Geneviève éclata en sanglots.
— Oh, maman, je t’aime tant ! C’est affreux.
Elle s’écarta du champ de la caméra et fut remplacée par Pierre. Il regarda sur sa droite pour s’assurer que sa petite-fille s’était éloignée et ne pouvait plus l’entendre avant de se tourner vers l’objectif.
— Ces dernières vingt-quatre heures ont été très éprouvantes pour elle. Tu sais qu’elle te voue un véritable culte. Des journalistes étrangers ont annoncé que tu avais raté l’intervention chirurgicale. On a même suggéré à la télévision américaine que tu étais ivre.
Il fit une pause, visiblement tendu.
— Mais nous savons que ce n’est qu’un tissu de mensonges. Nous tenions à te rappeler que nous t’aimons et que nous te soutenons sans réserve.
L’écran s’éteignit. Nicole avait pris l’initiative d’appeler sa famille et s’adresser aux siens l’avait réconfortée. Mais quand leur réponse lui était parvenue une vingtaine de minutes plus tard elle avait constaté que ce drame bouleversait également leur existence. Geneviève lui avait parlé du général Borzov (qu’elle avait rencontré à plusieurs reprises) d’une voix entrecoupée de sanglots puis n’avait pu retenir ses larmes.
Je t’ai placée dans l’embarras, pensa Nicole. Elle s’assit sur son lit, se frotta les yeux et se déshabilla afin de se coucher. Elle savait qu’à l’école de Luynes les camarades de sa fille l’interrogeraient sur la mort de Borzov. Ma chérie, tu sais que je t’aime et que je ferais n’importe quoi pour t’épargner cette épreuve. Elle eût aimé la réconforter, l’étreindre, lui prodiguer ces caresses maternelles qui chassaient les démons. C’était impossible. Cent millions de kilomètres les séparaient.
Elle s’allongea sur le dos et ferma les yeux, mais elle ne put trouver le sommeil. Elle n’avait encore jamais ressenti une telle impression d’isolement. Elle souffrait de la solitude et avait besoin d’un peu de sympathie, que quelqu’un vînt lui dire que sa réaction était exagérée, disproportionnée. Mais elle se retrouvait seule. Son père et sa fille étaient restés sur Terre. Elle ne connaissait vraiment que deux membres de cette équipe, l’un était mort et l’autre avait un comportement pour le moins suspect.
J’ai échoué. Je n’ai pu mener à bien la tâche la plus importante qu’on m’ait confiée. Elle se souvint d’un précédent échec. À seize ans, Nicole avait participé à un concours dont la gagnante tiendrait le rôle de Jeanne d’Arc à l’occasion du sept cent cinquantième anniversaire de sa mort. Elle personnifierait la Pucelle d’Orléans lors d’une série de commémorations prévues pour durer plus de deux ans. Elle n’avait pas ménagé ses efforts et avait lu tous les ouvrages qui se rapportaient au sujet, visionné des vingtaines de films. Elle avait obtenu un maximum de points dans la plupart des épreuves mais avait été éliminée sur un autre critère. Son père avait tenté de la consoler en lui disant que les Français auraient eu des difficultés à s’imaginer leur héroïne nationale avec une peau noire.
Mais cet échec ne m’était pas imputable. Et j’avais mon père près de moi pour me réconforter. Une scène des funérailles de sa mère lui vint à l’esprit. Elle avait dix ans. Anawi était allée rendre visite à des parents, en Côte-d’Ivoire. Elle séjournait à Nidougou quand une épidémie avait décimé la population de ce village.
Cinq jours plus tard on incinérait cette reine des Sénoufos. Nicole pleurait, pendant qu’Omeh guidait par ses litanies l’âme de sa mère dans l’au-delà, jusqu’à la Terre de Préparation où les défunts prenaient du repos en attendant de renaître. Les flammes s’élevaient du bûcher funéraire et la robe royale d’Anawi commençait à se consumer. Nicole avait été assaillie par un sentiment de perte écrasant. Et de solitude. Mais mon père était là. Je sentais sa main serrer la mienne, pendant que maman disparaissait. Une telle épreuve est plus facile à supporter à deux. C’est lors du Poro que je me suis retrouvée vraiment seule. Et ce que j’ai vécu était encore plus angoissant.
Elle se rappelait la peur et la sensation d’impuissance éprouvées ce matin de printemps, à l’aéroport de Paris. Son père l’avait étreinte avec tendresse.
— Tu vas me manquer, ma chérie. Reviens-moi saine et sauve.
— Mais pourquoi dois-je partir, papa ? Et pourquoi ne peux-tu pas m’accompagner ?
Il s’était penché vers elle.
— Tu appartiens aussi au peuple de ta mère, et tous les enfants des Sénoufos passent l’épreuve du Poro à l’âge de sept ans.
Elle avait pleuré.
— Mais, papa, je ne veux pas aller là-bas. Je suis française, pas africaine. Je n’aime pas ces gens bizarres, la chaleur et les insectes…
— Tu dois le faire, Nicole.
Anawi et Pierre en avaient longuement discuté. Leur fille avait toujours vécu en France et ne connaissait son héritage africain que par les enseignements de sa mère et ce qu’elle avait appris dans le cadre de brefs séjours effectués auprès de sa famille ivoirienne.
Pierre était réticent à la pensée que Nicole subirait le Poro. Mais ce rite primitif était un élément de base de la religion traditionnelle des Sénoufos, et en épousant Anawi il avait promis à Omeh que leurs enfants iraient à Nidougou au moins pour le premier des Poros.
Il ne les accompagnerait pas. Il n’appartenait pas à ce peuple et sa présence distrairait la fillette. Ce fut avec le cœur lourd qu’il les embrassa et les regarda embarquer à bord de l’avion pour Abidjan.
Anawi s’inquiétait elle aussi en pensant au rite de passage de sa fille unique de sept ans. Elle l’avait préparée le mieux possible à cette épreuve. Douée pour les langues, Nicole avait assimilé sans peine des rudiments du langage des Sénoufos, mais elle serait désavantagée par rapport aux autres enfants qui avaient passé leur existence dans la savane. Elles connaissaient bien la région. Pour réduire ce handicap Anawi et Nicole arrivèrent à Nidougou avec une semaine d’avance.
Le Poro avait pour origine la croyance selon laquelle la vie se décomposait en phases et pour les Sénoufos chaque transition devait être très nettement marquée. Un cycle durait sept ans et il fallait subir trois de ces épreuves avant d’entrer dans la vie d’adulte. L’implantation des moyens de télécommunications modernes en Côte-d’Ivoire au XXIe siècle avait sonné le glas d’un grand nombre de coutumes tribales mais le Poro restait un élément essentiel de la société sénoufo. En outre, les traditions retrouvaient une place prépondérante sur tout le continent africain depuis que le Grand Chaos avait démontré qu’il était dangereux de confier au monde extérieur les rênes de sa destinée.
Anawi dut faire un effort pour sourire quand les prêtres de la tribu vinrent chercher sa fille. Elle ne voulait pas que sa peur pût la contaminer, mais Nicole percevait l’angoisse de sa mère.
— Tes mains sont froides, maman, lui murmura-t-elle en l’étreignant lors de leur séparation. Ne t’inquiète pas. Je saurai me débrouiller.
Et Nicole, la seule fillette café au lait au milieu de celles noir d’ébène qui montaient dans les charrettes, semblait joyeuse et impatiente, comme si elles partaient visiter un parc d’attractions ou un zoo.
Il y avait quatre véhicules : deux pour le transport de la douzaine de petites filles et deux bâchés et mystérieux. Lutuwa, une cousine avec qui Nicole avait sympathisé quelques années plus tôt, expliqua à ses compagnes que ces chariots emportaient les prêtres et les « instruments de torture ». Toutes restèrent muettes jusqu’au moment où une enfant trouva le courage de demander un complément d’explications.
— J’ai vu ce qui nous attend en rêve, il y a deux nuits, répondit Lutuwa. Ils brûleront nos tétins et planteront des pieux pointus dans tous nos trous. Mais je sais que nous n’aurons pas mal tant que nous ne pleurerons pas.
Les cinq filles de ce chariot, Nicole et sa cousine incluses, restèrent ensuite muettes pendant une heure. Au coucher du soleil elles étaient loin à l’est, au-delà de la station à micro-ondes abandonnée, dans un secteur uniquement connu par les chefs religieux de la tribu. Les six prêtres dressèrent des abris et firent un feu. À la tombée de la nuit un repas fut servi et tous s’assirent en tailleur autour des flammes. Les danses rituelles débutèrent ensuite et Omeh les commenta. Chacune d’elles était dédiée à un animal. Tambourins et xylophones rudimentaires assuraient un accompagnement musical sur le rythme lancinant des tam-tams. Parfois, un passage important du ballet était ponctué par le barrissement d’une corne d’ivoire.
Juste avant l’heure du coucher, Omeh qui portait toujours le masque et la coiffe du chef remit à chaque enfant un sac en peau d’antilope et lui dit d’étudier soigneusement son contenu. Il y avait une gourde pleine d’eau, des fruits secs et des noisettes, deux morceaux de pain, un couteau, de la ficelle, deux sortes d’onguents et le tubercule d’une plante inconnue.
— Demain matin, vous serez conduites hors du camp et laissées seules. Vous n’aurez que ceci pour survivre par vos propres moyens et devrez être de retour à l’endroit où nous vous aurons déposées quand le soleil atteindra le faîte du ciel, le lendemain.
« Vous trouverez dans cette peau tout ce qui vous sera nécessaire, sauf la sagesse, le courage et la curiosité. Le tubercule a des propriétés spéciales. Sa racine est coriace et amère, mais elle donne des forces et des visions.