36. TRAJECTOIRE DE COLLISION

La surprise de Francesca avait été aussi grande que celle de Nicole, quand les soleils de Rama s’étaient mis à clignoter. Son impulsion première fut de courir à l’intérieur, sous l’abri offert par le toit de cet étrange hangar. Une fois là, elle se sentit un peu plus en sécurité. Qu’est-ce qui se passe, à présent ? se demanda-t-elle quand les éclairs reflétés par les parois de verre des bâtiments adjacents l’obligèrent à fermer les yeux pour ne pas être éblouie.

Quand elle entendit l’appel à l’aide de l’autre femme, elle se précipita aussitôt vers elle pour lui porter secours mais trébucha sur une des sphères et se meurtrit le genou en tombant. Lorsqu’elle se releva, l’éclairage stroboscopique lui révéla la précarité de la situation de Nicole dont seules les semelles étaient encore visibles. La journaliste resta sur place, pour faire le point. Son esprit s’emballait. Elle gardait un souvenir très net de ces puits, et de leur profondeur. Si elle tombe, elle va se blesser. Peut-être se tuer, pensa-t-elle. Elle se rappela que les parois étaient absolument lisses. Elle ne pourra jamais remonter.

La clarté intermittente donnait à cette scène une apparence surnaturelle. Un éclair révéla Nicole qui se soulevait et tendait les mains vers le rebord du puits. Le suivant permit à Francesca de voir ses chaussures basculer et disparaître. Il n’y eut aucun cri.

Elle fut tentée de se précipiter vers la fosse pour regarder à l’intérieur. Non, s’ordonna-t-elle sans quitter la zone des petites sphères. Je ne dois pas m’approcher. Si elle est encore consciente, elle me verra et je n’aurai ensuite plus le choix.

Elle pensa aux possibilités offertes par la chute de Nicole. Leur brève conversation l’avait convaincue que l’officier des Sciences de la vie était bien décidée à démontrer qu’on avait drogué Borzov. Peut-être même pourrait-elle déterminer avec quel produit et, comme ce dernier n’était pas d’usage courant, remonter jusqu’à elle. C’était improbable, presque irréalisable, mais il ne fallait pas exclure cette possibilité pour autant.

Francesca avait utilisé ses autorisations spéciales pour se procurer le Diméthyldexil au dispensaire d’un hôpital de Copenhague, deux ans plus tôt. On disait à l’époque que de petites doses de cette drogue apportaient une sensation de bien-être aux individus fortement stressés. Un an plus tard, elle avait lu dans une revue médicale suédoise un article où il était précisé que des quantités plus importantes provoquaient des douleurs aiguës pouvant être confondues avec celles d’une appendicite.

Pendant que Francesca s’éloignait d’un pas décidé vers le nord, elle répertoriait les possibilités qui s’offraient à elle et procédait comme à son habitude à un bilan de leurs aspects positifs et négatifs. À présent qu’elle venait d’abandonner l’autre femme, il lui restait à décider si elle devait ou non informer les autres cosmonautes du lieu où elle se trouvait. Si elle déclarait avoir assisté à sa chute, ils lui demanderaient pour quelle raison elle était partie, pourquoi elle n’avait pas réclamé des secours par radio et attendu sur place leur arrivée.

Parce que j’ai cédé à la panique. Les soleils clignotaient et Richard avait insisté pour que nous partions immédiatement. J’ai pensé qu’il serait plus simple de tout lui dire de vive voix. Était-ce convaincant ? Guère. Mais au moins ne risquerait-elle pas de se contredire. J’ai donc cette option d’une vérité partielle, se dit-elle en passant devant l’octaèdre de l’esplanade centrale. Elle prit conscience d’avoir dévié vers l’est, regarda son goniomètre personnel et changea de direction. Les soleils de Rama continuaient de s’éteindre et de se rallumer.

Quelles sont les autres possibilités ? Elle a parlé à Wakefield juste à l’extérieur de ce hangar. Richard sait donc où nous étions. Ils la retrouveront, s’ils partent à sa recherche. Sauf… Elle pensa à nouveau au risque que Nicole pût l’accuser d’avoir administré des stupéfiants au général Borzov. Il en résulterait une enquête, et probablement une inculpation. Dans le meilleur des cas, sa réputation en serait ternie et son avenir sérieusement compromis.

Desjardins éliminée, nul n’apprendrait sans doute jamais que Francesca avait drogué Borzov. Seul David Brown connaissait tous les faits, et il était son complice. En outre, cet homme avait encore plus à perdre qu’elle.

Je dois trouver un moyen de les lancer sur une fausse piste sans que je sois pour autant compromise s’ils la retrouvent malgré tout. Ça ne va pas être facile.

Elle interrompit sa progression vers le nord et passa entre deux gratte-ciel. Alors qu’elle marchait, le sol se mit à trembler. Tout ce qui l’entourait subissait ces secousses. Elle s’agenouilla pour ne pas tomber et entendit la voix de Janos Tabori, à peine audible :

— Tout va bien, ne paniquez pas. Rama semble avoir entamé une nouvelle manœuvre. C’est sans doute ce qu’annonçaient ces clignotements. Au fait… Nicole, Francesca, où êtes-vous ? Hiro et Richard sont sur le point de décoller.

— Je suis près de la mer, à deux minutes de marche. Nicole a voulu vérifier quelque chose et a fait demi-tour.

— Bien reçu. M’entendez-vous, Nicole ? Me recevez-vous, cosmonaute Desjardins ?

Les crépitements des parasites.

— Janos ? intervint Francesca. Les ondes radio se propagent très mal, ici. Elle sait où doit se poser l’appareil. Elle ne tardera guère à nous rejoindre, j’en suis certaine.

Elle attendit un instant pour demander :

— Où sont les autres ? Êtes-vous tous indemnes ?

— Brown et Heilmann sont en communication avec la Terre. Les responsables de l’A.S.I. s’affolent. Ils voulaient déjà nous voir évacuer Rama avant le début de cette manœuvre.

— Nous partons, dit Richard Wakefield. Nous arriverons dans quelques minutes.

C’est fait. Les dés sont jetés, se dit Francesca qui était surprise de se sentir si joyeuse. Elle entreprit aussitôt de peaufiner son histoire. « Nous étions à proximité du grand octaèdre de la place centrale quand Nicole s’est intéressée à un passage que nous n’avions pas remarqué plus tôt. La ruelle était étroite et elle a deviné que nous ne pourrions pas utiliser nos coms. J’étais très lasse – nous avions marché d’un bon pas – et elle m’a conseillé d’aller l’attendre à l’hélicoptère… »


* * *

— Et vous ne l’avez pas revue depuis ? voulut savoir Richard Wakefield.

Francesca secoua la tête. Ils étaient sur la mer gelée. Sous leurs semelles la glace vibrait. Les soleils brillaient à nouveau avec un éclat régulier. Leur clarté s’était stabilisée au début de cette manœuvre qui se poursuivait toujours.

Yamanaka était resté dans le cockpit. Richard baissa les yeux sur sa montre.

— Nous nous sommes posés il y a près de cinq minutes. Il a dû lui arriver quelque chose.

Il regarda de tous côtés.

— Peut-être va-t-elle atteindre un autre point des remparts.

Ils grimpèrent dans l’hélicoptère et Yamanaka décolla. Ils longèrent la berge de l’île et firent à deux reprises le tour du glisseur.

— On va survoler New York, décida Wakefield. Nous la repérerons peut-être.

Mais ils devaient rester au-dessus des plus hautes tours et à cette altitude ils ne pouvaient voir la chaussée des rues de la cité. Ces artères étaient étroites et les ombres trompeuses. Richard crut remarquer un mouvement entre deux immeubles, mais ce n’était qu’une illusion d’optique.

— C’est bon, Nicole. Répondez. Où diable êtes-vous ?

— Wakefield, revenez immédiatement. Nous devons nous réunir de toute urgence.

Richard fut surpris d’entendre la voix du Dr David Brown. C’était Janos qui avait assuré la permanence radio avec eux depuis leur départ de Bêta.

— Qu’est-ce qui est si urgent, patron ? Nous n’avons pas encore retrouvé Nicole. Elle devrait sortir de New York d’une minute à l’autre.

— Je vous fournirai les détails à votre retour. Nous avons des décisions importantes à prendre. Desjardins nous contactera par radio dès qu’elle aura atteint le rivage.

La traversée de la mer gelée fut rapide et Yamanaka posa leur appareil près du camp Bêta. Quand ils descendirent sur le sol, ce dernier vibrait toujours et les quatre autres membres de l’expédition les attendaient.

— Cette manœuvre est interminable, commenta Richard en souriant. J’espère que les Raméens savent ce qu’ils font.

— C’est probable, déclara Brown avec gravité. C’est tout au moins l’opinion générale, sur Terre.

Il regarda sa montre.

— D’après les services de navigation du centre de contrôle de notre mission, il faut s’attendre à ce que la poussée se poursuive dix-neuf minutes, à quelques secondes près.

— Comment peuvent-ils le savoir ? demanda Wakefield. Pendant que nous nous baladions à bord de leur appareil les Raméens auraient-ils envoyé vers notre monde une délégation chargée de communiquer leur plan de vol aux autorités ?

Il n’y eut pas un rire.

— Si leur vaisseau conserve cette accélération et cette assiette pendant ce laps de temps, il se retrouvera sur une trajectoire de collision, expliqua Janos avec un sérieux qui ne lui ressemblait guère.

— De collision avec quoi ? s’enquit Francesca.

Richard Wakefield fit de rapides calculs.

— La Terre ? Tabori hocha la tête.

— Seigneur ! s’exclama la journaliste.

— Tout juste, confirma David Brown. C’est désormais la sécurité de notre planète qui est en jeu. Le Conseil exécutif du C.D.G. est actuellement en session pour étudier toutes les possibilités. Nous avons reçu l’ordre formel d’évacuer Rama dès la fin de cette manœuvre. Nous abandonnerons tout derrière nous, à l’exception du crabe biote et de nos affaires personnelles. Nous sommes…

— Et Takagishi ? Et Desjardins ? demanda Wakefield.

— Nous laisserons le glisseur à New York et un V.L.R. à Bêta. Piloter ces engins est d’une simplicité enfantine. Et nous resterons à l’écoute de leurs radios depuis Newton.

Brown regarda Richard droit dans les yeux.

— S’il se confirme que ce vaisseau se place sur une orbite qui intersecte celle de la Terre, nos vies n’ont plus guère d’importance. C’est le cours de l’Histoire qui en sera bouleversé.

— Les techs de navigation peuvent se tromper. Et même si Rama se place sur une telle trajectoire, rien ne prouve qu’il n’en changera pas un peu plus tard. Il n’est pas à exclure que…

— Vous vous rappelez cette série de brèves poussées, lors de la mort de Borzov ? Le cap de ce vaisseau a été modifié pour qu’une seule manœuvre effectuée à un moment précis le place sur le chemin de la Terre. Les spécialistes s’en sont rendu compte il y a trente-six heures. L’aube raméenne n’était pas levée qu’ils ont averti O’Toole de se préparer à cette éventualité. Ils ne voulaient pas nous en parler pendant que nous étions à la recherche de Takagishi.

— Je comprends mieux leur impatience de nous faire déguerpir d’ici, dit Janos.

— Ce n’est pas tout, ajouta le Dr Brown. Sur Terre, les sentiments qu’inspirent Rama et les Raméens ont fortement changé. La direction de l’A.S.I. et le Conseil exécutif du C.D.G. sont désormais convaincus que ces extraterrestres nous sont hostiles.

Il fit une pause de plusieurs secondes, comme pour prendre le temps de reconsidérer sa propre attitude.

— Je pense qu’ils laissent à leurs émotions le soin de guider leur attitude, mais je n’ai aucun moyen de les faire revenir sur leur décision. Rien de ce que j’ai vu ne démontre que les Raméens sont animés de mauvaises intentions, seulement que les êtres inférieurs que nous sommes les laissent indifférents. Mais le reste de l’humanité est loin d’ici et ne peut percevoir la majesté de ce lieu. Sa réaction face à des scènes aussi horribles que la mort de Wilson est purement viscérale…

— Si ces extraterrestres sont amicaux, à quoi rime cette manœuvre ? l’interrompit Francesca. Ce n’est pas une simple coïncidence. Ils ont décidé, pour une raison que nous ignorons, de mettre le cap sur la Terre. Que l’humanité cède à la panique n’a rien d’étonnant. Nos visiteurs nous informent qu’ils savent…

— Un moment, un moment, intervint Richard. Je trouve que nous sautons un peu trop vite sur des conclusions, alors qu’il suffit d’attendre douze minutes pour savoir s’il faut envisager de presser le bouton de l’alarme générale.

— Entendu, cosmonaute Wakefield, dit Francesca qui venait de se rappeler qu’elle était une journaliste et prenait son caméscope. Mais que devrons-nous penser si Rama se place effectivement sur une trajectoire de collision avec la Terre ?

Richard réfléchit avant de s’adresser à la caméra, avec gravité :

— Peuple de la Terre, même si les Raméens changent de cap pour se rapprocher de notre planète, rien ne prouve qu’ils ont de mauvaises intentions. Rien, je dis bien rien, de ce que nous avons vu ou entendu ici n’indique que l’espèce qui a créé cet appareil nous veuille du mal. La mort du cosmonaute Wilson a été dramatique, mais elle est due à la réaction d’autodéfense d’un groupe de robots et n’entre pas dans un plan d’ensemble destiné à nous exterminer.

« Je considère ce vaisseau magnifique comme un tout, presque organique dans sa complexité. Il est très intelligent et programmé pour sa survie à long terme. Le qualifier d’hostile ou d’amical serait absurde. Sans doute peut-il détecter tout appareil en approche et calculer d’où il vient. S’il se confirme que Rama passera à proximité de la Terre, ce n’est peut-être que pour saluer à sa façon une autre espèce spatiopérégrine qui a pris l’initiative d’établir un contact. Peut-être veut-il simplement apprendre plus de choses sur notre compte.

— C’est magnifique, estima Janos Tabori en souriant. Et philosophique à souhait.

Wakefield s’autorisa un petit rire nerveux.

— Cosmonaute Turgenyev, dit Francesca en braquant sa caméra vers cette femme. Partagez-vous le point de vue de votre collègue ? Juste après la mort du général Borzov, vous avez déclaré qu’une « force supérieure » – et vous vous référiez aux Raméens – pouvait avoir joué un rôle dans son décès. Quels sont à présent vos sentiments ?

La pilote soviétique habituellement taciturne fixa l’objectif pour répondre :

— Da, Wakefield est un ingénieur très brillant mais il a éludé la plupart des questions épineuses. Pourquoi Rama a-t-il effectué sa première manœuvre pendant l’opération du général Borzov ? Pour quelle raison les biotes ont-ils dépecé Wilson ? Où est le Pr Takagishi ?

Irina Turgenyev s’accorda le temps de placer ses émotions sous contrôle avant d’ajouter :

— Et où est passée Nicole Desjardins ? Il est possible que Rama ne soit qu’une machine, mais certaines machines sont dangereuses. Nous avons pu constater que c’est le cas de celle-ci. Si ce vaisseau met le cap sur la Terre, j’ai peur pour ma famille, mes amis, l’ensemble de l’humanité. Il serait impossible de prédire ce qui va se passer, et encore moins de l’empêcher.

Plus tard, Francesca Sabatini sortit installer son matériel vidéo automatique près de l’étendue de glace pour une séquence finale. Elle vérifia l’heure puis déclencha la caméra quinze secondes avant l’instant où les propulseurs du vaisseau interrompraient leur poussée si les prévisions étaient exactes.

— L’image manque de stabilité car le sol tremble dans Rama depuis le début de cette longue manœuvre, il y a de cela quarante-sept minutes, commenta-t-elle. D’après les spécialistes, et si les Raméens veulent se diriger droit vers la Terre, tout devrait prendre fin dans quelques secondes. Il convient cependant de garder à l’esprit que de tels calculs ont été basés sur de simples suppositions des intentions de nos visiteurs…

Elle n’acheva pas sa phrase et prit une inspiration profonde.

— Le sol s’est stabilisé. Le changement de cap est terminé. Rama suit à présent une trajectoire de collision avec la Terre.

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