relever son menton et parut trouver ses traits familiers.
Il se tourna vers Nicole, l’expression interrogatrice, mais son sourire neutre ne lui révéla rien. L’huissier récitait les noms d’autres convives. Il les laissa.
Et il a envoyé Darren à mon hôtel, se dit-elle en descendant tout schuss et en sautant une bosse. Après bien des hésitations, il m’a finalement invitée à aller prendre un thé avec lui. Elle s’arrêta en plantant les carres dans la neige. « Répondez-lui que je ne peux me libérer », avait-elle répondu. Cela se passait à Londres, sept ans auparavant.
Elle regarda sa montre. Il était encore trop tôt pour aller au refuge. Elle obliqua vers un des télésièges et remonta au sommet.
Elle atteignit le petit chalet situé à l’orée des bois à 12 h 02, déchaussa ses skis qu’elle planta dans la neige avec ses bâtons et alla vers la porte sans faire cas des pancartes EINTRITT VERBOTEN. Deux individus corpulents se matérialisèrent hors du néant et l’un d’eux vint lui barrer le passage.
— C’est bon, dit une voix familière. Elle est attendue. Les gardes disparurent et Darren sortit sur le seuil.
— Bonjour, Nicole.
Il n’avait pas perdu son éternel sourire mais avait vieilli. Des touches de gris mouchetaient ses tempes et sa barbe était poivre et sel.
— Comment allez-vous ?
— Très bien, merci.
Elle se sentait tendue, en dépit de ses fermes résolutions. Elle se dit qu’un roi n’était après tout qu’un homme comme les autres et entra dans le chalet d’un pas décidé.
Une chaleur agréable régnait à l’intérieur. Henry tournait le dos à la petite cheminée. Darren ferma la porte derrière elle et les laissa seuls. Elle retira son écharpe, ouvrit son parka et enleva ses lunettes. Ils se dévisagèrent pendant vingt ou trente secondes, sans dire un mot par crainte d’interrompre le flot d’émotions qui leur faisait remonter le temps jusqu’à deux journées de bonheur vécues quinze ans plus tôt.
— Bonjour, Nicole, dit finalement le roi d’une voix douce.
— Bonjour, Henry.
Il fit le tour du divan, pour se rapprocher d’elle et peut-être la toucher. Mais l’attitude de Nicole l’en dissuada et il s’appuya à l’accoudoir du siège.
— Vous ne voulez pas vous asseoir ? Elle secoua la tête.
— Je préfère rester debout, si ça ne vous ennuie pas. Elle n’ajouta rien. Ils s’observaient et elle se sentait attirée par cet homme malgré les mises en garde que lui adressait son esprit.
— Pourquoi m’avez-vous demandé de venir ici, Henry ? Je présume que c’est pour une raison importante. Il n’est pas fréquent qu’un roi d’Angleterre s’isole dans un refuge des montagnes suisses.
Il alla vers l’angle de la pièce.
— Je vous ai apporté un présent, pour votre trente-sixième anniversaire.
Il lui tourna le dos et se pencha afin de prendre quelque chose. Elle rit. Sa tension nerveuse s’estompait.
— C’est demain, fit-elle. Vous avez un jour d’avance. Mais pourquoi…
Il lui tendit un cube de données.
— Je n’ai rien trouvé de plus intéressant à vous offrir. Et j’ai dû effectuer une sévère ponction dans le trésor royal pour l’obtenir.
Elle le regarda, intriguée.
— Je m’inquiète pour vous, ajouta-t-il. Je n’en ai compris les raisons qu’il y a quatre mois, un soir où j’étais en compagnie du prince Charles et de la princesse Eleanor. Mon intuition m’affirmait que votre équipe aurait de sérieux problèmes. Je vais sans doute vous étonner, mais ce ne sont pas les Raméens que je redoute. Je partage le point de vue de ce mégalomane de Brown, les Terriens ne doivent pas les intéresser. Mais vous allez passer une centaine de jours en vase clos avec onze individus…
Il comprit qu’elle n’assimilait pas le fond de sa pensée.
— Tenez, fit-il. Prenez ce cube. J’ai demandé à mes services secrets d’établir des dossiers complets sur tous les participants à ce voyage, vous incluse.
Elle se renfrogna.
— Ces informations, dont la plupart ne figurent pas dans les fichiers officiels de l’A.S.L, m’ont confirmé la présence de plusieurs éléments instables au sein de votre groupe. Je ne savais…
— Ce ne sont pas vos affaires, l’interrompit Nicole avec colère. De quel droit vous mêlez-vous de…
— Allons, ne vous emportez pas. J’étais animé de bonnes intentions. J’espère que vous n’en aurez pas besoin, mais ceci pourra vous être utile. Prenez ce cube. Ensuite, vous serez libre d’en faire ce que vous désirez.
Il comprit qu’il avait tout gâché et alla s’asseoir dans un fauteuil, devant l’âtre.
— Soyez prudente, Nicole, ajouta-t-il en un murmure. Elle réfléchit, glissa le cube dans son parka et s’approcha du roi.
— Merci, Henry, lui dit-elle.
Elle posa la main sur son épaule. Sans se tourner, il referma ses doigts sur les siens. Ils restèrent ainsi près d’une minute.
— Mes informateurs n’ont pas tout appris et j’ignore toujours un fait qui m’intéresse au premier degré, déclara-t-il à voix basse.
Les battements de son cœur couvraient les crépitements des bûches de l’âtre. Une voix intérieure lui hurlait : Dis-lui, dis-lui, mais une autre, plus sage, lui conseillait de se taire.
Elle dégagea ses doigts. Il se tourna pour la regarder. Elle lui sourit, regagna la porte, remit son écharpe et remonta la fermeture de son parka avant de sortir en disant :
— Adieu, Henry.