Takagishi ne voyait plus rien, comme s’il avait été frappé de cécité. Il cilla et se figea au sein de cette obscurité absolue. Puis le silence momentané des coms se changea en vacarme assourdissant comme tous les cosmonautes parlaient en même temps. Takagishi surmonta sa peur et tenta de reconstituer calmement dans son esprit la scène qu’il avait eue sous les yeux lorsque les soleils s’étaient éteints.
Il se dressait sur le mur d’enceinte de New York, à un mètre du vide. Il venait d’entrevoir à environ deux cents mètres sur sa gauche un escalier qui descendait dans la ville, quand tout avait disparu…
— Takagishi, appela Wakefield. Ça va ?
Il se tourna vers le point d’origine de la voix et sentit ses jambes vaciller. Ces ténèbres totales le privaient de son sens de l’orientation. De combien de degrés avait-il pivoté ? La cité était-elle toujours en face de lui ? Il chercha des renseignements dans ses souvenirs. La muraille s’élevait sur vingt ou trente mètres au-dessus des rues de la cité. Une chute serait fatale.
— Je suis ici, fit-il en hésitant. Trop près du bord pour pouvoir me déplacer.
Il se laissa choir à quatre pattes. Le métal était glacé, sous ses paumes.
— Nous arrivons, dit Francesca. Laissez-moi seulement le temps de trouver la torche de mon caméscope.
Takagishi baissa le volume de son com pour tendre l’oreille. Quelques secondes plus tard un point de lumière apparut dans le lointain. Il discernait à peine les silhouettes de ses compagnons.
— Où êtes-vous, Shigeru ? demanda l’Italienne.
Le projecteur de sa caméra n’éclairait qu’une petite zone circulaire autour de ses pieds.
— Ici, ici.
Il lui adressa des gestes frénétiques avant de se rappeler qu’elle ne pouvait le voir.
— Je réclame un silence radio total tant que nous n’aurons pas eu des nouvelles de tout le monde, cria David Brown dans son com.
Le calme revint après quelques secondes.
— Parfait, déclara-t-il. Francesca, que s’est-il passé, là-bas ?
— Nous montions l’escalier de la muraille qui cerne New York, à une centaine de mètres du glisseur. Le Dr Takagishi nous avait précédés et était déjà au sommet. Nous disposons de la torche de ma caméra et nous allons le rejoindre.
— Janos, appela ensuite le Dr Brown. Où est le V.L.R. 2 ?
— À environ trois kilomètres du camp. Les projecteurs sont efficaces et nous devrions être de retour dans moins d’un quart d’heure.
— Revenez à la base et branchez la balise de guidage. Nous resterons dans les airs tant que vous n’aurez pas vérifié qu’elle fonctionne correctement… Francesca, soyez prudente mais revenez au camp le plus vite possible. Et adressez-nous un rapport toutes les deux minutes.
— Bien reçu, David.
Elle coupa son com et appela Takagishi. Seule une trentaine de mètres les séparait mais ils mirent plus d’une minute pour le trouver dans le noir.
Le Japonais éprouva un intense soulagement quand ses collègues le touchèrent. Ils s’assirent près de lui au sommet du rempart et écoutèrent les discussions qui reprenaient sur les coms. À bord de Newton, O’Toole et Desjardins s’assuraient que l’extinction des soleils ne s’était pas accompagnée d’autres changements. La demi-douzaine de stations scientifiques portables déjà installées à l’intérieur du vaisseau extraterrestre n’avaient rien relevé de significatif. Les indications fournies par les thermomètres, les anémomètres, les sismographes et les spectroscopes étaient inchangées.
— La lumière s’est éteinte, voilà tout, dit Wakefield. J’ai trouvé cette extinction des feux plutôt angoissante mais nous n’avons aucune raison de nous inquiéter. Je présume que…
— Chut ! ordonna brusquement Takagishi.
Il se pencha pour couper son com et celui de l’électrotech.
— Entendez-vous ce bruit ?
Pour Richard le brusque silence était presque aussi sinistre que l’arrivée des ténèbres quelques minutes plus tôt.
— Non, murmura-t-il. Mais mon ouïe n’est pas des plus…
— Chut ! lui intima à son tour Francesca. Shig, voulez-vous parler de ces crissements aigus qui s’élèvent dans le lointain ?
— Oui, répondit le Japonais d’une voix basse mais vibrante de surexcitation. Comme si quelque chose frottait sur une surface métallique. Ça semble se déplacer.
Wakefield se concentra. Peut-être entendait-il ce son, peut-être n’était-ce que son imagination.
— Retournons au glisseur, fit-il en se levant.
— Un moment, rétorqua Takagishi. Tout s’est interrompu à l’instant où vous avez parlé.
Il se pencha vers Francesca pour lui murmurer :
— Coupez votre torche. Nous allons rester assis dans le noir sans faire de bruit. Ça recommencera peut-être.
Wakefield s’accroupit à côté de ses compagnons. Sans le projecteur de la caméra la noirceur était absolue et ils n’entendaient plus que les sifflements de leur respiration. Ils attendirent une minute. Rien. Wakefield allait leur demander de partir quand le son s’éleva à nouveau des rues de New York : comme si on traînait des buissons secs sur une plaque de métal, avec en arrière-plan une vibration aiguë… comme si quelqu’un à la voix haut perchée chantait très vite. Ce bruit était surnaturel et son volume s’amplifiait. Des picotements remontèrent sa colonne vertébrale.
— Avez-vous un enregistreur ? murmura Takagishi à Francesca.
Les grincements s’interrompirent. Ils attendirent quinze autres secondes.
— Eh, là-bas ! les appela le Dr Brown sur le canal d’urgence. Allez-vous bien ? Nous attendons votre rapport.
— Oui, David, répondit la journaliste. Nous sommes toujours à New York. Nous venons d’entendre un son étrange dans la ville.
— Le moment est mal choisi pour traînasser. Nous nous retrouvons avec un sérieux problème sur les bras. Nous avons établi tous nos nouveaux projets en croyant que Rama resterait illuminé. Nous devons nous réunir au plus tôt.
— Entendu, répondit Wakefield. Nous repartons. Sauf imprévu, nous serons de retour à la base dans moins d’une heure.
Le Dr Shigeru Takagishi répugnait à quitter New York sans avoir résolu ce mystère, mais il comprenait que les circonstances n’étaient pas propices à une incursion dans la cité. À présent que leur glisseur filait sur les glaces de la mer Cylindrique, le scientifique japonais arborait un semblant de sourire. Il se sentait joyeux. Il savait que ce qu’ils venaient d’entendre était une nouveauté, un son très différent de ceux répertoriés par l’équipe d’exploration de Rama I, et il estimait qu’il s’agissait pour eux d’un excellent début.
Tabori et Wakefield furent les derniers à emprunter le télésiège de l’escalier Alpha.
— Takagishi était vraiment en colère contre Brown, fit remarquer Richard en aidant Janos à s’extirper de son siège.
Ils prirent la rampe en direction de la navette.
— Je ne l’avais encore jamais vu en rogne à ce point, répondit Tabori. Shig n’est pas un débutant et il connaît Rama comme sa poche. Que Brown n’ait pas accordé plus d’importance à votre découverte est l’équivalent d’une insulte, pour Takagishi. Je ne peux lui reprocher de s’être emporté.
Ils s’installèrent dans le wagonnet et s’enfoncèrent dans le tunnel éclairé en laissant derrière eux les ténèbres de la caverne de métal démesurée.
— C’était vraiment étrange, dit Richard. J’en ai eu la chair de poule. J’ignore si c’est vraiment une nouveauté ou si Norton et son équipe ont entendu la même chose il y a soixante-dix ans, mais je n’avais vraiment pas envie de faire le malin, là-haut sur les remparts.
— Même Francesca a eu un accrochage avec Brown, au début. Elle voulait baser son émission de ce soir sur une interview de Shig. Brown l’en a dissuadée, mais je doute qu’il ait réussi à la convaincre que ces étranges bruits sont sans intérêt. Heureusement que l’extinction des feux lui fournissait déjà de quoi faire un bon reportage.
Ils descendirent de la navette et approchèrent du sas.
— Whew, je suis crevé, déclara Janos. Nous venons de vivre deux journées interminables et bien remplies.
— Ouais. Nous devions passer les deux prochaines nuits au camp et nous voici de retour à bord. Je me demande quelles surprises Rama nous réserve encore.
Tabori lui sourit.
— Vous savez ce qu’il y a de plus drôle ?
Il n’attendit pas une réponse pour expliquer :
— Brown se prend pour le chef de cette expédition. Vous avez pu voir sa réaction, quand Takagishi a suggéré d’explorer New York dans le noir. Il croit sans doute que c’est lui qui a décidé d’interrompre cette sortie et de regagner Newton.
Richard le fixa, sans comprendre.
— Mais il se trompe, conclut Janos. C’est Rama qui a voulu notre départ. Et c’est Rama qui nous dictera notre conduite, désormais.