49. INTERACTION

— Nos réserves tirent à leur fin, commenta Nicole.

Ils emballèrent les restes de pastèque-manne et les rangèrent dans le sac à dos de Richard.

— C’est exact, répondit-il. Mais je sais par quel moyen vous pourrez les reconstituer.

— Moi ? Pourquoi pas nous ?

— Tout d’abord parce que ma présence ne sera pas indispensable. J’étudiais le mode graphique de l’ordinateur raméen, quand cette idée m’est venue, et mon temps est précieux car je pense accéder sous peu au système de commande. Il existe environ deux cents instructions qui ne sont compréhensibles que si elles appartiennent à un autre niveau, une sorte de hiérarchie supérieure.

Il avait mis le repas à profit pour lui expliquer qu’il savait à présent utiliser l’ordinateur raméen comme un appareil d’origine terrestre. Il pouvait stocker et récupérer des données, procéder à des calculs, tracer des graphiques et même créer des programmes.

— Mais je n’utilise pour l’instant qu’une infime partie de son potentiel, avait-il précisé. Je dois percer ses autres secrets, et le temps presse.

Son projet était presque trop simple. À la fin de la longue nuit raméenne, pendant laquelle il n’avait pas dû se reposer plus de trois heures, Nicole s’éloigna vers l’esplanade centrale pour mettre son plan à exécution. En fonction de son analyse des matrices progressives, Richard lui avait indiqué trois emplacements possibles pour la commande d’ouverture du nid des aviens. Il était à tel point certain de ses conclusions qu’il avait refusé de discuter de ce qu’elle devrait faire en cas d’échec. Ses convictions étaient fondées. Nicole découvrit sans peine la plaque, ouvrit la trappe et se pencha dans le puits vertical pour pousser un cri qui ne suscita aucune réponse.

Elle balaya les ténèbres avec le faisceau de sa torche. Le char-sentinelle était à son poste et effectuait des allées et venues devant le tunnel horizontal menant à la salle de la citerne. Elle cria à nouveau. Elle ne tenait pas à descendre, même sur la première corniche, bien que Richard lui eût affirmé qu’il irait la rejoindre si elle tardait trop. Elle avait peur de se retrouver enfermée.

N’entendait-elle pas jacasser dans le lointain ? Elle le pensait. Elle prit une des pièces de monnaie trouvées dans la salle Blanche et la lâcha dans le conduit vertical. Le disque de métal heurta une des avancées du second niveau. Cette fois, les cris furent assourdissants. Une créature ailée grimpa dans le faisceau de la lampe et passa au-dessus du gardien mécanique. Un instant plus tard la trappe se refermait et Nicole dut s’écarter.

Elle avait discuté de ce problème avec Richard et elle attendit quelques minutes avant de presser une deuxième fois la touche d’ouverture. Lorsqu’elle appela les créatures ailées, leur réaction fut immédiate. Son ami, le noir velouté, ne s’arrêta qu’à cinq mètres du sol pour lui adresser un chapelet de piaillements coléreux. Elle comprit qu’il la sommait de partir, mais elle prit son ordinateur et lança le programme chargé dans sa mémoire. La représentation graphique de deux pastèques-mannes apparut sur l’écran. Alors que l’avien regardait cette image, les fruits se colorèrent puis une incision révéla la texture et la teinte des couches intérieures de l’un d’eux.

L’être de velours noir s’était rapproché pour mieux voir. Il se tourna et cria dans les ténèbres. Quelques secondes plus tard un de ses congénères, sans doute son compagnon, vint se poser sur la corniche située juste au-dessous du sol. Nicole recommença sa démonstration.

Les deux créatures crièrent puis plongèrent dans le puits.

Les minutes s’égrenaient et Nicole entendait jacasser dans les profondeurs. Finalement, ses amis revinrent et chacun d’eux tenait une petite pastèque-manne dans ses serres. Ils se posèrent sur la place, à proximité de l’ouverture. Nicole s’avança, mais les aviens ne lâchaient pas ce qu’ils avaient apporté. Ce qui suivit fut (supposa-t-elle) un interminable sermon. Les deux créatures s’adressaient à elle à tour de rôle ou à l’unisson, en la fixant et en donnant des coups de bec aux fruits. Un quart d’heure plus tard, sans doute convaincus qu’elle avait assimilé la teneur de leur message, ils s’envolèrent, firent le tour de l’esplanade puis plongèrent dans leur antre.

Ils voulaient me faire comprendre que ce sont des denrées rares, se dit-elle en revenant vers la place du secteur est. Les fruits étaient très lourds. Elle les mit dans leurs sacs à dos qu’elle avait vidés de leur contenu avant son départ de la salle Blanche. Ou encore que je ne dois pas revenir les importuner. Dans un cas comme dans l’autre, il faut tirer un trait sur cette source d’approvisionnement.

Elle pensait que Richard serait ravi. Il l’était, mais pour une autre raison. Il arborait un large sourire et dissimulait sa main droite derrière son dos.

— Attendez de voir ce que j’ai à vous montrer, dit-il pendant qu’elle déchargeait son butin.

Il ramena le bras devant lui et ouvrit sa paume. Elle contenait une boule noire d’environ dix centimètres de diamètre.


* * *

— Je n’ai pas compris tous les principes et j’ignore combien de fonctions sont accessibles, mais j’ai découvert une vérité première, déclara-t-il. Il suffit de spécifier ce que l’on désire pour être servi.

— Qu’entendez-vous par là ? s’enquit Nicole.

Elle se demandait toujours pourquoi il était si joyeux.

— Ils ont fabriqué cette boule à mon intention, dit-il en lui présentant à nouveau l’objet. Vous ne comprenez pas ? Il y a quelque part une usine où ils peuvent produire n’importe quoi.

— Les « ils » en question seraient donc capables de nous approvisionner en nourriture ?

Irritée que Richard ne l’eût ni félicitée ni remerciée pour les pastèques-mannes, elle ajouta :

— Il est improbable que les aviens acceptent encore de nous en fournir.

— Ce n’est plus un problème. Dès que nous connaîtrons mieux les modalités du processus, nous pourrons commander un steak-frites ou tout autre plat… à condition de préciser ce que nous voulons en termes scientifiques dépouillés de toute ambiguïté.

Nicole le dévisagea. Avec ses cheveux en bataille et sa barbe naissante, ses poches sous les yeux et son large sourire, il lui fit un court instant penser à un évadé d’un asile d’aliénés.

— Ne pourriez-vous pas aller un peu moins vite ? Si vous avez trouvé le Saint-Graal, j’aimerais en être informée.

— Regardez l’écran, lui dit-il.

Il utilisa le clavier pour tracer un cercle, qu’il transforma en carré. Moins d’une minute plus tard l’image tridimensionnelle d’un cube apparaissait. Le stade graphique terminé, il pressa les huit touches de fonction d’une certaine manière puis enfonça celle désignée par un petit rectangle. Des séries d’étranges symboles défilèrent sur l’écran mural.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Il n’est pas nécessaire de comprendre les détails. Il suffit à présent de spécifier les dimensions.

Il saisit une suite de données sur le clavier alphanumérique puis se tourna vers Nicole.

— Sauf erreur, on nous livrera un cube fait du même matériau que la boule dans une dizaine de minutes.

Ils mangèrent une part d’une des nouvelles pastèques-mannes pendant l’attente. Elle avait le même goût que les précédentes. Un steak-frites serait un vrai régal, pensait-elle lorsque le mur du fond se souleva de cinquante centimètres et qu’un dé noir apparut au-dessous. Elle s’en approcha aussitôt et Richard lui cria :

— Non, ne le touchez pas encore. Regardez !

Il braqua sa lampe vers les ténèbres, au-delà de l’objet.

— D’immenses tunnels s’ouvrent derrière ces parois. Ils doivent conduire à des usines si perfectionnées que nous ne pourrions sans doute pas en reconnaître la nature. Imaginez un peu ! Ils font n’importe quoi à la demande.

Elle commençait à comprendre pourquoi il était exalté à ce point.

— Il nous est désormais possible de contrôler notre destinée… dans une certaine mesure, ajouta-t-il. Si je réussis à déchiffrer toutes les instructions nous pourrons commander de quoi manger et, pourquoi pas, fabriquer un bateau.

— Sans moteur trop bruyant, j’espère ?

— Sans moteur du tout.

Richard termina son repas puis se pencha une fois de plus vers le clavier.


* * *

Nicole s’inquiétait. Richard n’avait fait qu’une seule trouvaille en une journée raméenne. Après trente-huit heures de travail (il ne s’était accordé que sept heures de sommeil au cours de cette période), il n’avait obtenu qu’un nouveau matériau. Ils disposaient désormais de petits solides noirs « légers » semblables à la balle du début dont la densité approchait celle du balsa, et de petits solides « lourds » qui rappelaient le chêne ou le pin. Il s’épuisait. Il ne pouvait, ou ne voulait pas, se faire aider par Nicole.

Et si sa première découverte n’était due qu’au hasard ? s’inquiéta-t-elle en gravissant les marches pour effectuer sa promenade matinale. Ou si cette usine était spécialisée dans les cubes et les sphères de deux variétés différentes ? Perdre ainsi du temps l’angoissait. Rama entrerait en collision avec la Terre dans seize jours et rien ne leur permettait d’espérer qu’ils seraient entre-temps secourus. La peur qu’ils aient été abandonnés à leur sort se tapissait toujours au fond de son esprit.

Le soir précédent, elle avait voulu échafauder des projets mais il était trop las. Il n’avait pas réagi, lorsqu’elle lui avait fait part de ses inquiétudes. Plus tard, quand elle avait clairement défini les options qui s’offraient à eux et demandé son avis, elle s’était rendu compte qu’il venait de s’assoupir. Elle l’avait imité et à son éveil, après une brève sieste, Richard travaillait à nouveau et refusait de perdre du temps pour manger ou discuter. En sortant de la salle Blanche afin d’aller effectuer sa marche matinale, elle avait trébuché sur une multitude d’objets noirs divers qui jonchaient le sol.

Elle souffrait de la solitude. Les cinquante dernières heures s’étaient écoulées très lentement. Ils n’avaient échangé presque aucune parole. La lecture constituait son seul moyen d’évasion. Cinq livres étaient stockés dans son ordinateur. En plus d’une encyclopédie médicale il y avait quatre ouvrages de pure fiction. Je parie que la totalité de la mémoire libre de celui de Richard est occupée par des œuvres de Shakespeare, pensa-t-elle en s’asseyant sur les remparts de New York. Elle embrassa du regard la mer Cylindrique. Dans le lointain, à peine visible avec ses jumelles en raison de la brume et des nuages, elle discernait la cuvette nord, leur point d’entrée dans Rama.

Elle avait à sa disposition deux romans de son père. Son préféré relatait la vie d’Aliénor d’Aquitaine : son adolescence à la cour ducale de Poitiers, son union avec Louis VII, la croisade en Terre sainte et sa demande d’annulation de mariage déposée auprès du pape Eugène. Le point culminant du récit était la séparation d’Aliénor et de Louis VII et son remariage avec le jeune et séduisant Henri Plantagenêt.

L’autre roman de Pierre Desjardins était son chef-d’œuvre : Moi, Richard Cœur de Lion, à la fois journal intime et monologue intérieur, qui se déroulait pendant deux semaines d’hiver à la fin du XIIe siècle. Richard et ses soldats, embarqués pour une nouvelle croisade, avaient leurs quartiers près de Messine, sous la protection du roi normand de Sicile. En ce lieu, le célèbre fils guerrier homosexuel d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri Plantagenêt s’abandonnait à l’introspection et se remémorait les événements personnels et historiques qui avaient le plus marqué son existence.

Nicole se rappelait une longue discussion avec sa fille, l’été précédent. Geneviève avait lu cet ouvrage et, fascinée par cette histoire, elle l’avait surprise en lui posant des questions très pertinentes. Nicole s’interrogea sur ce qu’elle devait faire à Beauvois à cet instant. Ils t’ont certainement informée de ma disparition, supposa-t-elle. Quels termes emploient les militaires, déjà ? Portée disparue en mission ?

Elle s’imagina sa fille revenant de l’école à vélo. « Du nouveau ? » demanderait-elle à son grand-père en franchissant le portail de la villa. Et Pierre se contenterait de secouer la tête, tristement.

Il y a deux semaines que personne ne m’a vue. Entretiens-tu encore un espoir, ma chérie ? Saisie par un pressant besoin de parler à sa fille, elle refusa d’admettre que des millions de kilomètres les séparaient et qu’elle n’avait aucun moyen de communiquer avec elle. Coupée de la réalité, elle se leva pour regagner la salle Blanche où elle pensait trouver un téléphone qui lui permettrait de la joindre.

Quelques secondes plus tard, lorsqu’elle recouvra sa santé mentale, elle fut sidérée par la facilité avec laquelle son esprit avait cessé d’être rationnel. Elle secoua la tête et s’assit sur la muraille qui surplombait la mer Cylindrique, où elle resta près de deux heures pour laisser ses pensées vagabonder à leur guise d’un sujet à l’autre. Ce fut seulement quand elle s’apprêta à retourner auprès de Richard Wakefield qu’elle pensa à cet homme. J’ai essayé, mon ami. Je vous ai confié plus de choses qu’à quiconque depuis que j’ai connu Henry. Mais c’est bien ma chance que de me retrouver échouée dans ce monde avec pour seule compagnie quelqu’un d’encore plus méfiant que moi.

Ce fut en éprouvant une tristesse indéfinissable qu’elle redescendit les marches jusqu’au deuxième niveau et prit à droite dans le tunnel horizontal. Son abattement se changea en surprise à son entrée dans la salle. Richard était assis sur une petite chaise noire, et il se leva d’un bond dès qu’il la vit pour venir la prendre dans ses bras. Il s’était rasé, peigné, et avait même curé ses ongles. Sur une table également noire installée au milieu de la pièce elle voyait une pastèque-manne découpée avec soin. Les deux tranches étaient posées dans des assiettes faites du même matériau que le reste.

Il tira un siège qu’il lui désigna, puis il contourna la table, se rassit et se pencha pour prendre ses mains entre les siennes.

— Je vous supplie de me pardonner de m’être conduit en véritable malotru. Mon comportement a fortement laissé à désirer, ces derniers jours.

« Pendant que je vous attendais, il m’est venu à l’esprit des milliers de choses que je souhaitais vous dire, ajouta-t-il avec embarras. Mais j’ai presque tout oublié depuis. Je me souviens seulement que je voulais vous expliquer pourquoi le prince Hal et Falstaff avaient tant d’importance à mes yeux. Ils étaient mes plus proches amis… et il ne m’a pas été facile de me résigner à leur disparition. J’en ressens toujours du chagrin…

Il but une gorgée d’eau puis ajouta :

— Mais je suis surtout désolé de ne pas vous avoir dit combien je vous trouve formidable. Vous êtes intelligente, séduisante, pleine d’esprit et de bon sens… tout ce que j’ai jamais rêvé découvrir chez une femme. Malgré notre situation, je n’osais pas exprimer mes sentiments… Sans doute par crainte de me faire remettre à ma place.

Des larmes apparaissaient dans ses yeux et il tremblait. Consciente de l’effort qu’il devait faire pour tenir de tels propos, Nicole caressa sa joue et lui déclara :

— Je vous trouve très différent des autres hommes, vous aussi.

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