30. POST MORTEM II

Assise dans sa hutte du camp Bêta, Nicole ne pouvait effacer de son esprit l’horrible vision des traits de Reggie Wilson déformés par la terreur et la souffrance alors que les biotes le débitaient en morceaux. Elle essaya de penser à autre chose. Et maintenant ? se demanda-t-elle. Que va devenir notre mission ?

Il faisait à nouveau nuit, à l’extérieur. Les soleils de Rama s’étaient éteints trois heures plus tôt, après une période d’activité plus brève de trente-quatre secondes que « la veille ». Cette brusque extinction des feux aurait dû susciter de nombreux commentaires et bien des hypothèses, mais les cosmonautes n’avaient pas envie de discuter. Tous étaient obsédés par la mort épouvantable de leur collègue.

Leur réunion avait été reportée au lendemain matin, car David Brown et l’amiral Heilmann devaient participer à une interminable téléconférence avec les responsables de l’A.S.I. Nicole n’avait pas assisté à ces conversations, mais il ne lui était guère difficile d’en imaginer la teneur. Il existait une possibilité bien réelle pour que leur mission fût soudain interrompue. Le public le réclamerait sans doute à cor et à cri, après avoir assisté en direct à cette scène macabre…

Elle pensa à Geneviève qui avait dû voir à la télévision les biotes procéder au dépeçage méthodique du journaliste américain. Elle frissonna, puis se reprocha son égoïsme. C’est à Los Angeles que l’épreuve a dû être le plus pénible à supporter.

Elle avait rencontré les Wilson lors de deux réceptions organisées peu après que le comité de sélection eut annoncé qui participerait à cette expédition. Nicole se rappelait surtout Randy, un garçon de sept ou huit ans aux grands yeux et aux traits magnifiques. Il se passionnait pour le sport et lui avait demandé de lui dédicacer le plus précieux de ses trésors : un programme des jeux Olympiques de 2184 en parfait état de conservation. Elle avait ébouriffé ses cheveux et été récompensée par un sourire radieux.

Se représenter cet enfant assistant en direct à la mort de son père était pour elle insoutenable. Des larmes apparurent aux coins de ses yeux. Cette année a été pour toi un véritable cauchemar, mon pauvre garçon. Les montagnes russes de la vie. D’abord la joie en apprenant que ton père ferait partie de notre équipe, puis cette liaison ridicule avec Francesca et le divorce de tes parents, et pour finir cette horrible tragédie.

Elle se sentait déprimée et son esprit était trop en ébullition pour qu’elle pût trouver le sommeil. Elle avait besoin de compagnie et alla frapper doucement à la porte de la hutte voisine.

— Oui, qui est là ?

— Hai, Takagishi-san. C’est moi, Nicole. Puis-je entrer ?

Il vint lui ouvrir.

— Voilà une agréable surprise. Votre visite est-elle d’ordre professionnel ?

— Non, privé. Je ne pouvais pas fermer l’œil et j’ai pensé que…

— Vous êtes toujours la bienvenue, à toute heure du jour ou de la nuit, déclara le Japonais en souriant. Vous n’avez nul besoin d’une excuse.

Il la dévisagea plusieurs secondes puis ajouta :

— Je suis très ennuyé pour ce qui s’est passé. Je m’en sens responsable. J’aurais dû insister pour…

— Allons, Shigeru, ne soyez pas ridicule. Vous n’avez rien à vous reprocher. Au moins avez-vous osé intervenir. Je suis le médecin et je n’ai exprimé aucune réserve.

Elle parcourut la hutte du regard. À côté du lit de camp, posée sur un carré de tissu à même le sol, elle remarqua une étrange figurine blanc et noir. Elle alla jusqu’à cet objet et s’accroupit.

— Qu’est-ce ?

Le Dr Takagishi parut embarrassé. Il vint près d’elle et prit le petit poussah entre son index et son pouce.

— C’est un netsuke, un bibelot de ma belle-famille. Il est en ivoire, précisa-t-il en le tendant à Nicole. C’est le roi des dieux. Sa compagne, une reine tout aussi replète, se trouve sur la table de chevet de mon épouse, à Kyoto. Avant que les éléphants ne soient une espèce en voie de disparition, nombreux étaient ceux qui les collectionnaient. Mes beaux-parents en ont une collection magnifique.

Nicole regarda ce roi au sourire serein et débonnaire. Elle s’imagina la belle Machiko Takagishi, là-bas au Japon, et envia pendant quelques secondes la solidité de leurs liens conjugaux. C’est un réconfort, lorsqu’il se produit des événements aussi tragiques que la mort de Wilson, pensa-t-elle.

— Désirez-vous vous asseoir ? lui demanda-t-il.

Elle s’installa sur une caisse à côté du petit lit et ils discutèrent une vingtaine de minutes. Ils évoquèrent surtout des souvenirs de famille et s’ils firent quelques références détournées au drame de l’après-midi ils prirent soin de ne pas parler de Rama et de la suite de leur mission. Ce dont ils avaient tous deux besoin, c’était d’être réconfortés par des images de la vie quotidienne sur la Terre.

Takagishi termina son thé et posa sa tasse sur la petite table, à côté de celle de Nicole.

— Et maintenant, dit-il, je voudrais présenter au docteur Desjardins une requête qu’elle trouvera peut-être étrange. Auriez-vous l’amabilité d’aller chercher votre scanner biométrique et de m’accorder une consultation ?

Elle allait pour rire mais s’en abstint en remarquant la gravité de son collègue. Lorsqu’elle revint avec l’appareil quelques minutes plus tard, le Dr Takagishi lui révéla la raison de sa demande.

— Cet après-midi, j’ai ressenti deux douleurs violentes dans la poitrine. C’était au cours de ces moments d’effervescence, après que Wilson eut chargé les biotes, quand j’ai compris que…

Il n’acheva pas sa phrase.

Elle hocha la tête et utilisa le scanner.

Ils n’échangèrent pas une parole pendant les trois minutes suivantes. Nicole consulta des fichiers et fit apparaître des courbes et des graphiques sur le petit moniteur. Lorsqu’elle eut terminé, elle se tourna vers son patient, la bouche incurvée par un sourire sans joie.

— Vous avez subi une crise cardiaque bénigne, lui dit-elle. Peut-être deux, à brefs intervalles. Et votre cœur bat irrégulièrement depuis.

Elle put constater qu’il n’en était pas surpris.

— Je suis désolée. J’ai ici quelques médicaments que je peux vous prescrire, mais à titre provisoire seulement. Nous devrons retourner à bord de Newton pour traiter efficacement le problème.

Il sourit à son tour, tout aussi tristement.

— Eh bien, si nos prédictions sont correctes le jour se lèvera dans une douzaine d’heures. Je suppose que nous pourrons alors rentrer à bord.

— Je vais aller de ce pas en parler à Brown et à Heilmann. Nous partirons dès l’aube.

Il se pencha et prit sa main.

— Merci, Nicole.

Elle se détourna. Ses yeux étaient humides de larmes, pour la deuxième fois en moins d’une heure. Nicole sortit de la hutte de Takagishi et se dirigea vers celle de David Brown afin de l’informer de l’évolution de la situation.


* * *

— Ah, c’est vous ! entendit-elle. Elle reconnut la voix de Wakefield.

— Je vous croyais endormie. J’ai des révélations à vous faire.

— Salut, Richard, dit-elle à la silhouette qui émergeait des ténèbres avec une lampe torche.

— Je ne pouvais dormir. J’étais harcelé par un trop grand nombre d’images macabres et j’ai décidé d’occuper mon esprit en me penchant sur votre problème, expliqua-t-il avant de sourire. Trouver la solution a été encore plus facile que je ne le pensais. Pouvez-vous venir dans ma hutte, pour écouter mes explications ?

Nicole était déconcertée. Elle pensait toujours à ce qu’elle dirait à Brown et Heilmann au sujet de Takagishi.

— Vous n’avez pas oublié, j’espère ? Je parle de la défaillance de RoChir.

— Vous voulez dire que vous avez étudié la question ? Ici ?

— Bien sûr. Je n’ai eu qu’à demander à O’Toole de me communiquer les données nécessaires. Venez, que je vous montre.

Elle estima que son entretien avec le Dr Brown pouvait attendre et suivit Richard. En chemin, il alla frapper à la porte d’une autre hutte.

— Eh, Tabori, devinez qui j’ai croisé dans les ténèbres ? Notre charmante doctoresse, sortie prendre un bol d’air. Souhaitez-vous vous joindre à nous ?

Il se tourna vers Nicole, pour préciser :

— Je lui en ai déjà touché deux mots. Tout était éteint, chez vous, et je vous ai crue endormie.

Janos sortit moins d’une minute plus tard. Sa démarche manquait d’assurance mais il sourit à Nicole.

— Entendu, Wakefield, dit-il. Mais ne perdons pas de temps. J’étais sur le point de m’assoupir.

Une fois dans sa hutte l’ingénieur britannique expliqua avec une autosatisfaction évidente ce qui était arrivé au robot-chirurgien quand le module Newton avait été soumis à cet effet de couple inattendu.

— Vous aviez raison, Nicole. RoChir a bien reçu des ordres manuels qui ont rendu inopérants les algorithmes de protection. Mais ils n’ont pas été donnés avant la manœuvre de Rama.

Il sourit et la dévisagea pour s’assurer qu’elle assimilait ses propos.

— Quand Janos est tombé et a heurté le boîtier de commande, trois instructions ont été enregistrées. RoChir les a assimilés à des ordres. Il a été informé qu’il y avait des instructions manuelles dans la file d’attente. Elles étaient naturellement sans queue ni tête mais il n’avait pas la possibilité de s’en rendre compte.

« Voilà qui devrait vous permettre de mieux comprendre quels cauchemars troublent le sommeil des concepteurs de logiciels. Il est impossible de prévoir tous les cas de figure. Les auteurs de celui-ci ont mis en place des protections contre une instruction incohérente entrée par inadvertance – au cas où quelqu’un effleurerait le boîtier en cours d’intervention, par exemple – mais pas plusieurs. La commande manuelle ne doit servir qu’en cas d’urgence et elle a donc un statut prioritaire. Elle provoque une interruption dans l’exécution du programme. Comme le risque d’erreur est évident, le système peut rejeter tout ce qui lui semble « absurde » et passer à la suite.

— Désolée, mais je ne vous suis pas, avoua Nicole. Comment a-t-on pu structurer ce logiciel pour qu’il rejette une commande douteuse mais pas plusieurs ? Je croyais que ces microprocesseurs fonctionnaient en mode sériel.

Richard alluma son ordinateur de poche et utilisa ses notes. Des nombres s’alignèrent en rangées et colonnes sur l’écran.

— Voilà les opérations effectuées par RoChir après l’enregistrement des ordres manuels dans le tampon d’entrée.

— Elles se répètent à sept instructions d’intervalle, remarqua aussitôt Janos.

— Absolument, confirma Richard. RoChir a essayé trois fois d’exécuter la première. Il n’y est pas parvenu et est passé à la suivante, comme l’ont souhaité les concepteurs de ce logiciel…

— Mais pourquoi est-il revenu ensuite au début ? voulut savoir Tabori.

— Parce que les auteurs de ce programme n’ont pas envisagé qu’il pourrait y avoir plusieurs ordres erronés en attente dans le tampon d’entrée. Ou tout au moins n’ont-ils pas jugé utile d’installer des protections en prévision d’une telle éventualité. Après l’exécution ou le rejet d’une instruction, le système s’assure qu’il n’y a plus rien dans la mémoire tampon. Si elle est vide, le programme reprend à l’interruption. S’il y a quelque chose, l’instruction douteuse est mise en attente pendant que la suivante est traitée. En cas d’annulations successives, une sous-routine de protection contre les pannes matérielles commute le système sur des microprocesseurs de secours qui prennent la relève pour essayer d’exécuter ces ordres manuels. C’est très simple. Prenons le cas d’un…

Nicole écouta Richard et Janos parler de redondances, de stockage d’instructions et de files d’attente. Ses connaissances en informatique ne lui permettaient pas de suivre leurs explications.

— Un instant, intervint-elle, je me sens à nouveau perdue. Vous semblez oublier que je ne suis pas une technicienne. Ne pourriez-vous pas vous exprimer en termes compréhensibles par les profanes ?

— Excusez-moi, Nicole, dit Wakefield. Savez-vous ce qu’est un système informatique à priorité d’interruption ?

Elle hocha la tête.

— Et savez-vous comment sont établies ces dernières ? Alors, c’est parfait. L’explication est très simple. L’horloge qui gère les protections contre les problèmes signalés par l’accéléromètre et le scanner stéréoscopique a une priorité inférieure à celle qui transmet les ordres manuels tels que ceux que Janos a accidentellement saisis en tombant. Le programme s’est retrouvé coincé dans une boucle et n’a pu être interrompu par les sous-systèmes de sécurité. C’est pour cela que le scalpel ne s’est pas arrêté.

Nicole était désappointée. L’explication était claire et elle n’avait à aucun moment souhaité obtenir la preuve que Janos ou quelqu’un d’autre avait commis une erreur, mais la solution lui paraissait trop simple pour justifier le temps et l’énergie qu’elle avait consacrés au problème. Elle s’assit sur le lit.

— Au temps pour mon mystère. Richard vint s’asseoir près d’elle.

— Ne vous laissez pas abattre, lui dit-il. C’est une bonne nouvelle. Au moins avons-nous la certitude qu’aucune erreur n’a été commise pendant l’initialisation. Il existe une explication logique à tout ce qui s’est produit.

— Formidable, répliqua-t-elle sur un ton sarcastique. Mais ce n’est pas ce qui rendra la vie au général Borzov. Ni à Reggie Wilson.

Elle pensa à l’étrange conduite du journaliste américain au cours de ses derniers jours d’existence et se rappela sa conversation avec Francesca.

— Dans un domaine différent, vous n’auriez pas entendu Borzov se plaindre de migraines ou d’autres malaises ? Plus particulièrement avant ou pendant le banquet ?

Wakefield secoua la tête.

— Non, répondit Janos. Pourquoi posez-vous cette question ?

— Eh bien, j’ai demandé au diagnosticien portable de dresser la liste des causes possibles de tels symptômes, à partir des données biométriques et en tenant compte du fait qu’il ne pouvait s’agir d’une appendicite. Une réaction à une drogue vient en tête avec soixante-deux pour cent de probabilités. Une allergie à un médicament n’est donc pas à exclure.

— Vraiment ? fit Janos dont la curiosité venait d’être aiguillonnée. Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?

— J’ai voulu le faire… plusieurs fois, répondit-elle. Mais vous ne sembliez pas désirer en parler. Rappelez-vous quand je suis passée dans votre cabine, le lendemain de la mort du général. Votre réaction m’a laissé supposer que vous ne teniez pas à aborder ce sujet…

— Bonté divine, les êtres humains ont décidément de sacrés problèmes de communication. J’avais mal au crâne, tout simplement. Je n’aurais jamais cru que vous en arriveriez à de telles conclusions.

— À propos de communication, dit-elle en se levant, il faut encore que je passe voir le Dr Brown et l’amiral Heilmann avant d’aller me coucher.

Elle regarda Wakefield.

— Merci pour votre aide, Richard. J’aimerais pouvoir vous dire que je me sens soulagée.

Elle s’approcha de Janos.

— Je suis sincèrement désolée. Je regrette de ne pas avoir effectué cette enquête avec vous. Cela m’aurait certainement fait gagner du temps…

— Je vous en prie, n’y pensez plus, dit-il. Venez, nous allons pouvoir faire un bout de chemin ensemble.


* * *

Nicole entendit la conversation qui se déroulait dans la hutte avant de l’atteindre. David Brown, Otto Heilmann et Francesca Sabatini discutaient de la réponse qu’ils donneraient aux dernières directives de l’A.S.I.

— Leur réaction est disproportionnée, disait Francesca. Et ils s’en rendront compte dès qu’ils auront eu le temps d’y réfléchir. Ce n’est pas la première fois qu’on déplore la mort d’un homme dans le cadre d’une telle mission.

— Mais ils nous ont ordonné de regagner Newton au plus tôt, protesta l’amiral.

— Nous les contacterons pour leur expliquer pourquoi nous devons explorer New York au préalable. Takagishi prévoit que la mer commencera à fondre dans un ou deux jours et nous avons entendu quelque chose, l’autre nuit, même si David refuse d’en faire cas.

— Je ne sais pas, Francesca… commença Brown avant de remarquer qu’on frappait. Qui est là ?

Il avait posé cette question avec une irritation évidente.

— La cosmonaute Desjardins. Je souhaite vous entretenir d’un cas…

— Écoutez, Desjardins, nous sommes occupés. Ça ne peut pas attendre demain ?

Entendu, se dit Nicole. Je ne suis pas pressée. Elle n’était pas impatiente de lui fournir des explications sur les problèmes cardiaques de Takagishi.

— Bien reçu, fit-elle à haute voix.

D’avoir employé cette expression la fit rire.

Quelques secondes plus tard elle entendit la discussion reprendre derrière elle. Elle regagna sa hutte, sans se hâter. Quoi qu’il en soit, la journée de demain ne pourra pas être pire que celle-ci, conclut-elle en se glissant dans son lit.

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