35. LE PUITS

Ils progressaient dans le dédale des rues de New York depuis seulement un quart d’heure mais se seraient déjà égarés sans leurs goniomètres personnels. Ils n’avaient pas établi de méthode précise pour conduire ces recherches et se contentaient de suivre les artères de la cité, presque au hasard. Toutes les trois ou quatre minutes l’amiral Heilmann les contactait et ils devaient alors chercher un emplacement où le signal radio était audible.

— À cette allure, nous n’en finirons jamais, grommela Nicole quand la voix d’Otto Heilmann s’éleva faiblement de leurs coms. Docteur Brown, ne pourriez-vous pas rester en un lieu dégagé pendant que Francesca et moi…

— Répondez…

David Brown s’avança entre deux hauts immeubles et la voix se fit plus distincte.

— Avez-vous reçu mon appel précédent ?

— Je crains que non, Otto, répondit le Dr Brown. Pourriez-vous le répéter ?

— Yamanaka, Wakefield et Turgenyev ont couvert le tiers inférieur de l’Hémicylindre nord. Aucune trace de Takagishi. Il est improbable qu’il soit allé plus au nord, sauf s’il a décidé de visiter une ville. Mais ils auraient aperçu ses empreintes de pas quelque part. Tout laisse supposer que vous êtes sur la bonne piste.

« Et il y a du nouveau, ici. Le crabe biote que nous avons capturé s’est réveillé il y a deux minutes. Il essaie de s’échapper, mais il n’a pu qu’entamer légèrement sa cage avec ses pinces. Tabori a entrepris d’en fabriquer une seconde, plus grande et plus solide, autour de celle-ci. J’ai envoyé Yamanaka à Bêta en hélicoptère, afin qu’il lui donne un coup de main. Il devrait arriver sur place dans… Un instant… je reçois un appel urgent de Wakefield… je le relaie.

L’accent britannique de l’électrotech était aisément reconnaissable, bien que sa voix fût à peine audible.

— Des araignées, répondit-il à une question da l’amiral. Vous vous rappelez le biote disséqué par Laura Ernst ? Eh bien, nous voyons six de ses semblables guère au-delà de la falaise sud. Ils sont à l’emplacement de notre hutte temporaire. Et quelque chose a dû remettre en état les deux crabes que nous avons crus morts, car ils se dirigent à présent vers le pôle sud…

— Des images ! hurla Francesca Sabatini. Enregistrez-vous ce qui se passe ?

— Que dites-vous ? Désolé, je ne vous reçois pas.

— Francesca veut savoir si vous filmez tout ça, expliqua l’amiral.

— Bien sûr, ma chérie. Le système de prises de vues automatique de l’hélico et le caméscope que vous m’avez confié ce matin n’ont pas eu un instant de répit. Les biotes araignées sont sidérants. Je n’ai jamais rien vu se déplacer aussi vite… Au fait, avez-vous repéré des traces laissées par notre éminent professeur japonais ?

— Pas encore, cria Brown. Notre progression est très lente, à l’intérieur de ce labyrinthe. J’ai l’impression de chercher une aiguille dans une botte de foin.

L’amiral répéta à Wakefield et à Turgenyev que leur mission consistait à repérer leur compagnon disparu. Richard précisa qu’ils devaient aller faire un plein à Bêta.

— Et vous, David ? demanda Heilmann. Compte tenu de l’ensemble de la situation, dont la nécessité de tenir les planqués de la Terre informés de tout ce qui se passe, ne croyez-vous pas que vous devriez revenir vous aussi à la base ? Les cosmonautes Sabatini et Desjardins n’ont pas besoin de vous pour poursuivre ces recherches. Si nécessaire, nous pourrons envoyer quelqu’un vous remplacer à bord de l’hélicoptère.

— Je ne sais pas, Otto, je n’ai…

Francesca coupa son micro sans lui laisser le temps de terminer sa phrase. Il lui adressa un regard menaçant, mais ce fut bref.

— Nous devons en discuter, déclara-t-elle sur un ton catégorique. Dites-lui que vous le rappellerez dans deux minutes.

Nicole fut atterrée par leur conversation. Ils ne semblaient aucunement se préoccuper du sort de Takagishi. Francesca voulait retourner sur-le-champ à Bêta pour assurer la couverture de toutes les nouveautés. Le Dr Brown était mécontent de se retrouver écarté de l’action.

Chacun d’eux affirmait qu’il avait des raisons plus importantes que l’autre de rentrer à la base. Pourquoi ne partaient-ils pas ensemble, en ce cas ? Non, ils ne pouvaient laisser la cosmonaute Desjardins seule dans New York. Alors, elle n’avait qu’à les accompagner. Ils reprendraient les recherches dès que tout se serait calmé, dans quelques heures…

Nicole ne put contenir plus longtemps sa colère.

— Jamais ! s’exclama-t-elle soudain. Je n’avais encore jamais rencontré de pareils…

Elle ne put trouver une épithète assez forte.

— Un de nos collègues a disparu et a certainement besoin de notre aide. Il est peut-être blessé, ou mourant, et vous vous chamaillez au sujet de vos prérogatives mesquines. C’est écœurant.

Elle s’interrompit pour reprendre haleine.

— Je vais vous dire une chose, reprit-elle en bouillant de rage. Je ne retournerai pas à Bêta même si vous m’en donnez l’ordre. Je resterai ici pour continuer ce que nous avons entrepris. Je connais mes priorités et je sais que la vie d’un homme est plus importante qu’un reportage, un statut ou un contrat signé avec les médias.

David Brown cilla, comme s’il avait reçu une gifle. Francesca sourit.

— Tiens, tiens, je constate que notre recluse sait bien plus de choses que nous ne le supposions.

Elle regarda David, puis l’autre femme.

— Pouvez-vous nous excuser un moment, ma chère ? Nous souhaiterions discuter de certaines choses en privé.

Francesca et le Dr Brown s’éloignèrent vers la base d’un gratte-ciel situé à une vingtaine de mètres et se plongèrent dans une conversation animée. Nicole se détourna. Elle se reprochait d’avoir perdu son calme. Elle venait de leur révéler qu’elle connaissait l’existence de ces accords passés avec Schmidt et Hagenest et cela l’ennuyait. Ils vont penser que Janos m’en a parlé. Ne sommes-nous pas amis ?

Francesca vint la rejoindre pendant que le Dr Brown contactait l’amiral par radio.

— Il va demander qu’un hélicoptère passe le prendre près du glisseur. Il affirme qu’il saura retrouver seul son chemin. Quant à moi, je resterai avec vous. Au moins, j’aurai la possibilité de photographier cette ville.

Elle avait dit cela d’une voix privée d’émotion. Nicole fut incapable de deviner son humeur.

— Une dernière chose, ajouta l’Italienne. J’ai promis à David que nous terminerions nos recherches et serions prêtes à regagner le camp dans quatre heures au plus tard.


* * *

Les deux femmes ne se parlèrent guère, pendant la première heure. Francesca laissait à Nicole le soin de choisir leur trajet. Toutes les quinze minutes elles s’arrêtaient pour contacter par radio le camp Bêta et obtenir un relevé de leur position.

— Vous êtes à environ deux kilomètres au sud et quatre à l’est du glisseur, leur annonça Richard Wakefield lorsqu’elles s’arrêtèrent pour déjeuner. Non loin de l’esplanade centrale.

Elles avaient déjà visité ce lieu, car Nicole pensait que Takagishi devait s’y intéresser. Elles avaient découvert un vaste espace circulaire pointillé de petits cubes mais aucune trace de leur collègue. Depuis, elles avaient exploré les deux autres espaces et passé au peigne fin deux secteurs sans rien remarquer de particulier. Nicole dut s’avouer à court d’idées.

— C’est un endroit sidérant, déclara Francesca au début de leur repas.

Elles étaient assises sur un bloc métallique d’environ un mètre de hauteur.

— Mes photos ne traduisent qu’une infime partie de ce qu’inspire ce lieu. Tout est si paisible, si grandiose, si… différent.

— De simples clichés ne permettent pas de décrire la plupart de ces structures. Les polyèdres, par exemple. On en trouve un dans chaque tranche, avec un second plus important sur le pourtour de l’esplanade. Je me demande quelle est leur signification, s’ils en ont une. Et pourquoi ils occupent toujours les mêmes emplacements.

Les deux femmes faisaient des efforts pour dissimuler leur tension. Elles parlèrent de ce qu’elles avaient vu pendant leur randonnée. Francesca était fascinée par une sorte de grand filet tendu entre deux gratte-ciel importants du secteur central.

— Quelle pourrait bien être son utilité ? demanda-t-elle.

Il devait comporter vingt mille mailles et être haut d’une bonne cinquantaine de mètres.

— Il est présomptueux de vouloir comprendre la nature de ce qui nous entoure, répondit Nicole en agitant la main.

Elle termina son repas et fixa sa compagne.

— Prête à repartir ?

— Pas tout à fait.

Francesca récupéra les miettes de son déjeuner et les fit tomber dans la bourse à déchets de sa combinaison.

— Nous avons une affaire en suspens, vous et moi. Nicole lui adressa un regard interrogateur.

— J’estime qu’il est temps de jeter bas les masques et d’avoir une franche explication, ajouta Francesca sur un ton faussement amical. Si vous me suspectez d’avoir donné des médicaments à Borzov, demandez-le-moi sans détour.

— L’avez-vous fait ?

— Le pensez-vous ? Si oui, pourquoi ?

— Je constate que les règles du jeu restent inchangées. Vous vous contentez d’entamer une nouvelle partie à un niveau plus élevé. Vous refusez d’admettre quoi que ce soit, vous voulez seulement apprendre ce que je sais. Mais une confession est superflue, la science et la technique suffisent. Vos machinations seront finalement révélées au grand jour.

— J’en doute, répondit Francesca en sautant à bas de son cube. La vérité fuit ceux qui la traquent.

Elle sourit.

— Que diriez-vous de repartir à la recherche de ce cher professeur ?


* * *

À l’ouest de l’esplanade centrale les deux femmes découvrirent une structure unique en son genre. Vue de loin, elle ressemblait à un hangar long d’une centaine de mètres et haut d’une quarantaine au faîte de son toit. Cette construction avait deux étranges caractéristiques : ses extrémités étaient privées de parois et, bien que ce fût invisible de la place, ses murs latéraux et son toit étaient transparents pour tout observateur se trouvant à l’intérieur. Les deux femmes se relayèrent pour obtenir la confirmation qu’il ne s’agissait pas d’une illusion d’optique. Celle qui était dans la bâtisse voyait de toutes parts, excepté vers le bas. Les gratte-ciel avoisinants étaient disposés de façon que leurs parois réfléchissantes reflètent toutes les rues de ce secteur et les rendent visibles depuis ce bâtiment.

— Fantastique ! commenta Francesca en photographiant Nicole à travers le mur.

— Le Dr Takagishi ne peut croire que de telles choses aient été construites sans but particulier, déclara Nicole à son retour. Le reste de Rama ? Peut-être. Mais nul n’aurait consacré autant de temps et d’efforts à bâtir une ville inutile.

— Il me semble relever une ferveur quasi religieuse dans votre voix.

Nicole la dévisagea. Elle veut m’agacer. Elle se fiche de mon opinion. Et peut-être de ce que pensent tous les autres.

— Eh, regardez ça ! ajouta l’Italienne après une brève pause.

Elle s’était avancée vers le centre du bâtiment et désignait le sol. Nicole vint la rejoindre. Un puits rectangulaire s’ouvrait aux pieds de la journaliste. Il mesurait environ cinq mètres de long sur un et demi de large, et il semblait très profond. Le bas disparaissait dans l’obscurité. Ses parois étaient verticales et lisses, sans la moindre aspérité.

— Il y en a un autre, ici. Et là…

Elles en dénombrèrent neuf, identiques et creusés dans la moitié sud du hangar. Du côté nord, neuf petites sphères posées sur le sol dessinaient un étrange motif. Nicole se surprit à regretter qu’il n’y eût pas une sorte de légende, des explications sur le sens ou l’utilité de ce qu’elle voyait. Elle ne savait plus quoi penser.

Elles atteignaient l’autre bout de la bâtisse quand des bips insistants s’élevèrent faiblement de leurs coms.

— Ils ont dû retrouver le Dr Takagishi, dit Nicole. Elle courut vers l’extrémité du bâtiment.

Dès qu’elle fut à l’extérieur le signal s’amplifia à tel point qu’il manqua l’assourdir.

— C’est bon, arrêtez ! Nous vous recevons. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Il y a plus de deux minutes que nous essayons de vous joindre, expliqua Richard Wakefield. Où diable étiez-vous passées ? J’ai utilisé le mode d’urgence pour disposer de plus de puissance.

Francesca vint rejoindre Nicole et déclara :

— Nous visitions une construction sidérante, une sorte de monde surréaliste plein de miroirs sans tain et d’étranges reflets…

— C’est certainement très chouette, mais nous n’avons pas le temps d’en discuter, l’interrompit Richard. Mesdames, je dois vous demander de vous diriger immédiatement vers la mer Cylindrique. Un hélicoptère passera vous prendre dans dix minutes. Il se posera dans New York, si vous trouvez un emplacement qui convient.

— Pourquoi ? demanda Nicole. Pourquoi tant de hâte ?

— Voyez-vous le pôle sud d’où vous êtes ?

— Non. Nous sommes cernées par des immeubles.

— Eh bien, les petites cornes sont le siège d’un étrange phénomène. De grands arcs électriques relient leurs pointes. C’est très impressionnant. Nous avons tous l’impression qu’il va se passer quelque chose. (Il hésita une seconde.) Vous devez partir de New York sans perdre de temps.

— Compris, répondit Nicole avant de couper l’émetteur et de se tourner vers l’autre femme. Avez-vous remarqué à quel point la puissance du signal s’est amplifiée, lorsque nous sommes sorties de cette sorte de grange ?

Elle réfléchit un instant.

— On peut en déduire que le matériau des parois et du toit fait écran aux ondes radio. (Elle sourit.) Voilà qui explique le silence de Takagishi… il doit être à l’intérieur de ce bâtiment, ou d’une autre construction qui a les mêmes propriétés.

Francesca ne suivait pas son raisonnement.

— Et après ? s’enquit-elle en faisant un dernier panoramique des lieux avec son caméscope. C’est désormais sans importance. Nous devons nous dépêcher d’aller à la rencontre de l’hélicoptère.

— Il est peut-être tombé dans un de ces puits, ajouta Nicole. Bien sûr ! Il explorait le hangar dans les ténèbres et il n’a pu le voir… Attendez-moi, je n’en aurai pas pour longtemps.

Elle revint à l’intérieur et s’agenouilla au bord du premier trou. En se retenant d’une main, elle balaya ses profondeurs avec le faisceau de sa torche. Elle discernait quelque chose ! Elle laissa à sa vision le temps de s’adapter à l’obscurité. C’était une pile d’objets non identifiables. Elle gagna rapidement la fosse suivante.

— Docteur Takagishi ! Êtes-vous là, Shig ? demanda-t-elle en japonais.

Restée à l’extérieur du bâtiment, Francesca lui cria :

— Venez ! Il faut partir. Richard ne plaisantait pas. Au quatrième puits les ténèbres étaient si denses qu’elle ne vit presque rien, même avec sa torche. Elle discerna des formes imprécises, mais quoi ? Elle se coucha à plat ventre et se pencha pour s’assurer que ce n’était pas le corps de son ami.

Les soleils de Rama se mirent à clignoter. À l’intérieur de l’étrange bâtisse l’effet était saisissant, et déconcertant. Nicole leva les yeux et eut des étourdissements. Elle perdit l’équilibre et bascula dans le puits.

— Francesca ! hurla-t-elle en collant les mains contre la paroi opposée pour se retenir. Au secours, Francesca !

Elle attendit près d’une minute avant de conclure que l’autre femme avait dû s’éloigner.

Ses bras tendus donnaient déjà des signes de faiblesse. Seuls ses pieds et ses mollets restaient au niveau du sol. Sa tête pendait dans la cavité, à environ quatre-vingts centimètres en contrebas. Son corps demeurait suspendu dans le vide et seule la pression de ses paumes sur le mur d’en face l’empêchait de choir.

Les soleils clignotaient toujours. Elle tendit le cou en arrière pour voir si la bordure du puits se trouvait à sa portée. Elle dut renoncer. Elle était bien trop bas. Elle attendit encore quelques secondes, et son désespoir grandit en même temps que son épuisement. Finalement, elle décida de tenter le tout pour le tout. Elle cambra ses reins pour projeter son corps vers le haut et essayer de saisir le rebord de la fosse. Elle réussit presque, mais ne put interrompre le mouvement descendant. Ses pieds glissèrent et son crâne percuta la paroi. Elle tomba au fond du puits, inconsciente.

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